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L’ART DE RÉDUIRE LES TÊTES,
par Dany-Robert Dufour

L’ART DE RÉDUIRE LES TÊTES, par Dany-Robert Dufour

Éditions Denoël

Après l’enfer du nazisme et la terreur du communisme, il est possible qu’une nouvelle catastrophe se profile à l’horizon. Cette fois, c’est le néo-libéralisme qui veut fabriquer à son tour un « homme nouveau ». Tous les changements en cours, aussi bien dans l’économie marchande que dans l’économie politique, l’économie symbolique ou l’économie psychique, en témoignent. Le sujet critique de Kant et le sujet névrotique de Freud nous avaient fourni à eux deux la matrice du sujet de la modernité. La mort de ce sujet est déjà programmée par la grande mutation du capitalisme contemporain. Déchu de sa faculté de jugement, poussé à jouir sans entrave, cessant de se référer à toute valeur absolue ou transcendantale, le nouvel « homme nouveau » est en train d’apparaître au fur et à mesure que l’on entre dans l’ère du « capitalisme total » sur la planète. C’est cette véritable mutation anthropologique, et les conséquences pour le moins problématiques sur la vie des hommes qu’elle implique, autrement dit ce que l’auteur appelle « l’art de réduire les têtes », qu’analyse cet ouvrage.

L’ART DE RÉDUIRE LES TÊTES.

Sur la nouvelle servitude de l’homme libéré à l’ère du capitalisme total [2003], 256 pages, 140 x 225 mm. Collection Médiations, Denoël.

Origine : http://www.humanite.presse.fr/journal/2003-11-25/2003-11-25-383172 »

Essai : Le sujet est à vendre Dany-Robert Dufour

Le philosophe Dany-Robert Dufour analyse la dissolution des capacités subjectives sous l’effet de la consommation capitaliste.

L’Art de réduire les têtes. Sur la nouvelle servitude de l’homme libéré à l’ère du capitalisme total, de Dany-Robert Dufour. Éditions Denoël, 254 p., 20 euros.

Le capitalisme paraît triompher un peu partout dans le monde sans susciter pour l’instant d’alternative crédible : pourquoi un pareil triomphe et comment s’effectue-t-il ? Le livre de Dany-Robert Dufour, brillant et décapant, d’un philosophe nourri de psychanalyse, entend l’expliquer à travers une histoire de la subjectivité. Partant du postulat exact qu’elle est enracinée dans l’histoire, il distingue deux figures du « sujet « liées à la modernité et qui ont été au cour de ses progrès les plus décisifs : le sujet kantien, porteur d’une loi morale qui lui permettait de critiquer le monde dans tous ses états et le sujet freudien, soumis lui aussi à une instance morale, le surmoi, qui avait au moins le mérite de lui permettre la construction de son identité. Ces deux figures dépassent les formes antérieures qui se fondaient sur la référence à une transcendance interpellant l’homme de l’extérieur, comme Dieu, mais elles en maintiennent ce qui paraît à l’auteur constituer la condition de toute subjectivation : la relation à un Autre, au moins symbolique, forme de soumission originaire, si l’on veut, mais qui est, chez un être naissant immature comme l’homme, le principe de son autonomie ultérieure.

Or ces figures volent en éclats avec la domination post-moderne du marché capitaliste : non seulement le sujet humain ne peut plus s’appuyer sur les entités d’autrefois pour se garantir une identité stable - le roi, la nation ; la " race ", etc. -, mais tout principe de valeur objectif, assurant l’existence d’un ordre symbolique sans lequel il n’y a pas d’humanité véritable, se dissout dans le flux programmé des marchandises, flux sans fin comme sans fond ou sens. Dans ce processus où l’on est tout près du nihilisme, c’est l’existence même d’un « sujet « humain qui est menacée : sollicité en permanence par la consommation mercantile dont le capitalisme produit le besoin, envahi dans sa vie la plus intime - loisirs, rêves, sexualité - par elle, ledit sujet tend à n’être plus qu’un élément d’un réseau parfaitement fonctionnel à la production du profit, sans recul critique vis-à-vis d’elle. Le marché ne saurait donc relayer les anciennes formes de symbolisation pour fonder un nouveau sujet et donner un sens à la vie ; il ne produit que ce que Dufour appelle une « désymbolisation « généralisée et annonce la mort de la capacité subjective. Celle-ci engendre non seulement de nouvelles attitudes psychiques comme le narcissisme, le désir de toute puissance, la difficulté à s’atteler à un projet de vie, etc. mais des pathologies inédites, la névrose cédant la place à la psychose ou à la schizophrénie comme Deleuze et Guattari l’avaient prévu, dans l’Anti-Oedipe, mais sans voir qu’il fallait regretter ce phénomène au lieu de lui prêter une valeur révolutionnaire ! Mais elle suscite aussi de multiples compensations dans des identités imaginaires où le moi, en réalité, se dissout et que l’ouvrage indique avec finesse : le clan, la bande, la secte, la drogue, la communauté, sans compter le retour pur et simple au fondamentalisme religieux le plus violent.

Il faut bien voir qu’il n’y a dans tout cela, contrairement à ce que peuvent dire certains thuriféraires pressés de la post-modernité, aucun processus de libération mais, tout au contraire, une aliénation généralisée dont l’univers marchand tire constamment bénéfice : celui-ci produit les « sujets « dont il a besoin pour vendre ses objets et ces sujets sont en réalité des non-sujets, dans le cadre de ce qui est une nouvelle « servitude volontaire « , en tout cas une situation où l’être humain veut le malheur qui lui est imposé, sans savoir que le désir qu’il en a lui est lui-même imposé ; et c’est dans ce déficit de normativité critique que « s’engouffre le marché « . Dufour montre bien que le refus de la différence entre les générations et de la fonction éducative, qui suppose cette différence, comme celui de la différenciation sexuelle contribuent à cette aliénation en proposant une indifférenciation globale des rôles, dont savent parfaitement tirer parti ceux qui dominent. C’est donc sur l’appel à une « re-symbolisation « que se termine l’ouvrage : résister aux effets dévastateurs du marché suppose que, intellectuellement et pratiquement, on redonne toute sa place au « sujet « avec ses valeurs et ses points de repères constitutifs comme l’idée de Loi ou d’Interdit. C’est là le seul point d’appui possible pour la critique d’un système dont le déploiement définitif suppose précisément que ce « sujet critique « ait disparu. Ce qui en dit long, soit dit pour finir, sur l’intérêt des théories qui ont fait de l’extinction des valeurs et de la mort du sujet non seulement une réalité qu’il fallait comprendre, ce qui est juste, mais un thème qu’il fallait assumer, ce qui l’est pas : elles ne faisaient qu’enregistrer la réalité d’une logique marchande qui tend à se débarrasser de la subjectivité critique alors qu’il faudrait tout faire pour la sauver.

Yvon Quiniou
Philosophe

Origine : http://www.humanite.presse.fr/journal/2003-11-25/2003-11-25-383172

http://www.humanite.presse.fr/journal/2003-11-25/index6759.html.


Origine : http://www.letemps.ch/livres/Critique.asp?Objet=2380

Les méfaits du néolibéralisme

Pour le philosophe Dany-Robert Dufour, la marchandisation du monde a pour conséquence que l’individu prétend se définir en dehors de toute référence à une instance transcendante

Titre: L’Art de réduire les têtes Auteur: Dany-Robert Dufour Editeur: Denoël

Autres informations: Sur la nouvelle servitude de l’homme libéré à l’ère du capitalisme total, 254 p.

Il était une fois le sujet philosophique, et en particulier la forme la plus lumineusement moderne de celui-ci, le sujet critique inventé par Kant à la fin du XVIIIe siècle: un sujet (théoriquement) capable d’organiser ses expériences au moyen de son entendement et d’agir selon une morale universelle, les deux choses étant rendues possibles par le principe unificateur de la raison.

Il était une fois aussi, depuis un peu moins longtemps, c’est-à-dire depuis Freud, le sujet psychique correspondant à ce sujet philosophique critique: un sujet voué à l’élaboration permanente de la contradiction entre les pulsions de l’inconscient et la censure de la conscience, entre le désir et la loi (du père, de la société etc.). Ces deux sujets avaient en commun de s’en référer à un tiers symbolique (la raison, la loi) qui médiatisait leur relation au monde et à eux-mêmes, et qui leur offrait la résistance nécessaire à tout travail d’émancipation.

Or, d’après Dany-Robert Dufour, le sujet moderne de type kanto-freudien est désormais entré en agonie. A notre époque postmoderne, l’individu prétend se définir lui-même en dehors de toute référence à une instance transcendante, ce qui le prive à la fois d’idéal et de frontière à transgresser; la tendance est à la «désymbolisation» du monde, un monde désormais placé à l’enseigne du «capitalisme total». C’est en effet l’hégémonie du paradigme marchand qui est responsable de cette tragédie anthropologique, la «réduction des têtes» autrefois pensantes mentionnée dans le titre de l’ouvrage.

Le livre de Dany-Robert Dufour a deux défauts quelque peu agaçants, un franco-centrisme invétéré et un ton prophético-catastrophiste (très Monde diplomatique) qui affaiblit plus qu’il ne sert la dénonciation au demeurant très pertinente des méfaits philosophiques de la doxa néolibérale et postmoderne, basée sur la circulation anomique non seulement des biens mais aussi des idées et des valeurs. Cela étant dit, son principal mérite tient peut-être au fait qu’il nous incite à réfléchir sur la flagrante inadéquation entre la réalité contemporaine et une cartographie intellectuelle basée sur les oppositions traditionnelles entre la droite et la gauche, le conservatisme et le progressisme.

En effet, sur des questions telles que le rapport à l’autorité, le déterminisme biologique ou les relations entre générations et entre sexes, l’auteur prend des positions qui, superficiellement, pourraient être considérées comme conservatrices et «de droite»; alors même que ces positions découlent directement d’un engagement «de gauche» contre la globalisation capitaliste.

Au centre de l’ouvrage se situe l’interrogation, plus que jamais lancinante à notre époque, sur la signification de la notion de «liberté». La liberté, dit en gros Dany-Robert Dufour, est un idéal progressiste quand elle s’oppose à l’oppression et à l’injustice. Elle est en revanche à l’origine de nouvelles servitudes quand elle équivaut à la liquidation de toutes les structures qui nous permettent de nous tenir debout et de grandir.

Origine : http://www.letemps.ch/livres/Critique.asp?Objet=2380



Origine : http://www.valeursactuelles.com/culture/livres/visu_livres.php?typ=&num=3523&choix=0&position=3&nb=6&affiche=&idaf=

Valeurs Actuelles n° 3523 paru le 4 Juin 2004 Le Guide Livres

L’Art de réduire les têtes de Dany-Robert Dufour

Loin d’être une diatribe antilibérale de plus sur le thème “un autre monde est possible”, cet essai philosophique se penche avec lucidité sur les effets moraux et intellectuels du néolibéralisme. La vulgate altermondialiste à courte vue est bien loin.

Observant les errances mentales et l’absence de références du sujet postmoderne, l’auteur attribue son vide à l’absolutisme immanentiste de la marchandise. En atrophiant racines et identités, en promouvant l’individualisme et le relativisme au nom d’une liberté dévoyée, en ridiculisant les notions d’autorité, le néolibéralisme vide le monde de toute substance et de toute référence transcendante.

Face à cette religion du vide, la société choisit la fuite en avant, en détruisant les dernières barrières qui lui font obstacle : la culture, l’éducation, les héritages historiques et symboliques. Les passages sur l’éducation, « transformée par trente ans de réformes dites démocratiques mais allant toujours dans le même sens, celui de l’affaiblissement de la fonction critique », prennent tout leur poids de la part d’un professeur en sciences de l’éducation à Paris-VIII.

Les remarques sereines sur la vacuité d’un monde repu et désespéré font mouche, et l’auteur circule avec lucidité dans le jardin mal entretenu des prophètes du postmodernisme. Un essai exigeant et rigoureux.

Laurent Dandrieu

Denoël, 252 pages, 20

Origine http://www.eg-psychiatrie.com/article.php3?id_article=271

Le Monde Diplomatique -Octobre 2003 -

(Dans la continuité du rapport sur l’homme et la folie…, c’est le secrétariat qui ajoute cette phrase.)

« Servitude de l’homme libéré » par Dany-Robert Dufour, philosophe et professeur à l’université Paris VIII qui vient de publier chez Denoël « L’art de réduire les têtes ».

Rejetant dans le flou Kant, Freud et Marx, la forme moderne du capitalisme induit un remodelage en profondeur des esprits. Sous des airs avenants et démocratiques, et dès lors qu’il s’agit de vendre ou d’acheter, toute considération morale, traditionnelle ou transcendantale tend à s’effacer. Comme les idéologies qui l’ont précédé au XXème siècle, le néolibéralisme veut créer un « homme nouveau ».

Le capitalisme, qui produit beaucoup et dévore beaucoup, est « anthropophage » : il « mange » aussi de l’homme. Mais que consomme t-il au juste ? Les corps ? Ils sont utilisés depuis longtemps et la notion déjà ancienne de « corps productifs » en témoigne (1). La grande nouveauté, c’est aujourd’hui la réduction des esprits. Comme si le plein de la raison instrumentale (la technique), inhérent au capitalisme, se soldait par un déficit de la raison pure (la faculté de juger a priori de ce qui est vrai ou faux, voire bien ou mal). C’est précisément ce trait qui me semble caractériser le tournant dit « postmoderne » : le moment où le capitalisme, après avoir tout soumis, s’est voué à la « réduction des têtes ». (…) L’hypothèse est en somme simple mais radicale : nous assistons à la destruction du double sujet issu de la modernité, le sujet critique (kantien) et le sujet névrotique (freudien) --- à quoi il faut ajouter le sujet marxien --- et nous voyons se mettre en place un nouveau sujet, un sujet « postmoderne », à définir.

(…) Les hommes sont aujourd’hui priés de se débarrasser de toutes ces surcharges symboliques qui garantissaient leurs échanges. La valeur symbolique est ainsi démantelée au profit de la simple et neutre valeur monétaire de la marchandise de sorte que plus rien d’autre, aucune autre considération (morale, traditionnelle, transcendante…), ne puisse faire entrave à sa libre circulation. Il en résulte une désymbolisation du monde.

(…) En ces temps néolibéraux, le sujet kantien va donc mal. Mais ce n’est pas tout, l’autre sujet de la modernité, le sujet freudien, n’est pas mieux loti. La névrose avec ses fixations compulsives et ses tendances à la répétition n’est pas le meilleur gage de la flexibilité nécessaire aux branchements multiples dans les flux marchands. La figure du schizophrène mise au jour par Deleuze dans les années 1970, avec les polarités multiples et inversibles de ses machines désirantes, est à cet égard autrement plus performante (6). (…) Tout se passe aujourd’hui comme si le nouveau capitalisme avait entendu la leçon deleuzienne. Il faut en effet que les flux circulent, et ils circuleront d’autant mieux que le vieux sujet freudien, avec ses névroses et ses ratages dans les identifications qui ne cessent de se cristalliser dans des formes antiproductives, sera remplacé par un être ouvert à tous les branchements. Je fais en somme l’hypothèse que ce nouvel état du capitalisme est le meilleur producteur du sujet « schizoïde », celui de la postmodernité.

(…) Nous entrons dans un temps nouveau : celui du capitalisme total qui ne s’intéresse plus seulement aux biens et à leur capitalisation, ne se contente plus d’un contrôle social des corps, mais vise sous couvert de liberté, à un remodelage en profondeur des esprits. Tout doit rentrer dans l’ordre de la marchandise, toutes les régions et toutes les activités du monde, y compris les mécanismes de subjectivation. C’est pourquoi,…

Extraits de Servitude de l’homme libéré, Dany-Robert Dufour, Le Monde diplomatique, octobre 2003.




1 - La notion de « corps productif », en tant que corps biologique intégré dans le processus de production, est déjà présente chez Marx dans Le Capital in Œuvres complètes, Gallimard, Paris, 1965.

(6) Gilles Deleuze et Félix Guattari, L’anti-Œdipe, capitalisme et schizophrénie, Minuit, Paris, 1972.

http://www.eg-psychiatrie.com/article.php3?id_article=271