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Origine : http://www.monde-diplomatique.fr/2001/11/DUFOUR/15871
Dans Le Monde diplomatique Novembre 2001 http://www.monde-diplomatique.fr/2001/11/
La réflexion constitue-t-elle une entrave à la consommation qui
exige des individus sans repères ? Déjà la télévision généralise
dès l’enfance la confusion entre le réel et l’imaginaire, le moi
et l’autre, la présence et l’absence. Est-ce désormais à l’école
qu’il reviendrait d’achever le travail en imposant partout la forme
du talk-show télévisé, de l’« inter-réaction » préférée
à la réflexion et à l’instruction ? Certains éducateurs semblent
en tout cas estimer que les préférences des élèves-consommateurs
se valent pour peu qu’ils célèbrent chacun à sa manière le culte
de la marchandise.
Le néolibéralisme ne vise pas seulement la destruction des instances
collectives construites de longue date (famille, syndicats, partis,
et plus généralement culture), mais aussi celle de la forme individu-sujet
apparue au cours de la longue période moderne (1). La fabrique du
nouveau sujet « post-moderne », non critique et « psychotisant »
résulte d’une entreprise redoutablement efficace au centre de laquelle
on trouve deux institutions majeures vouées à la fabrique de ce
nouveau sujet : la télévision et une nouvelle école considérablement
transformée par trente ans de réformes dites « démocratiques »
qui ont toujours été dans le sens de l’affaiblissement de la fonction
critique.
Le laminage des enfants par la télévision commence très tôt. Ceux
qui arrivent aujourd’hui à l’école sont souvent gavés de petit écran
dès leur plus jeune âge. Fait anthropologique nouveau, ils se retrouvent
souvent devant l’écran avant de parler. La consommation d’images
atteint jusqu’à cinq heures par jour aux Etats-Unis.
L’inondation de l’espace familial par ce robinet constamment ouvert,
d’où coule un flux ininterrompu d’images, n’est pas sans effets
considérables sur la formation du futur sujet. On s’en est pris
au contenu même des images, en dénonçant par exemple leur
violence, sans s’apercevoir que c’est aussi le médium lui-même qui
pouvait être dangereux, quoi qu’il diffuse. D’ailleurs,
les contes d’enfants racontés par les grand-mères d’autrefois contenaient
nombre d’histoires d’ogres dévoreurs d’enfants qui n’avaient rien
à envier aux images gore diffusées actuellement.
Les « enfants de la télé »
Mais il ne faut pas compter pour rien la différence entre l’univers
nettement imaginaire de l’ogre dans le conte, obligeant
l’enfant à penser cet univers comme autre monde (celui de la fiction), et l’univers très réaliste des feuilletons avec violences, viols et meurtres, sans
distance avec le monde réel. Certes, la télévision, par la place
prépondérante prise par une publicité omniprésente et agressive,
constitue un véritable dressage précoce à la consommation. Mais
il n’empêche : la question n’est pas seulement dans le contenu
des images, elle est aussi dans la forme même.
Tout d’abord, avec la télévision, c’est la famille, comme lieu
de transmission générationnelle et culturelle, qui se trouve réduite
à la portion congrue. L’expression « les enfants de la télé »,
prise au pied de la lettre, avère le fait que la télé a effectivement
ravi la place éducatrice des parents auprès des enfants. Ce temps
en moins pour la transmission générationnelle produit des effets
très précis pouvant aller jusqu’à l’effondrement de l’univers symbolique
et psychique.
L’univers symbolique réfère à la capacité essentielle qui distingue
l’homme des animaux : celle de pouvoir parler en se désignant
soi-même comme sujet parlant et en s’adressant à ses congénères
à partir de ce point en leur envoyant des signes supposés représenter
quelque chose. Pour accéder à la fonction symbolique, il suffit
de faire sien et d’intégrer un système où « je » (présent)
parle à « tu » (co-présent) à propos de « il »
(l’absent, c’est-à-dire n’importe qui ou n’importe quoi qu’il s’agit
de re-présenter) (2). Ces repères symboliques fondamentaux permettent
les distinctions fondamentales du moi et de l’autre, de l’ici et
du là, de l’avant et de l’après, de la présence et de l’absence.
Garantissant ainsi l’accès à la fonction symbolique et à certaine
intégrité psychique, ce système se transmet essentiellement par
le truchement du discours : les parents s’adressent à l’enfant.
Parler, c’est transmettre des récits, des croyances, des noms propres,
des généalogies, des rites, des obligations, des savoirs, des rapports
sociaux..., mais avant tout la parole elle-même. C’est faire passer
d’une génération à l’autre l’aptitude humaine à parler, de sorte
que celui à qui l’on s’adresse puisse à son tour s’identifier dans
le temps (maintenant), dans l’espace (ici), comme soi (je), et à
partir de ces repères convoquer dans son discours le reste du monde.
Ce discours oral de face-à-face institue la faculté de parler dans
un double registre : le discours est sonore ou gestuel et il
charrie des images mentales - quand l’autre me parle, je vois
ce qu’il veut me dire. C’est cette transmission générationnelle
du discours que la télévision peut mettre en péril.
Dans le cas où les repères symboliques de temps, d’espace et de
personne ne sont pas bien fixés, l’image externe devient une sorte
de branchement plus ou moins abouté aux images internes - ou fantasmes
- qui hantent l’appareil psychique et dont la clef est dérobée à
celui-là même qui en est le porteur. Les images peuvent donc assaillir
celui qui les perçoit, sans se fixer ni s’enchaîner dans un processus
cumulatif maîtrisable, plaçant le sujet sous leur dépendance.
Dans ce cas, l’usage de la télévision risque d’éloigner encore
plus le sujet de la maîtrise des catégories symboliques d’espace,
de temps et de personne. Elle brouille sa perception, ajoute à la
confusion symbolique et aux déchaînements fantasmatiques. C’est
la capacité discursive du sujet qui se trouve alors mise en cause.
Non seulement l’usage de la télévision ne peut suppléer aux défaillances
dans la symbolisation, comme on pourrait naïvement le croire, mais
il risque d’en brouiller davantage encore les accès (3). Cette remarque
vaut pour toutes les prothèses sensorielles, pas seulement la télé-vision,
mais toute la télé-matique qui joue sur la télé-présence, c’est-à-dire
tout ce qui transporte un ici là-bas, et un là ici même : jeux
vidéo, téléphone portable qui accompagne désormais chacun vingt-quatre
heures sur vingt-quatre, Internet... Partout se retrouve le risque
de décuplement des compétences chez les uns et d’accroissement de
la confusion chez les autres. Certains sujets deviennent des êtres
quasiment affranchis des contraintes spatio-temporelles, d’autres
ne savent plus habiter aucun espace-temps.
Ce sont pour l’essentiel ces « enfants de la télé »
qu’on retrouve désormais à l’école. On comprend dès lors pourquoi
de nombreux professeurs en sont réduits à faire l’amer constat selon
lequel ceux qu’ils ont devant eux « ne sont plus des élèves »,
« n’écoutent plus (4) ». Ils ne parlent probablement plus
non plus. Non qu’ils seraient devenus muets, bien au contraire,
mais ils éprouvent les plus grandes difficultés à s’intégrer dans
le fil du discours qui distribue alternativement chacun à sa place :
celui qui parle, celui qui écoute. Ils ne peuvent plus rentrer dans
le discours qui, à l’école, permet à l’un (le professeur) d’avancer
des propositions fondées sur la raison (soit un savoir multiple
accumulé des générations antérieures et constamment réactualisé),
et à l’autre (l’élève) de les discuter autant qu’il le faut.
Il est bien évident que de nombreux professeurs ne comptent pas
leur peine et se dépensent, souvent au-delà de leurs forces (5),
pour tenter de faire rentrer les jeunes dans la position de l’élève,
de façon à pouvoir faire leur métier de professeur. Mais la nouveauté
est là : comme les élèves ont été empêchés de devenir élèves,
les professeurs sont de plus en plus empêchés de faire leur métier.
Depuis trente ans de réformes dites « démocratiques »,
responsables politiques et experts en pédagogie n’ont cessé de leur
dire qu’ils devaient abandonner leur archaïque prétention à enseigner.
L’ex-ministre Claude Allègre admonestait ainsi les professeurs de
renoncer à leur « tendance archaïque », résumée
par ses bons soins en « ils n’ont qu’à m’écouter, c’est
moi qui sais ». Et il introduisait à la place du terme
« élève » cette nouvelle catégorie, « les jeunes »,
en disant d’eux : « Les jeunes (...), ce qu’ils veulent, c’est inter-réagir (6). »
Au nom de la démocratie à l’école, on entérine ainsi le fait qu’il
n’y a plus d’élèves. Pourquoi faudrait-il encore des professeurs ?
Dans le discours des responsables et des experts en pédagogie, le
modèle éducationnel qui prévaut contre ce supposé « archaïsme »,
c’est, en fin de compte, celui du talk show télévisé où chacun peut « démocratiquement » donner
son avis.
Tout devient ainsi une affaire intersubjective. Il n’y a plus
d’effort critique à faire pour quitter sans cesse son propre point
de vue afin d’accéder à d’autres propositions un peu moins bornées,
moins spécieuses et mieux construites. Ce qui est devenu intolérable,
c’est le professeur qui entraîne et pousse sans cesse les élèves
à la fonction critique. C’est l’ennemi à abattre car il ne respecte
pas le point de vue du « jeune ». Nombre d’experts en
pédagogie « expliquent » ainsi la violence à l’école :
les « jeunes » réagiraient à l’autorité indue des professeurs.
S’ils se retrouvent contraints à la violence et sujets au rapport
de forces, c’est qu’aucune autre issue ne leur a été rendue possible :
ils ont été produits pour échapper au rapport de sens et à la patiente
élaboration discursive et critique. En ce sens, on peut sans peine
prédire, à l’inverse du procès pédagogiste accusant le maître de
violence, que moins les élèves entreront dans la relation professeur-élève,
plus ils seront sujets à la violence.
Ce qui se met en place à travers l’abandon du rapport de sens
et le déchaînement du rapport de forces, ce n’est rien de moins,
selon Jean-Claude Michéa, que l’« école du capitalisme total
(7) ». C’est-à-dire une école qui devra former à la perte du
sens critique de façon à produire un individu flottant, ouvert à
toutes les pressions consommatoires. Dans cette école du plus grand
nombre, « l’ignorance devra être enseignée de toutes les façons concevables ».
Modeler des crétins procéduriers ?
Les enseignants devront donc être rééduqués sous la houlette d’experts
en pédagogie montrant qu’il ne faut plus rien enseigner pour s’en
remettre à ses seuls sentiments du moment et à leur gestion gagnante.
Il s’agit donc d’imposer les conditions, selon Michéa, d’une « dissolution
de la logique » : ne plus discriminer l’important du secondaire,
admettre sans broncher une chose et son contraire...
C’est ainsi qu’on voit, à l’université même, tout un courant pédagogique
se mettre en place refusant de demander aux « jeunes »
de penser. Il faudrait d’abord les distraire, les animer, les laisser
« démocratiquement » zapper à leur guise au gré des interactions,
leur faire raconter leur vie, leur montrer que les acquis de la
logique ne sont que des abus de pouvoir. Il faudrait surtout montrer
qu’il n’y a rien à penser, qu’il n’y a pas d’objet de pensée :
tout serait dans l’affirmation de soi et dans une gestion relationnelle
de l’affirmation de soi qu’il conviendrait de défendre, comme tout
bon consommateur doit savoir le faire. S’agit-il de fabriquer des
crétins procéduriers, adaptés à la consommation ?
Il est probable que les pédagogues ne veulent pas ça : ils
ne veulent que s’adapter à l’état dans lequel ils trouvent les « jeunes »
à l’école. Ce faisant, au nom même de la compassion, ils contribuent
à aggraver la situation et à détruire encore plus l’école. Cet usage
des services des pédagogues fournit un nouvel exemple de la façon
dont le néo-libéralisme a su utiliser à son profit les schémas libertaires
des années 1960 (8).
Les institutions scolaires, université incluse, accueillent donc
des populations flottantes, dont le rapport au savoir est devenu
une préoccupation très accessoire. Un type nouveau d’institution
molle, dont la post-modernité a le secret, à mi-chemin entre maison
des jeunes et de la culture, hôpital de jour et asilage social,
assimilable à des sortes de parcs d’attraction scolaire,
est en train de se mettre en place. Elle n’exclut pas certaines
zones résiduelles de production et de reproduction du savoir, où
les nouvelles technologies sont appelées à devenir prépondérantes
(« Toutes les tâches répétitives du professeur vont être enregistrées,
stockées », promettait allègrement l’ex-ministre dans l’entretien
déjà cité).
Pendant ce temps, la formation et la reproduction des élites (autre
fonction décisive de l’« école du capitalisme total ») deviennent de plus en plus
exclusivement assurées par les grandes écoles et assimilées dans
les meilleures écoles et universités privées des Etats-Unis (où
les frais annuels de scolarité atteignent 30 000 dollars).
Ces formations-là, qui continuent de fonctionner selon un modèle
critique dur, ne sont nullement concernées par les dérives pédagogistes
destinées au plus grand nombre.
La fabrique d’un individu soustrait à la fonction critique et
susceptible d’une identité flottante ne doit donc rien au hasard :
elle est parfaitement prise en charge par la télévision et l’école
actuelles. Le rêve du capitalisme n’est pas seulement de repousser
le territoire de la marchandise aux limites du monde (ce qui est
en cours sous le nom de mondialisation), où tout serait marchandisable (droits sur l’eau, le
génome, les espèces vivantes, achat et vente d’enfants, d’organes...),
mais aussi de faire rentrer les vieilles affaires privées, laissées
jusqu’alors à la disposition de chacun (subjectivation, sexuation...),
dans le cadre de la marchandise.
Nous vivons à cet égard un tournant capital car, si la forme sujet
est atteinte, ce ne sera plus seulement les institutions que nous
avons en commun qui seront en danger, ce sera aussi
et surtout ce que nous sommes. Plus rien alors ne pourra endiguer un capitalisme total où
tout, sans exception, fera partie de l’univers marchand : la
nature, le vivant et l’imaginaire.
Dany-Robert Dufour
(1) Lire « Les désarrois
de l’individu-sujet http://www.monde-diplomatique.fr/2001/02/DUFOUR/14750 »,
Le Monde diplomatique, février 2001
http://www.monde-diplomatique.fr/2001/02/DUFOUR/14750
La modernité, selon le grand historien Fernand Braudel, naît
« quelque part entre 1400 et 1800 » : elle est
donc contemporaine du capitalisme.
(2) Lire Dany-Robert Dufour, Les Mystères de la Trinité,
Gallimard, Paris, 1990.
(3) Le film de Michael Haneke, Benny’s video, 1993, donne
une idée, assez probante et assez terrifiante, de ce que pourrait
être cette confusion. On y voit un adolescent qui n’entretient avec
ses parents que des rapports purement fonctionnels et qui n’a de
contacts avec le monde que par l’intermédiaire d’écrans vidéo. De
sorte que, lorsqu’une petite partie de ce monde se présente à lui
(une jeune fille), il réagit de façon totalement déplacée (par un
crime en l’occurrence).
(4) Lire Adrien Barrot, L’Enseignement mis à mort, Librio,
Paris, 2000.
(5) Cf. les nombreux cas de « déprime enseignante »
que l’ex-ministre Claude Allègre affectait de prendre pour des abus
de congés médicaux.
(6) In Le Monde, 24 novembre 1999.
(7) Jean-Claude Michea, L’Enseignement de l’ignorance,
Climats, Castelnau, 1999.
(8) Sur l’intégration de la contestation libertaire dans le néo-libéralisme,
lire Luc Boltanski et Eve Chiapello, Le Nouvel Esprit du capitalisme, Gallimard, Paris, 1999. Lire aussi
Serge Halimi, « Eternelle récupération
de la contestation », Le Monde diplomatique, avril
2001.
LE MONDE DIPLOMATIQUE Novembre 2001 http://www.monde-diplomatique.fr/2001/11/DUFOUR/15871
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