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LA FABRIQUE DE L’ENFANT « POST-MODERNE »
Malaise dans l’éducation
Par Dany-Robert Dufour
* Philosophe, professeur à l’université Paris-VIII.
Il publie, début octobre 2003, L’Art de réduire les têtes, chez Denoël, Paris, d’où ce texte est extrait.

Origine : http://www.monde-diplomatique.fr/2001/11/DUFOUR/15871
Dans Le Monde diplomatique Novembre 2001 http://www.monde-diplomatique.fr/2001/11/

La réflexion constitue-t-elle une entrave à la consommation qui exige des individus sans repères ? Déjà la télévision généralise dès l’enfance la confusion entre le réel et l’imaginaire, le moi et l’autre, la présence et l’absence. Est-ce désormais à l’école qu’il reviendrait d’achever le travail en imposant partout la forme du talk-show télévisé, de l’« inter-réaction » préférée à la réflexion et à l’instruction ? Certains éducateurs semblent en tout cas estimer que les préférences des élèves-consommateurs se valent pour peu qu’ils célèbrent chacun à sa manière le culte de la marchandise.

Le néolibéralisme ne vise pas seulement la destruction des instances collectives construites de longue date (famille, syndicats, partis, et plus généralement culture), mais aussi celle de la forme individu-sujet apparue au cours de la longue période moderne (1). La fabrique du nouveau sujet « post-moderne », non critique et « psychotisant » résulte d’une entreprise redoutablement efficace au centre de laquelle on trouve deux institutions majeures vouées à la fabrique de ce nouveau sujet : la télévision et une nouvelle école considérablement transformée par trente ans de réformes dites « démocratiques » qui ont toujours été dans le sens de l’affaiblissement de la fonction critique.

Le laminage des enfants par la télévision commence très tôt. Ceux qui arrivent aujourd’hui à l’école sont souvent gavés de petit écran dès leur plus jeune âge. Fait anthropologique nouveau, ils se retrouvent souvent devant l’écran avant de parler. La consommation d’images atteint jusqu’à cinq heures par jour aux Etats-Unis.

L’inondation de l’espace familial par ce robinet constamment ouvert, d’où coule un flux ininterrompu d’images, n’est pas sans effets considérables sur la formation du futur sujet. On s’en est pris au contenu même des images, en dénonçant par exemple leur violence, sans s’apercevoir que c’est aussi le médium lui-même qui pouvait être dangereux, quoi qu’il diffuse. D’ailleurs, les contes d’enfants racontés par les grand-mères d’autrefois contenaient nombre d’histoires d’ogres dévoreurs d’enfants qui n’avaient rien à envier aux images gore diffusées actuellement.

Les « enfants de la télé »

Mais il ne faut pas compter pour rien la différence entre l’univers nettement imaginaire de l’ogre dans le conte, obligeant l’enfant à penser cet univers comme autre monde (celui de la fiction), et l’univers très réaliste des feuilletons avec violences, viols et meurtres, sans distance avec le monde réel. Certes, la télévision, par la place prépondérante prise par une publicité omniprésente et agressive, constitue un véritable dressage précoce à la consommation. Mais il n’empêche : la question n’est pas seulement dans le contenu des images, elle est aussi dans la forme même.

Tout d’abord, avec la télévision, c’est la famille, comme lieu de transmission générationnelle et culturelle, qui se trouve réduite à la portion congrue. L’expression « les enfants de la télé », prise au pied de la lettre, avère le fait que la télé a effectivement ravi la place éducatrice des parents auprès des enfants. Ce temps en moins pour la transmission générationnelle produit des effets très précis pouvant aller jusqu’à l’effondrement de l’univers symbolique et psychique.

L’univers symbolique réfère à la capacité essentielle qui distingue l’homme des animaux : celle de pouvoir parler en se désignant soi-même comme sujet parlant et en s’adressant à ses congénères à partir de ce point en leur envoyant des signes supposés représenter quelque chose. Pour accéder à la fonction symbolique, il suffit de faire sien et d’intégrer un système où « je » (présent) parle à « tu » (co-présent) à propos de « il » (l’absent, c’est-à-dire n’importe qui ou n’importe quoi qu’il s’agit de re-présenter) (2). Ces repères symboliques fondamentaux permettent les distinctions fondamentales du moi et de l’autre, de l’ici et du là, de l’avant et de l’après, de la présence et de l’absence.

Garantissant ainsi l’accès à la fonction symbolique et à certaine intégrité psychique, ce système se transmet essentiellement par le truchement du discours : les parents s’adressent à l’enfant. Parler, c’est transmettre des récits, des croyances, des noms propres, des généalogies, des rites, des obligations, des savoirs, des rapports sociaux..., mais avant tout la parole elle-même. C’est faire passer d’une génération à l’autre l’aptitude humaine à parler, de sorte que celui à qui l’on s’adresse puisse à son tour s’identifier dans le temps (maintenant), dans l’espace (ici), comme soi (je), et à partir de ces repères convoquer dans son discours le reste du monde. Ce discours oral de face-à-face institue la faculté de parler dans un double registre : le discours est sonore ou gestuel et il charrie des images mentales - quand l’autre me parle, je vois ce qu’il veut me dire. C’est cette transmission générationnelle du discours que la télévision peut mettre en péril.

Dans le cas où les repères symboliques de temps, d’espace et de personne ne sont pas bien fixés, l’image externe devient une sorte de branchement plus ou moins abouté aux images internes - ou fantasmes - qui hantent l’appareil psychique et dont la clef est dérobée à celui-là même qui en est le porteur. Les images peuvent donc assaillir celui qui les perçoit, sans se fixer ni s’enchaîner dans un processus cumulatif maîtrisable, plaçant le sujet sous leur dépendance.

Dans ce cas, l’usage de la télévision risque d’éloigner encore plus le sujet de la maîtrise des catégories symboliques d’espace, de temps et de personne. Elle brouille sa perception, ajoute à la confusion symbolique et aux déchaînements fantasmatiques. C’est la capacité discursive du sujet qui se trouve alors mise en cause.

Non seulement l’usage de la télévision ne peut suppléer aux défaillances dans la symbolisation, comme on pourrait naïvement le croire, mais il risque d’en brouiller davantage encore les accès (3). Cette remarque vaut pour toutes les prothèses sensorielles, pas seulement la télé-vision, mais toute la télé-matique qui joue sur la télé-présence, c’est-à-dire tout ce qui transporte un ici là-bas, et un là ici même : jeux vidéo, téléphone portable qui accompagne désormais chacun vingt-quatre heures sur vingt-quatre, Internet... Partout se retrouve le risque de décuplement des compétences chez les uns et d’accroissement de la confusion chez les autres. Certains sujets deviennent des êtres quasiment affranchis des contraintes spatio-temporelles, d’autres ne savent plus habiter aucun espace-temps.

Ce sont pour l’essentiel ces « enfants de la télé » qu’on retrouve désormais à l’école. On comprend dès lors pourquoi de nombreux professeurs en sont réduits à faire l’amer constat selon lequel ceux qu’ils ont devant eux « ne sont plus des élèves », « n’écoutent plus (4) ». Ils ne parlent probablement plus non plus. Non qu’ils seraient devenus muets, bien au contraire, mais ils éprouvent les plus grandes difficultés à s’intégrer dans le fil du discours qui distribue alternativement chacun à sa place : celui qui parle, celui qui écoute. Ils ne peuvent plus rentrer dans le discours qui, à l’école, permet à l’un (le professeur) d’avancer des propositions fondées sur la raison (soit un savoir multiple accumulé des générations antérieures et constamment réactualisé), et à l’autre (l’élève) de les discuter autant qu’il le faut.

Il est bien évident que de nombreux professeurs ne comptent pas leur peine et se dépensent, souvent au-delà de leurs forces (5), pour tenter de faire rentrer les jeunes dans la position de l’élève, de façon à pouvoir faire leur métier de professeur. Mais la nouveauté est là : comme les élèves ont été empêchés de devenir élèves, les professeurs sont de plus en plus empêchés de faire leur métier. Depuis trente ans de réformes dites « démocratiques », responsables politiques et experts en pédagogie n’ont cessé de leur dire qu’ils devaient abandonner leur archaïque prétention à enseigner. L’ex-ministre Claude Allègre admonestait ainsi les professeurs de renoncer à leur « tendance archaïque », résumée par ses bons soins en « ils n’ont qu’à m’écouter, c’est moi qui sais ». Et il introduisait à la place du terme « élève » cette nouvelle catégorie, « les jeunes », en disant d’eux : « Les jeunes (...), ce qu’ils veulent, c’est inter-réagir (6). »

Au nom de la démocratie à l’école, on entérine ainsi le fait qu’il n’y a plus d’élèves. Pourquoi faudrait-il encore des professeurs ? Dans le discours des responsables et des experts en pédagogie, le modèle éducationnel qui prévaut contre ce supposé « archaïsme », c’est, en fin de compte, celui du talk show télévisé où chacun peut « démocratiquement » donner son avis.

Tout devient ainsi une affaire intersubjective. Il n’y a plus d’effort critique à faire pour quitter sans cesse son propre point de vue afin d’accéder à d’autres propositions un peu moins bornées, moins spécieuses et mieux construites. Ce qui est devenu intolérable, c’est le professeur qui entraîne et pousse sans cesse les élèves à la fonction critique. C’est l’ennemi à abattre car il ne respecte pas le point de vue du « jeune ». Nombre d’experts en pédagogie « expliquent » ainsi la violence à l’école : les « jeunes » réagiraient à l’autorité indue des professeurs.

S’ils se retrouvent contraints à la violence et sujets au rapport de forces, c’est qu’aucune autre issue ne leur a été rendue possible : ils ont été produits pour échapper au rapport de sens et à la patiente élaboration discursive et critique. En ce sens, on peut sans peine prédire, à l’inverse du procès pédagogiste accusant le maître de violence, que moins les élèves entreront dans la relation professeur-élève, plus ils seront sujets à la violence.

Ce qui se met en place à travers l’abandon du rapport de sens et le déchaînement du rapport de forces, ce n’est rien de moins, selon Jean-Claude Michéa, que l’« école du capitalisme total (7) ». C’est-à-dire une école qui devra former à la perte du sens critique de façon à produire un individu flottant, ouvert à toutes les pressions consommatoires. Dans cette école du plus grand nombre, « l’ignorance devra être enseignée de toutes les façons concevables ».

Modeler des crétins procéduriers ?

Les enseignants devront donc être rééduqués sous la houlette d’experts en pédagogie montrant qu’il ne faut plus rien enseigner pour s’en remettre à ses seuls sentiments du moment et à leur gestion gagnante. Il s’agit donc d’imposer les conditions, selon Michéa, d’une « dissolution de la logique » : ne plus discriminer l’important du secondaire, admettre sans broncher une chose et son contraire...

C’est ainsi qu’on voit, à l’université même, tout un courant pédagogique se mettre en place refusant de demander aux « jeunes » de penser. Il faudrait d’abord les distraire, les animer, les laisser « démocratiquement » zapper à leur guise au gré des interactions, leur faire raconter leur vie, leur montrer que les acquis de la logique ne sont que des abus de pouvoir. Il faudrait surtout montrer qu’il n’y a rien à penser, qu’il n’y a pas d’objet de pensée : tout serait dans l’affirmation de soi et dans une gestion relationnelle de l’affirmation de soi qu’il conviendrait de défendre, comme tout bon consommateur doit savoir le faire. S’agit-il de fabriquer des crétins procéduriers, adaptés à la consommation ?

Il est probable que les pédagogues ne veulent pas ça : ils ne veulent que s’adapter à l’état dans lequel ils trouvent les « jeunes » à l’école. Ce faisant, au nom même de la compassion, ils contribuent à aggraver la situation et à détruire encore plus l’école. Cet usage des services des pédagogues fournit un nouvel exemple de la façon dont le néo-libéralisme a su utiliser à son profit les schémas libertaires des années 1960 (8).

Les institutions scolaires, université incluse, accueillent donc des populations flottantes, dont le rapport au savoir est devenu une préoccupation très accessoire. Un type nouveau d’institution molle, dont la post-modernité a le secret, à mi-chemin entre maison des jeunes et de la culture, hôpital de jour et asilage social, assimilable à des sortes de parcs d’attraction scolaire, est en train de se mettre en place. Elle n’exclut pas certaines zones résiduelles de production et de reproduction du savoir, où les nouvelles technologies sont appelées à devenir prépondérantes (« Toutes les tâches répétitives du professeur vont être enregistrées, stockées », promettait allègrement l’ex-ministre dans l’entretien déjà cité).

Pendant ce temps, la formation et la reproduction des élites (autre fonction décisive de l’« école du capitalisme total ») deviennent de plus en plus exclusivement assurées par les grandes écoles et assimilées dans les meilleures écoles et universités privées des Etats-Unis (où les frais annuels de scolarité atteignent 30 000 dollars). Ces formations-là, qui continuent de fonctionner selon un modèle critique dur, ne sont nullement concernées par les dérives pédagogistes destinées au plus grand nombre.

La fabrique d’un individu soustrait à la fonction critique et susceptible d’une identité flottante ne doit donc rien au hasard : elle est parfaitement prise en charge par la télévision et l’école actuelles. Le rêve du capitalisme n’est pas seulement de repousser le territoire de la marchandise aux limites du monde (ce qui est en cours sous le nom de mondialisation), où tout serait marchandisable (droits sur l’eau, le génome, les espèces vivantes, achat et vente d’enfants, d’organes...), mais aussi de faire rentrer les vieilles affaires privées, laissées jusqu’alors à la disposition de chacun (subjectivation, sexuation...), dans le cadre de la marchandise.

Nous vivons à cet égard un tournant capital car, si la forme sujet est atteinte, ce ne sera plus seulement les institutions que nous avons en commun qui seront en danger, ce sera aussi et surtout ce que nous sommes. Plus rien alors ne pourra endiguer un capitalisme total où tout, sans exception, fera partie de l’univers marchand : la nature, le vivant et l’imaginaire.

Dany-Robert Dufour


(1) Lire « Les désarrois de l’individu-sujet http://www.monde-diplomatique.fr/2001/02/DUFOUR/14750 »,

Le Monde diplomatique, février 2001
http://www.monde-diplomatique.fr/2001/02/DUFOUR/14750

La modernité, selon le grand historien Fernand Braudel, naît « quelque part entre 1400 et 1800 » : elle est donc contemporaine du capitalisme.

(2) Lire Dany-Robert Dufour, Les Mystères de la Trinité, Gallimard, Paris, 1990.

(3) Le film de Michael Haneke, Benny’s video, 1993, donne une idée, assez probante et assez terrifiante, de ce que pourrait être cette confusion. On y voit un adolescent qui n’entretient avec ses parents que des rapports purement fonctionnels et qui n’a de contacts avec le monde que par l’intermédiaire d’écrans vidéo. De sorte que, lorsqu’une petite partie de ce monde se présente à lui (une jeune fille), il réagit de façon totalement déplacée (par un crime en l’occurrence).

(4) Lire Adrien Barrot, L’Enseignement mis à mort, Librio, Paris, 2000.

(5) Cf. les nombreux cas de « déprime enseignante » que l’ex-ministre Claude Allègre affectait de prendre pour des abus de congés médicaux.

(6) In Le Monde, 24 novembre 1999.

(7) Jean-Claude Michea, L’Enseignement de l’ignorance, Climats, Castelnau, 1999.

(8) Sur l’intégration de la contestation libertaire dans le néo-libéralisme, lire Luc Boltanski et Eve Chiapello, Le Nouvel Esprit du capitalisme, Gallimard, Paris, 1999. Lire aussi Serge Halimi, « Eternelle récupération de la contestation », Le Monde diplomatique, avril 2001.


LE MONDE DIPLOMATIQUE Novembre 2001 http://www.monde-diplomatique.fr/2001/11/DUFOUR/15871