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Origine :
http://www.monde-diplomatique.fr/2001/02/DUFOUR/14750
Dans un article intitulé « L’essence du libéralisme
», paru en mars 1998 dans Le Monde diplomatique, Pierre Bourdieu
proposait de concevoir le néolibéralisme comme un programme
de « destruction des structures collectives » et de promotion
d’un nouvel ordre fondé sur le culte de « l’individu
seul, mais libre ». Que le néolibéralisme vise
à la ruine des instances collectives construites de longue
date (par exemple, les syndicats, les formes politiques, mais aussi
la culture), c’est très probable, et l’analyse
de Pierre Bourdieu est, sur ce point, fort pénétrante.
Mais il semble nécessaire de pousser la réflexion plus
loin : peut-on penser que le néolibéralisme, dans son
oeuvre de destruction, puisse laisser intact l’individu-sujet
?
par Dany-Robert Dufour
Philosophe, professeur à l’université Paris-VIII.
Il publie, début octobre, L’Art de réduire les
têtes, chez Denoël, Paris, d’où ce texte
est extrait.
A notre époque, celle des démocraties libérales,
tout repose, en fin de compte, sur le sujet - sur l’autonomie
économique, juridique, politique et symbolique du sujet.
Or c’est dans le même temps que se rencontre, à
côté des expressions les plus infatuées d’être
soi, la plus grande difficulté d’être soi. Les
formes de la destitution subjective qui envahissent nos sociétés
se révèlent par de multiples symptômes : l’apparition
de défaillances psychiques, l’éclosion d’un
malaise dans la culture, la multiplication des actes de violence
et l’émergence de formes d’exploitation à
grande échelle. Tous ces éléments sont vecteurs
de nouvelles formes d’aliénation et d’inégalité.
Ces phénomènes sont fondamentalement liés
à la transformation de la condition du sujet qui s’accomplit
sous nos yeux dans nos « démocraties de marché
». « Etre sujet », c’est-à-dire «
être-soi » et « être-ensemble », se
présente selon des modalités sensiblement différentes
de ce qu’elles furent pour les générations précédentes.
L’émergence de ce nouveau sujet correspond à
une cassure dans la modernité que plusieurs philosophes ont
notée, chacun à leur façon. L’entrée
dans cette époque « postmoderne » - Jean-François
Lyotard (1) fut un des premiers à pointer le phénomène
- se caractérise par l’épuisement et la disparition
des grands récits de légitimation, notamment le récit
religieux et le récit politique. On assiste à la dissolution
même des forces sur lesquelles la modernité classique
s’appuyait, ainsi qu’à la disparition des avant-gardes.
D’autres éléments illustrent la mutation actuelle
dans la modernité ; ils ne sont pas sans rapport avec ce
que nous connaissons sous le nom de néolibéralisme
; le postmoderne est à la culture ce que le néolibéralisme
est à l’économie.
Cette mutation, qui provoque un nouveau malaise dans la civilisation,
correspond à ce qu’on pourrait appeler une affirmation
du mécanisme d’individuation engagé de longue
date dans nos sociétés (2). Affirmation qui, à
côté de certains aspects positifs liés aux progrès
de l’autonomisation de l’individu, n’est pas sans
engendrer des souffrances inédites. Car, si l’autonomie
du sujet se proclame sous l’idéal de visée émancipatrice,
rien n’indique que chacun soit en mesure d’y satisfaire,
notamment parmi les nouvelles générations exposées
de plein fouet à cette exigence. La fameuse « perte
de repères chez les jeunes » n’a alors rien d’étonnant
: ceux-ci expérimentent une nouvelle condition subjective
dont personne, et sûrement pas les responsables de leur éducation,
ne possède les clefs. Et il est illusoire de croire que quelques
leçons de morale à l’ancienne pourraient suffire
à enrayer les dommages.
Cela ne marche plus, car la morale doit être faite «
au nom de ». Or, justement, on ne sait plus au nom de qui
ou de quoi leur parler. L’absence d’énonciateur
collectif crédible caractérise la situation du sujet
postmoderne, sommé, sans en avoir les moyens, de se faire
lui-même et auquel aucune antécédence historique
ou générationnelle ne s’adresse ou ne peut plus
légitimement s’adresser.
Mais qu’est-ce au juste qu’un sujet autonome ? Cette
notion a-t-elle même un sens dans la mesure où le «
sujet », comme on a trop tendance à l’oublier,
c’est en latin le subjectus, qui désigne l’état
de qui est soumis ? Mais soumis à quoi ?
Cette question a toujours beaucoup intéressé la philosophie
: l’être humain est une substance qui ne tient pas son
existence de lui-même, mais d’un autre auquel les ontologies
successives ont donné des noms différents : la Nature,
les Idées, Dieu ou... l’être. L’être,
quel qu’il soit, n’a cessé de s’incarner
dans l’histoire humaine. Et c’est cette construction
historico-politique, cette ontologie, que le passage à la
postmodernité bouleverse et dont elle constitue une nouvelle
étape.
Pour désigner cette réalisation de l’être
dans l’histoire, on empruntera à Lacan le nom d’Autre,
de façon à bien la distinguer de son aspect purement
spéculatif et à y inclure les dimensions symboliques
et cliniques. Quelles figures de l’Autre l’être
humain a-t-il construites pour s’y soumettre, avant que de
se mettre en position de s’affranchir de tout Autre ?
Si le « sujet », c’est le subjectus, ce qui est
soumis, alors l’histoire apparaît comme une suite de
soumissions à de grandes figures placées au centre
de configurations symboliques dont on peut assez aisément
dresser la liste : la Physis (3) dans le monde grec ; Dieu dans
les monothéismes ; le roi dans la monarchie ; le peuple dans
la république ; la race dans le nazisme ; la nation avec
l’avènement des souverainetés ; le prolétariat
dans le communisme... Soit des récits différents,
qu’il fallut chaque fois édifier à grand renfort
de constructions, de réalisations, voire de mises en scène
très exigeantes.
Tous ces ensembles ne sont pas équivalents : selon la figure
de l’Autre choisie, toutes les contraintes, les rapports sociaux
et l’être ensemble changent. Mais ce qui reste constant,
c’est le rapport à la soumission - et, bien sûr,
les efforts concomitants pour lui échapper. Partout, des
textes, des grammaires et tout un champ de savoirs furent mis au
point pour soumettre le sujet, c’est-à-dire pour le
produire comme tel, pour régir ses manières - éminemment
différentes ici et là - de travailler, de parler,
de croire, de penser, d’habiter, de manger, de chanter, de
mourir, etc. Et ce que nous nommons « éducation »
n’est jamais que ce qui fut, institutionnellement, mis en
place au regard du type de soumission à induire pour produire
des sujets.
Au centre des discours du sujet se trouve donc placés une
figure, un ou des êtres discursifs, auxquels il croit comme
s’ils étaient réels - des dieux, des diables,
des démons, des êtres qui, face au chaos, assurent
pour le sujet une permanence, une origine, une fin, un ordre. L’Autre
permet la fonction symbolique dans la mesure où il donne
un point d’appui au sujet pour que ses discours reposent sur
un fondement (4).
L’être-soi et l’être-ensemble
SANS cet Autre, l’être-soi est en peine, il ne sait
plus en quelque sorte à quel saint se vouer, et l’être-ensemble
est, de même, en péril, puisque c’est seulement
une référence commune à un même Autre
qui permet aux différents individus d’appartenir à
la même communauté. L’Autre, c’est l’instance
par quoi s’établit, pour le sujet, une antériorité
fondatrice à partir de laquelle un ordre temporel est rendu
possible. C’est de même un « là »,
une extériorité grâce à laquelle peut
se fonder un « ici », une intériorité.
Pour que je sois ici, il faut en somme que l’Autre soit là.
La psychanalyse, notamment lacanienne, a beaucoup apporté
sur cette question clef de l’accès à la symbolisation.
Elle est, en revanche, restée assez indifférente à
la question de la variance de l’Autre dans l’histoire.
Dans l’époque postmoderne, il apparaît tout de
suite que la distance à ce qui me fonde comme sujet ne cesse
de se raccourcir. Entre la Physis et le peuple, on pouvait scander
certaines étapes-clefs de rentrée de l’Autre
dans l’univers humain : la distance immédiate et cependant
infranchissable des multiples dieux de l’instant de la Physis
ou des dieux du polythéisme, toujours prêts à
se manifester immédiatement dans le monde. C’est, au
contraire, la distance infinie de la transcendance dans le monothéisme.
C’est encore la distance médiane du trône entre
Ciel et Terre dans la monarchie (de droit divin). C’est, enfin,
la distance « intra-mondaine » entre l’individu
et la collectivité dans la république...
La modernité peut donc se caractériser comme un espace
collectif où le sujet est défini par plusieurs de
ces occurrences de l’Autre. On est moderne quand le monde
cesse d’être fermé et devient ouvert, voire «
infini » - y compris dans ses références symboliques.
La modernité est donc un espace où se trouvent des
sujets comme tels, soumis aux dieux, à Dieu, au roi, à
la république, au peuple, au prolétariat... Toutes
les définitions cohabitent dans la modernité, qui
n’aime rien tant que de muter de l’une à l’autre
- ce qui explique ce côté mouvant, « crisique
» et critique de la modernité.
La modernité est un espace où, le référent
dernier ne cessant de changer, tout l’espace symbolique devient
mouvant. Il y a donc de l’Autre dans la modernité,
et même beaucoup d’Autres, ou du moins beaucoup de figures
de l’Autre. C’est d’ailleurs exactement pourquoi
la condition du sujet peut être définie par deux éléments
: la névrose, ainsi qu’on l’appelle depuis Sigmund
Freud, du côté de l’inconscient et la critique
du côté des processus secondaires. La névrose,
dans la mesure où elle n’est rien d’autre que
ce par quoi chacun paie sa dette symbolique à l’égard
de l’Autre (le père, pour Freud), qui a pris, pour
lui, en charge la question de l’origine. Et la critique, dans
la mesure où le sujet de la modernité ne peut être
qu’un sujet jouant de plusieurs références en
concurrence, voire en conflit. Ce dernier aspect est évidemment
décisif quant à l’éducation : en tant
qu’institution interpellant et produisant des sujets modernes,
elle ne peut exister que comme espace défini par la pensée
critique. Le sujet moderne était donc, globalement, un sujet
névrosé et critique.
C’est cette définition double qui vient de s’effondrer.
Pourquoi ? Parce qu’aucune figure de l’Autre ne vaut
plus vraiment dans la postmodernité. Il semble que tous les
anciens, tous ceux de la modernité, soient certes encore
possibles et disponibles, mais que plus aucun ne dispose du prestige
nécessaire pour s’imposer. Tous sont atteints du même
symptôme de décadence. Et l’on n’a pas
cessé de noter le déclin de la figure du père
dans la modernité occidentale.
Si les périodes précédentes définissaient
des espaces marqués par la distance du sujet à ce
qui le fonde, alors la postmodernité est définie par
l’abolition de la distance entre le sujet et l’Autre.
La postmodernité, démocratique, correspond en effet
à l’époque où l’on s’est
mis à définir le sujet par son autonomie, notamment
juridique, et où l’on s’est mis à donner
du sujet parlant une définition autoréférentielle.
C’est-à-dire que l’autonomie juridique, comme
la liberté marchande, éventuellement totale, sont
absolument congruentes avec la définition autoréférentielle
du sujet.
C’est pourquoi l’analyse du devenir décadent
de l’Autre en période postmoderne doit comprendre les
temps néolibéraux que nous vivons, définis
par la « liberté » économique maximale
accordée aux individus. Ce qu’on appelle le «
marché » ne vaut nullement comme nouvel Autre, dans
la mesure où il est loin de prendre en charge la question
de l’origine, de l’autofondation. C’est là
où se repère la limite fondamentale de l’économie
de marché dans sa prétention à prendre en charge
l’ensemble du lien personnel et du lien social.
Une panne de l’action et de l’initiative
C’EST au moment où l’injonction est faite à
tout sujet d’être soi que se rencontre la plus grande
difficulté, ou même l’impossibilité, d’être
soi. Ce qui explique qu’on rencontre de plus en plus souvent,
dans les sociétés postmodernes, des techniques d’action
sur soi, véritables prothèses identitaires venant
s’appliquer à l’endroit où opère
la destitution du sujet. Par exemple, ces programmes télévisuels
mettant en scène les vies ordinaires (« C’est
mon choix »), l’usage de psychotropes qui stimulent
l’humeur et multiplient les capacités individuelles,
dont le dopage n’est qu’un aspect (5).
Avec la postmodernité, la distance vis-à-vis de l’Autre
est devenue distance de soi à soi. Le sujet postmoderne n’est
plus seulement clivé, il est « schizé ».
Tout sujet se trouve ainsi aux prises avec son auto-fondation, il
peut certes réussir mais non sans se trouver constamment
confronté à des ratés, plus ou moins graves.
Cette distance interne du sujet à lui-même se découvre
inhérente au sujet postmoderne et modifie sensiblement le
diagnostic de Freud sur le sujet moderne, porté à
la névrose. C’est vers une condition subjective définie
par un état-limite entre névrose et psychose que se
définit désormais le sujet post-moderne, de plus en
plus pris entre mélancolie latente, impossibilité
de parler à la première personne, illusion de toute-puissance
et fuite en avant dans des faux soi, dans des personnalités
d’emprunt, voire multiples, offertes à profusion par
le marché.
Par exemple, ce qu’on appelle « dépression »,
cette maladie de l’âme, touche aujourd’hui en
permanence des franges importantes de la population (on parle de
15 % à 20 % d’individus par roulement). Ce qu’on
appelait autrefois la « passion triste » s’est
transformée en une panne de l’action et de l’initiative
devant laquelle les populations recourent de plus en plus à
des traitements médicaux et notamment aux antidépresseurs,
dont le Prozac est l’emblème. Aux Etats-Unis, l’administration
massive de la Ritaline aux jeunes présentant des symptômes
d’agitation témoigne de la médication de plus
en plus généralisée des troubles de l’action.
Ce n’est plus la culpabilité névrotique qui
définit le sujet en postmodernité, c’est quelque
chose comme le sentiment de toute puissance quand on y arrive et
de toute-impuissance quand on n’y arrive pas.
La honte (vis-à-vis de soi) a, en somme, remplacé
la culpabilité (à l’égard des autres)...
Sans repères où puissent se fonder une antériorité
et une extériorité symboliques, le sujet ne parvient
pas à se déployer dans une spatialité et une
temporalité suffisamment amples. Il reste englué dans
un présent où tout se joue. Le rapport aux autres
devient problématique dans la mesure où sa survie
personnelle se trouve ainsi toujours en cause. Si tout se joue dans
l’instant, alors le projet, l’anticipation, le retour
sur soi deviennent des opérations très problématiques.
C’est tout l’univers critique qui se trouve ainsi atteint.
Que faire s’il n’y a plus d’Autre ? Se construire
tout seul en utilisant les nombreuses ressources de nos sociétés
à cet égard. Certes, mais il n’est pas sûr
que l’autonomie constitue une exigence à laquelle tous
les sujets puissent satisfaire. Ceux qui réussissent sont
souvent ceux qui ont été « aliénés
» avant et qui ont dû lutter pour se libérer.
En ce sens, l’état apparent de liberté promu
par le néolibéralisme est un leurre. La liberté
comme telle n’existe pas : il existe seulement des libérations.
C’est pourquoi ceux qui n’ont jamais été
aliénés ne sont pas libres pour autant - comme la
formule de Pierre Bourdieu, à propos du « culte de
l’individu seul, mais libre », pourrait le laisser croire.
Les nouveaux individus sont plutôt abandonnés que libres.
C’est pourquoi, d’ailleurs, ils deviennent des proies
faciles de tout ce qui semble pouvoir combler leurs besoins immédiats
et des cibles commodes pour un appareil aussi puissant que le marché
(6).
Plusieurs tendances visent à remédier la carence
de l’Autre. La première serait ce qu’on appelle
la bande. Lorsque l’Autre manque et qu’on ne peut faire
face seul à l’autonomie ou à l’autofondation
requises, on peut toujours essayer d’y faire face à
plusieurs. Il suffit de relever d’une personne comprenant
plusieurs corps distincts. La bande est marquée par le transitivisme
: puisqu’on appartient à une même personne, si
l’un tombe, l’autre peut avoir mal. La bande possède
un nom collectif porté par chacun à l’extérieur.
Elle possède sa signature, son sigle, son tag, son logo,
qui marque et délimite son territoire. Variante de la bande
: le gang. Le gang est une bande qui a réussi en imposant
ses méthodes expéditives (racket, attaques, règlements
de comptes...).
La deuxième tendance relève de l’élection
d’un ersatz censé suppléer à la carence
de l’Autre : ce serait la secte. Lorsque l’Autre manque,
on peut ériger à toute force une sorte d’Autre
qui garantisse absolument le sujet contre tout risque d’absence.
La troisième tendance relève également de
l’ersatz. On réinscrit l’Autre dans l’ordre
non plus du désir, mais du besoin. C’est ce qu’on
voit à l’oeuvre dans la toxicomanie. Au moins saura-t-on
ainsi où est et ce qu’il en est de l’Autre dont
on manque : rien d’autre qu’un produit chimique aussi
addictif que possible, que l’on pourra se procurer à
condition qu’on en devienne l’esclave.
La quatrième tendance va en quelque sorte encore plus loin,
puisqu’elle correspond à une tentative de devenir l’Autre.
On se pare alors des signes de la toute-puissance et l’on
s’octroie droit de vie et de mort sur ses semblables en se
dotant de pouvoirs supposés magiques. Les actes de violence
les plus crus, comme ceux de Littleton (7) par exemple, peuvent
alors déferler sans aucune retenue.
Ces tendances ne se réfèrent pas exclusivement à
différentes formes de délinquance, on en retrouve
au moins une forme très répandue dans tout le corps
social. Ainsi la tendance à utiliser les techno-sciences
dans le but de s’affranchir des limites dans lesquelles les
bases matérielles de la vie sont contenues. Les techno-sciences
sont volontiers sollicitées en vue de renforcer le sentiment
de toute-puissance du sujet. Il faut sortir de notre assignation
restreinte dans le temps (un « ici ») et dans l’espace
(un « maintenant »).
Il est remarquable que cette culture de l’information n’aille
pas sans un nouvel analphabétisme qui obère la transmission
générationnelle : pensons au déclin de la lecture
dans les jeunes générations, à la faillite
de l’enseignement, qui produit de plus en plus de diplômés
quasiment illettrés. Il s’agit aussi de tenter de sortir
de l’ordre de succession des générations (on
voit, par exemple, maintenant des grands-mères enfanter,
de même que des pères morts, sagement rangés
dans des petits flacons, donner la vie).
Il s’agit encore de tenter de sortir de l’assignation
de tout sujet à l’un des deux genres (être homme
ou femme), ce qui relève d’une vieille tentation, légitime,
de tout être humain, mais celle-ci se jouait sur le registre
symbolico-imaginaire alors qu’elle se déploie maintenant
dans le réel.
Il s’agit aussi de tenter d’affranchir de la différence
génétique et du cloisonnement des espèces vivantes
- dans ce registre, songeons aux professions de foi sur une supposée
identité animale. Ou les tentatives génétiques,
de mixage des espèces (par exemple, l’humanisation
de porcs en vue de la xénogreffe d’organes). Partout,
les techno-sciences renforcent les tendances du sujet postmoderne
à s’affranchir des limites organiques, par la création
de ce qu’on a appelé un hyper-réel...
C’est à une réflexion de grande ampleur que
nous contraint le néolibéralisme. Il ne nous impose
pas seulement la critique d’un système économique
inique, pas seulement la compréhension de mécanismes
de destruction des instances collectives et de l’« être-ensemble
», mais aussi une réflexion renouvelée sur l’individu,
l’« être-soi ». La condition subjective
issue de la modernité est menacée. Pouvons-nous laisser
l’espace critique, si difficilement construit au cours des
siècles précédents, se volatiliser en une ou
deux générations ?
Dany-Robert Dufour.
(1) Jean-François Lyotard, La Condition postmoderne, Minuit,
Paris, 1979.
(2) Voir sur ce point les travaux de Marcel Gauchet.
(3) L’un des concepts fondamentaux de la philosophie grecque,
dont l’étymologie vient de « naître »,
« croître ».
(4) Lire Dany-Robert Dufour, Les Mystères de La Trinité,
Gallimard, Paris, 1990.
(5) Voir sur ces questions Alain Ehrenberg, La fatigue d’être
soi, Odile Jacob, Paris, 1998.
(6) Lire Frank Mazoyer, « Consommateurs sous influence »,
Le Monde diplomatique, décembre 2000.
(7) Le 20 avril 1999, à Littleton aux Etats-Unis, deux garçons
de dix-sept et dix-huit ans, fascinés par les machines informatiques
et certaines sectes violentes, tuent treize de leurs camarades de
classe avant de se suicider.
LE MONDE DIPLOMATIQUE | FEVRIER 2001 | Pages 16 et 17
http://www.monde-diplomatique.fr/2001/02/DUFOUR/14750
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