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Ménagères, organisées...autonomes ?
Dominique Loiseau


Le militantisme féminin, plus encore que le masculin, est loin de se présenter uniquement sous la forme syndicale ou politique[1]. Des associations regroupent les femmes sur les quartiers, voire, en période de plus faible implantation, à l'échelle de la ville. Depuis les années 80, le profil de ces militantes s'est diversifié en fonction d'une salarisation accrue (cause, parmi d'autres, d'une difficulté à renouveler le recrutement). Toutefois il s'agit encore essentiellement de "ménagères", élément caractéristique de l'âge d'or de ces associations, des années 1940 aux années 1980. Ménagères, elles se situent donc hors de la production et du mouvement ouvrier et syndical d'entreprise. Les associations (Union des femmes françaises, Association populaire familiale se transformant en Confédération syndicale du cadre de vie en 1976)[2] ont regroupé nombre de femmes d'origine populaire, en un militantisme de quartier revendiquant son appartenance au syndicalisme. Elles sont également le fruit des stratégies communistes et catholiques-sociales, cherchant à s'implanter parmi les femmes non salariées.
Sans entrer dans le détail, puisque j'ai voulu évoquer ici des interrogations plus générales, précisons que l'apport essentiel de ces associations est d'aller au devant des ménagères, de leur permettre d'effectuer une rupture dans leur vie, de procéder à un choix, impliquant dépassement de soi-même et du rôle social sexué. Bien que témoignant avant tout de leur appartenance de classe, ces ménagères organisées ont forgé leur propre identité et leurs références militantes, au lieu d'adopter uniquement celles de leurs maris.

Globaliser le questionnement met davantage l'accent sur les similitudes entre UFF et APF, car elles rassemblent toutes deux des ménagères des milieux populaires, recrutent de manière large, considèrent la famille comme un axe central. De profondes divergences théoriques et pratiques les séparent néanmoins; l'approche choisie les relègue ponctuellement au second plan, mais ne veut pas pour autant les nier.
Comme pour le travail, l'appréhension du militantisme des femmes par les courants communiste et catholique-social réfère, de fait, à la problématique de la complémentarité. Alors que théorie et pratique s'harmonisent pour les catholiques-sociaux, les communistes doivent, sur ce terrain, faire face à un certain nombre de contradictions. Comme le travail, le militantisme s'inscrit dans les légitimités assignées à chaque sexe, légitimités susceptibles d'évolution, mais qui n'en traduisent pas moins les états successifs des rapports sociaux de sexe: la légitimité féminine vis-à-vis du militantisme peut être représentée par la fonction d'"accompagnatrice", permettant au mari de militer, puis par le militantisme associatif, se déroulant principalement en journée. Notons par ailleurs que beaucoup d'époux militants préféraient voir leur femme militer plutôt que travailler, considérant qu'il s'agissait d'une moindre remise en cause. En effet, l'homme demeure ainsi le pourvoyeur économique, "chef de famille", et le militantisme des non salariées s'inscrit dans des champs et pratiques propres, leurs associations étant conçues comme mouvements de masse.
Ces "légitimités" suscitent plusieurs questions; j'en développerai deux, qui me paraissent essentielles.

1) La référence au féminisme est-elle adéquate ?

Les non mixités, théoriques et/ou réelles de l'UFF et de l'APF ne sont pas comparables à celle du féminisme de la décennie 1970, qui la revendique comme outil pour diriger des luttes concernant spécifiquement les femmes, et affirmer son autonomie dans le cadre de l'opposition au patriarcat. Même si ce thème rencontre un écho chez certaines militantes associatives, il n'est absolument pas à l'origine de la création de leurs organisations, issues d'une stratégie d'un mouvement plus global en direction d'une partie de la population (ainsi, les communistes parlent du "travail parmi les femmes"). La non mixité de la Jeunesse ouvrière chrétienne féminine, "école militante" de nombreuses responsables APF, s'inscrit dans la tradition catholique, impliquant l'idéal de la complémentarité, et posant la question de l'autonomie, puisque la complémentarité suppose le maintien du couple et la dépendance économique des femmes. Cette dépendance apparaît d'ailleurs en 1976, lorsque l'APF, se transformant en CSCV, passe de l'adhésion familiale à l'adhésion individuelle: sur quelle base alors fixer la cotisation des non salariées ? La non mixité communiste est instaurée dans les années trente, pour les jeunes filles et les femmes dans les organisations de masse[3]. Volonté de conquête d'un terrain également très convoité par les catholiques (sociaux ou pas), elle s'accompagne d'une conception différenciée du militantisme, plus développée pour les femmes que pour toute autre catégorie. Ainsi, le fait de créer des organisations féminines signifie leur assigner des champs et des thèmes jugés plus aptes à mobiliser les femmes: la paix, le ravitaillement... tout ce qui peut se rattacher à une sorte de "maternité sociale". La non mixité évite aussi les inquiétudes des parents, la jalousie des époux. . .
Quel que soit le soubassement de la non mixité, il est néanmoins nécessaire de relever un point commun non négligeable: l'émergence de personnalités féminines, au sens de "femmes sujets". La non mixité est également importante d'un point de vue instrumental, permettant de construire la force de la parole des femmes et de l'amener, éventuellement, dans le groupe mixte ou, de toutes façons, dans le contexte social mixte.
Dans la même période, les socialistes refusent de constituer des organisations féminines spécifiques. Faut-il y voir une cause directe de l'extrême faiblesse du militantisme féminin socialiste durant les Trente Glorieuses, alors que catholiques-sociaux et communistes, par le biais de leurs organisations de masse, influencent un nombre conséquent de femmes ?
Pendant la décennie 1970, le mouvement féministe, se revendiquant comme tel, oblige les associations à se positionner par rapport à lui. Mais pour les années antérieures, la référence au féminisme est un mode d'appréhension élaboré à posteriori. UFF et APF se sont créées dans un autre contexte historique; au moins jusque vers 1965, leur militantisme intègre nombre de valeurs masculines, inconsciemment perçues comme universelles. Toutefois, si elles n'ont pas déterminé comme objectifs la recherche, la construction ou l'affirmation d'une identité femme, elles y ont été confrontées en voulant faire agir et réagir des femmes qui, dans la majeure partie des cas, étaient objets et non sujets.
Leur militantisme permet des ruptures dans l'assignation des femmes au privé, tout en traçant les bornes de ces ruptures; se revendiquer féministe serait sortir de sa classe, la trahir, au sens où elle est représentée au masculin dans la sphère publique et où la suprématie masculine globale est du domaine de l'évidence. Or, la construction de ces femmes comme sujets passe par la découverte ou l'expression de leur appartenance de classe.

2) Peut-on parler d'un "syndicalisme de quartier" ?

De même que l'on évoque, pour les femmes, la nécessité de concilier vie familiale et travail, ces associations regroupant des femmes au foyer instaurent un rythme, un temps, un espace militants plus ou moins conciliables avec les "rôles" et "devoirs" des ménagères. Cet équilibre, rompu par les plus militantes, accroît de fait le décalage classique entre adhérentes et militantes. Par ailleurs, il définit, et reflète, des limites : les réunions du soir (après 18 h., ou après 20 h.), où se traitent souvent les questions plus politiques, plus décisionnelles, leur sont moins accessibles.
UFF et APF sont et veulent être des organisations ouvrières. Elles le sont par l'origine sociale de leurs membres, leur niveau de formation, le métier... des époux. Elles revendiquent leur appartenance à la classe ouvrière, ou au monde ouvrier (le vocabulaire varie selon le courant idéologique et réfère, certes, à des concepts différents). Cela signifie exprimer son soutien aux grévistes, y compris dans la rue, même si, comme le dit l'une d'elles, "manifester, c'est comme du feu sur ma peau ". Feu de l'enfer pour avoir transgressé la frontière privé/public ? Cela signifie aussi représenter les femmes (Union des femmes françaises) ou les familles (Association populaire familiale) ouvrières, porter, faire émerger, défendre leurs besoins et revendications, dans la vie quotidienne, hors entreprise donc, mais "en complémentarité" et en harmonie avec les revendications dans l'entreprise. Très vite, ces associations se veulent les homologues des syndicats professionnels: "I'APF est en quelque sorte un syndicat des usagers ", tandis que pour l'UFF de Marseille, "nous, les mères de famille, l'UFF, c'est notre syndicat"[4] Elles occupent donc les terrains de la santé, des prestations familiales, du logement, du ravitaillement, etc... en essayant également d'améliorer le quotidien par la mise en place de "services" (achats groupés, prêts de machines à laver...). De par son histoire, l'APF est plus encline à ces services que l'UFF, mais celle-ci anime aussi un secteur social, un "vestiaire". Faut-il alors parler de réformisme, d'assistanat, de contre-société ouvrière ? Peut-être un peu des trois.
Il est vrai que beaucoup d'obstacles se dressent devant ce syndicalisme de quartier !
Plus encore que le syndicalisme professionnel, il apparait comme étant à deux vitesses, et n'est pas vécu comme syndicalisme par toutes les adhérentes, à cause du recrutement large, de la tendance aux services, aux activités à caractère social, que toutes ne recadrent pas dans une analyse plus globale. D'ailleurs, malgré les déclarations d'intention et les convictions des militantes, le terme syndicat n'est pas inscrit dans les sigles avant 1959 (les Associations familiales ouvrières deviennent la Confédération syndicale des familles), 1976 (l'APF devient Confédération syndicale du cadre de vie) ou... toujours pas en ce qui concerne l'UFF, alors même que le PCF, dans les années cinquante, divise clairement en deux le "travail parmi les femmes": la CGT regroupe les salariées, l'UFF les ménagères.
Son image est brouillée par l'assimilation des femmes au concret et au bénévolat. Quand les activités des femmes sont ainsi interprétées, avec une connotation péjorative et dévalorisante, c'est qu'elles recoupent celles de leur vie quotidienne, liées à leur rôle social sexué et à la sphère privée.
Enfin, ce syndicalisme est mal reconnu par son modèle et référent, le syndicalisme professionnel, et ce même si son existence est souhaitée, ne serait-ce que pour neutraliser l'hostilité potentielle, et /ou redoutée, des ménagères aux luttes ouvrières. Il est mal reconnu par les individus, et par les organisations. Les obstacles évoqués nourrissent la condescendance régissant les rapports entre syndicalisme d'entreprise, surtout masculin, et syndicalisme de quartier, surtout féminin. Cette condescendance reproduit les rapports au sein du couple, l'un des militantismes étant considéré comme plus essentiel que l'autre, par les hommes mais souvent aussi par les femmes. La question de l'autonomie - autonomie des femmes, autonomie de leurs organisations - est au coeur de cette réticence à reconnaître et nommer le militantisme féminin, qui plus est à le reconnaître comme une forme de syndicalisme. Le fait pour les femmes de se regrouper, de s'organiser, est subversif en lui-même; bien que les associations servent aussi de support à l'exercice collectif de la solidarité au syndicalisme professionnel, chacun et surtout chacune doit rester à sa place. Il s'agit de "ménagères": leurs luttes sont secondes par rapport à celles des "chefs de familles", reléguant ainsi le quartier derrière l'entreprise, là encore selon un rapport classique de la complémentarité des sexes - la complémentarité diffère de l'égalité - et des activités jugées spécifiques à chacun(e). La division sexuelle du travail occulte certains combats, considérés comme "moins déterminants" [5].

Ce militantisme féminin joue-t-il contre l'émancipation économique des femmes, ou est-il au contraire, pour certaines, une étape nécessaire vers le travail salarié ? Quoi qu'il en soit, du privé au public, telle semble être la démarche des militantes et des adhérentes, chacune à sa mesure et à son rythme. Souvent, elles conquièrent leur accès au public par le biais d'activités et de préoccupations transférées de la sphère domestique. Cela explique en partie la faible prise en considération de leurs actions, alors même qu'elles s'organisent, revendiquent, manifestent... comme les hommes. S'interroger sur les modalités de leur militantisme n'impose-t-il pas alors de reconsidérer les frontières entre public et privé, leur étanchéité, leurs passerelles ? N'est-ce pas au nom de leur confinement au privé que l'on interdit - ou que l'on est réticent à ouvrir - aux femmes un autre espace défini comme privé, celui de l'entreprise ?

Enfin, aborder la recherche sous l'angle des femmes amène à reconsidérer également la périodisation, et à rejeter comme non opérationnelle la césure traditionnelle de 1945 : malgré l'obtention des droits de vote et d'éligibilité, l'accès au champ du politique demeure très limité, la maternité apparaît toujours comme inéluctable, et l'appréhension du travail féminin se modifie peu. Pour les femmes, l'axe décisif est plutôt celui du milieu des années soixante, longtemps masqué par une histoire vue au masculin, un masculin universalisé[6].

Dominique Loiseau

Notes.
[1] Dominique Loiseau, "Femmes et militantismes, Saint-Nazaire et sa région, 1930-1980", Doctorat d'histoire, Paris VII, 1993. Dominique Loiseau, "Femmes et militantisme", L'Harmattan,1996.
[2] Il faut y ajouter la Confédération syndicale des familles, "soeur ennemie" de l'APF, peu présente dans la région étudiée, à l'époque considérée. L'APF, puis la CSCV, sont mixtes selon leurs statuts; réelle au départ, cette mixité est ensuite battue en brèche par un fort processus de féminisation, fruit, entre autres, des actions menées pendant la journée, donc par les femmes, et des thèmes abordés. Actuellement, les hommes représentent moins de 10% des effectifs.
[3] Union des Jeunes filles de France, Comité mondial des femmes contre la misère et la guerre.
[4] Rapport d'orientation de l'APF, 1952. UFF de Marseille, 1966.
[5] Chantal Rogerat, Femmes et syndicalistes: assimilation ou intégration ? La dynamique du compromis, "La liberté du travail", éditions Sylleps, 1995.
[6] Voir également Francoise Thébaud. introduction au tome 5 de "Histoire des femmes''. Plon. 1992.

GRSS - 26 septembre 1997.

Le lien d'origine : http://palissy.humana.univ-nantes.fr/LABOS/FUN/TXT/menag.html

Le lien où sont répertoriés les articles des femmes de l'Université de Nantes sur les rapports sociaux de sexe :
http://palissy.humana.univ-nantes.fr/LABOS/FUN/