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Didier Fassin : “Emprisonner plus, c’est moins bien défendre la société”
08/02/2015

Origine : http://www.lesinrocks.com/2015/02/08/actualite/didier-fassin-emprisonner-plus-cest-moins-bien-defendre-la-societe-11559037/

La prison de Saint-Martin de Ré (Régis Duvigneau/Reuters)

Deux siècles après sa naissance, la prison reste la peine de référence, comme l’illustre le développement constant de la population carcérale ces dernières années. Dans un passionnant travail ethnographique de quatre ans au sein d’une maison d’arrêt, Didier Fassin interroge le sens caché de cette société punitive et le quotidien de la condition carcérale. Une réflexion centrale sur l’angle mort de notre société.

Vous parlez de la prison comme “l’ombre du monde”. Faut-il comprendre cette ombre comme le fait que la prison reste une réalité sociale mal pensée, opaque ?

Didier Fassin – L’ombre du monde renvoie à cette part sombre et occultée de la société, mais aussi à l’idée que si c’est une ombre, elle en est indissociable. C’est à la fois un miroir et un reflet, ce dans quoi la société peut se regarder et la manière dont elle y apparaît. Après avoir travaillé une dizaine d’années sur des politiques sociales et sanitaires, sur les demandeurs d’asile, malades du sida, pauvres, immigrés, en somme les dominés – qui relevaient tous d’un registre de l’assistance et la compassion –, j’ai voulu étudier le volet symétrique, celui de la répression, qui m’est apparu inséparable du premier à l’égard des mêmes populations. C’est ainsi qu’il y a dix ans, j’ai commencé un travail sur la police puis je me suis tourné vers la justice et la prison, pour étudier cette autre dimension de la manière de gouverner les populations précaires. Je l’ai fait de façon ethnographique, c’est-à-dire à partir d’une observation prolongée sur plusieurs années à chaque fois. Et j’ai doublé cette enquête de terrain d’une réflexion sur ce travail même. Qu’est-ce que cela signifie de se trouver ainsi au milieu des détenus et des surveillants ? Comment écrire à leur sujet ? La prison reste en effet un volet de la société peu étudié, même si des travaux ethnographiques existent déjà, rares mais souvent remarquables. J’ai, pour ma part, fait ce qu’on peut appeler une ethnographie critique, en inscrivant mon travail de terrain dans une histoire longue de la prison et dans le contexte politique contemporain. La prison a été un grand sujet de réflexion dans les années 60-70, puis assez déserté.

N’assiste-t-on pas aujourd’hui à une forme de réinvestissement de cette question ?

Il y a eu en effet une période critique de la prison marquée par la publication en 1975 de Surveiller et punir de Michel Foucault et la traduction française en 1979 du livre d’Erwing Goffman, Asiles. L’esprit critique était alors beaucoup plus à fleur de société. Le GIP, Groupe d’information sur les prisons, créé par Foucault et d’autres, en a été l’émanation. Le monde carcéral est alors représenté comme une institution totale, selon la formule de Goffman dans un contexte violent d’émeutes dans les prisons. Aujourd’hui, l’approche est différente et ce qu’on redécouvre, c’est probablement plus la dimension humaine, en quelque sorte expérientielle, de connaissances et de compréhension de ce qui se joue, dans l’univers carcéral à travers des films, des romans, des documentaires, des ouvrages. Et pourtant, dans la société, on a depuis multiplié par deux le nombre de personnes emprisonnées. Il y a là une certaine tension, avec cette volonté de connaître et de comprendre, mais relativement peu de débat critique.

Comment saisir ce que vous appelez cette “extension du domaine carcéral” depuis une trentaine d’années ?

Cette extension est une évidence historique, établie statistiquement, dans presque tout les pays occidentaux, le cas extrême étant les Etats-Unis, avec une multiplication par presque dix en quatre décennies. En France, l’accroissement de la population pénale est impressionnante : triplement en un peu plus d’un demi-siècle et augmentation de moitié dans les seules années 2000. S’interroger sur cette explosion, dans une période où la criminalité diminue, c’est réfléchir à ce que signifie le châtiment dans le monde contemporain et donc à la manière dont notre société est devenue une société punitive. Tel est le point de départ de mon livre, car on ne peut comprendre la violence en prison que si en amont on rend visible la manière dont cette extension du domaine carcéral s’est faite, notamment en établissant une différenciation sociale des peines. Il existe ainsi une tolérance pour certains types de délit, notamment financiers, les délits en col blanc. En même temps, on assiste à une sévérité accrue à l’encontre des délits mineurs, pour lesquels on enferme de plus en plus de gens, et de plus en plus longtemps. Les personnels aussi bien que les détenus en sont conscients et ne cessaient de me le dire : la prison cible les plus précaires, et notamment les minorités ethnoraciales de milieu populaire.

C’est ce que vous disait un détenu. En quoi cette affirmation est-elle ce que vous appelez un “secret public bien gardé” ?

Tout le monde le sait, mais personne ne veut en parler. Je comprends bien qu’aborder ce sujet, c’est entrer sur un terrain dangereux qui peut être instrumentalisé par des partis et des idéologues. Mais en tant que chercheur, il me faut dire une certaine vérité, et comme citoyen, je dois défendre la nécessité de le faire. C’est en effet un secret public en ce sens que tout le monde le sait, mais personne ne le dit. Pourquoi y a-t-il une majorité “de noirs et d’Arabes” dans les prisons, comme me le disait ce détenu ? La réponse de bon sens serait de dire que c’est parce qu’ils commettent plus de délits et de crimes que les autres. Ce que je démontre au contraire, comme d’autres avant moi, c’est que la chaîne pénale opère une sélection des délits. Cette chaîne pénale est le produit de l’opinion publique, du travail des médias, de l’action de l’exécutif et du législateur, des policiers et des magistrats. Ce sont tous ces agents qui décident qui doit aller en prison, et pour un délit donné, quel public il faut cibler.

S’agissant du cannabis, par exemple, on pénalise l’usage et la détention bien plus que le trafic, paradoxalement. Mais qui va-t-on chercher dans la population, où l’usage du cannabis est très répandu, indépendamment des classes sociales et du capital culturel ? Qui retrouve-t-on en prison ? Ceux des milieux populaires, issus des minorités ethniques, qui vivent dans des quartiers réputés difficiles. Ce délit n’est pas plus développé parmi eux que chez les autres, mais il est plus réprimé. Durkheim l’avait dit : ce qui compte, ce n’est pas le crime, c’est ce que la société reconnaît comme étant le crime à travers la sanction qu’elle porte. La société a une tolérance croissante à l’égard de certains délits, correspondant aux classes moyennes et supérieures, et se montre de plus en plus sévère pour ceux des classes populaires. C’est ce que Michel Foucault appelait le traitement des “illégalismes” par “la société punitive”.
Baumettes

La prison des Baumettes à Marseille (Jean-Paul Pelissier/Reuters)

Cette réflexion sur la prison résonne confusément dans l’actualité de ces derniers jours. Comment, par exemple, interprétez-vous le fait que qu’Ahmed Coulibaly ait expliqué que la prison l’avait conduit à la violence ?

Lorsqu’on enferme des jeunes, on produit au moins deux choses : des gens qui se désinsèrent durant le temps de l’incarcération, car ils perdent leur travail, s’éloignent de leur famille, tombent dans la précarité, et des gens qui entrent dans des réseaux criminels, voire – et c’est un phénomène très marginal – des réseaux religieux extrémistes. On comprend dès lors combien le discours des magistrats et des politiques sur le choc salutaire de l’incarcération est en complet décalage avec l’expérience qu’en ont les professionnels qui, eux, connaissent la prison de l’intérieur : les administrateurs, les surveillants, les conseillers d’insertion et de probation savent les effets le plus souvent désastreux de l’emprisonnement. Au fond, la question centrale est : à quoi sert la prison ? Il existe deux grandes théories : la première, rétributive, considère qu’il s’agit avant tout de punir les coupables ; la seconde, utilitariste, vise à mieux protéger la société, notamment en neutralisant les criminels et en dissuadant ceux qui sont tentés de le devenir. On pourrait penser que les deux vont ensemble. Or il n’en est rien. La plupart des études montrent que punir pour des délits mineurs en infligeant des peines courtes a des effets délétères, à savoir des taux plus élevés de récidive. Autrement dit, emprisonner plus, c’est moins bien défendre la société. Est-ce qu’avec les événements récents, on aura un regard plus critique sur cette tendance à enfermer ? On peut l’espérer.

Ne peut-on pas en douter, aussi ? Christiane Taubira, par exemple, avec sa “contrainte pénale”, s’est heurtée à une résistance forte sur cette question, non ?

C’est vrai. D’une manière plus générale, on peut dire que la réforme pénale de 2014 est bien plus modeste que ce qui avait été annoncé et envisagé. Il faut dire que le ministre de l’Intérieur devenu Premier ministre n’a pas facilité la tâche de la garde des Sceaux. On l’avait vu lors du débat qui les avait vus s’affronter sur l’exécution des peines de prison ferme, dont une partie est en réalité aménagée. Manuel Valls était, comme son prédécesseur à ce poste, Nicolas Sarkozy, pour une exécution systématique, même si cela devait entraîner une plus grande fréquence des récidives, quand Christiane Taubira défendait une attitude visant moins à punir qu’à protéger la société. Comment renverser cette tendance dans un climat sécuritaire où les bénéfices de la logique de la peur et du châtiment sont évidents pour les partis de droite et d’extrême-droite et où le calcul fait par les partis de gauche les pousse à ne pas perdre sur ce terrain ? C’est un travail très difficile.

Est-ce que cela veut dire que le maintien de la prison comme peine de référence n’obéit qu’à une nécessité politique ?

Oui. La conférence nationale de consensus sur la prévention de la récidive mise en place par le ministère de la Justice demandait explicitement que la prison ne soit qu’une peine parmi d’autres, et certainement pas la peine de référence. Le fait que ce point n’ait pas été retenu dans la loi pénale de l’an dernier montre bien qu’il est difficile de changer le discours dominant.

Si la société n’est pas prête à lâcher la prison, est-ce qu’elle n’est pas en revanche plus ouverte à la question des conditions d’existence des détenus ? Pourquoi la prison française est celle où l’on se suicide le plus, notamment plus qu’aux Etats-Unis ?

Comprendre et faire comprendre cette condition carcérale, ce quotidien des personnels et surtout des détenus, c’est ce à quoi je me suis attaché. Mon livre vise en quelque sorte à réhumaniser la prison, non pas au sens moral de la rendre meilleure mais tout simplement de montrer qu’elle est composée d’êtres humains. Donner à voir les souffrances des personnes emprisonnées, leurs frustrations, leurs privations, leurs joies lors d’un parloir…, c’est en faire un monde un peu plus proche de nous et peut-être changer le regard que l’on porte sur ceux qui y sont incarcérés, mais aussi sur ceux qui y travaillent. En effet l’injustice n’est pas seulement qu’on enferme autant de gens pour aussi longtemps pour des délits aussi mineurs, c’est également qu’on impose aux surveillants à la fois ces conditions de travail éprouvantes et une représentation infamante de la prison qui les contamine en quelque sorte. La moitié d’entre eux ne disent pas à leur entourage ce qu’est leur métier. Pour revenir au suicide, deux choses. D’une part en France, on se suicide plus qu’ailleurs dans la population générale. Mais d’autre part, s’y ajoute un effet propre de la prison. Pourquoi ? C’est difficile de le dire simplement. On peut relever que le suicide se produit dans deux circonstances particulières. D’abord, à l’entrée, au cours du premier mois, ce qui souligne l’effet du choc de l’incarcération, notamment pour les personnes condamnées en raison de délits mineurs dont elles n’avaient jamais imaginé qu’ils pourraient être si lourdement sanctionnés. Ensuite, lors du passage en quartier disciplinaire, qui demeure, en prison, la peine de référence, très fréquente et très mortifère. Cette double sévérité de la punition à l’extérieur et en prison est donc un élément déterminant, mais sûrement pas le seul. Il faut penser que la condition carcérale demeure très dure. Même s’il y a eu des améliorations dans certains établissements en termes à la fois d’environnement matériel et de cadre juridique, il n’empêche que les droits réels sont souvent bafoués : 15 % des personnes seulement ont un travail en maison d’arrêt, alors que les textes disent que les détenus ont le droit de travailler ; par ailleurs, hormis pour les apprentissages de base, important pour certains, il reste difficile de suivre un enseignement en prison, sans accès aux livres, à internet… Les ressources des maisons d’arrêt pour toutes ces prestations sont faibles. La sécurité y a pris une énorme importance par rapport au risque d’évasion, de mouvements, d’émeutes. Beaucoup de directeurs sont empêchés de prendre des initiatives à cause de cette obsession de la sécurité et, par exemple, laissent des terrains de sport inutilisés parce que les miradors n’y ont pas une visibilité suffisante.

Existe d’autres modèles mieux pensés, ailleurs ?

On constate l’amorce d’un retournement récent, mais significatif. La population carcérale diminue dans trois pays : l’Allemagne, l’Autriche, les Pays-Bas. On y enferme moins. Il existe aussi dans certains pays, en Scandinavie notamment, des tentatives de prisons ouvertes. Ces expériences sont intéressantes. On est à l’opposé de ce qu’on voit en France où l’on rajoute des filets au-dessus de toutes les cours de promenade et grillages épais aux fenêtres qui obscurcissent les cellules.

Comment avez-vous vécu intimement ce long travail ? Est-ce que cela fut éprouvant ?

La longue durée est quelque chose d’essentiel. Il y a beaucoup d’éléments auxquels on ne peut accéder que si l’on reste assez longtemps. Alors même que j’avais une très grande liberté de circulation, c’est au début de la troisième année seulement que j’ai commencé à m’autoriser et à être autorisé à voir les détenus en cellule, individuellement ou collectivement, plutôt que dans des salles de réunion surdéterminés par le cadre institutionnel. Du reste, j’ai bénéficié de la part de l’administration d’une grande liberté, que j’ai progressivement étendue… En soi, ces rencontres n’étaient pas une expérience difficile, bien au contraire : elles étaient très riches. En revanche, la prison a pour le chercheur une sorte de présence mentale qui le hante. C’était le cas à l’époque de ma recherche et cela continue aujourd’hui. Lorsque je sortais le soir, je me disais : moi je suis au cinéma, eux sont en cellule. A l’égard des détenus mais aussi des personnels, j’ai le sentiment d’avoir contracté une sorte de dette, dont la reconnaissance passe par ce que je tente de transmettre à celles et ceux qui me lisent.

Comment avez-vous ajusté votre distance de chercheur ?

Même face à des situations très éprouvantes, il est essentiel de conserver une certaine distance dans l’analyse et dans l’écriture. Si j’arrive ainsi à transmettre au lecteur, sans paraître prendre parti, l’irrépressible douleur, pour certains, du quartier disciplinaire – quand les gens se tapent la tête contre les murs, hurlent leur souffrance d’être là, pleurent de l’injustice qui leur est faite –, si j’arrive donc à transmettre ce désespoir et cette frustration, et à en faire une lecture qui permette au lecteur de se faire son propre jugement sur le bien-fondé de cette peine supplémentaire dans notre société, alors j’ai accompli mon travail de sociologue ou d’anthropologue.

Vous écrivez en conclusion que “l’ultime vérité de la condition carcérale est que la prison est vide de sens”.

Au-delà d’être une pure punition, la prison n’a souvent de sens ni pour le détenu, ni pour la société. Pour ceux qui sont en détention préventive ou surtout condamnés à des courtes peines, paradoxalement les plus mal lotis, rien n’y est proposé, ou très peu de choses. Une partie importante d’entre eux n’a aucune activité, aucune aide à la réinsertion, aucune perspective d’aménagement de peine. Il y a d’ailleurs ces situations kafkaïennes où, lors de la discussion des remises de peine supplémentaires, on refuse ce maigre avantage à des détenus condamnés à des courtes peines parce qu’ils n’ont pas travaillé ou étudié alors même qu’on sait qu’aucune de ces deux activités leur est accessible. On leur reproche ainsi quelque chose dont ils n’ont absolument pas la maîtrise. Mais le “sens de la peine” se pose évidemment aussi en amont, dans la décision même d’emprisonner. Pour des personnes qui n’ont pas payé une pension alimentaire, ou qui conduisaient sans point sur leur permis, ou qui étaient en possession d’une petite quantité de cannabis, ou qui ont mal répondu à des policiers qui les contrôlaient pour une énième fois, pour toutes ces personnes, la prison est difficile à justifier, même pour les directeurs et les conseillers d’insertion et de probation qui les reçoivent. Réfléchissons donc à qui l’on met en prison, pour quelles raisons, ce qu’ils y font, et aux risques que la prison fait courir à la société. Si nous y réfléchissons, il est probable que nous serons tentés de transformer notre approche.

La gauche souffre-t-elle d’un manque de réflexion sur ces questions ?

Cela a longtemps été le cas. Après les années Badinter, il y a eu une sorte de retour de bâton avec un ralliement général à la thèse bien connue formulée par Lionel Jospin disant à propos des questions de sécurité : “Nous avons pêché par naïveté.” La gauche a alors adopté l’idée qu’elle devrait être aussi une gauche d’ordre. Il faut se souvenir que la “réforme Amor” soutenait, au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, que la prison devait simultanément protéger la société, respecter le détenu et favoriser sa réinsertion. Cette préoccupation s’est estompée au profit d’une logique plutôt sécuritaire. La gauche de gouvernement a ainsi entériné une vision qui n’était pas la sienne historiquement et qui n’est probablement pas non plus celle de la gauche des citoyens. Car beaucoup sont prêts à s’interroger sur la prison. Il est assez étonnant que les premières années de la présidence Hollande aient été celles où, pour la première fois sous un gouvernement de gauche, nous constatons une augmentation du nombre de personnes enfermées. Ce n’est pas imputable à la garde des Sceaux puisque l’une de ses premières décisions a été de produire une circulaire de politique pénale dans laquelle il était demandé aux parquets de ne pas appliquer systématiquement les peines planchers et d’être parcimonieux dans le prononcé des peines d’emprisonnement. En vain, ou presque. Beaucoup de magistrats ont continué à raisonner en termes de peines plancher et d’automaticité de la prison ferme pour des faits souvent mineurs, pour lesquels on les invitait à choisir d’autres solutions. Du début à la fin de mon travail, nous sommes passés de Rachida Dati à Christiane Taubira. Nous aurions pu imaginer un basculement total, une remise en cause des effets délétères de la prison. Cela n’a pas été le cas, même si un début de décroissement de la population carcérale a été observé en 2014.

Dans quelle prison avez-vous travaillé ?

J’ai choisi de ne pas la nommer. C’est une maison d’arrêt. Dans ces établissements environ un tiers des détenus sont en détention préventive –en attente d’un jugement définitif –, et deux tiers sont incarcérés pour de courtes peines – du moins en principe, car on les garde souvent plus longtemps faute de place dans les centres de détention. C’est un monde bien différent de ces derniers, dans lesquels sont placés les détenus qui purgent de longues peines, et qui bénéficient d’un encellulement individuel. Dans ces établissements, le principe “1 détenu, 1 cellule, 1 travail” est appliqué. Ils ne sont même pas à 100 % de densité carcérale, contre 170 % là où je travaillais. Ils ont également souvent la possibilité de circuler dans les établissements, de participer à des ateliers, ils peuvent même parfois disposer de la clé de leur cellule. En revanche, en maison d’arrêt, les détenus sont enfermés 22 heures sur 24 s’ils n’ont pas de travail ou de cours. Un directeur de prison se disait choqué de ce que les gens placés en préventive et présumés innocents, ou ceux condamnés à de courtes peines pour des délits mineurs, sont beaucoup moins bien traités que ceux qui ont commis des crimes graves.

La semaine dernière, des personnes ont été condamnées, en comparution immédiate, à plusieurs mois de prison pour apologie du terrorisme. Comment analysez-vous ces décisions ?

C’est la confirmation du tournant punitif dans lequel nous sommes engagés depuis plusieurs décennies. C’est aussi la confirmation qu’il est difficile à la justice de travailler sereinement lorsque survient un fait qui suscite l’émotion. La prison devient alors la seule solution pensable pour les ministres et pour les parquets. D’autres réponses sont pourtant imaginables, plus pédagogiques, plus préventives, plus intelligentes, surtout dans des cas comme ceux-là où l’on a affaire à des paroles certes déplacées mais souvent prononcées par des personnes psychologiquement fragiles. Du reste, cela va très exactement à l’inverse de l’enseignement sur les dangers de la prison que nous pourrions tirer des événements récents, puisque l’on estime qu’elle a joué un rôle important dans la conversion de petits délinquants en meurtriers. Les magistrats ont suivi les procureurs lesquels ont reçus des consignes de sévérité du Ministère de la Justice, en misant sans doute sur un effet dissuasif. Mais à quel prix en termes de droit et d’efficacité ?

Propos recueillis par Jean-Marie Durand et Olivia Müller

L’Ombre du monde. Une anthropologie de la condition carcérale de Didier Fassin, Seuil, (612 p., 25 €)