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POUVOIR DISCRÉTIONNAIRE ET POLITIQUES SÉCURITAIRES
Le chèque en gris de l'État à la police
Didier Fassin
2014

Origine : http://www.cairn.info/revue-actes-de-la-recherche-en-sciences-sociales-2014-1-page-72.htm

Fassin Didier, « Pouvoir discrétionnaire et politiques sécuritaires » Le chèque en gris de l'État à la police, Actes de la recherche en sciences sociales, 2014/1 N° 201-202, p. 72-86.


« Le probLème, c’est qu’iLs sont souvent redevabLes à ces bac, parce que c’est La structure sur LaqueLLe en dernier recours iLs peuvent toujours se reposer.
on est dans un système pervers dans LequeL iLs n’osent pas trop Les toucher parce qu’eLLes Les servent queLque part.
Les bac sont Les bien-aimées de Leurs supérieurs parce que c’est eLLes qui font du chiffre. »
un inspecteur généraL de La poLice nationaLe, à propos des directeurs départementaux de La sécurité pubLique, représentants de L’état auprès des préfets, janvier 2008.

« La BaC, c’est un mal nécessaire.» Un commissaire de la région parisienne

La police est-elle un État dans l’État ou bien, à l’inverse, le bras armé de l’État ? Faut-il la considérer comme une institution jouissant d’une large autonomie et obéissant à ses propres règles ou, au contraire, comme un simple exécutant des politiques gouvernementales plus ou moins inféodé au pouvoir en place ? La question est depuis longtemps posée dans les sciences sociales. D’une part, en effet, dans la lignée des travaux théoriques d’Egon Bittner et empiriques d’Albert Reiss1, le pouvoir discrétionnaire constitue certainement, avec la capacité d’usage de la contrainte physique, l’un des deux traits considérés comme les plus aptes à définir la police de façon universelle.

Mais d’autre part, dans une tradition historique et philosophique foucaldienne illustrée notamment par Hélène L’Heuillet et Paolo Napoli2, l’utilisation des forces de l’ordre par le pouvoir représente un élément essentiel de la gouvernementalité, dont on peut retracer la généalogie jusque dans la naissance de la police politique.

Faut-il alors trancher entre ces deux interprétations, ou bien tenter de les concilier ?

Dans un article classique, Jean-Paul Brodeur3 oppose « la thèse de l’insularité », selon laquelle les forces de l’ordre constitueraient « une instance autonome qui résiste victorieusement aux contraintes extérieures pour poursuivre son propre intérêt », et « la thèse dite instrumentale », d’après laquelle elles se comporteraient comme un dispositif « relativement inerte qui s’animerait pour répondre mécaniquement aux commandes de l’État, lui-même au service des intérêts de la classe dont il est le mandataire ». Les deux thèses, on le voit, sont porteuses d’une potentialité critique, notamment mobilisée lorsqu’il s’agit de rendre compte de pratiques déviantes de la police, soit, dans le premier cas, pour lui en faire porter la responsabilité principale, et généralement du reste en la segmentant selon le principe de la « brebis galeuse » qui serait infiltrée dans le troupeau, soit, dans le second, pour déplacer la faute vers l’autorité politique, et plus largement les catégories dominantes de la société selon la logique du « sale boulot » qui serait imposé aux forces de l’ordre malgré qu’elles en aient.

1. Egon Bittner, The Functions of the Police and the Public, New Haven, Yale phique de la police, Paris, Fayard, 2001 ; 3. Jean-Paul Brodeur, « La police : mythes et Police in Modern Society, Cambridge (Ma), University Press, 1975 [1re éd. 1971]. Paolo Napoli, Naissance de la police réalités », Criminologie, 17(1), 1984, p. 9-41. oelgeschlager, Gunn & Hain Publishers,

2. Hélène L’Heuillet, Basse politique, haute moderne. Pouvoir, normes, société, Paris, 1980 [1re éd. 1970] ; albert Reiss, The police. Une approche historique et philoso-La Découverte, coll. « armillaire », 2003.

Le criminologue québécois récuse néanmoins cette alternative, en lui opposant des arguments à la fois empiriques, respectivement l’évidence de l’intervention du politique dans les affaires de la police et le rôle des organisations syndicales de policiers comme sources de résistance au politique, et théoriques, à savoir la réfutation de la cohésion tant de l’institution policière que de l’appareil étatique. D’une part, la police ne serait pas une bureaucratie, faute de « contrôle étroit des membres supérieurs de la hiérarchie sur les fonctionnaires de niveau inférieur ». D’autre part, les forces de l’ordre et le pouvoir gouvernemental ne seraient pas dans une relation directe, car entre les deux existe une médiation qui est « tout simplement la loi, dont l’écheveau tisse dans une certaine mesure la substance des rapports qui s’établissent entre l’autorité politique et l’appareil policier ». Dès lors, il faudrait plutôt considérer que « les mandats qui sont donnés à la police prennent la forme d’un chèque en gris ». La métaphore suggère que « la signature et les montants consentis sont assez imprécis pour fournir au ministre qui l’émet le motif ultérieur d’une dénégation plausible de ce qui a été effectivement autorisé », mais qu’ils « sont toutefois suffisamment lisibles pour assurer le policier qui reçoit ce chèque d’une marge de manoeuvre dont il pourra lui aussi plausiblement affirmer qu’elle lui a été implicitement concédée ». Ainsi, « les deux parties se protègent » contre d’éventuelles critiques, voire poursuites.

La métaphore du chèque en gris ne réfute pas véritablement l’alternative de l’insularité et de l’instrumentalité.

Elle montre plutôt la compatibilité des deux termes, puisque le contrat tacite entre l’État et la police permet au premier d’exprimer ses choix sans le dire et à la seconde de les entendre sans qu’il y paraisse.

Il s’agit donc d’un jeu de masques dans lequel chacun fait semblant de ne pas ordonner, pour l’un, ou de ne pas obéir, pour l’autre. On peut toutefois penser que, dans certaines périodes historiques, probablement moins rares qu’on ne l’imagine, les masques tombent : le pouvoir manifeste alors explicitement ce qu’il attend de la police, tandis que la police exerce ouvertement son pouvoir de manière autonome.

La question n’est alors plus celle de la compatibilité entre les deux termes, mais de la possibilité, voire de la nécessité, de leur articulation.

L’hypothèse développée dans cet article est qu’au cours de la période récente, en France, l’insularisation de la police a été paradoxalement le mécanisme le plus efficace conçu par le pouvoir pour l’instrumentaliser.

C’est en accroissant le pouvoir discrétionnaire des forces de l’ordre que l’État a pu le plus productivement mettre en oeuvre ses politiques sécuritaires. Il ne l’a cependant pas fait de manière uniforme et univoque sur l’ensemble du territoire ou à l’égard de toute la population.

Il a opéré de façon sélective en ciblant certains lieux et certaines catégories. C’est en créant ces formes d’exception – au sens politique et juridique – que l’apparente contradiction de l’insularité et de l’instrumentalité a pu être dépassée. Plutôt donc que de considérer que « ces deux logiques ne s’excluent pas mutuellement », voire se distribuent en fonction des activités de la police, la première valant pour les « missions de maintien de l’ordre » et la seconde pour les « missions dites de sécurité », comme le discute justement Patrice Mann4, il s’agit de montrer que, dans certaines conditions, elles se renforcent dans le cadre d’une même mission, ou plus exactement d’une même politique. L’analyse qui suit ne décrit donc pas la totalité de l’action de l’État en matière d’ordre et de sécurité publics, mais seulement la part de l’État policier qui prévaut là où, pour reprendre une formule classique de Walter Benjamin, l’exception est devenue la règle.

Pour conduire cette analyse, je ne chercherai pas à présenter d’abord les grandes orientations d’une politique pour décrire ensuite la façon dont elle est mise en oeuvre sur le terrain. Je m’attacherai à l’inverse à l’observation des pratiques policières pour comprendre comment elles contribuent à la réalisation des objectifs gouvernementaux. Je m’appuierai principalement sur l’enquête que j’ai conduite pendant quinze mois, entre le printemps 2005 et l’été 2007, dans le commissariat d’une grande agglomération de la région parisienne, suivant de jour et surtout de nuit des équipages circulant dans les quartiers de cette banlieue5. Il s’agit d’un travail essentiellement d’observation, incluant des conversations informelles avec les policiers, mais non des entretiens structurés, sauf avec des commissaires, des syndicalistes et des hauts fonctionnaires, autrement dit à l’écart du terrain. Sur ce dernier, j’essayais autant que possible de « faire oublier » ma présence en évitant les artifices habituels de l’enquête sociologique, ce qui était probablement plus facile vis-à-vis du public, dans la mesure où je « sortais » le plus souvent avec des policiers en civil et où j’apprenais parfois ensuite que les personnes auxquelles nous avions eu affaire me prenaient pour un « chef » car j’étais le plus âgé, qu’à l’égard des agents, qui me disaient à l’occasion avec un sourire que si je n’avais pas été là les choses se seraient « passées » bien plus mal pour les individus qu’ils interpellaient.

4. Patrice Mann, « Pouvoir politique et maintien de l’ordre. Portée et limites d’un débat », Revue française de sociologie, 35(3), 1994, p. 435-455. 5. Didier Fassin, La Force de l’ordre. Une anthropologie de la police des quartiers, Paris, Seuil, 2011. La scène décrite plus loin est tirée de cet ouvrage, mais il en est présenté ici une description plus détaillée et surtout une analyse plus serrée.

L’enquête s’est déroulée dans une grande agglomération de la région parisienne dont, malgré une certaine diversité sociale, la population se caractérise en moyenne par un niveau de pauvreté, une proportion de chômeurs, un pourcentage d’étrangers, un taux d’échec scolaire, des chiffres concernant la délinquance et la criminalité qui se situent tous au-dessus de la moyenne régionale. On y trouve plusieurs grandes « cités », c’est-à-dire ensembles de logements sociaux occupés pour l’essentiel par des habitants de milieu populaire et d’origine immigrée, dont certaines bénéficient du statut administratif de « zones urbaines sensibles », qui ouvrent droits à certaines aides de l’État dans le cadre de la politique de la ville.

La circonscription correspondante de sécurité publique, l’une des plus grandes d’Île-de-France par le nombre d’habitants, comporte des unités de policiers en uniforme qui circulent en voiture sérigraphiée et une brigade anti-criminalité, ou BAC, composée d’agents en civil qui se déplacent en véhicule banalisé, un appui par des groupes d’intervention départementaux pouvant avoir lieu en cas de nécessité. En patrouille, les missions des uns et des autres ne diffèrent guère, et du reste, ils interviennent souvent ensemble sur le terrain, à ceci près que les seconds, connus pour leur dureté, usent en effet plus libéralement de la force physique que les premiers. Ils le peuvent d’autant mieux qu’ils jouissent d’une autonomie plus grande que leurs collègues : le chef a un rôle prépondérant ; le recrutement se fait par cooptation ; la relation hiérarchique est directe avec le commissaire.

Cette organisation conduit fréquemment à des excès, dont la presse se fait régulièrement l’écho, à l’occasion d’un accident ou d’une émeute. C’est donc avec les équipages des unités en uniforme et surtout de la brigade anti-criminalité que j’ai sillonné les rues et les quartiers de cette circonscription de sécurité publique.

Ainsi, tandis que l’ethnographie de l’État, telle qu’elle s’est développée au cours des dernières décennies, initialement en sociologie, plus récemment en anthropologie, étudie principalement sa bureaucratie, que l’on considère depuis Weber comme le coeur du fonctionnement étatique6, des recherches récentes ont exploré, en France, divers aspects de l’activité policière à partir d’une observation participante prolongée7. Dans cette perspective, mon enquête a opéré une sorte de décentre-ment en se focalisant sur le quotidien des patrouilles et en étudiant, en somme, « l’État en action8 ». Dans l’esprit de ce que Veena Das et Deborah Poole appellent une « anthropologie dans les marges de l’État9 », je me suis attaché à la périphérie de l’action publique, là où les policiers entrent en contact avec la population, ou plus précisément avec certaines populations marginalisées tant spatialement que socialement, c’est-à-dire là où leur pouvoir discrétionnaire est le plus manifeste et les politiques sécuritaires le plus revendiquées.

Scènes de la vie de banlieue

Considérons, afin de mieux appréhender la différenciation de l’activité policière en fonction du public, les faits suivants. Ils se déroulent en début de nuit.

Deux véhicules de la brigade anti-criminalité stationnent sur le parking de la dalle d’un grand centre commercial, tous feux éteints. À quelques dizaines de mètres de là, une cinquantaine d’étudiants d’une école de commerce située dans une ville voisine fêtent la fin de l’année scolaire sur la terrasse d’un pub et dans l’allée adjacente. La plupart semblent avoir consommé d’importantes quantités d’alcool et fument ostensiblement des cigarettes de haschich. Les policiers les observent de leur voiture.

Ils commentent affablement, imaginant leur fortune (« Qui peut se payer des études à dix mille euros ? ») et s’amusant de leur naïveté (« Ils se promènent avec leurs tout nouveaux portables et en plus ils téléphonent en public ! »). Il n’y a toutefois ni envie à l’égard de la première, à laquelle ils ne conçoivent même pas pouvoir prétendre, ni colère à l’endroit de la seconde, qui risque pourtant de leur donner du travail. Bien au contraire : leurs remarques traduisent plutôt une forme d’émerveillement dans un cas, de bienveillance dans l’autre. Spectateurs de l’ombre des plaisirs d’une jeunesse privilégiée, nous restons ainsi un long moment, dans un silence rompu seulement par les éclats des voix et des rires et, de temps à autre, un début de chahut.

6. Du côté de la sociologie, l’ouvrage pionnier est celui de Michael Lipsky, Street-Level Bureaucracy. Dilemmas of the Individuals in Public Services, New York, Russell Sage Foundation, 1980, dont les prolongements ont été réévalués dans le dossier “Putting street-level organizations first: new directions for social policy and management research”, Journal of Public Administration Research and Theory, 21(2), 2011, p. 199201, sous la direction d’Evelyn Brodkin ; pour la France, ce sont notamment les livres de Vincent Dubois, La Vie au guichet.

Relation administrative et traitement de la misère, Paris, Economica, coll. « Études politiques », 1999, et d’alexis Spire,

Accueillir ou reconduire. Enquête sur les guichets de l’immigration, Paris, Raisons d’agir, 2008. Du côté de l’anthropologie, on peut songer en particulier à : James Ferguson, The Anti-Politics Machine: “Development”, Depoliticization and Bureaucratic Power in Lesotho, Cambridge, Cambridge University Press, 1990 ; Michael Herzfeld, The Social Production of Indifference.

Exploring the Symbolic Roots of Western Bureaucracy, New York, Berg, 1992 ; et au dossier “Bureaucracy: ethnography of the state in everyday life”, Political and Legal Anthropology Review, 34(1), 2011, p. 6-10, coordonné par anya Bernstein et Elizabeth Mertz.

7. Geneviève Pruvost, Profession : policier. Sexe : féminin, Paris, Éd. de la MSH, coll.

« Ethnologie de la France », 2007 ; Jérémie Gauthier, « origines contrôlées. La police à l’épreuve de la question minoritaire à Paris et à Berlin », thèse de doctorat en sociologie, Guyancourt, Université de Saint-Quentin-en-Yvelines, 2012 ; Gwénaëlle Mainsant, « L’État et les illégalismes sexuels. Ethnogaphie et sociohistoire du contrôle policier de la prostitution à Paris », thèse de doctorat en sociologie, Paris, EHESS, 2012.

8. Bruno Jobert et Pierre Muller, L’état en action. Politiques publiques et corporatismes, Paris, PUF, 1987.

9. Veena Das et Deborah Poole (dir.), Anthropology in the Margins of the State, Santa Fe, School of american Research Press, 2004.

Rien ne se passe. Nous finissons par quitter les lieux.

Après avoir patrouillé pendant quelque temps en centre-ville, dans l’attente d’un appel radio qui aurait pu donner un peu de relief à cette soirée trop tranquille, nous nous dirigeons, comme de coutume, vers l’un des quartiers réputés difficiles de l’agglomération.

Sillonnant les ruelles de la cité HLM, nous scrutons les véhicules en stationnement. Dans l’un d’eux, un homme d’une trentaine d’années d’origine maghrébine est assis à la place du chauffeur, écoutant de la musique. Nous nous arrêtons. L’homme est interrogé sèchement (« Qu’est-ce que tu fous dehors à cette heure ? »). Son identité est contrôlée de même que celle de sa voiture, les informations étant transmises au central téléphonique du commissariat pour s’assurer qu’il ne s’agit pas pour l’un d’un individu recherché, pour l’autre d’un véhicule volé. Après s’être enquis de l’éventuelle existence de stupéfiants (« T’es sûr que t’as pas de produits illicites avec toi ? »), les policiers se livrent à une fouille systématique, de l’homme d’abord, poches vidées de leur contenu qui est déposé sur le capot, mains sur la portière, jambes écartées, puis de la voiture, qu’ils explorent minutieusement, en soulevant les tapis et en ouvrant la boîte à gants.

Tout est normal. Nous repartons. Un peu plus loin, trois jeunes discutent paisiblement sur un banc.

Les policiers reconnaissent deux d’entre eux (« C’est pas les frères Boutaleb ? Allez, on les contrôle »). Nouvel arrêt, nouveaux contrôles d’identité, nouvelles fouilles à corps. Visiblement habitués (« Vous savez bien qui on est, vous nous avez contrôlés la semaine dernière »), les trois se laissent faire avec un mélange de fatalisme et d’irritation, tandis que les fonctionnaires leur adressent quelques observations ironiques. Cette fois encore, rien n’est trouvé. Tout comme l’homme dans son véhicule un peu plus tôt, les trois jeunes paraissent dépités, mais se taisent, le visage fermé. Nous reprenons notre maraude sans avoir mis la main sur une petite quantité de résine de cannabis qui aurait pu justifier une éventuelle interpellation.

Comme c’est généralement le cas, malgré la tension perceptible, l’interaction entre les policiers et leur public s’est déroulée sans heurt. Parfois, au contraire, un commentaire insultant ou un geste brutal de la part des agents suscite protestation ou résistance, donnant lieu à une arrestation violente avec contention, au passage de menottes et à la qualification d’outrage et rébellion contre personne dépositaire de l’autorité publique.

Le contraste entre l’insolite stationnement aux abords de la fête étudiante et la routine de ces incursions dans les quartiers populaires est remarquable.

Si l’on s’en tient au délit de possession et d’usage de stupéfiants, on a, d’un côté, une ignorance volontaire de pratiques flagrantes et, de l’autre, une recherche active avec des méthodes invasives. Dans la scène évoquée, les policiers n’ont pas cherché de substances illicites parmi les élèves de l’école de commerce et n’en ont pas trouvé parmi les jeunes des cités HLM.

Il arrive toutefois qu’ils en cherchent et en trouvent chez les uns comme chez les autres, mais dans ces cas, les premiers bénéficient d’une bienveillante indulgence qui se traduit par une simple admonestation, tandis que la loi s’applique avec bien plus de rigueur vis-à-vis des seconds qui nourrissent les effectifs des interpellations pour infraction à la législation sur stupéfiants, dont le nombre a été multiplié par soixante en quatre décennies10. Cette disparité dans l’application de la loi est d’ailleurs sous-tendue par des différences d’attitude et même, pourrait-on dire, d’émotion morale à l’égard de ces deux populations : sympathie à l’encontre des uns, ressentiment à l’égard des autres. Dans la mesure où les policiers sont en grande majorité issus de milieux modestes, on pourrait d’ailleurs déceler un paradoxe dans le fait qu’ils manifestent de l’animosité envers ceux qui leur sont socialement plus proches et de la générosité en faveur de ceux qui leur sont le plus éloignés par les différentes formes de capital dont ils sont dotés. Mais ce serait, dans le premier cas, méconnaître tout ce qui les sépare de leur public, à commencer par leur milieu de socialisation, zone rurale ou ville provinciale contrastant avec le monde de la banlieue où ils occupent leur premier poste et qu’ils disent être une jungle (en très grande majorité blancs, ils ont affaire à un public principalement d’origine nord-africaine et sub-saharienne), et, dans le second cas, surestimer la réalité d’une conscience de classe, qui se révèle bien plus faible que leur sens de l’ordre, y compris de l’ordre social (ils manifestent volontiers de l’estime pour les catégories aisées et du mépris pour les milieux populaires).

L’interprétation de la scène pourrait en rester là.

10. Ivana obradovic, « La pénalisation de l’usage de stupéfiants en France au miroir des statistiques administratives. Enjeux et controverses », Déviance et société, 36(4), 2012, p. 441-469.

On aurait montré l’existence d’inégalité dans la mise en oeuvre d’une justice rétributive : attitude tolérante à l’égard de l’usage de drogues des uns, quête opiniâtre de la possession de haschich chez les autres. On aurait du même coup réfuté l’habituel argument de la discrimination statistique, selon laquelle les policiers s’en prennent plus souvent aux jeunes de milieu populaire et d’origine étrangère parce que la probabilité de trouver des délinquants est la plus élevée parmi eux : en l’occurrence, si le délit auquel les policiers s’intéressaient était la possession et la consommation de stupéfiants, ils se seraient assurés un rendement plus élevé en termes d’interpellations en contrôlant et fouillant les étudiants manifestement sous l’emprise du cannabis que des jeunes de cité pris au hasard11. Pourtant, on n’aurait pas expliqué la raison de la présence prolongée de la brigade anti-criminalité près du lieu où les élèves de l’école de commerce célébraient bruyamment la fin des cours. Puisqu’ils ne voulaient pas s’en prendre à cette proie facile, pourquoi restaient-ils ? J’avais d’abord cru que les gardiens de la paix voulaient éviter que, sous l’effet de l’alcool et du haschich, des débordements ne se produisent, une bagarre n’éclate, un tapage ne suscite des plaintes du voisinage. Je me trompais. Ce n’est qu’un peu plus tard que je compris que la mission de ces unités était en l’occurrence non pas de surveiller les élèves de l’école de commerce, mais de les protéger. En station devant le pub, les agents étaient chargés de prévenir des vols que des délinquants venus des quartiers périphériques auraient pu commettre, profitant de la baisse de vigilance liée aux produits consommés par les étudiants.

Ils devaient s’assurer que la fête se passe bien. Veiller sur la jeunesse dorée en la préservant contre de possibles agressions des jeunes des cités : telle était leur mission.

Les policiers ne fermaient pas seulement les yeux sur des délits qu’ils réprimeraient un peu plus tard dans d’autres lieux, ils défendaient ceux qui les commettaient devant eux. Au fond, ils les protégeaient deux fois : de la loi et de la société.

Mais l’analyse doit aussi aller plus loin, en se situant de l’autre côté de l’invisible barrière sociale, autrement dit non plus du côté des étudiants que les forces de l’ordre épargnent mais du côté des jeunes qu’elles ciblent. À la lumière de l’observation évoquée, en effet, on a jusqu’à présent vu qu’en matière de stupéfiants, la répression des délits discrimine les jeunes en fonction de leur milieu social, de leur origine immigrée et de leur lieu de résidence, avec un fort recoupement de ces trois dimensions. Se contenter de ce constat serait toutefois préjuger que, dans les quartiers en difficulté, les policiers ne font qu’appliquer la législation, certes de façon injuste, mais non de manière infondée, puisqu’au bout du compte ils arrêtent des délinquants.

Observons d’abord que, dans une cité, la découverte d’une petite quantité de cannabis dans une poche ou un recoin d’une voiture n’entraîne pas systématiquement une interpellation : une telle décision dépend de multiples facteurs, tels que le nombre d’affaires déjà réalisées, la proximité de la fin du service, l’humeur des agents, l’attitude du contrevenant, et surtout l’histoire antérieure des relations entre les premiers et le second, la possession de substances illicites étant l’occasion d’arrêter un individu avec lequel les policiers ont un compte à régler (« Ce bâtard, on va lui faire tomber son sursis », disaient-ils parfois, menaçants, à propos d’un homme récemment condamné à une peine de prison non ferme qu’ils jugeaient trop généreuse, mais leur hostilité pouvait trouver son origine dans le simple fait qu’il s’agissait d’un « type qui fait son malin » ou d’un « gars qui veut jouer au con avec nous »)12.

Interrogeons-nous ensuite sur les raisons qui conduisent les policiers à se livrer ainsi à ces pratiques de contrôles d’identité et de fouilles à corps de façon réitérée parmi les jeunes de milieu populaire et d’origine immigrée (ceux qu’ils appellent des « bâtards ») : s’il s’agissait seulement d’arrêter des usagers de drogues, d’une part, tous ceux qu’on trouve en possession de haschich devraient faire l’objet d’une interpellation, ce qui n’est pas le cas, et, d’autre part, la procédure n’appellerait pas la multiplication de brimades, voire de brutalités qui caractérisent ces interactions ; c’est donc autre chose dont il s’agit.

Parlant de l’attitude des jeunes de quartiers populaires confrontés à ce harcèlement quotidien, le commissaire en charge de la sûreté me l’exprimait sans ambages : « Ils ont l’habitude de se faire contrôler.

Pour eux, c’est pas du racisme. C’est comme ça.

On les contrôle, même quand ils ne font rien de mal.

C’est illégal, on le sait, mais on le fait quand même.

Et eux, ils ont l’habitude. Ils donnent leurs papiers : ils les ont toujours sur eux. Ils vident leurs poches.

Ils mettent les mains sur le toit de la voiture. Ils écartent les jambes. Ils se laissent fouiller. On n’a pas le droit non plus de les fouiller, s’ils n’ont rien fait. Mais ça n’empêche : on le fait. » Son propos, particulièrement explicite, appelle trois remarques.

11. Edmund Phelps, “the statistical theory of racism and sexism”, The American Economic Review, 62(4), 1972, p. 659-661. Selon l’explication statistique de la discrimination, utilisée en économie, mais aussi en sociologie et anthropologie du racisme, il n’est pas nécessaire d’avoir des préjugés racistes pour traiter défavorablement les personnes de couleur. Un tel traitement peut être la conséquence d’un calcul rationnel conduisant à sélectionner des individus sur le critère racial simplement parce que la race sert de proxy pour l’objectif que l’on veut atteindre : par exemple, on pourrait ainsi expliquer qu’on contrôle et fouille plus les Noirs et les arabes parce qu’ils sont surreprésentés dans la commission de délits. Voir également Michael Banton, “Categorical and statistical discrimination”, Ethnic and Racial Studies, 6(3), 1983, p. 269-283.

12. John Van Maanen, “the asshole”, in Peter K. Manning et John Van Maanen (dir.), Policing: A View from the Street, Santa Monica, Goodyear, 1978, p. 221238.

Les individus qui suscitaient l’hostilité a priori des policiers dans mon enquête ne correspondaient toutefois pas à la description qui en est faite dans ce texte célèbre sur un point essentiel : il s’agissait presque exclusivement de personnes de milieux populaires appartenant à des minorités, et non de simples importuns.

Premièrement, la dénégation de racisme est une manière de souligner précisément la dimension raciale de ces pratiques, c’est-à-dire le fait qu’elles concernent avec une particulière fréquence des individus d’origine maghrébine ou africaine. Cet élément, longtemps contesté, y compris dans les milieux de la recherche, a été récemment objectivé par une étude quantitative conduite par Open Society qui révèle que, dans les gares parisiennes, les « Noirs » et les « Arabes » ont respectivement six et huit fois plus de chances d’être contrôlés que les « Blancs »13. L’ethnographie permet du reste d’affiner le constat en établissant l’existence de différences qualitatives dans la façon de traiter ces populations, de leur parler, d’user de la force, de recourir à la provocation. Deuxièmement, l’affirmation du caractère illégal des pratiques, tant en matière de contrôle d’identité que de fouilles à corps, révèle la banalisation de la violation de la loi par l’institution supposée la faire respecter, et ce malgré les multiples condamnations par les tribunaux, la Commission nationale de déontologie de la sécurité et le Conseil constitutionnel. Il est certes depuis longtemps établi que les policiers ne respectent pas la loi et Jerome Skolnick va même jusqu’à dire qu’il serait « irréaliste » de le croire possible, car pour procéder à un contrôle d’identité ou à une fouille à corps, ils doivent se fier avant tout à leur sens du caractère « raisonnable » de ces pratiques au regard de la probabilité d’obtenir un résultat14. C’est pourtant supposer que l’efficacité de ces pratiques réside dans l’arrestation de délinquants et de criminels, ce qui est loin d’être la principale raison d’être des contrôles et des fouilles puisqu’elles sont, de l’aveu même de la hiérarchie, le plus souvent inutiles. Troisièmement, en effet, l’assujettissement des populations défavorisées apparaît comme le résultat ultime de ces pratiques qui les constituent comme « propriété de la police15 ». Les jeunes se soumettent docilement au traitement humiliant qui leur est imposé, sachant que c’est leur lot, compte tenu de leur position dans la société, et que la moindre réaction de leur part ne pourrait qu’aggraver leur situation, chose que leurs parents leur enseignent dès l’adolescence : « ne pas répondre aux provocations de la police » est un leitmotiv de la pédagogie familiale des cités.

Ce qui apparaît ainsi au terme de l’analyse de ces scènes ordinaires de la vie de banlieue est une réalité assurément plus complexe que celle dépeinte dans le discours des autorités. La police, peu s’en étonneront, se comporte, en matière de contrôles, de fouilles et de sanctions, de manière différenciée en fonction des publics auxquels elle a affaire, ciblant les classes populaires et les minorités ethniques, en particulier dans l’habitat social. Mais cette discrimination implique plus qu’une simple distribution inéquitable des pratiques répressives : elle en engage la signification même. En protégeant les jeunes de milieu aisé, c’està-dire en leur épargnant les duretés de la loi et en les prémunissant contre d’éventuelles agressions, tout en assujettissant les jeunes de milieu populaire, par des actions visant moins à arrêter des délinquants ou prévenir des délits qu’à marquer leur pouvoir sur des corps, les policiers font tout autre chose que ce que l’on dit ou croit qu’ils font. Comme le montre également Richard Ericson16 dans son étude sur les patrouilles de police canadienne, loin de se contenter de défendre l’ordre public, ils contribuent à la reproduction d’un ordre social dans lequel chacun reste à sa place – ou mieux : apprend à la tenir. Lors des nombreux contrôles d’identité et fouilles à corps auxquels j’ai assisté, je constatais qu’à la différence des jeunes des classes supérieures, rarement soumis à cet exercice il est vrai, mais qui pouvaient faire preuve d’insolence lorsqu’ils l’étaient, les jeunes des quartiers difficiles se pliaient en silence, amers mais résignés, à ces pratiques coercitives. Une fonction sociale essentielle du travail policier réside ainsi dans ce processus d’inculcation, par la contrainte physique, et finalement d’incorporation, par la force de l’habitude, de l’ordre social.

Arrivé à ce point de l’interprétation, on serait tenté de ne voir dans les faits rapportés que l’expression, abondamment documentée dans la littérature savante, du pouvoir discrétionnaire de la police17. Il est bien établi que les agents décident de contrôler ou non, de fouiller ou non, d’interpeller ou non selon la couleur de la peau, le quartier de résidence, l’évaluation morale de l’individu, l’attitude vis-à-vis des forces de l’ordre, la connaissance des antécédents judiciaires, la présence de témoins18. Au fond, tout se jouerait ici et maintenant dans l’interaction entre la police et son public, déterminée par une série de variables renvoyant à des représentations ou des pratiques individuelles.

13. Justice Initiative, Police et minorités visibles : les contrôles d’identité a` Paris, New York, open Society, 2009. on notera que cette étude pionnière a été réalisée par une fondation étasunienne.

14. Jerome H. Skolnick, Justice Without Trial. Law Enforcement in Democratic Society, New York, Macmillan, 1994 [1re éd. 1966].

L’auteur convient qu’il peut exister des points de vue différents sur ce caractère raisonnable, selon qu’on est un policier ou un citoyen.

15. John alan Lee, “Some structural aspects of police deviance in relation to minority groups”, in Clifford Shearing (dir.), Organizational Police Deviance. Its Structure and Control, Scarborough, Butterworth, 1981, p. 49-82. Le sociologue canadien parle de « police property » pour désigner des catégories de population dont la société délègue la prise en charge principalement aux forces de l’ordre.

La formule est traduite par « clientèle policière » ou « gibier de police », ce qui lui donne un sens un peu différent, manquant notamment l’idée de ce pouvoir délégué qui constitue la priorité, in Fabien Jobard, « Le gibier de police immuable ou changeant ? », Archives de politique criminelle, 32(1), 2010, p. 93-105 (le texte qui sert de base à cet article y est attribué par l’auteur à John Lea présenté comme « sociologue anglais » par confusion avec cet autre criminologue qui, lui, appartient en effet à l’école réaliste britannique).

16. Richard V. Ericson, Reproducing Order: A Study of Police Patrol Work, toronto, University of toronto Press, 1982.

17. C. J. Fischer et Rob I. Mawby, “Juvenile delinquency and police discretion in an innercity area”, British Journal of Criminology, 22(1), 1982, p. 63-75.

18. Douglas Smith et Christy Visher, “Street-level justice: situational determinants of police arrest decisions”, Social Problems, 29(2), 1981, p. 167-177 ; Clive Norris, Nigel Fielding, Charles Kemp et Jane Fielding, “Black and blue: an analysis of the influence of race on being stopped by the police”, British Journal of Sociology, 43(2), 1992, p. 207-224.

PRoPoSItIoN de récépissé de contrôle d’identité.

L’approche quantitative, rendue nécessaire par le souci d’établir l’existence de discriminations et d’en expliquer les raisons, a ainsi conduit la plupart des études criminologiques à s’en tenir à une approche isolant la situation de son contexte19. Ce modèle étroitement interactionniste a servi à critiquer l’action de la police, en montrant les différences de traitement en fonction des caractéristiques sociales ou raciales des publics et les préjugés s’y rattachant, ou, à l’inverse, à la justifier, en découvrant derrière ces différences de traitement des rationalités cohérentes et justifiables. Dans tous les cas, c’est en somme laisser les policiers seuls face à leurs actes, comme le font du reste les institutions lorsqu’elles en jugent les déviances dans des commissions de discipline ou, beaucoup plus rarement, des tribunaux correctionnels, et c’est du même coup exonérer les autorités et plus largement la société de leur responsabilité dans la manière dont la police définit et accomplit ses missions.

Variations sur le thème du chiffre

Un soir, alors que l’absence habituelle d’activité rend l’ambiance particulièrement morose et favorise les plaintes à l’égard de l’ingratitude du public, de l’indulgence des magistrats et de l’incompréhension de la hiérarchie, les membres de l’équipage du véhicule dans lequel je me trouve engagent une discussion sur la publication dans la presse de documents révélant l’existence d’objectifs quantitatifs assignés, notamment en matière de contraventions au code de la route, dans plusieurs villes de France. Apprenant que le ministère de l’Intérieur dément cette information, l’un des policiers de la brigade anti-criminalité commente à mon intention : « Ils me font marrer à dire qu’on ne doit pas faire du chiffre : quelle hypocrisie ! Le chef nous a dit qu’il fallait faire trente interpell’ par mois. Si on n’y arrive pas, il suffit de faire des ILS et des ILE. C’est le commissaire lui-même qui l’a expliqué. » Acronymes d’usage courant au sein des forces de l’ordre, les ILS correspondent à des infractions à la législation sur les stupéfiants, pour l’essentiel possession de petites quantités de cannabis destiné à l’usage personnel, et les ILE à des infractions à la législation sur les étrangers, autrement dit défaut de titre de séjour en règle. Le policier ajoute : « Dans la circonscription où j’étais avant, c’était moins. Le chef nous avait dit que si on faisait six à sept gardes à vue par mois, on nous foutrait la paix. Alors, on les faisait – avec des shiteux. » Cette réorientation de leur pratique – du flagrant délit sur des affaires sérieuses à l’interpellation d’usagers de drogues et d’étrangers en situation irrégulière – n’enthousiasme guère les agents. L’un d’eux me confie, un jour que nous attendons le retour de son collègue convoqué par la commission de discipline pour partir en patrouille : « Si c’est pour ramasser des shiteux, c’est pas pour ça que j’ai fait ce travail.

Moi, je suis entré dans la police pour attraper des voleurs.

Je me rends compte que ce qu’on fait ne sert à rien. Tout ce qui compte c’est de faire du chiffre. Un gars avec une boulette de shit, c’est une mise à disposition, les chefs sont contents. » Il est vrai que ces derniers font alors l’objet, à tous les niveaux de la hiérarchie, d’un contrôle qui va, au début des années 2000, jusqu’à la convocation par le ministre de l’Intérieur des préfets et directeurs départementaux de la sécurité publique obtenant les moins bons résultats sur le plan national.

Au sein de l’hôtel de police, comme au niveau de la Direction centrale de la police nationale, l’existence de ces objectifs quantitatifs fait cependant l’objet d’une dénégation farouche. Le commissaire, à qui j’avais posé la question, s’en était même offusqué, contestant avoir établi de tels indicateurs. Plusieurs gardiens de la paix m’avaient toutefois fourni des informations convergentes sur ce qu’on attendait d’eux désormais en termes d’interpellations : les objectifs étaient nettement supérieurs à ce qu’ils étaient en mesure de réaliser au regard de la criminalité accessible à l’action policière et, de fait, au vu des performances constatées avant la mise en place de la nouvelle politique. Le mot d’ordre officiel était néanmoins que ces objectifs chiffrés n’existaient pas. Les fuites qui s’étaient produites dans la presse relevaient donc de maladresses, car comme l’indiquait un syndicaliste de Sud Intérieur20, « dans cette politique, le pouvoir n’utilise que très peu l’écrit qui peut justement permettre au policier de se défendre : “moi, mon commissaire m’a sorti une note de service, je suis obligé d’obéir, c’est un ordre” », une défense toutefois doublée de frustration, car « quand même, est-ce que c’est normal qu’on m’écrive qu’il faille que j’interpelle chaque jour tant de personnes pour tel délit ? ».

19. Donald Black, “the social organization tres » entre la police et son public, en Visher et Laura Davidson, “Equity and encounter-based analysis”, Criminology, of arrest”, Stanford Law Review, 23(6), particulier les jeunes, avec notamment, discretionay justice: the influence of race 40(3), 2002, p. 519-552.

1971, p. 1087-111. Depuis cette étude dans une abondante littérature : John on police arrest decisions”, The Journal 20. Gaétan alibert, Séminaire « Police classique, les travaux se sont multipliés Hepburn, “Race and the decision to arrest: of Criminal Law and Criminology, 75(1), et politique du chiffre », Fondation pour récuser, confirmer ou affiner les an analysis of warrants issued”, Journal of 1984, p. 234-249 ; Stephen D. Mastrofski, Copernic, 13 mai 2010, http://vimeo.

analyses établissant l’existence de dis-Research in Crime and Delinquency, 15, Michael D. Reisig et John D. McCluskey, com/11709244.

criminations raciales dans les « rencon-1978, p. 54-73 ; Douglas Smith, Christy “Police disrespect toward the public: an

S’il est en effet un élément de l’action conduite par le ministère de l’Intérieur de 2002 à 2012 qui fait quasiment l’unanimité contre lui au sein des forces de l’ordre, c’est bien ce qu’on a appelé la « politique du chiffre », à savoir l’évaluation de l’activité au regard d’objectifs quantitatifs fixés a priori en fonction de la situation locale. La suppression de cette politique du chiffre reste symboliquement la première réforme pratique annoncée par le nouveau ministre de l’Intérieur du gouvernement de gauche après les élections nationales de 2012.

La politique du chiffre pourrait être considérée, au premier abord, comme la simple application au domaine de la sécurité d’une transformation de grande ampleur de l’action publique visant à instituer un mode de « gouverner au résultat » dont la LOLF, loi organique relative aux lois de finances, votée en 2001 et généralisée à toute l’administration en 2006, représente la forme la plus universelle21. Elle est toutefois bien plus que cela, car la « culture du résultat » instituée dans la police par Nicolas Sarkozy, d’abord comme ministre de l’Intérieur à partir de 2002, puis comme président de la République à partir de 2007, s’inscrit plus dans une stratégie de communication politique que dans une logique de rationalisation budgétaire22.

Ayant identifié les « préoccupations sécuritaires » de la population comme un enjeu électoral majeur, que la campagne présidentielle de 2002 a spectaculairement révélé23, le nouveau locataire de la Place Beauvau en fait son cheval de bataille pour la conquête de l’Élysée.

Les statistiques de la délinquance et l’action de la police deviennent les moyens privilégiés de la communication politique, ce qui est d’autant plus facile que la France, à la différence d’autres pays occidentaux comme la Grande-Bretagne ou les États-Unis, se caractérise par une organisation nationale et centralisée de ses forces de l’ordre. L’instrumentalisation récente de la question de l’insécurité à des fins électorales et le développement d’actions censées y apporter une réponse doivent toutefois être resituées dans la perspective longue des transformations politiques et structurelles intervenues depuis près d’un demi-siècle.

Sur le plan politique, en effet, les années 1980 sont marquées par deux événements majeurs : d’une part, la gauche conquiert le pouvoir en 1981 après 23 ans de suprématie de la droite ; d’autre part, l’extrême droite connaît une croissance rapide à tous les scrutins à partir des élections municipales de 1983. Fait nouveau sous la Ve République, les partis conservateurs se trouvent donc pris entre deux feux. Face à la montée du Front national, le choix est fait de reprendre à ce dernier ses deux principaux thèmes de campagne, à savoir l’insécurité et l’immigration, du reste souvent associés24.

Le bref retour au pouvoir du parti gaulliste en 1986, puis pour une période plus longue à partir de 1993, est l’occasion de mettre en oeuvre une double politique de lutte contre l’insécurité et de contrôle de l’immigration, accompagnée d’un discours de plus en plus explicitement racialisé, raciste et xénophobe25. Ministre de l’Intérieur sous les deux gouvernements conservateurs de cohabitation, Charles Pasqua est l’artisan d’importantes réformes modifiant dans le sens d’un durcissement le code pénal et le code de procédure pénale, d’une part, la législation sur l’entrée et le séjour des étrangers et le code de la nationalité, d’autre part.

Au cours des trois dernières décennies, la radicalisation des discours et des réglementations autour de ces deux thèmes s’est toutefois étendue à l’ensemble du spectre électoral, incluant la gauche lorsqu’elle est au pouvoir pendant cette période. Elle se traduit à la fois par une incessante réécriture de la loi et par une application de plus en plus stricte de cette dernière.

Ainsi, les conditions de réalisation légale des contrôles d’identité font l’objet d’un élargissement à un but préventif, et non plus seulement répressif, permettant de les justifier presque dans n’importe quelle circonstance ; de nouveaux délits sont créés, tels l’occupation des halls d’immeuble ou l’outrage à l’hymne national, tandis que d’autres donnent lieu à une répression plus systématique, comme l’usage de stupéfiants ; les gardiens de la paix sont encouragés à déposer plainte pour outrage et rébellion à personne dépositaire de l’autorité publique ; les procédures de jugement en temps réel et notamment de comparution immédiate pour les majeurs et de présentation immédiate pour les mineurs se multiplient ; l’instauration de peines plancher réduit les possibilités d’individualisation des peines par les magistrats

21. albert ogien, « La valeur sociale du chiffre. La quantification de l’action publique entre performance et démocratie », Revue française de science économique, 1(5), 2010, p. 19-40.

22. Dominique Montjardet, « Comment apprécier une politique policière ? Le premier ministère Sarkozy (7 mai 200230 mars 2004) », Sociologie du travail, 48(2), 2006, p. 188-208.

23. Philippe Robert et Marie-Lys Pottier, « Les préoccupations sécuritaires : une mutation ? », Revue française de sociologie, 45(2), 2004, p. 211-242.

24. Didier Fassin, alain Morice et Catherine Quiminal (dir.), Les Lois de l’inhospitalité.

Les politiques de l’immigration a` l’épreuve des sans-papiers, Paris, La Découverte/ Essais, coll. « Cahiers libres », 1997 ; et Laurent Mucchielli, Violences et insécurité.

Fantasmes et réalités dans le débat français, Paris, La Découverte, 2001. Si la droite traditionnelle commence à s’aligner sur le Front national, la gauche socialiste n’est cependant pas en reste, Laurent Fabius déclarant en septembre 1984 : « L’extrême droite, ce sont de fausses réponses à de vraies questions » et mettant en place peu après les premières restrictions au regroupement familial.

25. Loi du 9 septembre 1986, assimilant de séjour irrégulier à un trouble à l’ordre public et donnant au préfet le droit de prononcer une mesure de reconduite à la frontière.

Loi du 22 juillet 1993, restreignant les conditions d’obtention de la nationalité française. Loi du 10 août 1993, étendant le contrôle d’identité à titre préventif, indépendamment du comportement de la personne. Loi du 24 août 1993, allongeant la durée possible de rétention, limitant les possibilités d’intervention du juge et permettant d’assortir la reconduite à la frontière d’une interdiction du territoire.

. Conforté par une rhétorique de la peur, cet arsenal de lois et de mesures, qui constitue le « problème de l’insécurité » et la « question immigrée » en même temps qu’il semble lui apporter des solutions, apparaît comme d’autant plus remarquable qu’il se déploie dans une période où les statistiques officielles de la criminalité montrent un déclin régulier des actes les plus graves, à savoir les homicides mais également les cambriolages26.

Les augmentations de la délinquance qui alimentent le débat public et les inquiétudes de la population concernent principalement des déplacements de la définition des délits et traduisent donc surtout une moindre tolérance à des formes diverses d’incivilité et un accroissement des tensions entre classes sociales.

Le tournant répressif ne vise cependant pas de manière uniforme toute la population. Il est à cet égard significatif que la sévérité affichée à l’encontre de la petite délinquance voire de la simple incivilité s’accompagne d’une tolérance croissante à l’égard de la criminalité financière et des pratiques de corruption, à propos de laquelle un rapport de l’OCDE fustige la France27.

En fait, la politique pénale de l’État cible de façon particulière certains délits, certains territoires, certaines catégories qui ont été progressivement circonscrits par les discours publics et les textes juridiques.

Car, sur le plan structurel, la société française a connu des transformations importantes depuis le début des années 1980. La résorption des bidonvilles où s’entassaient les familles immigrées et des cités d’urgence où se concentrait un certain prolétariat français s’est effectuée dans le cadre de programmes d’habitat social aboutissant à la création de grands ensembles au sein desquels la mobilité sociale et la diversité ethnique ont rapidement décliné, aboutissant à une ségrégation des classes populaires d’origine immigrée africaine dans ces logements sociaux délaissés par les pouvoirs publics28. Les violences urbaines qui se sont multipliées à partir du début de la décennie 1980 ont brutalement révélé cette réalité, où la conjonction des dimensions spatiales, sociales et raciales reproduit, sur un mode particulier à l’histoire tant urbaine que coloniale de la France, des schèmes bien étudiés dans d’autres contextes29, soulignant le rôle des discriminations, qui y sont demeurées longtemps méconnues voire niées. Pendant les trente dernières années, alors que les disparités s’approfondissaient entre ces territoires et le reste du territoire national, la réponse gouvernementale a été principalement de deux ordres. D’un côté, la mise en place d’une politique de la ville a consisté en une série de mesures ponctuelles, modestes et discontinues ciblées sur ce que le langage administratif a désigné comme des « zones urbaines sensibles ». De l’autre, le déploiement de dispositifs de répression s’est opéré à travers la multiplication de réponses spécifiques, en particulier la technique de saturation de l’espace par l’importance des effectifs policiers, comme lors d’une série d’interpellations dans une cité de Villiers-le-Bel qui a mobilisé un millier d’agents en 2008, et le recours à des unités spéciales, notamment les brigades anti-criminalité, dont la première a été créée à Paris en 1993. L’État a ainsi largement privilégié la dimension punitive de son intervention par rapport à la dimension réparatrice.

Mais il ne suffit pas de dire que l’État pénal a pris le pas sur l’État social. Il faut aussi comprendre que l’application même de la politique répressive est sélective.

Ainsi qu’on l’a vu dans le cas discuté au début, la criminalisation de l’usage du cannabis vaut pour les jeunes des quartiers populaires, mais non pour les étudiants d’école de commerce. Il importe donc, dans la discussion de l’action publique, de distinguer ce qui relève de la justesse (par exemple, doit-on criminaliser l’usage de cannabis ?) et ce qui relève de la justice (en l’occurrence, criminalise-t-on tous les usagers de la même façon ?). Or, le débat sur la législation en matière de stupéfiants porte presque toujours sur le premier aspect, qui sert alors à occulter le second30. On sait qu’aux États-Unis la « guerre contre la drogue » n’a pas seulement conduit à une multiplication par cinq de sa population pénale en un quart de siècle, plaçant ce pays au premier rang mondial pour la proportion de ses habitants incarcérés.

Elle a aussi été ciblée sur les quartiers d’habitat social et les populations noires pauvres, aboutissant à ce que la probabilité d’avoir connu la prison pour un trentenaire est de 3 % pour un Blanc et 20 % pour un Noir, s’élevant à 60 % parmi ces derniers lorsqu’ils n’ont pas achevé leur scolarité31. Or les études statistiques établissent que ce n’est pas la fréquence de l’usage de drogues qui diffère entre ces groupes mais le profilage socioracial effectué par la police.

26. Laurent Mucchielli et Philippe Robert, Crime et sécurité. L’état des savoirs, Paris, La Découverte, coll. « L’état des savoirs », 2002.

27. oCDE, Rapport de phase 3 sur la mise en oeuvre par la France de la Convention de l’OCDE sur la lutte contre la corruption, octobre 2012, http://www.oecd.org/fr/ daf/anti-corruption/FrancePhase3FR.pdf.

28. Jean-Marie Delarue, Banlieues en difficultés.

La relégation, Rapport au ministre d’État, ministre de la Ville et de l’aménagement du territoire, Paris, Syros alternatives, 1991 ; Éric Maurin, Le Ghetto français.

Enquête sur le séparatisme social, Paris, Seuil/La République des idées, 2004.

29. Douglas Massey et Nancy Denton, American Apartheid: Segregation and the Making of the Underclass, Cambridge (Ma), Harvard University Press, 1993.

30. Patrick Peretti-Watel, François Beck et Stéphane Legleye, « Usagers interpellés, usagers déclarés : les deux visages du fumeur de cannabis », Déviance et société, 28(3), 2004, p. 335-352.

31. Becky Pettit et Bruce Western, “Mass imprisonment and the life course: race and class inequality in US incarceration”, American Sociological Review, 69(2), avril 2004, p. 151-169.

32. Ezekiel Edwards, Will Bunting et Lynda Garcia, The War on Marijuana in Black and White, New York, american Civil Liberties Union, 2013, 185 p. En 2010, la proportion d’usagers de marijuana au cours des douze derniers mois était de 14,0 % parmi la population noire et de 11,6 % au sein de la population blanche ; ces chiffres étaient de 27,6 % et 33,4 % respectivement pour ces deux catégories dans le groupe des 18 à 25 ans. Les Noirs avaient cependant 3,73 fois plus de risque d’être arrêtés pour simple usage, cet écart atteignant 5 lorsqu’il s’agissait des districts les plus pauvres.

Ainsi, une enquête conduite au niveau national établit que, tandis que la proportion de consommateurs de marijuana est quasiment équivalente parmi les Blancs et parmi les Noirs, le risque d’être arrêté pour cette raison est 3,73 fois plus élevé pour les seconds que pour les premiers32. On ne dispose pas de statistiques permettant de telles comparaisons pour ce qui concerne la France, car ni la nationalité des individus interpellés ni a fortiori leur phénotype ne semblent avoir fait l’objet d’étude33. Cependant, pour des raisons qui tiennent aux différences de lieux d’usage (espace public ou privé) et aux disparités des pratiques policières (quartiers visités, individus fouillés) plus qu’aux différences de fréquence de consommation, le risque d’être interpellé pour usage de stupéfiants est considérablement plus élevé parmi les jeunes de milieu modeste et d’origine immigrée que parmi les jeunes des classes moyennes et supérieures et d’apparence européenne.

Au demeurant, la politique du chiffre s’est révélée un outil particulièrement efficace pour accentuer cette évolution. Compte tenu de la délinquance accessible, c’est-à-dire à la fois de la quantité et des caractéristiques des actes délictueux commis (très fréquents, les vols de téléphone portable donnent très rarement lieu à un flagrant délit car la police ne peut arriver sur place à temps), les objectifs fixés dans les années 2000, variables en fonction des circonscriptions et des unités, étaient généralement inatteignables. Ils reposaient sur deux critères : le nombre d’actes et le taux d’élucidation. Le premier pouvait correspondre à des contraventions, des arrestations, des gardes à vue, etc., tandis que le second mesurait la proportion de cas où le coupable était identifié. De façon à réaliser les objectifs déterminés par leur hiérarchie en termes d’interpellations, les policiers de la brigade anti-criminalité complétaient leurs statistiques avec deux types de délit, qu’ils qualifiaient de « variables d’ajustement » : les infractions à la législation sur les stupéfiants et les infractions à la législation sur les étrangers. Dans les deux cas, les prises étaient faciles.

Dans les deux cas, le coupable était arrêté. Le nombre d’actes augmentait avec le taux d’élucidation.

Dans la mesure où un dixième des jeunes de 17 ans disent être consommateurs de cannabis34, on comprend qu’il n’est pas difficile de trouver des usagers en possession d’une petite quantité de résine. Les policiers ne les cherchaient cependant jamais aux alentours des lycées ou des universités, pas plus qu’ils ne se livraient à de telles investigations dans les zones résidentielles de l’agglomération. Les quartiers d’habitat social, ainsi que certains sites de centre-ville fréquentés par les jeunes des cités, bénéficiaient en revanche de toute leur attention et le ciblage des contrôles d’identité et des fouilles des individus et, le cas échéant, de leur véhicule conduisaient à ne trouver des produits illicites que parmi ces jeunes. Durant les quinze mois de mon enquête, toutes les interpellations pour usages de stupéfiants auxquelles j’ai assisté concernaient ces derniers. Quant aux étrangers en situation irrégulière, la publicité faite par le gouvernement autour du nombre de reconduites à la frontière redoublait les effets plus généraux de la politique du chiffre, en faisant de ces interpellations une priorité, souvent rappelée par les supérieurs.

Il était là encore aisé de les réaliser, soit au hasard de rencontres lors des patrouilles, soit à l’occasion de coups de filet organisés notamment à la sortie des gares. Presque toujours, les contrôles d’identité réalisés dans ces conditions étaient illégaux, puisqu’ils étaient orientés en fonction de l’apparence de la personne et relevait donc de pratiques typiquement discriminatoires, condamnés par la justice dans les rares cas où ils donnaient lieu à plainte35. Mais les agents savaient bien que ce n’étaient pas les Maliens, les Algériens ou les Turcs sans titre de séjour qui se plaindraient de ces irrégularités et, quand bien même le juge des libertés et de la détention les relèverait au tribunal lors de la décision de maintien en local de rétention, cela n’aurait plus guère d’importance, car l’acte serait déjà comptabilisé, son élucidation avérée et même, devrait-on ajouter, l’effet d’intimidation des étrangers obtenu.

Effectuer ces prises sans gloire n’était assurément pas du goût d’une partie des policiers qui ne concevaient pas ainsi leur fonction sociale : interpeller des « shiteux » et des « sans-papiers » quand ils s’étaient imaginés, du moins le disaient-ils, dans le rôle plus noble de celui qui arrête « des voleurs et des voyous » était une forme de déclassement et une source de désillusion, dont ils me faisaient parfois part dans les longues heures passées à patrouiller en voiture dans l’attente, souvent déçue, d’un appel pour une intervention. Ils s’y résignaient cependant. Certains affirmaient choisir d’orienter leurs actions préférentiellement vers l’une ou l’autre de ces cibles faciles en fonction de critères moraux ou idéologiques. Quelques-uns déclaraient « faire des ILS », considérant ces infractions plus sérieuses que la simple absence de titre de séjour et la reconduite à la frontière plus pénalisante que la sanction pour usage de cannabis. D’autres s’enorgueillissaient au contraire de « faire des ILE » en expliquant que, puisqu’ils trouvaient qu’il y avait trop d’immigrés dans le pays, ils accomplissaient une oeuvre d’intérêt national.

33. Marie-Danièle Barré, thierry Godefroy des toxicomanies, 19, mars 2000, 55 p. sence d’antécédents judiciaires. Il n’est pas 35. Cécile Barberger, Caroline Moreau et Christophe Chapot, Le Consommateur L’enquête, très détaillée, ne donne comme donné d’indication sur la catégorie socio-et Brigitte Munoz Perez, Le Contentieux de produits illicites et l’enquête de police caractéristique des individus interpellés professionnelle, la nationalité ou l’origine. judiciaire des étrangers, Paris, ministère judiciaire, Étude exploratoire à partir des pour usage de drogues que le groupe d’âge 34. observatoire français des drogues et de la Justice, Direction des affaires civiles procédures de police judiciaire, Paris, (mineur ou majeur), l’existence d’une activité des toxicomanies, Drogues, chiffres clés, et du sceau, janvier 2008, 73 p.

observatoire français des drogues et (est scolarisé ou a une profession) et la pré-Saint-Denis-La-Plaine, oFDt, juin 2013, 8 p.

ÉCUSSoNS DE BRIGaDES aNtICRIMINaLItÉ de la région parisienne.

« on en était arrivé à une situation avec un chef de meute et une meute qui allaient produire plus de dégâts en allant sur le terrain et en fonctionnant comme ça que régler des problèmes. Il fallait qu’on remette de l’ordre dans la BaC, parce que c’est elle qui nous fait le plus de dommages à l’extérieur. Et ce qui était vrai dans ce département pouvait l’être aussi ailleurs. » (ancien responsable du Service d’ordre public d’un département de la région parisienne, janvier 2008).

Lors de la campagne présidentielle de 2007, l’expression de cette hostilité à l’encontre des étrangers devint d’ailleurs plus manifeste tandis que les thèmes traditionnellement de l’extrême droite se faisaient plus présents dans les discours de la droite, conformément à la stratégie revendiquée de reconquête de l’électorat du Front national.

Dans les semaines qui précédèrent et suivirent l’élection annoncée et finalement remportée par Nicolas Sarkozy, le local de la brigade anti-criminalité se couvrit de posters et d’autocollants à caractère ouvertement raciste et xénophobe. Lors des sorties en patrouille dans la ville, le chef de l’unité et les membres de plusieurs équipages arboraient fièrement un tee-shirt noir sur lequel on pouvait lire, entre un drapeau français et un casque franc, l’inscription « Patriot 732 ».

Les chiffres se référaient à la bataille de Poitiers dont le récit national a fait un événement historique marquant l’arrêt de la progression des Arabes vers le nord et symbolisant la victoire de l’Europe chrétienne sur l’envahisseur musulman. Ces policiers étaient ceux qui, sur le terrain, se montraient le plus provocateurs à l’égard des jeunes d’origine immigrée, cherchaient le plus ouvertement à les humilier et recouraient le plus facilement à l’insulte et à la brutalité lors des contrôles et des fouilles, dans l’attente d’une réplique ou d’un geste qui permettrait une interpellation pour outrage et rébellion contre personne dépositaire de l’autorité publique. Un commissaire, qui faisait toujours preuve d’un grand sens du devoir et dont le discours n’avait jamais trahi la moindre sympathie envers l’extrême droite, m’expliqua qu’il lui était difficile d’intervenir pour interdire le port de ce tee-shirt, car il y perdrait la confiance de ses hommes dont il avait besoin pour rester informé de ce qui se passait sur le terrain.

Il est vrai que les dérives de l’État sur le terrain faisaient écho à celles qui s’exprimaient dans le discours de ses plus hauts responsables, multipliant les commentaires stigmatisants sur les étrangers en général, les Africains et les musulmans en particulier.

Assurément, il existait au sein de l’unité – et a fortiori au sein du commissariat – des policiers qui ne partageaient pas les idées racistes et xénophobes de leurs collègues.

Ils se montraient généralement plus respectueux tant des règles de leur métier que des habitants de la circonscription.

Certains se révélaient du reste plus efficaces dans la réalisation de leurs objectifs sans avoir à en passer par les interpellations d’usagers de cannabis ou d’étrangers en situation irrégulière. Le fait remarquable était cependant l’aisance avec laquelle les membres les plus radicaux et violents de la brigade anti-criminalité exhibaient les marqueurs de leur idéologie et la licence dont ils bénéficiaient de la part de leurs supérieurs et même des autres membres. Comme je me demandais si le lieu où j’avais conduit mon enquête était une exception, j’eus un élément de réponse à l’occasion d’un entretien avec un ancien responsable départemental du Service d’ordre public. Lorsqu’il avait pris ses fonctions plusieurs années auparavant dans la région parisienne, il s’était efforcé, m’expliqua-t-il, de réformer la brigade anti-criminalité qui opérait sur son territoire en se rendant compte que « son fonctionnement relevait du copinage avec des gens qui n’étaient pas formés et qui avaient été recrutés par le biais d’amitiés pas toujours très saines ». Il ajouta : « On en était arrivé à une situation avec un chef de meute et une meute qui allaient produire plus de dégâts en allant sur le terrain et en fonctionnant comme ça que régler des problèmes. Il fallait qu’on remette de l’ordre dans la BAC, parce que c’est elle qui nous fait le plus de dommages à l’extérieur. Et ce qui était vrai chez nous pouvait l’être aussi ailleurs. » Basée sur une expérience initiale dans un autre département que celui où j’avais conduit mon enquête et sur des responsabilités nationales ultérieures qui lui donnaient une vision bien plus ample que la mienne, sa remarque confortait mes observations ethnographiques.

Plusieurs autres témoignages de policiers, de magistrats, de fonctionnaires territoriaux et d’élus locaux, notamment après la sortie de mon livre, me montrèrent que mes observations n’étaient pas isolées et que mon étude de cas ne concernait pas un cas limite, mais reflétait une réalité qui n’étonnait guère certains « acteurs de terrain ». Pour autant, cette enquête ne pouvait évidemment prétendre à une quelconque représentativité, puisque je n’avais été en mesure de la conduire que dans une circonscription de sécurité publique, mes demandes ultérieures d’autorisation de recherche ayant été rejetées.

En revanche, ce que l’ethnographie rendait possible, c’est l’analyse fine des faits eux-mêmes (par exemple, la reconnaissance de formes de discrimination que les approches légales rendent invisibles) et des mécanismes qui les sous-tendent (notamment la manière dont les discours et les injonctions des autorités favorisent et légitiment les pratiques discrétionnaires, la convergence des uns et des autres aboutissant à une distribution à la fois inégale et inappropriée des sanctions). Tous éléments qu’il est plus difficile de cerner avec les études quantitatives déléguées à des enquêteurs.

Il importe en effet de distinguer deux manières distinctes de « monter en généralité » à partir d’une recherche. La première, qu’on peut qualifier d’horizontale, vise à généraliser à l’ensemble d’un territoire ou d’un groupe : la question est celle de la représentativité statistique qui suppose un échantillon géographique ou démographique tiré au sort. La seconde, qu’on peut dire verticale, vise à généraliser la compréhension en profondeur des logiques et des processus : la question est celle de l’intelligibilité sociologique ou anthropologique qui implique de rendre compte de la complexité des phénomènes étudiés. L’ethnographie ne peut évidemment se réclamer que de cette dernière forme de montée en généralité. Tout comme l’histoire singulière de Quesalid permet de comprendre la cure chamanique, ou bien l’observation unique d’un combat de coqs donne accès au fonctionnement des relations sociales à Bali36, l’étude d’une brigade anti-criminalité et la description de quelques scènes significatives de leur travail de patrouille révèlent les mécanismes par lesquels le pouvoir discrétionnaire des policiers est non seulement compatible avec l’application d’une politique gouvernementale, mais peut en être, sinon la condition, du moins la modalité la plus efficace de mise en oeuvre. Le pouvoir de l’ethnographie, c’est qu’elle montre – littéralement – ces mécanismes, à travers le banal et le quotidien, comme dans les deux scènes présentées ici, plutôt que dans le spectaculaire et l’exceptionnel, que représentent les faits divers37.

Et c’est probablement là ce qui trouble le plus le lecteur : l’ethnographie redonne à un ordinaire auquel s’étaient habitués les acteurs tout comme ceux qui les étudient la force de ce qui, soudain, ne va plus de soi.

« La BAC, c’est un mal nécessaire », me disait un commissaire, chef d’une grande circonscription de la première couronne parisienne éloignée du lieu de mon enquête.

Tout en récusant la formule avec véhémence devant moi, un inspecteur général proche du ministre de l’Intérieur devenu président de la République en développait le sens et en confortait le bien-fondé.

Il expliquait, à propos des directeurs départementaux de la sécurité publique, dont il connaissait bien la fonction pour l’avoir lui-même occupée : « Le problème, c’est qu’ils sont souvent redevables à ces BAC, parce que c’est la structure sur laquelle en dernier recours ils peuvent toujours se reposer. On est dans un système pervers dans lequel ils n’osent pas trop les toucher parce qu’elles les servent quelque part. Les BAC sont les bien-aimées de leurs supérieurs parce que c’est elles qui font du chiffre. » Qu’elles le fassent en interpellant d’inoffensifs consommateurs de cannabis ou étrangers en situation irrégulière au lieu de ce que les policiers considèrent comme de véritables délinquants ou criminels, et en suscitant des outrages et rébellions contre personnes dépositaires de l’autorité publique au risque de provoquer des troubles plus graves, est au fond de peu d’importance du point de vue de l’institution.

Moyennant quelques excès que leur hiérarchie excuse par avance, voire favorise, les agents de ces unités spéciales font à la fois ce qu’ils veulent et ce qu’on attend d’eux. Ils exercent, jusque dans la déviance, le pouvoir discrétionnaire qui caractérise l’activité policière, et ils mettent en oeuvre, y compris dans leurs débordements, les politiques sécuritaires que les gouvernements successifs pensent dans leur intérêt de conduire. C’est pourquoi les scandales qui marquent l’histoire des brigades anti-criminalité, les émeutes que leurs actions ont déclenchées et les dénonciations dont elles font régulièrement l’objet n’affectent pas leur légitimité. D’ailleurs, elles perdurent au gré des changements de majorité présidentielle, quand la seule instance indépendante susceptible d’en critiquer les pratiques, la Commission nationale de déontologie de la sécurité a, elle, été dissoute.

Il serait toutefois simpliste et erroné de focaliser exclusivement l’analyse sur ces unités qui constituent seulement la partie visible d’un dispositif répressif plus large incluant les autres services de sécurité publique qui opèrent dans des conditions similaires. L’État peut ainsi faire croire à la population qu’à travers ce dispositif qui se concentre sur les territoires les plus relégués et les populations les plus précaires, il oeuvre pour la sécurité collective et pour le bien commun lorsqu’au mieux il se contente de reproduire l’ordre social, au pire en vient à menacer l’ordre public. Cependant, même dans ce cas, il y trouve une justification supplémentaire de son activité de répression et du ciblage qu’elle opère.

Si l’État peut être défini, selon la fameuse formule webérienne, par le monopole de l’usage légitime de la force physique à laquelle Pierre Bourdieu ajoute la violence symbolique38, alors l’étude empirique de ce que fait la police dans les lieux où s’exercent avec le plus d’évidence cette force physique et cette violence symbolique mérite une attention particulière. Le risque de toute ethnographie, et celle de l’État singulièrement, est cependant de s’en tenir au local, à l’interaction, à ce qui se joue ici et maintenant, en l’occurrence entre une institution et son public. Une ethnographie critique doit donc articuler cette observation rapprochée et une lecture distanciée, celle qui permet d’établir des ponts entre les niveaux micro- et macrosociologique, de relier les actions individuelles et les processus structurels.

Le travail quotidien des gardiens de la paix, et notamment dans les brigades anti-criminalité, ne prend en effet toute sa signification que lorsqu’il est appréhendé par rapport aux transformations économiques, politiques et morales qui s’opèrent dans l’espace social.

C’est alors que la distribution inégale des pratiques policières peut être comprise comme la manière qu’a l’État de prolonger et de conforter la distribution inégale des ressources sociales en légitimant ces disparités croissantes et contenant la possibilité de les contester.

36. Claude Lévi-Strauss, « Le sorcier et sa magie », in Anthropologie structurale, Paris, Plon, 1958, p. 183-203 ; et Clifford Geertz, “Deep play: notes on the Balinese cockfight”, in Clifford Geertz (dir.), The Interpretation of Cultures, New York, Basic Books, 1973, p. 412-453. 37. Didier Fassin, “Why ethnography matters: on anthropology and its publics”, Cultural Anthropology, 28(4), novembre 2013, p. 621-646. 38. Pierre Bourdieu, Sur l’état. Cours au Collège de France 1989-1992, Paris, Raisons d’agir/Seuil, coll. « Cours et travaux », 2012.