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Didier Fassin : "On n'entend pas ce que les gens ont à dire sur eux-mêmes"
LE MONDE DES LIVRES 11.11.2010
Par Laurent Jeanpierre

Origine : http://www.lemonde.fr/livres/article/2010/11/11/didier-fassin-on-n-entend-pas-ce-que-les-gens-ont-a-dire-sur-eux-memes_1438465_3260.html

La nouvelle n'a pas défrayé la chronique, mais elle a circulé rapidement dans le petit milieu des sciences humaines françaises : à l'heure où il est coutumier de se plaindre du déclin de celles-ci sur la scène internationale, l'année dernière, un chercheur parisien était pour la première fois nommé professeur dans la faculté de science sociale du prestigieux Institute for Advanced Study de l'université de Princeton. Créé en 1930 par une famille de philanthropes américains, ce centre de recherche a notamment eu pour membres Albert Einstein, l'historien d'art Erwin Panofsky ou l'anthropologue américain Clifford Geertz. Didier Fassin, le récent élu de l'institution d'élite, est lui aussi anthropologue. Deux de ses ouvrages viennent de paraître en France. Ils permettent de saisir la diversité et l'originalité du projet intellectuel qui lui vaut aujourd'hui les honneurs outre-Atlantique.

Le premier de ces livres - Santé publique. L'Etat des savoirs, travail collectif codirigé avec Boris Hauray - dresse un panorama contemporain de la santé publique. Il montre que celle-ci n'a cessé d'étendre son territoire, qu'elle est une des questions les plus politisées des sociétés contemporaines, et que la médecine n'y représente plus, depuis bien longtemps, la seule expertise mobilisée. La santé est aujourd'hui non seulement une science, mais une politique de l'homme.

Le second livre que Didier Fassin publie ces jours-ci - La Raison humanitaire. Une histoire morale du temps présent - s'interroge sur la mobilisation croissante de sentiments comme la compassion ou la solidarité dans l'action publique et privée. L'intuition principale de son auteur est qu'il convient de regarder avec les mêmes lunettes des politiques apparemment très différentes, comme la mise en place de lieux d'écoute pour toxicomanes dans les banlieues françaises, la distribution d'aides d'urgences aux chômeurs, le traitement des demandes d'asile et des étrangers sans papiers, mais aussi l'aide internationale en Irak, la lutte contre le sida en Afrique du Sud. Dans chacune de ces situations analysées par Fassin depuis plus de quinze ans, des autorités ou des associations mettent en place ce qu'il appelle un "gouvernement humanitaire". Il s'agit d'un mode de contrôle des populations où l'assistance qu'elles reçoivent dépend de leurs qualités morales et où le recours aux émotions, comme lors des catastrophes naturelles médiatisées, tient lieu de solution politique.

Pour comprendre l'articulation entre ces deux livres apparemment éloignés, l'un sur la santé publique, l'autre sur la morale humanitaire, il faut se tourner vers le parcours singulier de leur auteur. Dès le lycée, Didier Fassin forge sa vocation de médecin pendant la guerre du Bangladesh de 1971. Jeune praticien, il part dans les années 1980 exercer à Calcutta puis en Tunisie, où il élabore des programmes de dépistage. "Je me rendais compte, confie-t-il aujourd'hui, que l'outil médical était insuffisant parce que la médecine donne un accès pauvre à la relation humaine et ne permet pas de réfléchir politiquement aux inégalités constatées sur le terrain." Il décide alors de faire une thèse d'anthropologie avec Georges Balandier sur la maladie et son traitement dans la banlieue de Dakar. Fassin est convaincu qu'expliquer les différences de rapport à la santé par la culture est une erreur. Ces explications, qui attribuent la résistance aux méthodes contraceptives en Afrique à des croyances locales, par exemple, "blâmaient la victime, dit-il. C'est encore le cas aujourd'hui, on le voit aussi bien dans les pays du Sud que dans les banlieues françaises".

Devenu anthropologue de la santé, le médecin va se faire sociologue, comme son frère Eric qui l'a conseillé dans ses mues successives. Il continue à faire des enquêtes à l'étranger, en Equateur, en Afrique du Sud, mais il se penche parallèlement sur le traitement de la pauvreté, de l'exclusion et des immigrés dans son propre pays. Il étudie par exemple la "rhétorique" qu'emploient les citoyens pour obtenir une assistance de l'Etat ou bien le discours des gouvernants lorsqu'ils régularisent certains étrangers "pour raison médicale". Il s'interroge aussi sur le fait qu'il faut être "méritant" - un terme vague, qui laisse toute latitude aux décideurs - afin de bénéficier des aides pourtant dites "d'urgence", comme celle que Lionel Jospin accorda après le mouvement des chômeurs de 1997-1998.

Vice-président de Médecins sans frontières (MSF) de 2001 à 2003, Didier Fassin devient un expert des contradictions propres à l'action humanitaire. De commissions d'attribution en commissions d'aide, il a traqué les critères, toujours différents, toujours locaux, de répartition des crédits ou des droits par les organismes publics ou les associations chargés des plus défavorisés. Ces situations d'enquête - où il se trouve parfois engagé en personne - et donc "impures vis-à-vis de la science", comme dans le cas de MSF, sont, selon lui, les plus fécondes. Elles permettent d'accéder à des raisonnements qu'on ne verrait pas en se tenant à l'extérieur et qu'on critiquerait alors avec une trop grande généralité et par conséquent sans effets. "Ce qui se fait d'intéressant en sciences sociales, résume aujourd'hui le chercheur, se fait aux frontières" de la participation et de l'observation.

Fassin découvre ainsi que, depuis vingt ans, les débats publics ont été profondément reformulés. "Les inégalités sont traduites en souffrance sociale, les violences en termes de traumatismes, les questions politiques en termes humanitaires", note-t-il. Les médecins tiennent certainement un rôle important dans ce tournant compassionnel de la politique. Aussi l'extension du domaine de la santé et la moralisation de l'action publique ont-ils partie liée.

Toutefois, il ne suffit pas de réduire ce mouvement à un hygiénisme élargi ou à une forme de domination nouvelle des puissants sur les faibles. La démarche critique que Fassin déploie consiste plutôt à se demander ce qui est gagné ou perdu par le développement du "gouvernement humanitaire" auquel il est devenu difficile de se soustraire. "D'un côté, dit-il, on bénéficie d'une proximité humaine, on peut soulager et sauver des vies. De l'autre, on estompe la question du droit et de la justice, et on n'entend pas ce que les gens ont à dire sur eux-mêmes. Cela revient à nier leur subjectivité politique."

Aujourd'hui, ce médecin prépare peut-être une autre conversion. Il s'intéresse à la manière dont l'Etat français traite les banlieues à travers sa police, ses prisons ou sa justice. Les logiques compassionnelles ne sont pas seules, en effet, à dicter les nouvelles formes de gouvernement. Sur la scène nationale et internationale, elles sont intimement connectées aux politiques sécuritaires, comme dans les camps de réfugiés ou les quartiers populaires. Il n'y a presque pas d'humanitaire sans guerre ou sans opérations de sécurisation. Sous-estimé jusqu'alors, ce point concentre aujourd'hui l'attention de l'anthropologue. Ce nouveau déplacement viendra sans doute conforter son aura sur les grands campus américains.

SANTÉ PUBLIQUE. L'ETAT DES SAVOIRS. La Découverte, 532 p., 25 €.

LA RAISON HUMANITAIRE. UNE HISTOIRE MORALE DU TEMPS PRÉSENT. Gallimard/Le Seuil, "Hautes Etudes", 358 p., 21 €.

Laurent Jeanpierre