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Dossier «L'Affaire du RER D»
Les leçons de l’hystoire,
par Didier Fassin
LE MONDE 20.07.04

Origine : http://olivier.hammam.free.fr/sujets/documents/rer-d/07-20%20001.htm

Dans un livre remarqué paru en 1997, Elaine Showalter, professeur de littérature à l’Université de Princeton, analysait une série de phénomènes sociaux qui s’étaient récemment produits en Amérique du Nord et qu’elle désignait comme des "hystories". S’y mêlaient histoires singulières et hystéries collectives, selon des scénarios dans lesquels des personnes se déclaraient victimes d’agressions, de maladies, de complots dans un cadre relativement stéréotypé d’interprétation. Toujours ces phénomènes revêtaient un caractère épidémique et faisaient l’objet d’une forte publicité.

Assurément, la "fausse agression dans le RER D" relève de cette catégorie. Sans préjuger son évaluation psychopathologique, on a bien affaire à un fait social de nature "hystorique". Pour au moins deux raisons. D’abord, par la répétition de tels événements : même si le récent épisode a donné lieu à une médiatisation inédite, il ne peut faire oublier une série de faits similaires dans lesquels des violences antisémites supposées, y compris avec des inscriptions corporelles qui en évoquent d’autres de sinistre mémoire, se sont révélées des fictions fabriquées par les victimes. Ensuite, par les réactions qu’il a suscitées : journalistes, associations, sociologues, responsables politiques jusqu’au plus haut niveau de l’Etat sont intervenus avec une rare vigueur pour dénoncer l’acte présumé, sans respecter les précautions d’usage, et paraissant ainsi céder à un effet d’entraînement collectif. Je laisserai aux professionnels de la psyché le soin de classer ces différents cas d’affabulation et aux spécialistes de la communication la possibilité de discuter les dérapages des médias. C’est à un autre niveau, anthropologique ou politique, comme on voudra, que je me situerai.

Ecartons d’emblée un malentendu. Il ne s’agit pas de nier l’existence ou de minimiser la gravité d’actes antisémites et racistes dans la France contemporaine. Après les avoir longtemps ignorés ou banalisés, il ne faudrait pourtant pas en donner une image faussée. Comme tout ce qui concerne la "victimation", c’est-à-dire la mesure des violences par la déclaration des victimes, il importe de respecter des principes de méthode qui sont aussi des règles de morale politique. D’une part, les chiffres en cette matière reflètent à la fois une réalité objective et la manière dont elle est reconnue par les personnes et enregistrée par les institutions : si l’on analysait les discriminations raciales à partir des seules données du Numéro vert où elles peuvent être dénoncées, on aurait le sentiment évidemment faux qu’elles ont presque disparu, tout simplement parce que le "114" est aujourd’hui inutilisé.

D’autre part, le sens que l’on donne aux actes commis est étroitement lié à un contexte qui peut servir de clé de lecture a priori, sans vérification de l’intention des acteurs qui les commettent : le conflit israélo-palestinien offre ainsi une grille interprétative tellement évidente pour les violences présumées antisémites qu’elle n’est plus remise en question, y compris par les agresseurs eux-mêmes, auxquels elle fournit une légitimation commode. Les actes antisémites et racistes existent, ils doivent être résolument dénoncés, mais aussi analysés. C’est à ce prix qu’on pourra les combattre réellement.

Si une affabulation se construit autour de cette thématique particulière (antisémitisme) et sous cette forme spécifique (marquage du corps), si les médias s’en emparent avec une telle fébrilité (nonobstant les règles du métier) et dans ce registre (agresseurs d’origine étrangère), c’est qu’il existe une sorte de "niche politique" permettant cette élaboration collective, pour paraphraser l’expression du philosophe canadien Ian Hacking.

On n’invente pas n’importe quelle histoire et on ne s’emporte pas aussi aveuglément sur n’importe quel événement. Ce n’est donc pas le fait divers qu’il faut comprendre, mais ce qu’il nous dit de nos préjugés et de nos peurs. Il nous parle d’un refoulé social. Le mensonge, et la croyance qui en a fait le succès, nous révèle une vérité.

Pour se rendre "intéressante" aux yeux de la police, mais aussi pour faire apparaître son affabulation plus "véridique", la jeune femme a lié son agression supposée à deux éléments tellement dans l’air du temps qu’ils sont apparus évidents à tous : actes antisémites et jeunes des banlieues, croix gammées et origine maghrébine, la relation entre les deux éléments ne pouvant être que la seconde Intifada et sa réception dans les milieux d’origine arabe. Venant quelques mois après le débat autour du voile, que l’anthropologue Emmanuel Terray a qualifié d’"hystérie collective", et quelques jours seulement après la publication d’un rapport des renseignements généraux qui décrit des "quartiers ghettoïsés" en proie au "repli communautaire", cette "affaire" nous dit une fois encore combien la société française considère la constellation banlieue-jeunes-islam comme un monde à part auquel sont immédiatement associées des représentations de violence, d’intolérance, de communautarisme.

Lorsque la vérité a été connue, le préfet de Paris, comme du reste bien d’autres acteurs politiques, a pris le parti de dire que, même s’il y avait certes en l’occurrence affabulation, il se produisait de toute façon chaque jour des actes identiques qui méritaient la plus grande sévérité. Si ce n’était eux, c’était donc leurs frères, ou quelques-uns des leurs. Plutôt que d’invoquer cette raison du plus fort, des journalistes ont eu le courage de présenter des excuses aux "jeunes issus de l’immigration".

Peut-être ne faut-il pas en attendre autant des responsables politiques. Qu’au moins leurs discours et leurs actions soient cohérents. Les paroles du chef de l’Etat appelant à la "vigilance" contre "les actes odieux et méprisables qui salissent notre pays"sont les bienvenues. On s’étonne pourtant de l’entendre parler de "nos compatriotes juifs ou musulmans ou tout simplement des Français", comme s’il y avait des manières différentes d’appartenir à la communauté nationale. Et l’on se demande aussi pourquoi, si la volonté politique est sincère, le dispositif de lutte contre les discriminations raciales par lequel ces actes pouvaient être nommés, dénoncés, jugés parfois, est depuis deux ans pratiquement enterré.

A bien y regarder, ce sont deux politiques qui se dessinent. L’une, médiatisée, s’attache aux seuls faits les plus spectaculaires, mettant en scène une indignation consensuelle. L’autre, en creux, ignore la violence ordinaire de l’inégalité raciste, qui s’exerce au quotidien dans le travail et dans le quartier et que l’on peut méconnaître tant qu’elle ne se retourne pas contre le reste de la société. Les réactions à l’épisode du RER relevaient de la première. Les Français injustement accusés doivent se contenter de la seconde. Il n’est pas trop tard pour leur montrer que nous sommes encore capables de tirer lucidement les véritables leçons de cette pénible hystoire.

Didier Fassin est professeur de sociologie à l’université paris-xiii, directeur d’études (anthropologie) à l’ehess.

• ARTICLE PARU DANS L'EDITION DU 21.07.04