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Origine : http://www.telerama.fr/idees/les-missions-impossibles-des-brigades-anticriminalite,74241.php
Didier Fassin, anthropologue, tire un bilan tragique de ses quinze mois passés avec une BAC, une brigade anticriminalité : faute de moyens, la “guerre contre la délinquance”, discriminatoire, pollue la vie quotidienne des cités.
Avec La Force de l'ordre, c'est un livre unique, passionnant et salutaire que publie l'anthropologue et sociologue Didier Fassin. Unique, car aucun chercheur n'avait pu suivre d'aussi près et aussi longtemps les fameuses patrouilles de la brigade anticriminalité (BAC), « la police des cités ». Fassin a passé quinze mois avec ces fantassins de « la guerre contre la délinquance », dans une circonscription de la banlieue parisienne. Passionnant parce que l'anthropologue livre un récit haletant de ses virées nocturnes, avec un sens de l'exactitude que l'on chercherait en vain dans les séries policières françaises, et une rigueur implacable dans l'analyse. Salutaire pour ces flics doublement trompés, sur la mission qui leur est confiée et les moyens qui leur sont alloués ; pour les victimes de leurs frustrations habitant ces cités ; et pour toute la société, baladée depuis des années par des statistiques manipulées. Dans les banlieues, « la guerre contre la délinquance » est le cache-sexe de l'insécurité sociale. Avec La Force de l'ordre, il devient transparent.
Pourquoi a-t-on créé les BAC ?
La première BAC a été créée à Paris en 1971, mais ce n'est que dans les années 1990 que ces unités ont pris la forme que nous leur connaissons aujourd'hui, à savoir : des policiers en civil circulant en véhicule banalisé avec une activité principalement orientée vers le flagrant délit. Les BAC interviennent à la fois sur des problèmes de sécurité publique, notamment de délinquance, et à un moindre degré, d'ordre public, par exemple en cas d'affrontement. Leur distribution sur le territoire correspond presque exclusivement aux zones urbaines sensibles. Pour le dire vite, elles sont devenues une police des cités – le bras armé de la politique sécuritaire. S'interroger sur ce qu'elles font est donc légitime. Or, au terme de mon enquête, force est de constater qu'elles font tout à fait autre chose que ce pour quoi elles ont été créées.
“Il y a beaucoup moins de sollicitations qu'on pourrait l'imaginer – souvent deux, trois appels seulement dans la nuit.”
Que font-elles alors ?
La principale activité de ces policiers, c'est la patrouille en voiture dans les communes de leur circonscription. Ils peuvent intervenir de deux façons : en réponse à l'appel d'un habitant, ou en prenant l'initiative du contact avec la population. Problème : il y a beaucoup moins de sollicitations qu'on pourrait l'imaginer – souvent deux, trois appels seulement dans la nuit, voire zéro – et qui ne débouchent généralement sur aucune mise en cause, soit parce qu'ils sont insignifiants (ou l'objet de canulars), soit parce que les forces de l'ordre arrivent trop tard (un vol de portable à l'arraché ne prend que quelques secondes). Un membre de la BAC me racontait ainsi qu'en sept années de service, il n'avait « fait » qu'un cambrioleur en flagrant délit et encore, avait-il ajouté, « le type s'était laissé enfermer comme un con dans le pavillon qu'il tentait de cambrioler et [il] n'a eu qu'à le cueillir ».
La mission de ces gardiens de la paix – attraper des voleurs – n'est donc pas remplie ?
C'est non seulement leur mission, mais aussi, pour beaucoup, leur vocation : « Nous avons fait ce métier pour attraper des voleurs et des voyous », me répétaient-ils souvent. On imagine leur frustration d'en arrêter si rarement – et certains quittaient d'ailleurs la BAC pour ça. Mais, inaction ne signifie pas inactivité : ces policiers travaillent, et il faut leur reconnaître un certain mérite de le faire dans ces conditions. Simplement, l'équation qu'ils ont à résoudre ressemble à la quadrature du cercle : d'un côté, on leur impose un modèle de patrouille confortable mais peu efficace en terme de flagrant délit ; de l'autre, on leur demande, au nom de la politique du chiffre, d'effectuer un nombre croissant de mises en cause et même d'interpellations.
“Beaucoup se rendent compte qu'ils servent avant tout la communication du pouvoir en ‘faisant du chiffre.’”
Comment résolvent-ils cette contradiction ?
Ils en sont réduits à « faire » des ILE (infractions à la législation sur les étrangers) et des ILS (infractions à la législation sur les stupéfiants), autrement dit à contrôler des « sans papiers » et arrêter des « shiteux », comme ils disent. Se concentrer sur ces deux délits présente un double avantage : ils atteignent à peu de frais les objectifs qu'on leur impose, et améliorent le taux d'élucidation, puisque la reconnaissance du délit s'accompagne dans les deux cas de l'identification du coupable... Certains policiers se satisfont du rôle qu'on leur fait jouer, mais beaucoup s'en plaignent aussi : ils se rendent compte qu'ils sont loin de répondre à la demande de sécurité de la population, et qu'ils servent avant tout la communication du pouvoir en « faisant du chiffre ».
Quelles relations entretiennent-ils avec les populations locales ?
Le travail des patrouilles en voiture crée une distance avec la population, surtout avec les groupes les plus stigmatisés – ceux qui appartiennent aux minorités. Cette distance est d'autant plus grande que, faute de pouvoir arrêter des délinquants, les forces de l'ordre en sont réduites à multiplier les contrôles d'identité dans les lieux publics et les cités, situation qui génère évidemment une méfiance réciproque. Les policiers de la BAC, qui sont le plus souvent originaires du milieu rural ou de petites villes de province, considèrent la population des quartiers comme ennemie dans son ensemble : ils reconnaissent eux-mêmes ne pas savoir faire la distinction « entre les voyous et les gens bien ».
Les chiffres du ministère de l'Intérieur ne montrent-ils pas une augmentation de la criminalité ?
L'interprétation des statistiques est un exercice complexe. Les pratiques ont changé ces dernières années, qu'il s'agisse des déclarations faites par les victimes ou de l'enregistrement des délits par les policiers. Aujourd'hui, ces statistiques occupent une place centrale dans le débat public et font l'objet de manipulations, selon qu'on veut inquiéter ou rassurer, valoriser les performances de la police ou dénoncer son impuissance. Et pourtant, il y a des faits indéniables : d'abord, l'incidence de la plupart des crimes et délits, en particulier les plus graves comme les homicides, diminue depuis plusieurs décennies, une baisse due à l'évolution de la société plutôt qu'aux politiques de sécurité. Ensuite, les principaux chiffres de la délinquance ne sont pas plus préoccupants dans les cités, sur lesquelles se concentrent pourtant les forces de l'ordre, que dans les agglomérations environnantes. Mettre en place une autorité indépendante, capable de rétablir la vérité des chiffres, devrait donc être une priorité.
“Les parents apprennent très tôt à leurs enfants à ne jamais ‘répondre aux provocations de la police.’”
« La guerre contre la délinquance », déclarée par Nicolas Sarkozy, n'a donc pas lieu ?
Que cherche-t-on à faire, exactement, quand on contrôle les mêmes jeunes plusieurs fois dans la même semaine, comme le font certains policiers ? En mettant en scène de manière humiliante la fouille au corps et en l'accompagnant de remarques insultantes et de gestes brutaux, dans l'attente d'une réplique pouvant être traduite en outrage ou d'une résistance potentiellement requalifiée en rébellion ? L'objectif n'est pas de défendre la sécurité publique, mais bien d'imposer un ordre social. Pour les garçons de ces quartiers, les interactions avec la police sont une forme singulière d'éducation civique : on leur apprend la place à tenir dans la société, le respect du pouvoir et la méfiance de l'autorité. Leurs parents le savent : ils apprennent très tôt à leurs enfants à ne jamais « répondre aux provocations de la police ». Et ceux-ci comprennent vite : il est exceptionnel que ces jeunes manifestent ouvertement leur colère ou leur ressentiment à l'égard des forces de l'ordre.
Les séries télévisées et les enquêtes de télévision rendent-elles bien compte de l'expérience des policiers ?
Les séries américaines le font. The Shield, qui transposait l'histoire vraie d'une brigade antigang de Los Angeles dont la brutalité et la corruption avaient fait scandale aux Etats-Unis, connaissait un succès particulier auprès des membres de la BAC que je côtoyais : ils avaient affiché dans leur bureau plusieurs portraits du héros, Vick Mackey, le bad cop de la brigade. J'imagine que cette série leur faisait vivre – en imagination – les aventures que leur morne quotidien ne leur offrait pas. Mais The Wire, inspiré du travail de la police de Baltimore, est plus réaliste, par son attention à l'ordinaire et à l'ennui, à l'ambiguïté des rôles et à la banalité des dérapages.
“C'est la violence morale, cette mortification qui consiste à abaisser les jeunes par l'intimidation et les brimades, qui me paraît le plus problématique.”
Quid de la violence physique ?
Hormis quelques interpellations et de rares affrontements au cours desquels les brutalités policières pouvaient conduire les individus concernés, ou de simples témoins, à l'hôpital, l'usage excessif de la force n'était pas fréquent durant mon enquête. Pour les juges comme pour les chercheurs, ces excès semblent résumer le problème de la violence des forces de l'ordre ; pour moi, ils n'en sont ni la forme la plus fréquente, ni l'expression la plus préoccupante. C'est la violence morale, cette mortification qui consiste à abaisser les jeunes par l'intimidation, la vexation et les brimades (si possible devant des voisins ou des parents), qui me paraît le plus problématique, parce qu'elle atteint la personne dans sa dignité, et qu'elle révèle la cruauté de ceux qui l'exercent.
D'où vient l'impression que ces policiers « se font justice » eux-mêmes ?
Le discours récurrent des policiers est le suivant : « Nous, on attrape des délinquants, et les juges les relâchent. » Le gouvernement a largement contribué à diffuser cette idée d'une justice laxiste. Or, bien au contraire, elle est de plus en plus sévère. D'abord, la loi la contraint à l'être ; ensuite, le pouvoir politique exerce sur elle une pression de plus en plus forte. Mais les magistrats ne peuvent condamner que s'ils disposent de preuves réunies selon des procédures légales... que bien souvent les policiers de la BAC ne peuvent pas leur donner. Du coup, les policiers ont le sentiment de « travailler dans le vide », ce qui justifie selon eux de « se faire justice » en harcelant par exemple certains individus par des contrôles d'identité ou des interpellations dont le seul but est, selon leurs propres termes, de leur « pourrir la vie ». Ou en lançant des expéditions punitives sur un immeuble ou un quartier, pour « faire payer » aux habitants le méfait commis par l'un des résidents.
“La politique sécuritaire vise à la fois à occulter les inégalités et à sanctionner une seconde fois ceux qui en sont les victimes.”
Racistes, les policiers de la BAC ?
Toutes les études, partout dans le monde, montrent la banalité du racisme au sein des forces de l'ordre, et la police française ne fait pas exception – même si racisme ne veut pas dire automatiquement pratiques discriminatoires. Ce qu'on appelle souvent « le délit de faciès » est banal, et s'est développé ces dernières années à l'encontre des minorités d'origines africaine et rom : les objectifs chiffrés d'expulsions d'étrangers en situation irrégulière conduisent les policiers à sélectionner sur l'apparence physique les individus qu'ils vont contrôler. Mais la discrimination est aussi une réalité qualitative - la façon de parler, la manière de traiter les individus auxquels on s'adresse quand on est policier. Or ces pratiques sont à géométrie variable : un jeune de cité, par exemple, a bien plus de risques d'être fouillé qu'un étudiant de l'université voisine ; et si on trouve un peu de cannabis dans ses poches, il risque l'interpellation quand l'étudiant, lui, se fera seulement réprimander.
Vous dressez un tableau pathétique de la mission de la police dans les banlieues. Comment en est-on arrivé là ?
Pathétique, ou peut-être tragique. Un haut fonctionnaire du ministère de l'Intérieur comparait devant moi certaines BAC à des « meutes » qui, dans les cités, allaient « produire plus de dégâts que régler de problèmes ». Qu'un proche du pouvoir actuel parvienne à cette conclusion en dit long sur la politique sécuritaire conduite dans des quartiers où, selon la formule de Walter Benjamin, l'exception est devenue la règle, où la loi ne s'applique pas de la même façon pour tous, voire... ne s'applique plus du tout pour certains. Mais prendre pour cible d'une politique d'exception les groupes les plus défavorisés et les plus vulnérables de notre société, au moment où les disparités sociales et territoriales qui les affectent ne cessent de s'accroître, n'est pas l'effet du hasard : la politique sécuritaire vise à la fois à occulter les inégalités et à sanctionner une seconde fois ceux qui en sont les victimes. Plutôt que de dénoncer les forces de l'ordre, j'ai voulu avec ce livre montrer les conditions sociales et politiques qui rendaient possible ce « petit état d'exception », et lever le voile sur cette réalité mal connue, cette injustice ordinaire. C'est une tâche fondamentale des sciences sociales que de rendre visible ce qui ne l'est pas, et intelligible ce que, parfois, nous ne parvenons plus à comprendre. Ce qui se passe dans les banlieues aujourd'hui n'est pas marginal. L'enjeu nous concerne tous - c'est la société que nous sommes en train de construire pour nos enfants.
Propos recueillis par Olivier Pascal-Moussellard
Télérama n° 3223 Le 25 octobre 2011 à 14h30
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