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Scènes de chasse en banlieue
Par Didier Fassin, professeur à l'institut d'études avancées de Princeton,
auteur de La Force de l'ordre. Une anthropologie de la police des quartiers (Seuil).
Par L'Express, publié le 18/11/2011

Origine : http://www.lexpress.fr/actualite/societe/scenes-de-chasse-en-banlieue_1042436.html

Scènes de chasse en banlieue

Ainsi se perpétue, à l'abri des regards, un petit état d'exception sécuritaire.

Attention, livre à forte charge nucléaire. De 2005 à 2007, le sociologue Didier Fassin a suivi une équipe de la Brigade anti-criminalité dans une agglomération sensible de la région parisienne. Son constat va à l'encontre de nos représentations. Non, l'insécurité dans ces quartiers n'est pas si endémique. Non, les démonstrations de force ne servent pas l'ordre public. Il l'explique ici.

Imaginez. Vous habitez une cité de la région parisienne. C'est une paisible soirée de printemps. Des enfants jouent sur les pelouses. Soudain, des véhicules de police surgissent, toutes sirènes hurlantes. Vingt gardiens de la paix, casqués et armés, font irruption, se ruent dans votre cage d'escalier, bousculant et insultant ceux qui se trouvent sur leur passage. Ils enfoncent des portes et renversent des meubles, sous les protestations des adultes et les hurlements des petits. Ils interpellent quelques jeunes. Vous apprendrez plus tard que l'arrestation d'un conducteur de quad s'est mal passée, qu'il a réussi à s'enfuir et qu'on a pensé qu'il résidait dans votre immeuble. L'intervention des forces de l'ordre conduite en représailles laisse plusieurs blessés, des gamins traumatisés, des appartements dévastés et, dans le quartier, un profond ressentiment.

"votre commissaire a fixé des objectifs chiffrés"

Imaginez. Vous êtes un jeune policier. Vous avez toujours vécu dans un bourg de province. Vous assurez avoir choisi ce métier pour "attraper des voleurs et des voyous". Au sortir de l'école, comme tous vos camarades de promotion, vous n'avez d'autre choix que de rejoindre l'un des commissariats de la région parisienne. Vos enseignants vous ont décrit la banlieue comme une "jungle" et ses habitants comme des "sauvages". Les quartiers où vous patrouillez vous sont étrangers et leur population vous paraît hostile. Vous dites qu'"on n'y distingue pas les délinquants des honnêtes gens". De jour comme de nuit, lorsque vous "sortez", vous attendez des appels qui n'arrivent pas, car la criminalité est bien moindre que ce qu'on vous avait annoncé, ou dont vous revenez bredouille, car on ne fait pas un flagrant délit sur un vol de portable. Pourtant votre commissaire vous a fixé des objectifs chiffrés. Faute de délinquants, vous vous rabattez sur "des sans-papiers et des "shiteux"", ironisez-vous. Interpeller des étrangers en situation irrégulière, c'est facile: à la station du RER, dans la rue, sur la route, il suffit de se fier à l'apparence physique. Les chercheurs parlent de discrimination statistique, dont ils assurent qu'elle n'a rien à voir avec le racisme. Interpeller des usagers de drogues n'est pas difficile non plus: vous allez dans les cités et vous faites des fouilles. 

Bien sûr, vous préféreriez vous attaquer aux dealeurs, mais ceux-là, vous êtes tenus de les laisser à vos collègues des stups. Parfois, une vérification d'identité dérape, et alors, vous utilisez les qualifications d'outrage et de rébellion. "Ils nous aiment pas, ces bâtards. Ça tombe bien, nous, on les aime pas non plus", concluez-vous. 

Mais n'imaginez plus. Cette comédie humaine se joue dans nos banlieues. La plupart d'entre nous l'ignorons - ou feignons de l'ignorer. Ainsi se perpétue, à l'abri des regards, un petit état d'exception sécuritaire. Nous pouvons continuer de fermer les yeux, débattre des statistiques de la délinquance, trouver que la paix publique n'a pas de prix. Ou penser, avec Tocqueville, qu'"une nation qui ne demande à son gouvernement que le maintien de l'ordre est déjà esclave au fond de son coeur".