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Didier Fassin : après Ferguson, l’ère nouvelle de la protestation
Publié le jeudi 11 décembre 2014
Didier Fassin, professeur à l’Institute for Advanced Study (Princeton) et à l’Ecole des hautes études en sciences sociales (Paris)
Le Monde

Origine : http://www.nrgui.com/brouillon/92-opinions/le-champ-de-cok-cheick-oumar-kante/5021-didier-fassin-apres-ferguson-l-ere-nouvelle-de-la-protestation

Dans les heures suivant l’annonce de la décision du grand jury de New York de ne pas poursuivre en justice le policier blanc qui avait étranglé un homme noir soupçonné de vendre des cigarettes dans la rue, des milliers de personnes ont manifesté dans de nombreuses villes des Etats-Unis pour exprimer leur colère. « I can’t breathe » (« Je ne peux pas respirer »).

Les derniers mots d’Eric Garner, dont la mort, filmée par un témoin, est passée en boucle sur toutes les télévisions, étaient leur cri de ralliement, mais les slogans les plus entendus dans ces manifestations improvisées, de Times Square à la gare de Grand Central, du parc historique de Boston Common aux abords protégés de la Maison Blanche, étaient « No justice, no peace » (« Pas de paix sans justice »), « Respect existence or expect resistance » (« Si vous ne respectez pas les existences, attendez-vous à une résistance ») et surtout « Black lives matter » (« La vie des Noirs compte »). Souvent accompagnées de die-in, qui consistent à s’allonger sur le sol dans des lieux publics, les protestations se sont ainsi multipliées à travers le pays, sur les campus et dans les stades, à l’occasion de l’illumination de sapins de Noël et dans les grands magasins en cette période de fête. Elles représentent un fait remarquable à trois titres.

Indignation nationale

Premièrement, ces réactions tranchent avec l’indifférence qui entoure les centaines de morts survenant chaque année dans le cadre de ce que la police appelle des « homicides justifiables » : indifférence telle que même le nombre n’en est pas connu, puisque les plus de 400 décès annuellement enregistrés par le FBI proviennent des déclarations, au demeurant incomplètes, de seulement 750 des 17 000 commissariats du pays, soit 4 %.

Deuxièmement, les manifestations procèdent sur le mode de rassemblements pacifiques au cœur des villes, par opposition aux émeutes meurtrières et destructrices parties des quartiers populaires qui ont, dans le passé, caractérisé les réponses aux violences policières et à l’impunité dont elles bénéficient : on se souvient des désordres qui avaient suivi l’acquittement des policiers jugés pour avoir brutalisé Rodney King à Los Angeles en 1992, causant la mort de cinquante-trois personnes et des dégâts matériels supérieurs à 1 milliard de dollars (808 millions d’euros).

Troisièmement, les protestations surviennent sur tout le territoire des Etats-Unis, au moins pour ce qui est des villes, réunissant des personnes sans distinction de couleur de peau, Noirs, Blancs, Hispaniques, souvent des jeunes hommes et femmes de milieux sociaux variés : même limitées du point de vue du nombre des participants, ces mobilisations sont inhabituelles à la fois par leur diffusion et leur composition dans un pays où les rares expressions de révolte contre les injustices demeurent le plus souvent locales et socialement différenciées, y compris pour ce qui est du mouvement Occupy.

Si la décision du grand jury de New York a provoqué une telle « indignation nationale », selon la formule souvent utilisée par la presse, c’est qu’elle survenait après celle, identique, du grand jury de Saint-Louis. Car c’est bien la mort de Michael Brown, Afro-Américain âgé de 18 ans, abattu par un policier, le 9 août dernier à Ferguson dans le Missouri, alors qu’il n’était pas armé et qu’il avait, selon le seul témoin direct, les mains en l’air, qui a été le point de basculement dans la longue histoire des violences policières contre les Noirs. La raison le plus souvent avancée pour expliquer pourquoi cet homicide, plus que les autres causés quotidiennement par les forces de l’ordre aux Etats-Unis, a suscité une réaction d’une telle ampleur réside dans le traitement fait au corps de la victime, abandonné à la vue de tous au milieu de la chaussée pendant quatre heures, baignant dans son sang sous le brûlant soleil d’été, ajoutant à la douleur des proches l’indignité de cette exposition macabre. Le corps noir du jeune homme offert en spectacle à une foule impuissante par un cordon de policiers presque tous blancs a semblé une ultime marque de mépris à l’égard de la communauté noire, mais aussi une cruelle leçon à son intention.

Comme le dit une femme, membre d’une association locale : « C’est le message que nous envoient les forces de l’ordre : “Voilà ce qu’on peut vous faire, à n’importe quel moment et en plein jour, et vous, vous ne pouvez rien contre ça”. » La mise en scène de cette mort a même été assimilée par certains à une forme contemporaine de lynchage. Elle rappelle en effet combien, plus d’un demi-siècle après le mouvement des droits civiques, la division raciale de la société états-unienne demeure profonde, non seulement sur le plan socio-économique mais aussi du point de vue des libertés fondamentales.

Selon les statistiques des Centers for Disease Control [centres de contrôle sanitaire], entre 1968 et 2011, le taux de mortalité lié à l’intervention des forces de l’ordre a été en moyenne quatre fois supérieur pour les Noirs comparé aux Blancs, mais ces données prennent en compte la totalité de la population, indépendamment de l’âge et du sexe. Or, ce sont bien sûr les hommes jeunes qui sont le plus directement concernés. D’après une étude de ProPublica [site Internet voué au journalisme d’investigation] portant sur les années 2010-2012, un jeune noir a 21 fois plus de risques d’être tué par un policier qu’un jeune blanc entre 15 et 19 ans.

Rupture

Les homicides ne représentent toutefois que la part la plus visible et la plus tragique de la violence des rapports entre la police et le public. Selon un sondage Gallup, un quart des hommes noirs âgés de 18 à 34 ans disent avoir été traités de manière injuste par un agent des forces de l’ordre au cours du dernier mois. Le profilage racial est en effet la règle dans l’activité policière. D’après les données du New York Police Department, alors même que 88 % des personnes contrôlées et fouillées sont reconnues innocentes, les Noirs sont 15 fois plus exposés que les Blancs à cette pratique. Un tel harcèlement conduit à des arrestations plus nombreuses et à des condamnations plus sévères. Selon l’association American Civil Liberties Union, alors que la consommation de drogues est un peu plus fréquente chez les Blancs que les Noirs, ces derniers sont 3,7 fois plus souvent arrêtés et 10 fois plus souvent emprisonnés pour des infractions à la législation sur les stupéfiants. D’une manière générale, les Noirs sont proportionnellement 7 fois plus nombreux que les Blancs parmi les 2,3 millions de personnes incarcérées aux Etats-Unis, pays qui, de loin, a le taux de population carcérale le plus élevé dans le monde.

Ces faits ne sont pas nouveaux. Les chiffres sont depuis longtemps disponibles. Les événements de Ferguson ont cependant permis qu’ils soient rendus publics. Ce qui fait l’expérience quotidienne des citoyens noirs, et que la majorité blanche ignorait voire niait, est désormais débattue. Certes, selon le think tank Pew Research Center, les Noirs sont deux fois plus nombreux que les Blancs à considérer que la mort de Michael Brown pose des problèmes en rapport avec la question raciale, mais sur l’ensemble des répondants, plus de la moitié de ceux qui expriment une opinion sont de cet avis, avec des proportions nettement plus élevées parmi les 18 à 29 ans et ceux qui ont fait des études supérieures. Autrement dit, même si la prise de conscience demeure inégalement répartie, elle existe aujourd’hui dans l’ensemble de la population. Longtemps occultées ou minimisées, la banalité des discriminations et des violences policières à l’encontre des Noirs, la complicité dont elles font l’objet de la part des pouvoirs politiques et l’impunité dont elles bénéficient dans le système judiciaire sont aujourd’hui sur la place publique.

C’est donc à double titre que Ferguson marque une rupture : d’une part, les inégalités sociales et raciales qui minent l’ensemble du dispositif policier, politique et judiciaire se trouvent mises à jour ; d’autre part, les mobilisations contre l’iniquité de ce dispositif s’opèrent au-delà précisément des divisions sociales et raciales. Le premier constat procède de la lucidité ; le second invite à l’espoir. Celles et ceux qui ont exprimé leur indignation dans l’espace public sont porteurs de l’une et de l’autre. On ne peut prédire ce qu’il adviendra de cette reconnaissance et de ce mouvement, mais un changement a bien eu lieu dans la manière dont la société états-unienne considère son appareil punitif.