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Origine : http://www.lemonde.fr/idees/article/2012/04/11/les-controles-au-facies-sont-ils-condamnables_1682942_3232.html
Le 11 avril, un événement insolite doit se produire au tribunal de grande instance de Paris : quinze personnes assignent en justice le ministre de l'intérieur pour avoir été victimes de vérifications d'identité discriminatoires par les forces de l'ordre. Ces discriminations, affirment-ils, portent sur leur origine : s'ils ont été contrôlés et souvent fouillés sans raison, c'est parce qu'ils sont "Noirs" ou "Arabes". Or, non seulement les discriminations raciales sont condamnées par la loi, le principe d'égalité étant inscrit dans la Constitution, mais les contrôles d'identité et les fouilles corporelles sont aussi encadrées par le Code de procédure pénale : on ne peut pas arrêter une personne dans la rue, lui demander ses papiers et lui faire subir une palpation jambes écartées, sur une simple présomption de culpabilité liée à sa couleur de peau ou à son apparence.
Jusqu'alors, quand des contrôles au faciès étaient invoqués, c'était à l'inverse le ministère de l'intérieur qui poursuivait l'auteur de ce qu'il qualifiait de diffamation et d'injure. Ainsi, le 18 janvier 2007, un membre du bureau du Syndicat de la magistrature était-il condamné par la cour d'appel de Paris pour avoir écrit que ces contrôles, "sont non seulement monnaie courante, mais se multiplient". Certes, la Cour de cassation avait cassé ce jugement et la cour d'appel de Rouen avait finalement prononcé une relaxe. Il était cependant clair que ce qui était mis en procès n'était pas la discrimination raciale dans la pratique des contrôles d'identité, mais sa dénonciation.
Comment expliquer ce renversement? L'argument utilisé pour intimider, voire accuser, ceux qui parlaient de contrôles au faciès, était que de telles pratiques n'existaient pas ou qu'à tout le moins leur existence n'était pas établie. On ne disposait en effet ni d'une comptabilité des actes de police ni d'enquêtes de terrain, comme c'est le cas dans d'autres pays, puisque l'identification des personnes par leur origine n'est pas autorisée. Pas d'étude sur les discriminations, donc pas de discriminations. Cette rhétorique était si puissante et la manière de l'imposer tellement efficace qu'alors même que les sondages montraient que les Français considéraient la police comme l'institution la plus discriminante et que la Commission nationale de déontologie de la sécurité avait à de multiples reprises documenté ces pratiques, la Halde, Haute autorité de lutte contre les discriminations et pour l'égalité, s'était toujours abstenue de les critiquer.
Le changement actuel tient à une conjonction de facteurs. La recherche impulsée par Open Society révélant que, dans des lieux publics, le risque d'être contrôlé est multiplié par six lorsqu'on est perçu comme "Noir" et par huit quand on est vu comme "Arabe" a été décisive en objectivant une réalité jusqu'alors niée. Des rapports de commissions et organisations, dont récemment Human Rights Watch, ont mis en débat public des pratiques dont l'incitation au plus haut niveau de l'Etat faisait l'objet de condamnations internationales. Enfin, les mobilisations locales et les actions citoyennes, notamment du Collectif contre le contrôle au faciès, d'avocats, d'élus et même de policiers, ont élargi la base sociale de reconnaissance du problème. Ainsi, la société française commence-t-elle à lever la chape de plomb qui pesait sur des pratiques pour lesquelles nombre de pays ont entrepris depuis longtemps des réflexions et des réformes, souvent à la suite d'émeutes survenues après la mort de jeunes appartenant à des minorités, comme la France en a connues depuis trente ans.
Agir contre les discriminations raciales en matière de contrôles d'identité suppose de comprendre les mécanismes qui les sous-tendent. L'enquête que j'ai conduite dans une grande agglomération de la banlieue parisienne en suivant le quotidien du travail de patrouille des fonctionnaires d'un commissariat indique que deux processus distincts se conjuguent.
Le premier peut être qualifié de discrimination institutionnelle. Il ne présuppose pas d'intention raciste de la part des agents, mais procède d'un fonctionnement général de l'institution policière. Ainsi, la politique dite du chiffre fixe aux gardiens de la paix des objectifs quantifiés d'interpellations que ne leur permettent pas d'atteindre les rares faits de délinquance auxquels ils ont accès. Ils se rabattent alors sur les cibles les plus faciles. La mise en cause pour infraction à la législation sur les étrangers, qui s'inscrit dans le programme d'expulsions de sans-papiers promu depuis dix ans par le gouvernement, implique un repérage des individus à contrôler sur leurs traits physiques. Par ailleurs, l'élargissement de l'infraction à la législation sur les stupéfiants, qui permet d'incriminer le simple usage de cannabis alors même qu'un quart des adolescents se déclarent consommateurs réguliers ou occasionnels, se traduit par un ciblage sur les cités, et donc les jeunes de milieu populaire et souvent d'origine immigrée. Au-delà de la politique du chiffre, c'est plus largement la manière dont l'institution policière est de plus en plus chargée d'exercer un contrôle social sur les populations précaires et minoritaires qui est en cause.
Mais on ne peut se contenter de cette seule explication, car il existe aussi une discrimination raciste, qui trouve sa source dans les préjugés de certains agents et les abus de pouvoir qu'ils s'autorisent, sous couvert d'application de la loi. Si l'on ne prend pas en compte cette réalité, on ne peut comprendre pourquoi, en dehors de tout contexte délictueux, ces policiers contrôlent plusieurs fois les mêmes jeunes, leur imposent des gestes vexatoires et des propos insultants, les provoquent verbalement et physiquement dans l'attente d'une réaction pouvant déboucher sur l'accusation d'outrage et rébellion. Tous les fonctionnaires ne se comportent pas de la sorte, bien sûr, mais la loi du silence et les réflexes de corps contribuent à ce que ces conduites déviantes ne soient pas sanctionnées et soient parfois même encouragées. Analyser les discriminations en matière de contrôle d'identité ne relève donc pas seulement de la statistique – la probabilité d'être contrôlé – mais aussi de l'observation – la manière dont on l'est. Les étrangers et les minorités souffrent souvent plus de l'humiliation et de la violence des contrôles que de leur seule fréquence.
Que cette réalité fasse désormais l'objet d'un débat public et même d'actions judiciaires, la démocratie a beaucoup à y gagner. Notre société a longtemps toléré que certains de ses membres soient traités différemment et qu'à la seule raison de leur origine visible, ils se fassent contrôler dans des lieux publics, pour être soumis à des pratiques dégradantes, injustifiées et illégales. Le moment est peut-être venu de considérer ces pratiques intolérables – et donc condamnables.
Didier Fassin est l'auteur de La Force de l'ordre. Une anthropologie de la police des quartiers (Seuil).
Didier Fassin, professeur à l'Institute for Advanced Study de Princeton et à l'Ecole des hautes études en sciences sociales de Paris
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