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Origine : http://raforum.info/article.php3?id_article=3478
Comme l’atteste le nombre des publications, on peut observer,
depuis déjà pas mal d’années, un regain
d’intérêt pour Spinoza. Cette redécouverte
n’est pas seulement académique et, pour une bonne part,
tranche nettement avec l’interprétation rationaliste
et idéaliste qui, en France tout du moins, était parvenue
à neutraliser une pensée longtemps trop sulfureuse
pour prendre place dans les allées officielles de la philosophie.
Originalité de cette réévaluation, son caractère
doublement politique : dans son contenu, on va le voir ; mais aussi
dans ses raisons d’être et dans la signification qu’elle
revêt dans le contexte de cette fin de siècle.
Kant ou Spinoza ; de façon caricaturale on pourrait dire
que ces deux philosophes ont servi de drapeaux à toute une
génération de philosophes et d’intellectuels
emportés peu ou prou dans le vaste mouvement de contestation
des années soixante et soixante-dix et qui, l’hiver
de la réaction venu et le marxisme défaillant, ont
bien dû se reconvertir à des idéaux plus sûrs
: Kant, pour le plus grand nombre, soucieux d’oublier la dureté
et le cynisme des temps derrière les faux-semblants et les
valeurs bien tempérées de la démocratie et
de l’humanisme [1] ; Spinoza pour d’autres, marxistes
orphelins et inconsolés, soucieux de préserver les
idéaux révolutionnaires de leur jeunesse, et qui rejoignaient
ainsi la maigre cohorte des spinozistes et nietzschéens,
habitués à bien d’autres catastrophes.
En invoquant une ou plusieurs lectures libertaires possibles de
Spinoza, l’étude qui suit poursuit un objectif limité.
Elle voudrait faire le point sur la façon dont les principaux
théoriciens anarchistes ont pu appréhender ce philosophe
et, de façon provisoire, explorerun possible justement, une
rencontre entre anarchisme et spinozisme pressentie comme possible,
du côté libertaire comme du côté des spinozistes
les moins enclins à se donner la peine de lire les auteurs
et les textes anarchistes. [2]
Vraisemblablement Bakounine n’a jamais eu le temps ni la
volonté de lire directement ou de façon approfondie
Spinoza. Il le connaît cependant. Il le cite parfois, et ses
textes les plus philosophiques ne sont pas sans être marqués
par l’influence de ce philosophe. Chez Bakounine, on peut
ainsi distinguer au moins deux appréhensions de Spinoza.
Une appréhension de jeunesse, principalement à travers
la première philosophie de Schelling [3] qui, de façon
diffuse, ne cesse jamais d’inspirer sa pensée ; comme
le montrent le type de liberté dont il se réclame
[4], sa dénonciation constante du libre arbitre et, surtout,
sa conception matérialiste de la nature et du monde.
" La nature c’est la somme des transformations réelles
qui se produisent et se reproduisent incessamment en son sein [...].
Appelez cela Dieu, l’Absolu, si cela vous amuse, peu m’importe,
pourvu que vous ne donniez à ce Dieu d’autres sens
que celui que je viens de préciser : celui de la combinaison
universelle, naturelle, nécessaire et réelle, mais
nullement prédéterminée, ni préconçue,
ni prévue, de cette infinité d’actions et de
réactions particulières que toutes les choses réellement
existantes exercent incessamment les unes sur les autres. "
[5]
"La nature c’est la somme des transformations réelles
qui se produisent et se reproduisent incessamment en son sein"
Bakounine
Illustration
La seconde référence, sans doute influencée
par la lecture de Proudhon, est tardive, explicite et fortement
critique. Pour Bakounine, Spinoza, malgré son panthéisme,
n’échappe pas aux illusions de tous ceux, et ils sont
nombreux, qui prétendent considérer toute chose du
" point de vue de l’absolu, ou, comme disait Spinoza,
sub aeternitatis ", en renvoyant ainsi l’homme au néant
de son existence " relative " [6].
" Ils commencent par Dieu, soit comme personne, soit comme
sub stance ou idée divine, et le premier pas qu’ils
font est une terrible dégringolade des hauteurs sublimes
de l’éternel idéal dans la fange du monde matériel
; de la perfection absolue dans l’imperfection absolue ; de
la pensée à l’être, ou plutôt de
l’Être suprême dans le néant. " [7]
Deus sive natura, Dieu ou la nature. Il y aurait ainsi, chez Bakounine,
deux lectures possibles de Spinoza :
- Avec, d’un côté, un Spinoza théologien,
certes atypique, mais théologien quand même, pour qui
Dieu s’identifie à la nature, à la substance,
mais toujours sous la forme d’un principe premier et transcendant,
cause absolue et infinie d’une infinité d’êtres
finis, irrémédiablement renvoyés au néant
de leur finitude.
- De l’autre, un Spinoza athée, inspirateur silencieux,
via Schelling et Diderot, d’une conception de la nature pensée
sous la forme d’une " combinaison universelle, naturelle,
nécessaire et réelle, nullement prédéterminée
", d’une " infinité d’actions et de
réactions particulières ". Une nature qu’il
importe peu alors qu’on l’appelle Dieu ou absolu.
Dans cette double et contradictoire appréhension de Spinoza,
on peut ainsi retrouver l’ambiguïté des inter
pré tations contemporaines de ce philosophe, et d’abord
du sens qu’il convient de donner à la formule célèbre
de l’Éthique, Deus sive natura.
- Dieu/ou/la nature ; s’agit-il de deux définitions
équivalentes d’une même réalité
; la substance, cause infinie, absolue, lointaine et verticale de
tout ce qui existe ? [8]
- Dieu/c’est-à-dire/la nature ; le concept de Dieu
n’est-il au contraire que le point de départ conventionnel
d’un processus de pensée qui le transforme en autre
chose, en une perception nouvelle du monde qui est le nôtre
? Un monde radicalement immanent, où la cause efficiente
de la scolastique se transforme en cause de soi [9], où,
comme le voulait Bakounine, la nécessité peut enfin
se transformer en véritable liberté [10].
Deus sive natura, Dieu/ou/la nature. Au-delà des mots, il
faut effectivement choisir, à travers une troisième
traduction possible de la formule célèbre de Spinoza,
une traduction résolument disjonctive, certes erronée,
mais qui, paradoxalement, donne peut-être le sens des choix
de Spinoza face à Descartes et à la pensée
de son temps, des choix et de l’engagement qu’impliquent
l’intérêt actuel pour ses textes et le sens qu’ils
peuvent prendre pour nous.
o o o
Proudhon ignore longtemps Spinoza. Ses cahiers de lectures, soigneusement
répertoriés de 1838 à 1844, ne le mentionnent
jamais. Il est absent de De la création de l’ordre
(publié en 1843), alors que ce livre consacre deux grandes
parties à la philosophie et à la métaphysique.
À l’exception de rares allusions, en passant, dans
les Contradictions économiques, il faut attendre 1858 et
son grand ouvrage De la Justice dans la Révolution et dans
l’Église pour que Proudhon s’engage enfin dans
une critique de Spinoza ; à la mesure de tout ce qui peut
rapprocher, donc opposer, les deux pensées, et d’une
façon qui manifeste une lecture directe et attentive des
textes. Cité plusieurs fois, Spinoza fait l’objet de
trois développements critiques ; dans la quatrième
étude, à propos du problème de l’État
; dans la septième, à propos de l’absolu ; dans
la huitième, à propos de la conscience et de la liberté.
De ces trois critiques, c’est certainement la première
qui est la plus sévère et la plus expéditive.
Proudhon range Spinoza aux côtés de Platon et de Hegel,
du côté du despotisme [11]. " Saint de la philosophie
", persécuté par toutes les Eglises, Spinoza
a su, avec Machiavel et Hobbes, se libérer des ombres et
des dominations de la religion [12] Mais " en désapprenant
l’Évangile " il s’est contenté de
" rapprendre le destin ", le fatum des Anciens, la raison
d’État de Platon [13]. Nécessité et raison,
tel est l’insupportable couple conceptuel que réinventent
Machiavel, Hobbes et Spinoza ; un couple qui justifie le "
plus effroyable despotisme " [14]. En effet, parce qu’il
obéit au principe de nécessité, l’État
échappe à tout jugement, à toute distinction
entre le bien et le mal. Il " a le droit de gouverner, au besoin
par la violence, et d’envoyer, même pour les causes
les plus légères, les citoyens à la mort "
[15]. " Balancées " par la seule et hypothétique
prudence du souverain face à une révolte toujours
possible des gouvernés, les formes gouvernementales, longtemps
monarchiques ou aristocratiques, ont beau devenir démocratiques,
elles ne cessent jamais d’obéir à la raison
d’État, à la raison politique [16].
La seconde critique ne vise plus les ouvrages politiques de Spinoza,
mais l’Éthique, son œuvre philosophique majeure.
On pourrait la résumer par cette formule de Proudhon :
" Spinoza [...] commence [...] par un acte de foi dans l’absolu.
" [17] On retrouve la critique de Bakounine. Comme pour la
plupart des philosophes, l’erreur de Spinoza est dans son
point de départ. " Principe d’illusion et de charlatanisme
", l’absolu peut bien s’" incarne(r) dans
la personne [...], dans la race, dans la cité, la corporation,
l’État, l’Église ", il aboutit inévitablement
à Dieu [18]. Que Spinoza, dans l’Éthique, commence
directement par Dieu est donc à mettre au crédit de
son extrême rigueur, mais la rigueur d’un " grand
esprit dévoyé par l’absolu " [19].
Cette erreur du commencement n’est pas seulement philosophique.
Pour Proudhon elle est directement au fondement des conceptions
politiques de Spinoza, de sa célébration inévitable
du despotisme et de la raison d’État. En effet, face
à l’absolu, être infini, que peut l’homme
du fond de sa finitude, de l’esclavage de ses passions ? Rien,
sinon se soumettre à " une discipline de fer organisée
sur le double principe de la raison théologique et de la
raison d’État " [20].
" Spinoza, qui croyait faire l’éthique de l’humanité,
a refait, more geometrico, l’éthique de l’Être
suprême, c’est-à-dire le système de la
tyrannie politique et religieuse sur lequel l’humanité
vit depuis soixante siècles. On l’a accusé d’athéisme
: c’est le plus profond des théologiens. " [21]
La troisième critique, peut-être la plus discutable,
est en même temps la plus intéressante, pour trois
raisons : 1) parce qu’en abordant la question de la liberté
elle est au cœur du problème spinoziste, le problème
du couple nécessité-liberté ; 2) parce que,
en pensant déceler une contradiction dans le système
de Spinoza, Proudhon ouvre, à ses yeux, une faille dans ce
système, dans l’enchaînement nécessaire
(donc despotique) de ses développements ; 3) parce que, ce
faisant, Proudhon est conduit à expliciter toute une dimension
de ses propres conceptions de la liberté et, peut-être,
les liens que celles-ci entretiennent avec le spinozisme. Rappelons
l’essentiel de la thèse de Proudhon. Fidèle
à son habitude du paradoxe et du contre-pied, Proudhon prétend
montrer : 1) comment Descartes, partisan du libre arbitre, construit
une théorie qui aboutit à le nier ; 2) comment Spinoza,
négateur du libre arbitre, propose au contraire une théorie
qui le suppose nécessairement [22].
Descartes philosophe du despotisme, Spinoza philosophe de la liberté.
Au-delà de l’intérêt qu’une telle
thèse peut avoir pour une oreille anarchiste, et avant même
de considérer la force de l’intuition de Proudhon,
on ne peut tout d’abord qu’être surpris par son
inconséquence apparente. Comment Spinoza, le philosophe de
l’absolu, de la nécessité et de la raison d’État,
qui, très logiquement, refuse toute signification au libre
arbitre, peut-il être en même temps le philosophe de
la liberté, une liberté inhérente à
son système ? Entraîné par son goût de
la provocation, Proudhon est conduit à développer
une argumentation paradoxale.
Ennemi du libre arbitre, Spinoza ne l’est que parce qu’il
est d’abord un cartésien conséquent. En affirmant
avec Descartes la nécessité absolue de l’Être
(Dieu), Spinoza se contente de montrer l’inconséquence
d’une pensée qui se réclame par ailleurs de
la liberté, puisque, en dehors de Dieu lui-même, un
tel système exclut toute liberté [23]. Mais cette
incohérence de Descartes, que Spinoza met au jour à
partir du système de Descartes, on la retrouve, inversée,
dans la philosophie de Spinoza, sous le regard de Proudhon cette
fois. Comment Spinoza peut-il nier le libre arbitre, puisque, dans
l’Éthique, il prétend montrer comment l’homme,
création dégradée et misérable de la
toute- puissance divine, soumise à l’obscurité
et aux illusions des passions, peut malgré tout " remonter
le courant de la nécessité " qui l’a produit,
s’affranchir des passions qui l’entravent et le trompent,
accéder à la " liberté aux dépens
de la nécessité qu’elle se subordonne "
[24] ?
" Il faut le voir pour le croire ; et comment les traducteurs
et les critiques de Spinoza ne le voient-ils point ? L’Éthique,
que tout le monde connaît comme une théorie de la nécessité
en Dieu, est en même temps une théorie du franc-arbitre
de l’homme. Le mot n’y est pas, et il est juste de dire
que l’auteur n’en croit rien ; mais depuis quand juge-t-on
un philosophe exclusivement sur ses paroles ? " [25]
On est sans doute ici au plus près de l’intuition
de Proudhon, l’intuition que Spinoza peut dire autre chose
que ce qu’il semble dire à ses lecteurs du XIXe siècle
; l’intuition d’une autre signification du spinozisme,
masqué par le " système de Descartes " et
par deux siècles de traductions et de critiques plus ou moins
aveugles ; une signification qui n’apparaîtrait à
l’œil à demi perspicace de Proudhon que sous la
forme d’une contradiction. Contradiction chez Spinoza, mais
contradiction (ou hésitation) chez Proudhon lui-même.
En effet, dans sa fougue démonstrative et rhétorique,
Proudhon ne parvient pas écarter de ses phrases l’ambivalence
qui le saisit tout à coup. L’affirmation de la liberté
(le franc-arbitre) qu’il croit déceler chez Spinoza
est-elle une simple contradiction de son système ou, au contraire,
comme il le dit plus loin, sa conséquence nécessaire
? [26]Spinoza n’est-il que le disciple de Descartes, un disciple
intransigeant et rigoureux qui irait jusqu’aux extrêmes
conclusions du système de son maître, ou bien au contraire
le génial inventeur d’une théorie nouvelle,
d’une " originalité sans égale " ?
[27]
" Depuis quand juge-t-on un philosophe exclusivement sur ses
paroles ? " On mesure mieux, cent cinquante ans plus tard,
la grande difficulté où se trouvait Proudhon pour
expliciter son intuition. Pour cela il aurait fallu qu’il
revienne au texte latin et qu’il accorde à Spinoza
une attention et une sorte de désintéressement personnel
qui n’étaient ni dans son tempérament, ni dans
ses habitudes. Il aurait surtout fallu qu’il aille jusqu’au
bout de sa critique des traducteurs et des critiques de son temps,
car malgré l’acuité de son regard et ses propres
qualités de limier ou de chien de chasse, il était
effectivement doublement prisonnier de cette traduction et de cette
critique : prisonnier du texte de E. Saisset, particulièrement
calamiteux [28] ; prisonnier d’une interprétation française
de Spinoza soucieuse de réduire ce dernier à n’être
qu’un continuateur de Descartes, un sectateur de l’absolu,
un rationaliste et un idéaliste impénitent, un pur
logicien, ennemi de toute expérience, de toute démarche
expérimentale [29].
Âme pour mens, passions pour affectus, générale
pour commune, etc., comment, avec une telle traduction, Proudhon
aurait-il pu échapper à une lecture idéaliste
et chrétienne d’un texte qui, écrit en latin,
prend bien soin d’utiliser le vocabulaire et les catégories
de pensée de son temps ? Sous la plume trompeuse de Saisset
et le regard méfiant de Proudhon, Spinoza ne se contente
pas d’apparaître comme un héritier de la gnose
chrétienne et de sa théorie métaphysique de
la Chute et de la Rédemption [30]. Sa pensée semble
s’inscrire naturellement dans une catharsis et un dualisme
tout aussi tradi tionnels : la liberté contre la nécessité,
la connaissance opposée aux passions du corps, l’âme
comme principe spirituel de salut et de liberté [31].
Mais c’est pourtant ici, à l’intérieur
même de son incompréhension de Spi noza, que l’analyse
de Proudhon est la plus intéressante, pour la question qu’il
lui pose, et pour la réponse que cette question implique
:
" Je demande donc à Spinoza comment, si tout arrive
par la nécessité divine, après que les vibrations
de cette nécessité de plus en plus affaiblies ont
donné naissance aux âmes engagées dans la servitude
des passions, comment, dis-je, il arrive que ces âmes retrouvent,
au moyen de leurs idées adéquates, plus de force pour
retourner à Dieu qu’elles n’en ont reçu
au moment de leur existence, si par elles-mêmes elles ne sont
pas des forces libres ? " [32]
Forces libres, franc-arbitre, sans doute Bakounine n’a-t-il
pas complètement tort de reprocher à Proudhon son
fréquent idéalisme, sa fascination pour les catégories
de Kant et sa fâcheuse tendance à faire parfois de
la conscience et de la liberté humaine une faculté
a priori et transcendantale, absolue [33]. Mais si Proudhon devait
vraiment succomber à ses penchants idéalistes, c’était
certainement au moment de sa lecture de Spinoza, de ce Spinoza rationaliste
et logicien en train d’être inventé par la tradition
fran çaise. Or il n’en est rien. Proudhon pose une
tout autre question à Spinoza. Il ne se satisfait pas de
la liberté abstraite que lui présente la traduction
de Saisset, ce degré zéro de la liberté que
Proudhon appelle joliment " communion sèche, l’hypothèse
de la liberté en attendant la liberté " [34]
Mais, du même coup, il montre comment lui-même refuse
de se satisfaire du vide métaphysique qu’implique habituellement
la théorie du libre arbitre [35]. Son problème n’est
plus celui du franc-arbitre, conçu sous la forme d’une
faculté abstraite et transcendantale, a priori et générale,
mais au contraire celui de la force ou plutôt des forces capables
de produire l’homme comme être conscient et libre. En
effet, aux yeux de Proudhon, ce que le système de Spinoza
présuppose invinciblement, au même titre que son propre
système, ce n’est pas la liberté absolue, abstraite,
métaphysique, que dénonceront Bakounine et Malatesta,
ce sont des forces et des puissances, ces " forces libres "
dont il demande à Spinoza comment il peut ignorer l’existence
pour penser la libération de l’homme [36]
Comment penser ces puissances préalables et fondatrices
? Comment celles-ci peuvent-elles donner vie à une liberté
suffisamment radicale pour mériter qu’on la nomme libre
arbitre ? On connaît (ou l’on devrait connaître)
la réponse de Proudhon que l’on pourrait résumer
ainsi.
******************************
1) Puissance et liberté sont indissociables. Toute puissance
est une liberté ; toute liberté est une puissance.
Et c’est sous ce double aspect, indissociable, que l’une
et l’autre sont, ensemble, la " condition préalable
et productrice " de tout exercice de la raison [37]
2) Condition, cette puissance et cette liberté ne relèvent
ni d’une faculté a priori et transcendantale, ni d’une
nature humaine préalable et fondatrice. Comme la raison et
comme toutes les propriétés que l’homme peut
développer, elles sont elles-mêmes une " résultante
" [38] ; la résultante d’un composé d’autres
puissances [39], elles-mêmes résultantes d’autres
composés, d’autres forces, etc. Ce que Proudhon résume
en disant que " l’homme est un groupe " [40].
3) D’où un premier principe proudhonien. Dans l’homme,
comme dans toute chose, ce qui semble être au principe, au
commencement, ne vient qu’après, n’est qu’un
effet de composition, la liberté comme l’âme,
les facultés comme l’ensemble des éléments
ou des essences apparemment à l’origine du composé
humain, l’unité de la création comme l’unité
du moi [41].
4) Résultante d’un enchaînement et d’un
enchevêtrement d’autres résultantes, puissance
et liberté humaines ne sont pas pour autant un simple effet,
déterminé, réductible à la somme des
forces et des éléments qui se sont associés
pour les produire. Elles n’entrent en rien dans un schéma
déterministe de causes et d’effets. Elles sont à
la fois plus et autres, distinctes des forces qui les rendent possibles
[42]. Elles sont radicalement nouvelles.
5) D’où une seconde affirmation de Proudhon. Résultante
et liberté, la puissance humaine est à la fois une
réalité radicalement nouvelle, autonome, porteuse
de sa propre force, et à la fois l’expression des forces
et des puissances qui, en se composant, la rendent possible [43].
Pour Proudhon on ne peut pas sortir de cette double affirmation,
volontairement antinomique : autonomie radicale de cette résultante
comme réalité propre ; dépendance radicale
de cette résultante par rapport aux forces qui la rendent
possible [44].
6) On peut ainsi comprendre l’ambiguïté apparente
des formules de Proudhon lorsque, pour définir la liberté
humaine, il parle à la fois de forces libres et de libre
arbitre. Puis sance nouvelle au regard des puissances qui la rendent
possible, la liberté humaine justifie tout à fait
qu’on lui reconnaisse l’ensemble des caractéristiques
qui s’attachent généralement à la notion
de libre arbitre. En effet, contrairement à ce que pense
Bakounine et à ce que suggèrent certaines formules
de Prou dhon, la notion de libre arbitre et le " sentiment
intime " qui l’affirme n’ont rien d’idéalistes
[45]. Leur idéalisme n’est que l’effet de leur
ignorance, l’ignorance de ce qui les rend possibles, des forces
et du jeu de composition de forces sans lesquels ils ne seraient
rien et dont ils sont pourtant l’expression autonome [46].
7) C’est en ce sens, essentiel à l’ensemble
des analyses de Proudhon, que la liberté humaine ou le libre
arbitre peuvent aussi se transformer en illusion despotique, en
absolu mensonger et autoritaire, se croire à l’origine
de ce qui le rend possible, transformer l’erreur déterministe
de l’effet en erreur tout aussi déterministe de la
cause. La puissance de la liberté humaine n’est ni
un effet ni une cause mais la résultante forcément
autonome, comme toute résultante, d’un composé
de forces sans lesquelles elle n’est rien. Voilà ce
qu’il faut comprendre pour Proudhon. [47]
8) Dernière caractéristique de la réponse
de Proudhon, qui découle de toutes les autres, mais en reconduisant,
et en bouclant de façon élargie, à l’échelle
de tout ce qui existe, le balancement et les contradictions qui
donnent force et vie à sa pensée. Puissance supérieure,
la liberté humaine peut à juste titre, de par la complexité
et la richesse du composé qui la produit, prétendre
s’affranchir de toute nécessité externe et interne,
prétendre à l’absolu [48]. Elle ne cesse jamais
d’être une partie intégrante du monde qui la
produit et dont elle semble si fortement se distinguer [49]. Cela
pour quatre grandes raisons.
a - Le composé humain ne diffère en rien de tout
autre composé, de tout ce qui compose la nature, si ce n’est
en degré de puissance :
" L’homme vivant est un groupe, comme la plante et le
cristal, mais à un plus haut degré que ces derniers
; d’autant plus vivant, plus sentant et mieux pensant que
ses organes, groupes secon daires, sont dans un accord plus parfait
entre eux, et forment une combinaison plus vaste. " [50]
b - La liberté propre au composé humain n’est
elle-même que le degré supérieur d’une
liberté présente dans tout composé, aussi rudimentaire
soit-il, dans la mesure où la liberté est coextensive
à la puissance des êtres :
" [...] la spontanéité, au plus bas degré
dans les êtres inorganisés, plus élevée
dans les plantes et les animaux, atteint, sous le nom de liberté,
sa plénitude chez l’homme qui seul tend à s’affranchir
de tout fatalisme, tant objectif que subjectif, et qui s’en
affranchit en effet. " [51]
c - Résultante d’un enchevêtrement de puissances
et de spontanéités, la liberté humaine n’est
pas un achèvement. C’est une liberté en devenir,
le degré intermédiaire d’une puissance et d’une
liberté plus haute à construire, à partir de
l’ensemble des puissances constitutives du monde et du jeu
de composition qu’elles autorisent :
" [...] en tout être organisé ou simplement collectif,
la force résultante est la liberté de l’être,
en sorte que plus cet être, cristal, plante ou animal, se
rapproche du type humain, plus la liberté en lui sera grande,
plus le libre arbitre aura de portée. Chez l’homme
même, le libre arbitre se montre d’autant plus énergique
que les éléments qui l’engendrent par leur collectivité
sont eux-mêmes plus développés en puissance
: philosophie, science, industrie, économie, droit. "
[52]
d - Inscrite, en aval et en amont, dans l’ensemble des puissances
cons titutives de ce qui est, la liberté humaine est à
la fois une partie et le tout, à la fois " ce qu’il
y a de plus grand dans la nature " et, comme l’écrit
Proudhon, " le résumé de la nature, toute la
nature " [53] :
" [...] l’homme, multiple, complexe, collectif, évolutif,
est partie intégrante du monde, qu’il tend à
absorber, ce qui constitue le libre arbitre. " [54]
C’est en ce sens que la liberté humaine, telle que
la conçoit Proudhon, peut rompre avec les illusions despotiques
et idéalistes de la liberté cartésienne et
s’affirmer comme révolutionnaire [55]. C’est
en ce sens qu’elle annonce les conceptions anarchistes à
venir, en particulier celles d’Elisée Reclus, lorsque
celui-ci affirme " le lien intime qui rattache la succession
des faits humains à l’action des forces telluriques
", lorsqu’il explique comment " l’homme est
la nature prenant conscience d’elle-même ", mais
aussi lorsqu’il affirme dans la même page, au plus près
de la pensée de Proudhon, comment " c’est de l’homme
que naît la volonté créatrice qui construit
et reconstruit le monde " [56].
On connaît donc le problème posé par Proudhon
et sa façon d’y répondre. Un lecteur de Spinoza,
même peu expérimenté, ne manquera pas d’être
frappé, intuitivement, de façon vague mais certaine,
par la proximité (intime dirait Bakounine) qui unit ces deux
auteurs. En quoi les lectures contemporaines de Spinoza, débarrassées
des vieilles interprétations idéalistes et logiciennes,
permettent-elles de vérifier ou d’infirmer cette intuition
?
Textes suivants :
Lectures anarchistes de Spinoza.- II. L’interprétation
marxiste
Lectures anarchistes de Spinoza.-III. Une autre lecture de Spinoza
[1] Habermas étant sans doute l’exemple le plus spectaculaire
de ce retour à Kant.
[2] Cf. Luc Bonet, " Spinoza : un philosophe "bon à
penser" pour l’anarchisme ", dans le Monde libertaire,
n° 915, 1993 et, du côté spinoziste, A. Negri,
l’Anomalie sauvage, puissance et pouvoir chez Spinoza (AS),
PUF, 1982, pp. 192, 308, 332-333. Mais aussi les matérialistes
français, en particulier Diderot.
[3] 3. Mais aussi les matérialistes français, en
particulier Diderot.
[4] « En obéissant aux lois de la nature [...] l’homme
n’est point esclave, puisqu’il n’obéit
qu’à des lois qui sont inhérentes à sa
propre nature, aux conditions mêmes par lesquelles il existe
et qui constituent tout son être : en leur obéissant
il obéit à lui-même. » Œuvres complètes,
Champ libre, VIII, p. 201.
[5] Ibid., p. 192.
[6] Ibid., I, p. 137.
[7] Ibid., VIII, p. 91
[8] Sur la double causalité dont la pensée de Spinoza
peut faire l’objet, " l’une horizontale constituée
par la série indéfinie des autres choses, l’autre
verticale constituée par Dieu ", cf. G. Deleuze, Spinoza
philosophie pratique (SPP), Éditions de Minuit, pp. 78-79,
et Y. Yovel, Spinoza et autres hérétiques, Seuil,
1991, pp. 208 et sq
[9] G. Deleuze, SPP, p. 78
[10] "Je suis un amant fanatique de la liberté [...]
j’entends la seule liberté qui soit digne de ce nom,
[...] la liberté qui ne reconnaît d’autres restrictions
que celles qui nous sont tracées par les lois de notre propre
nature ; de sorte qu’à proprement parler il n’y
a pa de restrictions, puisque ces lois [...] nous sont immanentes,
inhérentes, constituent la base même de tout notre
être, tant matériel qu’intellectuel et moral."
(Op. cit., VIII, pp. 291-292)
[11] De la Justice, Rivière, t. II, p. 184
[12] Ibid. t. III, p. 220.
[13] Ibid. t. II, pp.182 et 180.
[14] t.III, p. 22.
[15] Ibid. Proudhon reprend ici presque mot pour mot le Traité
théologico-politique (TTP), ch. XX.
[16] Ibid. pp. 183-184. (Proudhon fait allusion à TTP XVI).
Proudhon ignore le Traité de l’autorité politique
(TP), que Saisset n’avait pas encore traduit.
[17] Ibid., t. III, p. 173.
[18] Ibid., pp. 185 et 175.
[19] Ibid., p. 177.
[20] Ibid., pp. 177-178.
[21] Ibid., p. 178.
[22] Ibid., p. 376
[23] Ibid. p. 371
[24] Ibid. pp. 371 et 375
[25] Ibid. p. 373
[26] Ibid. p. 376.
[27] Ibid. p. 372
[28] La traduction de 1840. Sur son utilisation par Proudhon, cf.
ibid., p. 374.
[29] Sur cette interprétation idéaliste et rationaliste
de Spinoza, cf. R. Misrahi, Éthique, PUF, 1990, pp. 9-10
et P.-F. Moreau, Spinoza et l’expérience, PUF, 1994,
pp. 227 et sq.
[30] De la Justice, III, p. 373.
[31] Ibid., p. 375.
[32] Ibid.
[33] Sur cette critique de l’idéalisme de Proudhon,
cf. Oeuvres complètes, IV pp. 317 et 437. Sur cette affirmation
a priori de la conscience humaine chez Proudhon, cf. De la Justice,
t. III, pp. 339-340. Sur la fascination de Proudhon pour cette dimension
"absolutiste" de la conscience humaine, alors même
qu’il s’en fait pourtant le critique impitoyable, ibid.,
p. 173.
[34] Ibid. p. 376.
[35] Sur ce point, cf. J. Préposiet, Spinoza et la liberté
des hommes, Gallimard, 1967, p. 297.
[36] "Spinoza ne sortira pas de là. La puissance est
la condition préalable et productrice de la connaissance
; elle n’en est pas l’effet [...], elle est la condition
de l’exequatur donné à l’idée,
qui par elle-même est inerte, indifférente à
sa propre réalisation", Justice, t. III, p. 375.
[37] Ibid.
[38] " L’homme est libre, il ne peut pas ne l’être
pas, parce qu’il est composé ; parce que la loi de
tout composé est de produire une résultante qui est
sa puissance propre ", ibid., p. 409.
[39] " L’homme [...] est un composé de puissances
", la Guerre et la Paix, Rivière, p. 128.
[40] " L’homme vivant est un groupe ", Philosophie
du progrès, Rivière, p. 128
[41] Justice, t. III, pp. 409, 408, 401 et 172.
[42] Ibid., pp. 408-410.
[43] Ibid., p. 409.
[44] Ibid., pp. 411 et 426 : " La liberté est la résultante
des facultés physiques, affectives et intellectuelles de
l’homme ; elle ne peut donc les suppléer ni les devancer
; sous ce rapport, elle est dans la dépendance de ses origines.
"
[45] Sur ce " sens intime ", cette " certitude subjective
" ou encore cette " phénoménalité
du moi ", ibid. pp. 335, 337, 347. Sur un " libre arbitre
" non idéaliste, cf. ibid., p. 409, cité plus
loin.
[46] Ibid. p. 256 : "[...] vous ne sentez votre moi que par
le jeu des puissances qui vous constituent" ; pp. 172-173 :
"Qu’est-ce, en effet, que ce que nous appelons une personne
? Et qu’entend cette personne, lorsqu’elle dit : Moi
?", etc. ; et p. 407 : "L’homme, parce qu’il
n’est pas une spontanéité simple, mais un composé
de toutes les spontanéités ou puissances de la nature,
jouit du libre arbitre."
[47] Sur l’ "absolu", "comme principe d’illusion
et de charlatanisme", cf. ibid., p. 185 et, surtout, p. 409
où Proudhon montre bien l’opposition entre l’immanence
et les illusions de la transcendance, entre sa propre conception
du "libre arbitre" et la liberté abstraite et illusoire
des sectaires de l’absolu. Après avoir montré
comment la "force de collectivité" trouvait une
"puissance supérieure" dans la société,
là où l’on peut parler de "liberté
de l’être social", Proudhon poursuit : "C’est
cette force de collectivité que l’homme désigne
quand il parle de son âme ; c’est par elle que son moi
acquiert une réalité et sort du nuage métaphysique,
quand, se distinguant de chacune et de la totalité de ses
facultés, il se pose comme affranchi de toute fatalité
interne et externe, souverain de sa vie autonome, absolu comme le
Dieu, puisque l’absolu divin, un, c’est-à-dire
simple, identique, immuable, enveloppe le monde qu’il produit,
et que par conséquent il est nécessaire ; tandis que
l’homme multiple, complexe, collectif, évolutif, est
partie intégrante du monde, qu’il tend à absorber,
ce qui constitue le libre arbitre."
[48] Ibid., pp. 425 et 407 : "Il ne s’agit plus que
de savoir comment [...] l’homme s’affranchit, non seulement
de la nécessité externe, mais aussi de la nécessité
de sa nature, pour s’affirmer décidément comme
absolu."
[49] Ibid. p. 409.
[50] Philosophie du progrès, op. cit., p. 64.
[51] Justice, t. III, p. 403.
[52] Ibid., p. 433 et p. 409 : " C’est ainsi que nous
avons vu les groupes industriels, facultés constituantes
de l’être collectif, engendrer par leur rapport une
puissance supérieure, qui est la puissance politique, nous
pourrions dire la liberté de l’être social. "
[53] Ibid., p. 175.
[54] Ibid. p. 409.
[55] "La voilà, cette liberté révolutionnaire,
si longtemps maudite, parce qu’on ne la comprenait pas, parce
qu’on en cherchait la clef dans les mots au lieu de la chercher
dans les choses." Ibid. p. 433.
[56] É. Reclus, L’Homme et la Terre, t. I, Paris 1905,
pp. I, II, IV. Sur É. Reclus, cf. J. Clark, la Pensée
sociale d’Elisée Reclus, géographe anarchiste,
ACL, 1996
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