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Origine : http://acontretemps.org/spip.php?article67
DIRE que Daniel Colson aime à manier le paradoxe ne semble
pas exagéré. Cette disposition d’esprit l’avait
déjà poussé à composer, il y a trois
ans, un Petit lexique philosophique ( [1]) ouvert à tous
vents où, de Leibniz à Deleuze, en passant par Spinoza,
Nietzsche, Simondon et Tarde, il s’attachait à traquer
des “ affinités secrètes ” éclairant,
comme autant de fulgurances collatérales insoupçonnées,
la pensée libertaire “ proprement dite ”, celle
que fondèrent, parfois contradictoirement, Proudhon et Bakounine.
Cette vision subjective d’une anarchie multiple et débordant
de ses frontières suscita alors quelques débats ([2]),
mais personne, à notre connaissance, ne mit en cause le principal
mérite, évident, d’un Petit lexique qui donnait
tant à penser.
Avec ces Trois essais de philosophie anarchiste - qui, en réalité,
n’en font qu’un -, D. Colson persiste et signe. Même
ambition, même exigence, même approche néo-monadologique,
même maniement du paradoxe au service, cette fois, d’une
profonde réflexion sur l’Histoire, ses discontinuités,
ses résonances et son récit.
L’ « inspiration première » de
l’anarchie
« L’histoire de la pensée et du projet libertaires,
écrit D. Colson, est homologue au problème que ce
livre voudrait traiter (...) Cette histoire est placée sous
le signe du multiple, du disparate et du singulier, de la discontinuité
et de la répétition du différent, mais dans
un rapport où chacune de ses manifestations inclut, annonce
et répète toutes les autres » . Réduite
à l’échelle du temps, cette histoire court,
pour D. Colson, sur “ trois grandes périodes ”
: celle de “ son apparition comme courant de philosophie politique
” (1840-1864) ; celle de son identification au mouvement ouvrier
(1864-mai 1937) ; celle de son renouveau à la fin du XXe
siècle, après trente ans de traversée du désert
et “ à une époque où un peu partout dans
le monde renaissaient pour quelque temps les espérances d’une
transformation radicale de l’ordre des choses ”. Pratique
pour l’historien, cette datation ne saurait dire, cependant,
l’essentiel de cette histoire : le flux, l’attraction,
le hasard, le sensible, les liens - fugitifs et intimes, dirait
Bakounine - qui transcendent la chronologie et font que, d’une
époque à l’autre de son existence, s’opèrent
des transitions et s’ouvrent des passages où se recrée
éternellement “ l’inspiration première
” de l’anarchie : “ construire, de façon
volontaire, de l’intérieur des choses et des situations,
un monde pluraliste où les êtres, en s’associant,
et sans jamais renoncer à leur autonomie première
(pourtant si fragile et éphémère), ont la capacité
de se libérer de la servitude ”. Ainsi, D. Colson a
évidemment raison d’insister sur le fait que la mission
de Giuseppe Fanelli, l’envoyé de Bakounine en terre
d’Espagne, en 1868, permit au “ premier noyau anarchiste
espagnol [de] s’empare[r] immédiatement et de manière
durable d’une pensée et d’un projet dont manifestement
il possédait déjà toute la puissance et les
prérequis, et qui trouv[a] dans l’étrangeté
de la langue l’expression de cet autre qu’il portait
en lui-même ”. Car Fanelli ne parlait que l’italien
ou le français et ses interlocuteurs ne comprenaient que
l’espagnol. Il n’empêche que le courant passa,
et il passa, contre toutes les rationalisations historiques, par
“ affinité ” et dans l’ “ intimité
affective ” que créa ce très curieux événement.
“ A la manière, précise D. Colson, d’une
révélation ou d’un coup de foudre amoureux.
” Comme si l’énergie de cet homme, dont aucun
interprète ne traduisit jamais les propos, donnait “
sens et puissance ” - et pour longtemps - à l’Idée
anarchiste dont s’était déjà emparée
des ouvriers espagnols.
“ De cette rencontre mystérieuse que l’on peut
étendre à tous les êtres et que ce livre voudrait
explorer, poursuit D. Colson, découle une conséquence
importante pour comprendre la discontinuité de l’histoire
du mouvement et de la pensée libertaires, mais surtout pour
comprendre l’importance du troisième moment de l’anarchisme,
non seulement de sa résurrection philosophique à la
fin du XXe siècle, mais également de sa nouvelle invention,
de sa capacité à répéter les deux moments
précédents, à non seulement leur redonner sens
et puissance, mais à multiplier ce sens et cette puissance,
à les autoriser à se redire l’un à l’autre
ce qu’ils s’étaient déjà dit mais
aussi ce qu’ils avaient tu, ignoré ou seulement pressenti
et que seule une résurrection pouvait faire surgir, en attendant
la série des renaissances et des répétitions
à venir. ” On excusera la longueur de la citation,
mais elle nous semble résumer à merveille le point
de vue - très original et quelque peu critiqué - qu’adopte,
de livre en livre, D. Colson sur le rapport entre anarchisme et
post-modernité. Ce “ troisième moment ”
de l’anar-chisme, c’est celui où nous sommes,
ce temps qui naît dans “ le bonheur ” de Mai-68
et qui court jusqu’à “ la tristesse et l’angoisse
” d’aujourd’hui, un temps où recule l’hégémonie
des marxismes concurrents, un temps où, se ré-alimentant
au nietzschéisme “ de gauche ” d’un Deleuze,
“ le feu d’une pensée émancipatrice oubliée
depuis longtemps ” éclairerait, désormais, de
nouveaux possibles. Il n’importe pas, dans le cadre de cet
article, de débattre de la validité théorique
de cette vision colsonienne du “ troisième moment de
l’anarchisme ”, mais d’en retenir la démarche,
extraordinairement ouverte et, ce faisant, volontairement déroutante.
Ainsi, partant de l’anarchisme, ces Trois essais s’en
écartent assez vite, en apparence du moins, pour embarquer
le lecteur dans une traversée au long cours, où il
sera question d’islam et d’historiographie arabo-musulmane,
d’Hannah Arendt, du duc de Saint-Simon, de Proust, de Kafka,
de 1848 et de la Commune de Paris.
Histoire, dogme et récit
C’est, à n’en pas douter, un bel hommage que
l’auteur des Trois essais rend à l’historien
marocain Abdallah Laroui en plaçant son livre, “ difficile
mais passionnant ”, Islam et histoire ( [3]), au centre de
sa réflexion. C’est aussi un pari, car D. Colson n’ignore
pas que cette référence risque de “ rebuter
” le lecteur, brutalement confronté à des concepts
- “ forcément étranges et étrangers ”
- nés de traditions globalement ignorées par lui.
Et, de fait, cette navigation entre fiqh, hadîth, wâsita,
khabar et dawla suppose un véritable effort, non pour tout
comprendre (soyons modestes), mais pour saisir les échos
- philosophiques, mais aussi poétiques - que leur fréquentation
induit.
“ Dans Islam et histoire, précise D. Colson, l’adversaire
principal d’A. Laroui n’est pas d’abord la tradition
mystique de l’Islam, mais, au contraire, pourrait-on dire,
une tradition religieuse ritualiste et atemporelle qui, par ses
textes et ses procédures de lecture, refuse tout imprévu,
toute nouveauté, tout événement singulier ou
circonstanciel (par définition) et, à travers cette
notion d’événement, toute histoire, c’est-à-dire
tout caractère relatif des faits et des choses. ” Contre
cette tradition du hadîth, a-historique, autoritaire, dominante
et exacerbée chez les “ fondamen-talistes ” d’aujourd’hui,
A. Laroui se réfère, lui, à l’autre tradition
arabo-musulmane, celle du fiqh, ouverte à la rationalité
historique et au jugement critique, dont l’expression la plus
connue se trouve sans doute dans l’œuvre d’Ibn
Khaldûn.
Si le combat intellectuel de l’historien marocain contre
“ l’adversaire principal ” - l’intégrisme
des compilateurs de textes sacrés - mérite soutien
et sympathie, il n’explique pas, bien sûr, à
lui seul, l’attention que D. Colson prête à son
ouvrage. C’est qu’il y trouve une réflexion générale
sur le concept d’histoire, sur l’approche et le récit
historiques, sur le métier d’historien qui entre en
résonance - parfois paradoxalement, mais on sait que notre
auteur cultive le paradoxe - avec cette idée éminemment
colsonienne que l’Histoire ne “ peut prétendre
à la connaissance ” que si elle prouve “ sa capacité
à saisir les êtres passés, en s’emparant
d’eux et en étant pris par eux, en les affectant de
ce qu’elle est et en étant affectée par ce qu’ils
sont ”.
Il fallait, sans doute, beaucoup de culot à D. Colson pour
oser relever les dilemmes et les ambivalences qui - précisément
parce qu’ils existent - font, à ses yeux, la richesse
intellectuelle d’Islam et histoire. Et d’avantage encore
(de culot) pour tirer de ce regard arabo-musulman sur l’Histoire,
d’audacieuses connivences avec le rapport singulier que l’anarchisme
entretient avec sa propre histoire, et plus généralement
avec le temps ( [4]). Ainsi, écrit D. Colson, “ dans
la tradition du khabar arabo-persan, l’événement
passé a disparu complètement, comme événement
passé. Mais parce qu’il peut revenir dans l’expérience
présente, en particulier à l’occasion du récit
qui en est fait, il est toujours présent, toujours là
”. Le récit contre le dogme, en somme, ce dogme aux
deux visages - Dieu et la Science - établissant les lois
calendaires de l’histoire monumentale dont parle Nietzsche,
ses codes, ses images, ses mises en scène et ses oublis.
Avec la même volonté normative et exclusive. Si l’objectivité
historique dont les historiens font profession n’existe pas,
comme le pense D. Colson, si elle n’est finalement qu’une
subjectivité qui s’ignore, en quoi, alors, le récit
qu’elle propose pourrait-il, mieux qu’un autre, “
saisir l’irruption d’événements imprévus
et imprévisibles, dotés de leur propre temporalité,
de leur propre histoire ” ? Il ne le peut pas, et c’est
aussi sur cette incapacité de l’histoire scientifique
que semble bien déboucher le questionnement d’A. Laroui.
Comme si, se dérobant toujours aux historiens, l’être
intime de l’Histoire s’ingéniait, en somme, à
résister à leurs méthodes, calendriers et procédures.
Pour D. Colson, en tout cas, la cause est entendue, c’est
du côté du al-khabar ‘an (“ on raconte
que... ”) des récits historiques de la tradition arabo-musulmane
et de “ la (soi-disant) mauvaise part de fiction qu’ils
contiennent inévitablement (ou heureusement) ” que,
perdant sa majuscule et son singulier, l’Histoire accède
au “ sensible ” et ouvre sur les “ histoires en
devenir ” que le passé porte.
Au-delà du visible, « une histoire intime »
Parlant de Dangeau, un chroniqueur de son temps et de la Cour de
Louis XIV, Saint-Simon eut ce méchant mot : “ Il ne
savait rien au-delà de ce que tout le monde voyait. ”
Pour savoir, pensait le duc, il fallait, solitairement, exercer
son regard à voir non le visible, mais le caché, l’intime
d’une époque, avant de s’attacher à la
mettre en mots, en littérature. Qui niera que les Mémoires
d’un Saint-Simon nous en apprennent bien davantage, en creux,
sur la “ bonne société ” de ce siècle
que les chroniques d’un Dangeau, par ailleurs oubliées
? “ Cette vérité de la fiction, souligne D.
Colson, une vérité relative dirait Laroui, relative
à chaque artiste, mais comme l’histoire dont Laroui
se réclame lui-même, n’a évidemment rien
de métaphorique ou de symbolique. ” Elle dit chaque
fois le réel, celui de Saint-Simon, de Proust, de Kafka,
un réel reflété “ dans le miroir vivant
des mondes où ils vivaient et des mondes qui les constituaient
”. Le reste est affaire d’art. Et bien sûr, comme
D. Colson, on pourrait “ rêver d’un monde mieux
fait où les poètes et les écrivains auraient
la chance (et nous avec eux) d’avoir à dire des événements
qui ne se réduisent pas à l’organisation d’un
bal chez les Guermantes... ” Mais ça, c’est une
autre histoire.
On ne s’étonnera pas qu’Hannah Arendt - qui
s’intéressa de près au rapport entre histoire
et fiction et développa, dans une subtile étude consacrée
à la Résistance ( [5]), le concept d’ “
histoire intime ” - soit l’autre grande référence
de ces Trois essais. Perçue comme une faille de quatre ans
“ dans le flux continu du temps ”, faille se refermant
sur le retour à la vie banale des résistants - “
à l’idiotie sans poids de leurs affaires personnelles
”, dit-elle -, la Résistance défie l’Histoire
et peine à être intimement nommée. Car, elle
est bien davantage, aux yeux d’Arendt, qu’un intervalle
ou un entre-deux “ dans la trame du temps, des institutions
et des discours ”. Si “ la Résistance a bien
un nom propre (...), la résistance au nazisme n’a pas
de nom ”, indique D. Colson. La première, qui relève
de l’Histoire tout court, de son “ cortège triomphal
” (Walter Benjamin), fut “ re-qualifiée ”
à posteriori. La seconde, celle qui compte vraiment, a forcément
à voir avec l’intime - avec “ l’affinitaire
”, diraient Bakounine et les anarchistes. “ L’intime,
précise D. Colson, c’est ce qui surgit lorsque, dans
le monde moderne, la distinction entre public et privé se
brouille, lorsque l’apparition du “social” détruit
l’un et l’autre en laissant à “l’intime”
le soin de suppléer, “de façon précaire”,
le privé. ”
A travers cette idée d’ “ histoire intime ”,
ce que veut nous dire Arendt - et ce que souligne très fortement
D. Colson -, c’est l’abolition soudaine du public et
du privé dans toute levée d’armes contre l’oppression,
c’est la part d’échappée belle qui préside
à toute entrée en résistance active contre
l’ordre des choses. Parce qu’elles relèvent précisément
“ de l’intimité de l’histoire ”,
ces brèves parenthèses d’insurrection se dérobent
toujours au regard des historiens. Comme autant d’ “
îlots cachés de liberté ” (H. Arendt),
elles émergent, s’engloutissent et resurgissent. Dans
un temps et un espace que le discours historique ne contrôle
pas. “ Notre héritage n’est précédé
d’aucun testament ”, écrivit René Char,
poète et résistant.
L’éternel retour de l’inattendu
Analysant les poses et les attitudes des dirigeants révolutionnaires
français de 1848, Marx eut, dans le 18 Brumaire de Louis
Bonaparte, la formule que l’on sait : les grands événements
se répètent toujours sous deux formes, en tragédie
la première fois, en farce la seconde. Partant de ce trait
d’ironie marxien, D. Colson conteste, en troisième
partie d’ouvrage, que cette “ indigente alternative
théâtrale ” ait quelque valeur, et, ce faisant,
prolonge - dans une étonnante variation sur les “ événements
” révolutionnaires de 1848 et de la Commune de 1871
- la réflexion d’Arendt, en tentant de répondre
à la difficile question de la reprise d’héritage
et du rôle que joue la tradition dans l’éternel
retour de l’inattendu.
“ L’histoire ne se répète pas deux fois,
insiste D. Colson, mais une infinité de fois, et chaque fois
de façon différente. ” C’est même,
précise-t-il, de cette multiplicité que naît
le singulier de chaque répétition et c’est “
dans le retentissement et la répétition discontinue
et à venir de l’événement ” [révolutionnaire]
que celui-ci, chaque fois unique, rejoint une tradition et s’inscrit
dans une généalogie.
Tout occupé qu’il était à penser pour
le prolétariat un avenir radieux, Marx, progressiste en diable,
exerça avec constance son ironie contre les encombrantes
vieilleries d’une tradition révolutionnaire condamnée
aux poubelles de l’Histoire. Vingt-trois ans après
les “ événements de 1848 ” et analysant
la Commune de Paris cette fois, le même Marx y décela,
dans la Guerre civile en France, une “ formation historique
entièrement nouvelle ”, sans lien d’aucune sorte,
en tout cas, avec une quelconque “ poésie du passé
” et inaugurant, au contraire, une “ poésie de
l’avenir ” faisant table rase de “ la tradition
de toutes les générations mortes ”.
Dans un cas comme dans l’autre, le “ matérialisme
historique ” de Marx - volontariste, illusoire, réducteur
et tranchant - ressemble étrangement, avouons-le, à
cette “ marionnette conçue pour gagner à tout
coup ” aux échecs, que décrira plus tard l’énigmatique
W. Benjamin ( [6]). Le même W. Benjamin - trop absent, à
notre goût, de la brillante réflexion que nous livre
D. Colson - qui nota, à propos des Trois Glorieuses cette
fois, que, “ au soir du premier jour du combat, on vit, en
plusieurs endroits de Paris, au même moment et sans concertation,
des gens tirer sur les horloges ”.
Dans la claire conscience, probablement, de suspendre l’instant
révolutionnaire et de fixer cet “ inattendu ”,
auquel Marx, remarqua justement H. Arendt, n’accorda jamais
“ aucun égard ”.
F. G.
[1] Daniel Colson, Petit lexique philosophique de l’anarchisme,
de Proudhon à Deleuze, Livre de Poche, Biblio essais, 2001.
Cet ouvrage fut recensé dans le numéro 6 d’A
contretemps (janvier 2002).
[2] On a retenu celui - fort intéressant - qui opposa Eduardo
Colombo à Daniel Colson dans le numéro 8 (printemps-été
2002) de Réfractions..
[3] Abdallah Laroui, Islam et histoire, essai d’épistémologie,
Paris, Champ Flammarion, 2001.
[4] Cette intéressante question du “ rapport anarchiste
au temps ” a fait l’objet d’un très bel
article de Daniel Colson - “ L’Ange de l’Histoire
” - publié dans le numéro 1376 (18 au 24 novembre
2004) du Monde libertaire..
[5] Hannah Arendt, “ La brèche entre le passé
et le futur ”, in la Crise de la culture, Gallimard, Folio
Essais, 1972.
[6] Walter Benjamin, “ Sur le concept d’histoire ”,
in Œuvres III, Folio Essais, 2000.
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