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Origine : http://adonile.blogspot.com/2008/11/la-naissance-de-la-pense-libertaire.html
Le premier est celui de son apparition comme courant de philosophie
politique. Il est lié aux transformations et à la
situation explosive de l'Europe du milieu du XIXe siècle,
et plus particulièrement aux événements et
aux mouvements révolutionnaires de 1848. Au cours de cette
période, - du début des années 1840 à
la création, vingt-cinq ans plus tard, de l'Association Internationale
des Travailleurs (AIT) -, l'anarchisme n'existe pas comme courant
politique effectif, identifiable dans des organisations, des groupes
ou des symboles de manifestations publiques. Sa réalité
est principalement philosophique et journalistique, mais une philosophie
et un journalisme intimement mêlés à l'ébullition
théorique et politique d'alors comme aux bouleversements
matériels et sociaux que connaît l'Europe. De manières
diverses, faisant appel à de nombreuses formes littéraires,
la pensée anarchiste prend corps en quelques années,
du mémoire de Proudhon, Qu'est-ce que la propriété
? (1840), à son livre posthume De la Capacité politique
des classes ouvrières (1865), en passant par L'Unique et
sa Propriété de Stirner (1845), les premiers textes
de Bakounine, ceux de Joseph Déjacques, d'Ernest Coeuderoy,
mais aussi les tableaux et les conceptions artistiques de Gustave
Courbet par exemple ou encore une multitude d'expressions, de proclamations,
d'utopies et de notations éparses dans tout ce qui se dit
et s'écrit au cours de cette période. Les principaux
inventeurs de l'anarchisme, - Proudhon, Bakounine, Déjacques,
Coeuderoy -, ont pu se lire et se sont lus, se sont rencontrés
parfois, mais ils ne se sont jamais concertés, n'ont jamais
essayé de constituer un groupe ou une école politique.
Ils se sont influencés les uns les autres, et Proudhon, par
le nombre de ses livres, et surtout la force de ses conceptions
sociales et philosophiques, occupe sans aucun doute une place prépondérante
dans la naissance de la pensée libertaire. Mais, - et on
n'en attendait pas moins d'eux -, aucun de ces auteurs n'est le
maître ou le théoricien des autres. Chacun élabore
l'essentiel de ses conceptions à partir de lui-même,
à partir de ce qu'il perçoit et du monde (parfois
très particulier) où il vit ; dans Trois essais de
philosophie anarchiste - Introduction 2 une mystérieuse unité
où toute une dimension de l'époque et de ses possibles
s'exprime spontanément dans chacun de leurs écrits.
C'est seulement un siècle et demi plus tard, à la
lumière de son renouveau de la fin du XXe siècle,
qu'il est devenu enfin possible de saisir l'originalité de
cette pensée libertaire en train de naître, une originalité
qui tient à son étrange référence :
l'anarchie. Comme aujourd'hui, l'anarchie a toujours été
une notion à la fois négative et familière,
synonyme de chaos et de pagaille. Avec Proudhon, Déjacques,
Coeuderoy, Courbet, Bakounine et quelques autres, elle acquiert
pour la première fois une signification positive. [1]Contrairement
à ce que l'on croit parfois, cette référence
positive n'est pas d'abord une provocation. Et elle ne relève
pas non plus d'une autre erreur que l'on commet souvent à
son propos et qui, d'une autre manière, cherche également
à désamorcer la bombe théorique et pratique
que constitue le concept d'anarchie. En effet, en acceptant, du
bout des lèvres, de sortir cette notion de la vulgarité
et du mépris réprobateur qui l'entourent, les sciences
politiques veulent bien, éventuellement, accepter d'en faire
une sorte de modèle constitutionnel théorique, à
côté d'autres beaucoup plus empiriques : la monarchie,
l'oligarchie, la dictature, la démocratie par exemple. L'anarchie
serait un système politique utopique qui se caractériserait
par l'absence de gouvernement, un système politique qui (pourquoi
pas si des gens veulent y croire et tenter, démocratiquement,
d'en convaincre les autres), pourrait arriver un jour, peut-être,
dans un avenir aussi lointain que le jugement dernier. Mais comme
le montre justement le renouveau de la pensée libertaire
de ces trente dernières années, l'anarchie positive
qui apparaît au milieu du XIXe siècle n'est ni une
provocation, ni une utopique notion de sciences politiques. L'anarchie
n'est pas non plus un idéal, une société parfaite
que les rêveurs auraient dans la tête, au temps où
l'on rêve, quand on est jeune donc, une belle idée,
mais irréalisable comme toutes les idées parfaites,
vers laquelle on se contenterait de tendre, et dont la possible
réalisation s'éloignerait au fur et à mesure
que l'on devient vieux. Pour ses inventeurs, l'anarchie est un concept
éminemment empirique et concret, le seul capable de rendre
compte de ce qui nous constitue présentement, et alors même
que les injonctions et les mises en ordre réalistes de l'économie,
des constitutions politiques et des religions, ne sont que des formes
illusoires et trompeuses dans ce qu'elles se donnent à voir,
d'autant plus contraignantes et visibles qu'elles sont illusoires
et trompeuses, qu'elles dénient l'anarchie des choses et
des êtres. Dans la pensée libertaire naissante, anarchie
et réalité sont synonymes.
L'anarchie n'est pas d'abord en aval, dans un avenir indéterminé,
mais en amont et comme déjà là, et ceci à
travers deux visages distincts et pourtant indissociables. L'anarchie
renvoie tout d'abord à sa signification à la fois
la plus ordinaire, celle de désordre et de confusion, mais
aussi la plus savante, celle d'absence de principe premier (an-arkhé).
L'anarchie c'est le multiple, la multiplicité infinie et
la transformation incessante des êtres, le fait que toute
chose est constituée d'une multitude infinie de forces et
de points de vue en perpétuel changement, d'une multitude
infinie de modes d'être et de possibles qui s'entrechoquent,
se composent, se défont et se détruisent sans cesse,
en aveugles, et qui exigent sans cesse des mises en ordre oppressives
et coercitives où certains dévorent, exploitent et
asservissent les autres, se dressent au-dessus d'eux, à la
manière du Capital, de l'Etat et de la Religion, en provoquant
de nouveaux troubles, de nouvelles révoltes et de nouveaux
combats, le plus souvent tout aussi aveugles et désespérés.
Bref, l'anarchie dans sa première acception, c'est cette
histoire pleine de bruits et de fureurs, racontée par des
fous à des idiots, dont parle Shakespeare, l'histoire que
chacun vit tous les jours, qu'il constate sans cesse en lui et autour
de lui et que les mises en ordre de la science, des livres d'histoire,
des cartes d'identité, de la morale et des prescriptions
religieuses, malgré leurs mensonges, leurs simplifications
et leur violence, ne parviennent jamais à masquer complètement.
Mais la notion d'anarchie, si réaliste dans le pessimisme
de ce qu'elle dit, possède également une seconde signification
intimement liée à la première, que l'on ne
peut pas séparer d'elle. Et c'est à que réside
l'originalité et l'intuition philosophique des premiers théoriciens
de l'anarchisme. Que disent-ils ? Ils disent que cette anarchie
première et réaliste de ce qui est, des choses et
des êtres, cette affirmation du multiple au dépend
de l'un, de la transformation incessante au dépend de l'identique,
du désordre au dépend de l'ordre, du discontinu au
dépend du continu, de la différence au dépend
du même, est justement la condition et la chance, non seulement
d'une émancipation des êtres humains mais de l'affirmation
d'un monde et d'une vie libérés des mutilations et
des pertes de possibles qu'entraînent le hasard des heurts
et des associations destructives, mais aussi toutes les tentatives
autoritaires pour maîtriser ce hasard, unifier le multiple
et ordonner l'inordonnable. Comme Spinoza et Leibniz avaient pu
déjà l'affirmer et le pressentir, l'anarchie du réel
offre la possibilité de construire, de façon volontaire,
de l'intérieur des choses et des situations, un monde pluraliste
où les êtres, en s'associant, et sans jamais renoncer
à leur autonomie première (pourtant si fragile et
éphémère), ont la capacité de se libérer
de la servitude, de libérer et d'exprimer la puissance et
les possibles qu'eux, les autres et le monde portent en eux-mêmes.
En d'autres termes encore, l'anarchie de Proudhon, de Déjacque,
de Coeuderoy ou de Bakounine, c'est principalement deux choses,
d'égale importance et qui vont toujours ensembles.
1. L'anarchie c'est un concept philosophique, un concept majeur
dont seul le caractère radicalement explosif, au regard d'un
grand nombre d'autres notions, peut expliquer le dédain ou
l'ignorance dont il a fait l'objet dans le champ philosophique ;
un concept qu'avec Deleuze on peut, non définir bien sûr,
mais caractériser ainsi : « l'anarchie, cette étrange
unité qui ne se dit que du multiple ».[2]
2. Mais l'anarchie n'est pas seulement une notion philosophique.
Comme tous les vrais concepts c'est également une Idée
particulièrement puissante, une idée pratique et matérielle,
un mode d'être de la vie et des relations entre les êtres
qui naît tout autant de la pratique que de la philosophie
; ou pour être plus précis qui naît toujours
de la pratique, la philosophie n'étant elle-même qu'une
pratique, importante mais parmi d'autres.
[1] Sur le surgissement de cette signification positive, voir,
a contrario ou par défaut pourrait-on dire, M. Deleplace,
L'Anarchie de Mably à Proudhon (1750-1850), histoire d'une
appropriation polémique, Lyon, ENS Éditions, 2000.
Trois essais de philosophie anarchiste - Introduction 3
[2] 2. G. Deleuze et F. Guattari, Mille plateaux, Paris, Éditions
de Minuit, 1980, p. 196.
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