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Origine :
http://valery-rasplus.blogs.nouvelobs.com/archive/2011/03/31/10-questions-a-daniel-colson.html
Date : 01.04.2011
Les conférences de Daniel Colson sont en ligne :
http://raforum.info/spip.php?article4257
Mon cinquième invité est Daniel Colson, sociologue,
enseignant à l’Université de Saint-Étienne
et membre du Modys, laboratoire de recherche au CNRS associé
à l'Université de Saint-Étienne et à
l'Université de Lyon II (anciennement laboratoire CRESAL
UMR5043). Il est spécialiste de la pensée et de la
philosophie anarchiste.
Valéry Rasplus : Au niveau des définitions et des
principes, existe-t-il pour vous une distinction entre anarchisme
et libertaire ?
Daniel Colson : Le « pour vous » de votre question
est important. Par son projet et ce qui le constitue, l’anarchisme
ne possède ni pape, ni comité central, ni porte-parole
et il autorise tout le monde à parler en son nom. Il ne s’agit
donc ici que d’un des multiples points de vue possibles, très
souvent contradictoires mais constitutifs d’un projet fondé
sur le concept d’anarchie.
Dans ses usages courants la distinction entre anarchisme et libertaire
remplit un grand nombre de fonctions. Au plus près des milieux
plus spécifiquement militants, elle sert souvent à
différencier un noyau dur du projet libertaire (« les
anarchistes » et leurs organisations), et de l’autre
côté des mouvements, des milieux, des attitudes ou
des convictions pouvant d’une façon ou d’une
autre se rattacher à ce qu’il est convenu d’appeler
l’anarchisme, depuis les mouvements collectifs et révolutionnaires
les plus larges jusqu’aux traits de caractère et aux
interactions les plus immédiates et les plus minuscules.
Pour moi il n’y a pas à distinguer les deux mots sinon
peut-être pour dire que l’anarchisme c’est l’ensemble
des réalités et des forces que l’on qualifie
par ailleurs de libertaires, dès lors que ces forces, vastes
ou minuscules, s’associent de proche en proche, prennent conscience
des effets de cette association, suscitent d’autres forces
analogues et s’agencent de telle façon qu’elles
puissent prétendre à une transformation radicale du
monde où nous vivons.
Les différences internes dans l’emploi de ces deux
mots, pour l’un comme pour l’autre, ne porte que sur
l’intensité ou sur la radicalité subversive
des réalités dont ils sont alors l’expression.
De ce point de vue, une position ou une qualité d’anarchiste
nettement estampillée et organisée ne possède
aucune supériorité sur des pratiques ou des mouvements
pouvant être qualifiés de « libertaire »
en raison de leurs aspirations (la liberté), de leurs modes
d’action (révolte, action directe, refus des «
représentants » et du jeu de la représentation),
de leurs modes d’organisation (autonomie, auto-organisation,
fédéralisme et libre associations de forces libres).
C’est même parfois l’inverse, comme le montre
l’histoire mouvementée des différentes expérimentations
de l’anarchisme ouvrier ou, plus récemment, le renouveau
des idées libertaires depuis le dernier quart du siècle
précédent.
Valéry Rasplus : Quel est l'état actuel des recherches
sur l'anarchisme dans le milieu académique français
?
Daniel Colson : Longtemps ignoré et méprisé,
l’anarchisme commence à avoir une certaine existence
dans les milieux académiques mais d’autant plus visible
qu’elle était absolument impensable il y a encore peu
de temps. C’est surtout vrai en Amérique du sud et
du nord. Cette existence bien que réelle et nouvelle, est
beaucoup plus réduite en France et ceci en raison de la longue
et ancienne hégémonie du marxisme. La présence,
même modeste, de l’anarchisme dans les sphères
de la recherche et de l’université, tient en partie
à des mouvements internes de la pensée actuelle, sur
le terrain de la philosophie par exemple avec l’importance
d’auteurs comme Deleuze ou Foucault, ou celui de la sociologie
avec la redécouverte du pragmatisme et les développement
des courants issus de l’ethnométhodologie.
Mais cette apparition (très relative) de l’anarchisme
dans le monde académique n’est pas forcément
une bonne chose du point de vue anarchiste. Les instances académiques
et universitaires, par leur rôle général dans
la société, mais aussi et surtout par leurs modes
de fonctionnement sont partie prenante d’un ordre social auquel
l’anarchisme répugne profondément et avec lequel
il prétend rompre. D’où une grande tension,
en particulier chez les jeunes chercheurs, entre leurs convictions,
leur attirance personnelle pour l’anarchisme et la nécessité
pour eux de passer par les procédures sélectives et
débilitantes (d’un point de vue anarchiste) de la «
carrière » universitaire.
Dans le cadre universitaire, l’anarchisme ne peut être
qu’une source de tension et de scandale en lien direct avec
toutes les formes actuelles de contestations; sauf à se transformer
en une sorte de langue morte ou d’objet d’étude
pour ces autres sortes de médecins légistes que sont
les historiens et les sociologues. Mais même dans ce cas,
et comme la « vie » dont parle Bakounine, l’anarchisme
ne pourrait perdre sa puissance de subversion qu’en disparaissant
complètement sous le scalpel des savants. En résumé
on peut dire que l’anarchisme est inassimilable à l’ordre
universitaire tel qu’il existe actuellement.
Valéry Rasplus : L'anthropologue David Graeber a envisagé
d'établir une anthropologie anarchiste dans le champ universitaire.
Pensez-vous que cela soit un projet viable et qu'il soit également
possible de construire une sociologie anarchiste ?
Daniel Colson : David Greber a tout à fait raison de dire
que l’anarchisme est aussi une anthropologie, comme beaucoup
d’autres choses encore. Mais il s’agit alors d’une
étrange anthropologie dont on voit mal comment elle pourrait
« s’établir dans le champ universitaire »,
sauf à le recomposer autrement à l’intérieur
d’un rapport au monde où il n’est pas certain
qu’il existe encore des institutions et des disciplines du
type des universités et de l’anthropologie actuelles.
J’ajouterais que l’anarchisme n’est pas seulement
une conception de l’homme (anthropologie), mais aussi une
vision et un projet pratique multiforme qui embrassent la totalité
de ce qui est, et que l’on peut désigner du terme d’ontologie,
au sens que les courants actuellement les plus novateurs de la sociologie
donnent à ce nom. Pour cette ontologie anarchiste il s’agit
bien de mettre à jour et de dire ce qui est, comme on dit
(dans les langues indo-européennes). Mais « ce qui
est » (pour l’anarchisme), c’est justement le
devenir, le multiple, le singulier, le différent, l’accidentel,
le contradictoire, le changement incessant, l’événement,
les circonstances et les situations.
Le caractère ontologique de l’anarchisme permet ainsi
de comprendre en quoi consiste sa radicalité et son caractère
révolutionnaire. Radicalité et idée de révolution
n’ont pas, dans l’anarchisme, ni d’abord, ni même
principalement, la signification politique que ces mots ont pu prendre
au cours des deux siècles précédents. La radicalité
et le caractère révolutionnaire de l’anarchisme
relèvent de la subversion au sens premier de ce mot : subvertir
la totalité des rapports existants entre les êtres,
des plus petits aux plus grands, décomposer les rapports
de pouvoir et les recomposer autrement à l’intérieur
d’un agencement d’ensemble que Proudhon qualifie d’
« anarchie positive » et Deleuze de « plan d’immanence
» ou de « consistance ».
Valéry Rasplus : L'anarchisme est composé de plusieurs
tendances, de multiples sensibilités. Si l'on classe souvent
l'anarchisme « à gauche », on peut oublier qu'il
existe aussi un anarchisme qui se réclame de « droite
», des « libre penseurs conservateurs » pour reprendre
une formule que m'a donné un jour le juriste Dominique Sistach.
Avez-vous eu à étudier cette forme d'anarchisme ?
Daniel Colson : A ma connaissance il n’existe pas d’
« anarchisme » se réclamant de la « droite
» au sens politique de ce mot. On retrouve ici, dans un cas
de figure particulier, un phénomène comparable aux
usages disséminés, discontinus et contradictoires
du mot « libertaire » : la sélection d’un
rapport au monde particulier, relevant ici non du social ou de la
politique mais plutôt du « tempérament »
ou du « caractère » et qui s’empare à
son tour du mot « anarchiste » pour l’utiliser
à ses propres fins. Que ces traits de caractère aient
à voir avec l’anarchisme c’est indéniable
selon moi, ne serait-ce qu’en raison du caractère spontané
de son usage. Mais à condition de ne pas oublier le principe
anarchiste (pratique et théorique) selon lequel toute chose
change sans cesse de sens suivant l’agencement dans lequel
elle est prise et suivant la sélection et la recomposition
que tel ou tel agencement entraîne au sein de ses composantes.
C’est pourquoi les traits de caractère ou de tempérament
de l’anarchisme dit « de droite » ne manquent
pas par ailleurs, y compris en raison de leur nature singulière,
d’être pris dans des agencements ou des complexions
plus larges n’ayant que très peu à voir avec
l’anarchisme.
Je ne peux ici que reprendre la définition d’ «
anarchisme de droite » de mon petit lexique philosophique
de l’anarchisme. « Un mode d'être acariâtre
et râleur qui, en étant conduit à sélectionner
des forces réactives souvent virilistes et paranoïaques,
risque sans cesse de donner naissance à des êtres à
la digestion difficile, incapables de révolte, envahis par
le ressentiment et dont le nihilisme se refuse à toute affirmation
». Mais même dans ce cas il ne faut pas complètement
se décourager et puisque, dans certaines circonstances, il
devient parfois possible de crier « la police avec nous !
» on peut toujours espérer, mais au prix de nombreuses
transformations, qu’un anarchiste de droite puisse pleurer
d’émotion et aller risquer sa vie sur une barricade
ou dans un réseau de solidarité avec les sans-papiers.
Valéry Rasplus : Pouvez-vous nous donner quelques exemples
de sociétés qui se sont inspirés de l'anarchisme
pour le mettre en application et le développer ?
Daniel Colson : En prétendant substituer l’Etat à
la bourgeoisie, le communisme d’inspiration marxiste a pu
faire croire quelques temps à l’illusion d’un
« socialisme » dit « réel » mais
qui, dans la réalité justement, et comme véritable
socialisme, n’est jamais parvenu à s’établir
où que ce soit. Expression la plus émancipatrice du
projet socialiste, l’anarchisme n’a donc jamais connu
de réalisations conséquentes et durables, si ce n’est
le « bref été de l’anarchie » dont
parle Enzenberger à propos de la révolution espagnole
ou encore les quelques mois des débuts de la révolution
libertaire en Ukraine, avant que les violences et les contraintes
de la guerre civile ne mettent un terme dans l’un et l’autre
cas à tout espoir de voir naître une société
libertaire. Le faible bilan des réalisations libertaires,
dans un contexte qui souligne leur fragilité, ne constitue
pas pour autant un désaveu ou la confirmation du caractère
utopique du projet anarchiste. Étroitement lié par
sa naissance et la courte durée de son histoire aux expériences
des mouvements ouvriers, l’anarchisme déborde infiniment
leur singularité et l’espoir un peu fou, pendant quelques
décennies, de créer rapidement une société
sans classes et sans domination. Parce qu’il touche tous les
aspects des choses, au plus intime de ce qui les constitue, l’anarchisme
n’ignore rien des difficultés que rencontre son projet.
Mais c’est justement en raison de l’ampleur et des détails
infinis de ses ambitions, au cœur même de la vie et des
interactions les plus immédiates, que l’anarchisme
peut à la fois associer étroitement l’avenir
aux luttes et aux mouvements présents et rendre ainsi possible
une transformation d’ensemble qui n’aurait plus le caractère
improvisé des anciennes révolutions ouvrières.
En d’autres termes, l’anarchisme n’est pas une
utopie politique et idéaliste dont la réalisation
dépendrait d’une capacité non moins utopique
(et catastrophique dans ses effets) à soumettre le monde
et la réalité à ses idées et ses programmes.
L’anarchisme est au contraire une conception éminemment
réaliste du monde, comme l’exprime le concept d’anarchie
et l’idée que ce qui est, bien loin d’obéir
à un ordre divin ou raisonnable (la providence, le sens de
l’histoire, la raison), est d’abord un chaos (l’anarchie)
sans autre raison d’être que l’affrontement aveugle
d’une multitude infinie de forces et d’entités
se détruisant sans cesse dans un combat sans fin. C’est
à partir de cette évaluation réaliste du monde
et de sa nature anarchique, que le projet libertaire se propose
par ses pratiques et ses logiques d’association, de transformer
le chaos en ce que Proudhon appelle « l’anarchie positive
» : la libre association de forces libres apprenant par leurs
pratiques et le sens (pratique) qui les accompagne à construire
des agencements communs et une raison commune capables de produire
le maximum de puissances ou de vie et donc de libertés.
A travers des difficultés et des contradictions innombrables,
y compris dans des contextes de violence particulièrement
contraires à toute perspective libertaire, l’anarchisme,
ouvrier, avec ses multiples expériences de par le monde,
fournit de nombreux exemples non de « sociétés
» anarchistes, mais de déploiement de logiques et de
pratiques libertaires suffisamment larges, durables et radicales
pour donner une idée de ce que l’anarchisme peut espérer
produire dans l’avenir. A ces vastes mouvements du passé
répondent, dans un tout autre contexte, des mouvements et
des pratiques liés au renouveau actuel de l’anarchisme
qui malgré leur caractère minoritaire, laissent également
deviner par leur richesse et leur originalité de fonctionnement,
ce pourquoi il vaut la peine de militer et de lutter.
Valéry Rasplus : Si on instituait une société
de type anarchiste, par quoi serait remplacé ce qui fait
office dans les sociétés modernes - basées
sur l'Etat - de structure militaire, de police et de renseignement
?
Daniel Colson : Comme le montre ce qui précède, d’un
point de vue libertaire l’idée « d’instituer
un société de type anarchiste » n’a pas
beaucoup de sens. L’anti-étatisme de l’anarchisme
implique le refus de toute clé de voûte centralisée
décidant ce qui est bon ou mauvais pour l’ensemble
de la société, et donc toute « institution »
forcément extérieure et oppressive. Pour l’anarchisme
il n’y a pas d’extérieur qui ne soit inclus dans
les choses existante. L’anarchisme est un immanentisme radical.
Du point de vue libertaire la société anarchiste
ne peut naître que du milieu des choses telles qu’elles
existent à un moment donné, dans le moindre de ses
rapports, comme le montrent dès maintenant l’extrême
sensibilité et l’extrême vigilance à tout
rapport de domination des mouvements et des milieux anti-autoritaires
un peu partout dans le monde. Le projet libertaire échappe
à toute obligation du « tout ou rien », aux illusions
de la « table rase », comme au vieux débat entre
réforme et révolution.
La radicalité révolutionnaire de l’anarchisme
opère dès maintenant, au plus intime de la vie de
chacun, dans les moindres interactions entre les êtres humains,
mais aussi avec les animaux, les objets, les procédures,
les formes, les mots et les perceptions. Et c’est seulement
en s’étendant ainsi à toute chose, sans distinction
de frontières, de classements ou d’identités,
à travers l’arrêt, la révolte, la grève,
le refus de ne rien laisser passer des rapports de domination les
plus cachés ou les plus inconscients, que les pratiques libertaires
prétendent créer un monde d’autant plus émancipé
qu’il s’identifiera à la radicalité et
à la prolifération révolutionnaires de ces
pratiques.
Dans cette perspective il s’agit bien d’étendre
partout et dans toute chose une logique et des rapports émancipateurs.
Il n’y a pas d’anarchisme possible dans un seul pays
ni dans un seul aspect du monde tel qu’il est organisé
présentement (économie, politique, culture, justice,
université…). Ce qui est vrai de toute chose l’est
également des frontières actuelles entre pays comme
de ceux est celles qui pour de multiples raisons se retrouve en
prison, cette autre frontière du dedans. Parce qu’il
prétend agir partout et immédiatement, de façon
subversive, dans tout ce qui est, l’anarchisme n’implique
pas seulement la disparition de l’Etat mais aussi des entités
séparés (avec leurs frontières et leurs drapeaux)
qui justifient l’existence des Etats. Parce qu’il prétend
transformer radicalement la totalité des rapports qui nous
constituent, l’anarchisme ne désespère pas non
plus de recomposer tout aussi radicalement les agencements collectifs
et individuels (tempéraments, phobies, pulsions, perversions
et nœuds divers) qui, à différents degrés
de cristallisation, contribuent eux aussi à peupler les prisons
actuels.
Valéry Rasplus : Des anarchistes et des individus se revendiquant
de l'anarchisme ont pratiqué et pratiquent encore la «
propagande par le fait ». Bien que cela ne soit pas l'unique
possibilité de vivre et de comprendre l'anarchisme, ce dernier
est pensé dans l'histoire et dans l'imaginaire comme une
idéologie et une pratique à caractère violent
par nature. Quel rapport l'anarchisme entretient-il avec les différentes
formes de violence ?
Daniel Colson : Il est vrai que l’anarchisme est lié
à la violence dans les représentations collectives.
Et il est vrai également que l’histoire peut en donner
de nombreuses exemples, même si l’écrasante majorité
des anarchistes sont plutôt des gens éventuellement
coléreux mais le plus souvent très pacifiques et violemment
soucieux (si l’ont peut dire) de ne jamais accepter les rapports
de domination qu’impliquent aussi la violence et les rapports
violents. Ce paradoxe de la violence anarchiste tient à trois
raisons principales qui se chevauchent en partie.
Première raison. Historiquement et en raison de sa dimension
longtemps ouvrière ou populaire, l’anarchisme a été
confronté à l’extrême violence des rapports
sociaux et de la misère ouvrière de la fin du XIXème
siècle et du début du XXème siècle,
mais aussi à la charge d’indignation que pouvait produire
dans tout individu doté de sensibilité, la visibilité
insupportable de l’immense malheur des uns, mêlé
à une visibilité comparable de la richesse ostentatoire
et répugnante des autres. Avant que cette misère (mais
qui risque bien de redevenir proche) ne soit enfin repoussée
au loin et que tamisée et formatée par les dispositifs
d’informations, par les discours compassionnels et les ONG,
elle ne devienne accessible à tout le monde, sans risque
d’émotion et de colère trop fortes, entre deux
voyages touristiques. Il existe donc bien une violence anarchiste,
mais ses sources ce sont l’indignation, la révolte,
la colère et le sens de la justice que la violence cynique
et officielle (son adversaire) s’efforce toujours de transformer
en quelque chose qu’elle n’est pas, en y parvenant parfois,
lorsque indignation, révolte, colère et sens de la
justice s’effacent au profit de la guerre, du calcul politique
ou de la domination brute et immédiate. Bref lorsque la violence
cesse d’être anarchiste pour devenir autre chose, comme
tout chose justement (voir plus haut).
La période des attentats anarchistes (principalement contre
les rois et les dirigeants) correspond à la grande crise
économique des années 1880 et elle répond d’avantage
à une sorte de désespoir qu’à une véritable
stratégie politique. D’un point de vue anarchiste pour
qui toute chose est singulière et donc différente,
on ne peut pas plaquer sur le passé des conditions présentes.
Il faut au contraire ressaisir les attentats et les violences passés
dans les situations qui étaient les leurs. Plus malignement,
ce serait une grave erreur d’appréciation que d’interpréter
la violence passée des anarchistes, à travers les
formes récentes du terrorisme qu’elles relèvent
de l’extrême gauche ou du fanatisme religieux. Du point
de vue de l’histoire ces deux types de violence n’ont
que très peu de points communs. Si, d’un point de vue
anarchiste, chaque chose peut revêtir un grand nombre de significations
différentes et passer facilement de la domination à
l’émancipation (et vice versa), deux choses (les attentats
et la violence par exemple) peuvent également sembler très
proches alors mêmes qu’elles sont le plus éloignées
l’une de l’autre.
A cette première raison il faut joindre une autre qui tient
aux illusions des mouvements ouvriers (signalées plus haut)
quand à la possibilité de transformer d’un seul
coup la société. Que ce soit en Russie, en Allemagne
(avec les conseils de Bavière par exemple), en Espagne ou
un peu partout dans le monde, les mouvements ouvriers révolutionnaires
se sont heurtés à une réaction dont personne
n’avait imaginé l’ampleur et l’extrême
violence, comme devaient le montrer les fascismes italiens et espagnols,
le nazisme allemand et un grand nombre d’autres régimes
de type autoritaire, sans oublier cette autre forme de fascisme
étatique que constitua l’URSS au même moment.
Autant de formes de violence dont l’anarchisme permet, d’une
part de saisir la nature et la volonté, destructrices, nihilistes
et entièrement commandées par le désir d’écraser
et de soumettre les autres, d’autre part de saisir immédiatement
et avec évidence en quoi ces violences se distinguent radicalement
(de par leurs sources) de la violence anarchistes. C’est ainsi
que les espérances révolutionnaires et socialistes
des mouvements ouvriers furent définitivement brisés
au cours de la première moitié du XXème siècle
par deux guerres mondiales et l’apparition un peu partout
dans le monde de mouvements et de volontés fascistes et autoritaires
(brunes ou rouges) impensables jusqu’ici. C’est dans
ce contexte que l’anarchisme a été conduit historiquement,
là où il était le plus fort, à participer
à deux guerres civiles, en Espagne et en Ukraine. Or, toujours
d’un point de vue libertaire, les « guerres »
fussent-elles « civiles » ne sont certainement pas le
meilleur moyen de faire naître un monde émancipé.
On peut seulement signaler comment, même dans ce contexte
extrêmement défavorables au projet libertaire, l’anarchisme
a pu, dans les pires situations, manifester l’originalité
de ses manières d’agir et de concevoir le monde. C’est
ce que montre par exemple le mouvement makhnoviste en Ukraine de
1917 à 1921, alors même qu’il était confronté
à des affrontements particulièrement féroces.
Je ne donnerai qu’un exemple de cette originalité et
de sa force : la capacité du mouvement makhnoviste à
regrouper et à recomposer autrement, sur des bases de classe,
l’ensemble des origines ethniques et religieuses, y compris
juives, dans une région pourtant fortement marqué
par un nationalisme et un antisémitisme que le mouvement
makhoviste est parvenu à subvertir par ses pratiques et ses
idéaux émancipateurs. Cet exemple est particulièrement
significatif du décalage entre la réalité des
mouvements libertaires et la façon dont les représentations
dominantes tendent à les travestir ou à leur donner
une autre signification, à propos de la violence comme de
toute autre chose. Parce que l’Ukraine, comme toutes les régions
environnantes était imprégnées de traditions,
d’affects et de représentations antisémites
dont on connaît la force et les effets catastrophiques, il
était évident, pour les tenants d’un monde oppresseur
intangible et contre la réalité même des faits,
qu’un mouvement d’origine aussi populaire que l’anarchisme
ukrainien, fondé sur la spontanéité et l’auto-organisation,
et dans un contexte de violence extrême, ne puisse être
qu’antisémite. Alors que la véritable question
à laquelle historiens et sociologues se devraient de répondre
(mais au prix de quelle transformation de leur regard et des dispositifs
qui en commandent le point de vue ?) pourrait se formuler ainsi
: Comment expliquer qu’un mouvement aussi spontanément
inscrit dans les couches paysannes les plus pauvres - refusant toute
logique et toute discipline partidaires et étatiques, engagé
dans une guerre civile extrêmement cruelle, dans une région
ou toute trouble social même limité se traduisait aussitôt
par des violences contre les familles et les communautés
juives -, ait pu non seulement compter un grand nombre de militants
d’origine juive dans ses rangs, non seulement s’opposer
violemment, chaque fois que c’était possible à
toute action antisémite, mais tout simplement se reconnaître
et se recomposer dans un projet et une logique d’ensemble
étrangère à tout antisémitisme ?
La troisième raison est sans doute la plus déterminante.
Là aussi il y a un paradoxe où l’on voit celui
qui exerce la domination la plus grande, prôner la paix civile,
bénéficier de l’autorité de la loi et
de l’Etat (avec son monopole de la violence légitime)
et s’étonner ou se scandaliser devant les violences
et les refus d’obéir de celui qu’il domine -
« pourquoi tu t’énerves ? » -. Aucun ordre
dominateur ne peut se maintenir à partir d’une seule
violence oppressive, explicite et visible, la violence brute des
jours où l’armée et la police tirent sur la
foule. Cette violence pure tend toujours à être refoulée
aux frontières ou plus précisément dans les
coulisses d’un ordre d’autant plus soumis aux formes
de la courtoisie, du respect et de l’obéissance aux
rôles et au fonctionnement sans heurts, que cette face visible
de la domination et sous-tendue par la violence cachée des
prisons, des commissariats et de la police des frontières.
Sans rien dire de celle, minuscule, souvent à peine perceptible,
mais innombrable, que chacun s’impose à lui-même
et dont stress, suicides, ulcères et médicaments ne
sont que la partie la plus visible. C’est à ce prix
et à cette condition de servitude volontaire, d’intériorisation
d’une violence subie et cachée que l’ordre «
dominant » peut sembler acceptable à tous et donc à
chacun, en permettant que les convois de déportés
arrivent à l’heure et que des millions de gens apparemment
et réellement normaux, plutôt pacifiques, cultivés
et soucieux de paix et de tranquillité, puissent participer
à une machine de guerre, de mort et d’oppression capable
de massacrer ou de faire massacrer dans les pires conditions, avec
les pires moyens, et en six ans à peine, plusieurs dizaine
de millions d’êtres humains.
Valéry Rasplus : L'anarcho-syndicalisme et le syndicalisme-révolutionnaire
sont en France principalement représentés par la Confédération
Nationale du Travail. Cet exemple de syndicalisme est actuellement
divisé en deux structures depuis une scission survenue dans
les années 1993-1996. Ce type de syndicat, à l'effectif
modeste et à l'impact discret, a-t-il encore un avenir et
peut-il se développer ?
Daniel Colson : Historiquement l’anarcho-syndicalisme et
le syndicalisme révolutionnaire sont des mots qui sont liés
à des mouvements et des moments de l’anarchisme ouvrier
très particuliers, principalement la France pour le syndicalisme
révolutionnaire, de la fin du XIXème siècle
à 1914, soit une quinzaine d’année, et l’Espagne
pour l’anarcho-syndicalisme, du début des années
vingt à 1936, soit là encore une quinzaine d’années.
Mais ces expériences ou ces mouvements sont singuliers (comme
toute chose) et il a existé beaucoup d’autres formes
de luttes ouvrières et libertaires.
Des mouvements aussi puissants et différents que l’anarchisme
ouvrier argentin par exemple (la FORA) ou les I.W.W. d’Amérique
du nord, ne relèvent ni de l’un ni de l’autre,
mais chaque fois d’un agencement tout aussi singulier entre
anarchisme et luttes ouvrières. Il y a toujours un risque
pour tout mouvement et pratiques effectives de transformer les noms
qu’ils se donnent ou qu’on leur donne dans une situation
données, en modèles d’action et d’organisation
dans d’autres situations, en particulier lorsque ces pratiques
et ces mouvements disparaissent ou changent de nature.
Comme les sigles, les mots durent beaucoup plus longtemps que les
pratiques et les réalités qui les produisent et dont
ils sont d’abord l’expression, et comme le dit Nietzsche
« maintenant dans tout effort de connaissance, on trébuche
sur des mots pétrifiés, éternisés, et
le choc rompra plus facilement la jambe que le mot » (Aurore
47). En termes proudhoniens cette fois on pourrait dire que les
noms sont des « résultantes » symboliques d’agencements
matériels, des expressions de ces agencements mais qui tendent
toujours, comme les « délégués »
devenus des « représentants », l’Etat pour
le peuple, à se prendre pour la cause ou le principe de ce
qui les a produit, une cause et un principe qui deviennent alors
intemporels, à la manière de Dieu, et qui prétendent
pouvoir agir toujours et partout, quel que soient les situations
ou les évènements. C’est vrai de l’ «
anarcho-syndicalisme » et du « syndicalisme révolutionnaire
», comme l’a montré il y a quelques années
l’exemple tragi-comique de la « C.N.T. » espagnole
et de sa vaine tentative pour réapparaître, quarante
ans plus tard et dans un tout autre contexte, sous les mêmes
formes que dans les années vingt et trente du siècle
précédent, au moment de sa puissance.
L’histoire de la C.N.T. française est un peu moins
décourageante, car dans les origines de l’organisation
actuelle on retrouve une partie des sources pratiques et effectives
du renouveau du projet libertaire au cours de la seconde moitié
du XIXème siècle, en particulier les derniers feux
de l’histoire du mouvement ouvrier où sous l’effet
du nombre et de la jeunesse de la classe ouvrière et du mouvement
ouvrier d’alors, de ses formes de lutte et de ses idées
comme celles d’autogestion, des mouvements sont réapparus
(à côté de beaucoup d’autre choses) de
façon nouvelle et dans un contexte nettement différent,
mais qui pouvaient se reconnaître dans l’anarchisme
ouvrier du début du siècle et plus particulièrement
dans ses expériences anarcho-syndicalistes et syndicalistes
révolutionnaires.
Cette possibilité s’est plus spécialement cristallisée
dans le rôle d’alors de la CFDT et plus tard dans l’apparition
et les débuts du syndicat polonais Solidarnosc. Tous ces
possibles se sont évanouies (provisoirement ?) dans les transformations
et la mondialisation du capitalisme qui ont suivi, et avec elle
l’espoir d’une transformation de la société
qui s’est achevée dans les illusions catastrophiques
d’une conquête électoraliste du pouvoir politique
; tout juste bon à bureaucratiser et finir de désarmer
un syndicalisme exsangue et devenu impuissant dans ses possibilités
d’émancipation ouvrière. La CNT, comme SUD sont
nés de cette situation catastrophique, comme double visage
d’un mouvement ouvrier révolutionnaire prisonnier de
son impuissance et de la bureaucratisation légaliste de ses
syndicats. On retrouve un phénomène comparable en
Espagne avec l’éclatement des courants libertaires
ouvriers de ce pays entre la CNT et la CGT espagnoles.
Valéry Rasplus : Erich Mühsam et Gustav Landauer furent
des célèbres anarchistes qui ont participé
au phénomène des conseils ouvriers. Existe-t-il encore
des traces de conseillisme et reste-il encore une mémoire
de cette expérience dans le monde anarchiste ?
Daniel Colson : Les conseils ouvriers sont l’équivalent,
dans les régions où dominait la social-démocratie
marxiste, des formes d’existence de l’anarchisme ouvrier
des pays du sud, mais de façon beaucoup plus conjoncturelle,
dans des moments de crise révolutionnaire où, spontanément,
les ouvriers comme les soldats insurgés ou tout autres crises
se sont auto-organisés en conseils ou en comités d’usine,
de quartiers, de localités (les communes » !) ou d’unités
militaires.
Comme d’autres noms (anarcho-syndicalisme, syndicalisme révolutionnaire…)
les conseils ont donné naissance à un intitulé,
le « conseillisme », qui risque de masquer un phénomène
très simple et dont tout le monde a pu faire l’expérience
un jour ou l’autre. En période exceptionnelle de crise
ou de catastrophes chacun tend à sortir des rôles,
des fonctions et des places qui lui sont dévolus par la reproduction
de l’ordre existant. Comme le montre Hannah Arendl à
propos des révolutions et de la Résistance au nazisme,
s’agit alors d’une « brèche de l’histoire
», grande ou petite, où de nouveaux agencements deviennent
possibles.
C’est ici que la logique libertaire se manifeste de la façon
la plus immédiate, la plus perceptible et la plus ordinaire
: s’assembler, discuter, prendre des décisions collectives
et se donner des organismes nouveaux exprimant directement cette
volonté collective et nouvelle, échappant à
la division antérieure et à l’articulation mécaniques
des tâches, des rôles, des places et des fonctions,
et ceci à l’intérieur de toutes les réalités
de cet ordre antérieur qui se défont et se recomposent
autrement. Ce mode spontané et libertaire d’action
et d’organisation ce sont les assemblées générales,
les « comités » (d’usine, de quartier),
communes, conseils, collectifs, soviets, etc. et leurs modes spontanément
fédéraliste d’union ou d’association.
A charge pour eux d’opposer et d’étendre ce fonctionnement
fédéralistes face à toutes les tentatives inévitables
de reconstruire les organisations antérieures (politiques,
économiques, techniques et sociales). C’est à
cette tâche que s’appliquent généralement
les militants et les organisations anarchistes.
Valéry Rasplus : Que pourrait apporter une philosophie et
une sociologie de sensibilité anarchiste aujourd'hui ?
Daniel Colson : Comme le montre tout ce qui précède
cet apport d’une philosophie ou d’une sociologie consiste
à recomposer de fond en comble les logiques, les fonctionnements,
les rôles et les places du monde existant, y compris ces éléments
et ces réalités que sont la philosophie et la sociologie.
Propos recueillis par Valéry Rasplus
Conférences de Daniel Colson
http://raforum.info/spip.php?article4257
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