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Origine : http://lagryffe.net/spip.php?article77
PAR-DELA BIEN ET MAL !
Je suis radicalement en désaccord avec Philippe Corcuff
(Charlie Hebdo n° 548, 18/12/2002). L’anarchisme n’autorise
pas les demi mesures. Soit son inspiration profonde relève
effectivement du nihilisme et d’un relativisme ou d’un
subjectivisme absolu, justifiant aussi bien le point de vue du nazi,
du financier libertarien, du procureur stalinien que celui du syndicaliste
révolté et autogestionnaire et il faut alors le rejeter
radicalement. Soit son perspectivisme et son subjectivisme fédéraliste
et autogestionnaires sont effectivement porteurs d’une véritable
alternative aux échecs de toutes les autres formes de socialisme
et il faut alors examiner le projet anarchiste avec attention et
sans demi mesure, pour le faire sien ou le refuser.
En suivant Corcuff, arrêtons nous sur le point apparemment
le plus scandaleux, mais aussi le plus décisif, de la dimension
anarchiste de Nietzsche (mais surtout de Spinoza en l’occurrence)
: le refus de la distinction entre bien et mal, et son remplacement
par la distinction entre ce qui est bon et ce qui est mauvais pour
un être donné, là où comme l’écrit
l’anarchiste Ernest Coeuderoy : "quand chacun combattra
pour sa propre cause, personne n’aura plus besoin d’être
représenté". Il n’est pas sûr que
Corcuff ne soit pas conduit, dans sa critique, à se contenter
une nouvelle fois des demi-mesures qui ont enlisé si souvent
les mouvements émancipateurs dans les dérives gouvernementales
du socialisme ; qu’elles revêtent la forme dure des
dictatures immorales et oppressives du socialisme d’Etat ou
celle, apparemment plus douce d’un ralliement avec armes et
bagages à l’ordre capitaliste existant.
La première des demi-mesures on la trouve tout d’abord
dans la façon dont Corcuff peut en même temps reconnaître
que la distinction entre le bien et le mal est au fondement de toutes
les transcendances oppressives (Dieu et ses prêtres ou ses
imams, l’Etat et ses juges, le Capital et sa logique marchande,
la Sciences et ses déterminismes apparents), mais alors même
qu’il redoute de voir cette distinction être remplacée
par une évaluation radicalement immanente de ce qui est bon
et de ce qui est mauvais pour les êtres humains. Or, sur cette
question plus que sur d’autres, la demi-mesure est impossible.
Même à dose homéopathique, même en pointillés,
la transcendance du bien et du mal, du vrai et du faux tend toujours
à imposer la domination de ses prêtres, de ses dirigeants,
de ses savants, de ses partis, de ses Etats et de ses juges, de
ses compromis plus ou moins violents avec l’ordre existant.
La lutte émancipatrice n’a pas le choix. Elle exige
de développer un mouvement émancipateur radicalement
immanent, fondé sur le fédéralisme, sur la
libre association de forces libres, sur l’autogestion, sur
la capacité des êtres (individuels ou collectifs) à
déterminer eux-mêmes la réalité des valeurs
qui les unissent, sans s’en remettre à aucune instance
extérieure, à aucune prescription extérieure.
La deuxième demi mesure de Corcuff porte cette fois sur
sa lecture du projet anarchiste. Notre "social-démocrate
libertaire" (sans doute trop "social-démocrate"
et insuffisamment "libertaire") a raison de souligner
combien l’anarchisme, Nietzsche ou Spinoza récusent
toute transcendance, tout impératif catégorique, toute
loi extérieure. Mais il ne saisit pas en quoi l’anarchisme,
- comme Nietzsche et Spinoza -, engage toujours une évaluation
éthique de la qualité et de la valeur des forces qui
font agir les collectivités et les êtres humains, une
évaluation entièrement interne à ces forces,
un jugement immanent, particulièrement exigeant qui passe
directement par les processus d’association et de désassociation
des forces émancipatrices, par la sélection et la
fédération des forces capables de faire prévaloir
un monde émancipé.
Article de Corcuff
Prise de tête XLIII (Charlie Hebdo, n° 548, 18/12/2002
PAR-DELA BIEN ET MAL ?
Par Philippe Corcuff
http://raforum.info/spip.php?article3458
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