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Origine : http://lagryffe.net/spip.php?article32
Jubilatoire ! Péremptoire ! Sidérant !
Les apostrophes ne manqueront pas pour qualifier le Petit Lexique
Philosophique de l’Anarchisme de Daniel Colson. Louons d’abord
la manière proprement libertaire dont il est bâti :
quoique le ton ne soit guère moins comminatoire que dans
tout autre dictionnaire, l’auteur ne manque pas de se moquer
de sa propre autorité, ni d’appeler à la controverse.
En outre, le rappel constant dans chaque entrée des autres
entrées traitées, permet une étrange lecture,
à saute-mouton de l’ordre alphabétique. Elle
a des détours, des portes dérobées, des escaliers
qui se terminent dans le vide et des greniers à trésors.
Enfin, l’âcreté et l’humour (on me pardonnera
d’avoir ignoré jusque-là que Daniel Colson en
avait beaucoup. En témoigne par exemple cette entrée,
fort brève : Commissaire politique : voir aumônier)
abondent, comme ils devraient le faire plus souvent dans les textes
anarchistes. Un autre exemple, un peu plus long : Droite (gauche)
: voir classification. Vague distinction politique, issue de la
disposition géographique des représentants du peuple
dans les 500 m2 des premières assemblées représentatives
de la Révolution Française. Inscrite dans les limites
étroites de l’ordre social et économique existant,
cette disposition sert surtout à assujettir les « citoyens
» à cet ordre en leur donnant l’illusion qu’ils
décident librement de ses orientations, généralement
tous les cinq ans, au moment du dépouillement et du traitement
informatique des bulletins de vote.
Mais, bien entendu, le meilleur, ou le pire, est ailleurs, dans
l’impressionnante élaboration par Coson d’un
substrat philosophique à l’anarchisme, plus fouillé,
plus profond, mais aussi plus risqué que ce soit qu’on
ait pu lire depuis… depuis très longtemps. Nombreux
auront été les libertaires surpris de trouver Nietzsche
sur la couverture. Quant au porteur de lunettes en bas à
gauche, qui d’ailleurs ressemble à Colson, il s’agit
d’un sociologue du XIXe siècle, inconnu à la
plupart d’entre nous, Gabriel Tarde. Colson en fait l’un
des anneaux d’une chaîne qui passe par Spinoza, Leibniz,
Nietzsche, Proudhon, Bakounine, et se prolonge par Simondon, Deleuze,
etc. Les concepts de « force », de « puissance
», et d’ « immanentisme » y sont essentiels.
Qu’on se rassure, il ne s’agit pas de la force de Benito
ou de la puissance d’Adolf, mais il est hors de doute que
ces vocables vont susciter de violentes polémiques, certainement
pas toutes méritées, à un approfondissement
théorique d’une cohérence et d’une ampleur
étourdissantes. Deux fils rouges (quoique l’un d’eux
soit plutôt noir) : « multiple », « intériorité
», « force », « monade », «
autonomie », d’un côté, « hétéronomie
», « extériorité », « dualisme
», « dépendance », « domination »,
« médiation », de l’autre. Comment ils
s’affrontent, comment chacun est tissé et noué,
sur quelle trame Colson les a brodés, sont choses trop longues
à expliquer : il faut lire le livre. Notons enfin que nombre
d’entrées, sur un mode mi-ironique, mi-profond, justifient
avec bonheur bien des caractéristiques du mouvement libertaire,
d’ordinaire attaquées par ses ennemis comme par ses
militants. Ô blanchis sous le harnois, lisez idéomaniaques,
direction de conscience, caractériel, esprit de contradiction,
et si vous ne souriez pas soudain à vos vieux ennemis, c’est
que vous êtes ossifiés sans retour. Un dernier pour
la route ?Voici objectif, typique du vocabulaire et de la méthode
colsonienne :
Objectif : l’objectif est doublement refusé par l’anarchisme,
dans sa dimension spatiale, lorsqu’on parle de fait «
objectif », dans sa dimension temporelle, lorsqu’on
parle d’objectif à atteindre. Dans les deux cas, il
s’agit de revenir à la vieille distinction entre «
objets », et « sujets », où, sous couvert
de distinguer deux classes hiérarchisées d’êtres,
(les objets et les sujets), on tend sans cesse à soumettre
tout ce qui est à la seule qualité d’objets,
impitoyablement soumis à un ordre transcendant et extérieur
où le seul sujet toléré s’identifie à
Dieu et à l’État. Pour l’anarchisme, il
n’existe que des sujets ou plutôt des subjectivités
(voir ce mot) aussi variables dans ce qui les constitue (en taille,
en qualité, et en nature des êtres associés)
que l’infinité des êtres collectifs dont le réel
est porteur.
Nestor Potkine
(Paru dans le Monde Libertaire du 13 au 19 décembre 2001)
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