"Nouveau millénaire, Défis libertaires"
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Gilles Deleuze et la tradition libertaire
Daniel Colson

Origine : http://www.contretemps.eu/sites/default/files/Contretemps07.pdf

Comme son nom l’indique et comme le bon sens l’affirme spontanément, l’anarchisme n’est pas une idéologie unifiée. Au contraire d’autres grands ou petits mouvements politiques ou religieux, il ne dispose pas d’instances centralisées ou faisant autorité, capables de définir et d’imposer une unité idéologique. Tout ça pour souligner que je ne suis délégué par personne et que ce que je vais dire maintenant ne prétend en rien représenter l’anarchisme en tant que mouvement collectif, ni les anarchistes en tant qu’individus, même si j’espère bien que beaucoup d’entre eux ont des conceptions libertaires proches des miennes. Les considérations que je vais développer sont donc des considérations strictement personnelles. Mais comme on peut facilement s’en douter, ça n’a évidemment rien de particulier, et n’importe quel autre anarchiste parlant à ma place aurait été (si on peut dire) dans la même situation.

Cette brève présentation des rapports entre l’anarchisme et Deleuze prendra essentiellement un aspect historique, sans trop rentrer dans les détails, en espérant que la plupart d’entre vous connaissent l’essentiel de cette histoire.

Historiquement, on peut dire que l’anarchisme a connu trois grandes périodes de développement ou d’épanouissement. Ce découpage en trois périodes est en partie rétrospectif. Il dépend plus particulièrement de la troisième, la plus récente donc, celle à laquelle la pensée de Deleuze participe, que je traiterai en dernier, mais qui paradoxalement est en grande partie à l’origine de tout ce que je vais vous dire.

La naissance de l’anarchisme

La première période de l’anarchisme est évidemment celle de son apparition comme courant de philosophie politique. Elle est liée à la situation explosive de l’Europe au milieu du XIXe siècle et plus particulièrement aux événements et aux mouvements révolutionnaires de 1848. Au cours de cette période, en gros du début des années 1840 à la création de la Première Internationale, l’anarchisme n’existe pas comme mouvement politique effectif, identifiable dans des organisations ou des groupes se réclamant de lui. Sa forme est principalement philosophique et journalistique, mais une philosophie et un journalisme qui sont intimement mêlés à l’ébullition théorique et politique d’alors, et qui expriment les nombreux mouvements et les aspirations à une transformation radicale de ce qui est, de la plupart des pays européens. La théorie anarchiste se cristallise ou prend forme en quelques années, de la brochure de Proudhon, Qu’est-ce que la propriété ? publiée en 1840, à son livre posthume De la Capacité politique des classes ouvrières, publié en 1865, au moment même où se constitue la Première Internationale, en passant par L’Unique et sa Propriété de Stirner, en 1845, les premiers textes de Bakounine, ceux de Joseph Déjacques, d’Ernest Coeuderoy, mais aussi l’oeuvre et les conceptions artistiques de Gustave Courbet par exemple.

Tous ces personnages ont pu se lire et se sont lus, se sont rencontrés parfois, c’est le cas de Proudhon et de Bakounine au cours des années 1840, mais ils ne se sont jamais concertés. Ils n’ont jamais essayé de constituer un groupe politique ou de pensée. Ils ont pu s’influencer les uns les autres, et Proudhon, par le nombre de ses livres, et surtout la force de sa pensée, occupe sans aucun doute une place prééminente dans l’apparition de la philosophie politique anarchiste. Mais, – et on n’en attendait pas moins d’eux –, aucun de ces auteurs n’est le maître ou le théoricien des autres. Chacun élabore l’essentiel de sa pensée à partir de lui-même, sans d’abord se préoccuper des autres, à partir de ce qu’il vit et du monde où il vit, dans une étrange unité, où c’est toute une dimension de l’époque et de ses possibles qui s’exprime spontanément dans leurs écrits.

Ce qu’a montré le renouveau de la pensée libertaire de ces trente dernières années, sur lequel je vais revenir, c’est la grande richesse de cette philosophie anarchiste apparue au milieu du XIXe siècle, une richesse et une originalité, longtemps masquées par la victoire ultérieure du marxisme et, surtout, le mépris de classe que Marx témoigna vis-à-vis de cette pensée aux antipodes d’une grande partie de ses propres conceptions, et qui menaçait directement ses ambitions hégémoniques 1.

Je ne peux évidemment pas vous résumer en quelques phrases cette philosophie politique qui naît au milieu du XI Xe siècle et que Deleuze permet de comprendre. Je ne dirai qu’une seule chose, son originalité et sa richesse peuvent être immédiatement saisies dans l’étrange référence qu’elle se donne: l’anarchie.

Comme aujourd’hui (moins j’espère), l’anarchie a toujours été une notion négative, synonyme de chaos et de pagaille. Avec Proudhon, Déjacques, Coeuderoy, Courbet, Bakounine et beaucoup d’autres, la notion d’anarchie acquiert une signification positive. Contrairement à ce que l’on croit souvent, la référence positive de ces auteurs à l’idée d’anarchie, n’est pas d’abord une provocation.

Mais il est également une autre erreur que l’on commet souvent et qui, d’une autre façon, cherche à désamorcer la bombe théorique et pratique que constitue le concept d’anarchie. En acceptant du bout des lèvres de sortir la notion d’anarchie du mépris réprobateur qui l’entoure, les sciences politiques veulent bien accepter d’en faire une sorte de notion constitutionnelle utopique, à côté de beaucoup d’autres beaucoup plus réalistes, la monarchie, l’oligarchie, la dictature, la démocratie par exemple. L’anarchie, ce serait un système politique utopique qui se caractériserait par l’absence de gouvernement, un système politique qui (pourquoi pas, si des gens veulent y croire et tenter d’en convaincre les autres?), pourrait arriver un jour, peut-être, dans un avenir aussi lointain que le jugement dernier. Ce qu’il faut bien voir, et ce que le renouveau libertaire de ces trente dernières années permet de constater, c’est que dans la philosophie politique qui naît sous ce nom au milieu du XI Xe siècle, l’anarchie n’est ni une provocation, ni une vague et utopique notion de sciences politiques.

L’anarchie n’est pas non plus un idéal, une société parfaite que les rêveurs a u raient dans la tête, au temps où l’on rêve (quand on est jeune donc) une belle idée, irréalisable bien sûr, comme toutes les idées parfaites. Une idée vers laquelle on se contenterait de tendre, et dont la réalisation s’éloignerait (de nos croyances) au fur et à mesure que l’on devient vieux, comme deux droites parallèles certes appelées à se rejoindre, mais à l’infini, sur une ligne d’horizon qui, comme toutes les lignes d’horizon, recule sans cesse.

C’est pourquoi, et pour éviter tout malentendu et toute discussion oiseuse, il faut bien voir qu’à la lumière des analyses de Deleuze, l’anarchie n’est pas un idéal lointain, mais une réalité présente dès maintenant parmi nous. Cette réalité, cette anarchie présente dont se réclame l’anarchisme, a deux visages ou deux significations.

La notion d’anarchie renvoie tout d’abord à son sens à la fois le plus ordinaire, celui de pagaille et de chaos, mais aussi le plus savant, celui d’absence de principe premier (an-arkhé). L’anarchie c’est le multiple, la multiplicité infinie et la transformation incessante des êtres, le fait que le monde porte une multitude infinie de points de vue en perpétuel changement, de modes d’être et de possibles qui s’entrechoquent et se détruisent en aveugles, dans le bruit et la fureur des interactions des choses et de la vie, qui exigent des mises en ordre oppressives et coercitives où certains dévorent, exploitent et asservissent les autres, se dressent au-dessus des autres, à la manière du Capital, de l’État et de la Religion, en provoquant de nouvelles révoltes et de nouveaux combats, le plus souvent tout aussi aveugles et désespérés. Bref, l’anarchie dans sa première dimension, c’est cette histoire pleine de bruits et de fureurs, racontée par des fous à des idiots (ou l’inverse) dont parle Shakespeare, l’histoire que chacun vit tous les jours, qu’il constate sans cesse autour de lui et que la mise en ordre de la science, des livres d’histoire, des cartes d’identité ou des consolations religieuses, malgré leurs mensonges et leurs simplifications, ne parvient jamais à masquer complètement.

Mais la notion d’anarchie, si réaliste dans le pessimisme de ce qu’elle dit, possède également une seconde signification intimement liée à la première, que l’on ne peut pas séparer d’elle. Et c’est là que résident l’originalité et le coup de génie des premiers théoriciens de l’anarchisme. Que disent-ils ? Ils disent que cette anarchie première et réaliste de ce qui est, des choses et des êtres, cette affirmation première du multiple aux dépens de l’un, de la transformation incessante aux dépens de l’identique, du désordre aux dépens de l’ordre, est justement la condition et la chance non seulement d’une émancipation des êtres humains, mais de l’affirmation d’un monde libéré des mutilations et des pertes de possibles qu’entraîne le hasard des heurts et des associations destructives ou oppressives. Comme Spinoza avait déjà pu l’affirmer et le pressentir, l’anarchie du réel offre la possibilité de construire, de façon volontaire, un monde pluraliste où les êtres, en s’associant sans jamais renoncer à leur autonomie première, auraient la possibilité de se libérer de l’exploitation et de la servitude, de libérer et d’exprimer le maximum de la puissance et des possibles que eux, les autres et le monde portent en eux-mêmes. C’est ça l’anarchie, une réalité présente à deux visages où la fin est entièrement inclue dans les moyens (on va y revenir), où tout se joue au moment où l’on parle et où l’on agit, à l’intérieur des modes d’association et de recomposition émancipatrices des forces constitutives de ce qui est.

Je m’excuse de m’être un peu éloigné de ma présentation historique et je reviens à la première période de l’anarchisme, celle de son apparition. À la lumière de Deleuze et du renouveau libertaire de ces trente dernières années, et en résumé, on peut dire que l’anarchie de Proudhon, de Déjacques, de Coeuderoy ou de Bakounine, c’est principalement deux choses, d’égale importance et qui vont toujours ensemble :

1°) L’anarchie est un concept philosophique, un concept philosophique majeur dont seul le caractère radicalement explosif, au regard d’un grand nombre d’autres concepts, peut expliquer le dédain ou l’ignorance dont il fait l’objet dans le champ philosophique. Ce concept, avec Deleuze et à la suite d’Antonin Artaud, on peut, non le définir bien sûr, mais le caractériser ainsi : « l’anarchie, cette étrange unité qui ne se dit que du multiple ».

2°) Mais l’anarchie n’est pas seulement un concept philosophique majeur.
Comme tous les vrais concepts philosophiques c’est également une idée pratique, une conception pratique de la vie et des relations entre les choses et les êtres humains, qui naît tout autant de la pratique que de la philosophie ; ou, pour être plus précis, qui naît surtout de la pratique, la philosophie n’étant qu’une dimension et une pratique particulières, certes importantes, mais parmi d’autres. Comment peut-on définir cette idée pratique de l’anarchie ? En quelques mots, on pourrait dire que si sur le terrain philosophique, l’anarchie est cette étrange unité qui ne se dit que du multiple, l’idée pratique de l’anarchie c’est, dès maintenant, la mise en oeuvre de ce concept d’anarchie, c’est l’apparition de mouvements révolutionnaires et émancipateurs fondés sur la multiplicité, l’autonomie et le fédéralisme des forces émancipatrices associées, la « libre association de forces libres » dont parle Bakounine.

L’anarchisme et les mouvements ouvriers

J’en arrive maintenant à la seconde période de développement et d’épanouissement du mouvement anarchiste, une période que l’on pourrait qualifier de pratique justement, où le concept philosophique d’anarchie s’est étroitement associé à l’idée pratique d’anarchie. Cette seconde période s’ouvre à Londres avec la création de la Première Internationale en 1864, et se termine très précisément à Barcelone, en mai 1937, lorsque l’État républicain espagnol et l’Internationale communiste écrasent le mouvement révolutionnaire. Cette seconde période de l’anarchisme dure donc un peu plus de soixante-dix ans, une période assez longue, trois ou quatre générations environ, surtout si on la compare à la période d’hégémonie du communisme qui devait lui succéder et qui ne s’étend, au maximum, que sur une cinquantaine d’années. Quelles sont les principales caractéristiques de cette seconde période de l’anarchisme ? On peut principalement en distinguer quatre.

Première caractéristique de cette seconde période :

L’anarchisme s’identifie principalement aux mouvements ouvriers. Ce qui veut dire que cette identification ne va pas forcément de soi. Par ce qui le constitue et par son projet, l’anarchisme est toujours du côté des mouvements émancipateurs, du refus de l’exploitation ou de l’oppression des uns par les autres (capitalisme, colonialisme, sexisme, etc.) quelles qu’elles soient. Mais, contrairement à ce que la transposition des représentations religieuses dans le champ social et politique a voulu nous faire croire, l’émancipation n’est pas toujours du côté d’une réalité ouvrière hypostasiée, une réalité qui, comme toute chose, change sans cesse et qui peut même disparaître sans que le projet anarchiste perde ses raisons de se déployer. C’est ici que l’on peut saisir une première différence radicale entre le marxisme et l’anarchisme, une différence que Deleuze après Proudhon, Bakounine et d’autres permettent de comprendre ; une différence qu’il faudrait discuter mais que je n’ai pas le temps de développer. Pour ceux qui voudraient en savoir plus, je les renvoie au dernier numéro de la revue Réfractions intitulé Fédéralismes et autonomies (au pluriel), et plus particulièrement à l’article de Marianne Enckel intitulé : « Fédéralisme et autonomie chez les anarchistes ».

Seconde caractéristique de cette deuxième période du mouvement anarchiste :

Les formes d’existence que revêtent ces mouvements ouvriers libertaires, les conditions et les bases professionnelles et sociologiques à partir desquelles ils se développent sont extrêmement diverses suivant les pays et les régions, depuis la fédération jurassienne de la Première Internationale, avec ses très sérieux et cultivés ouvriers horlogers du Jura Suisse, jusqu’aux syndicats CNT des ouvriers agricoles analphabètes d’Andalousie en passant par les si originaux IWW des États-Unis, et bien d’autres formes encore que je ne peux pas détailler.

Troisième caractéristique :

Ces mouvements ouvriers libertaires de la seconde période de l’anarchisme n’apparaissent pas partout et ils touchent peu les pays les plus industrialisés. On les trouve principalement et durablement dans les pays latins, en France, en Espagne et en Italie, dans la plupart des pays d’Amérique Latine, au Brésil, au Chili, en Argentine, en Uruguay, au Mexique, etc., avec quelques exceptions notables, en Suède par exemple avec la SAC, aux USA avec les IWW, en Bulgarie, et également, beaucoup plus brièvement, et seulement dans les périodes révolutionnaires, en Russie en 1905 et 1917 ou en Allemagne au lendemain de la Première Guerre mondiale.

Quatrième caractéristique qui découle des trois autres :

Si l’anarchisme s’est massivement identifié à un grand nombre de luttes et de mouvements ouvriers, il n’a toujours été qu’une dimension ou une des manifestations minoritaires de ces mouvements, l’expression de ce dont les conditions de la vie ouvrière étaient porteuses, à un moment donné, comme potentialités et comme perspectives émancipatrices. Même en Espagne où l’anarcho-syndicalisme a été particulièrement puissant, il a dû coexister avec le réformisme de l’UGT socialiste.

En d’autres termes, cette quatrième caractéristique de la seconde période de l’anarchisme, si nettement liée à l’histoire émancipatrice des mouvements ouvriers, illustre la première: en montrant que le projet émancipateur de l’anarchisme ne s’identifie pas à la seule histoire ouvrière, à la seule condition ouvrière, qu’il tient beaucoup aux circonstances et non à une croyance fataliste ou déterministe, à la fois scientiste et religieuse, dans le caractère inéluctablement révolutionnaire de la lutte des classes et de la classe ouvrière. En d’autres termes, comme l’anarchisme l’a soutenu dès le départ et comme le montrent deux cents ans de capitalisme, la classe ouvrière ou « les classes ouvrières s » dirait Proudhon, ne sont pas révolutionnaires par essence ou par détermination structurelle et historique. C’est plutôt l’inverse (dans l’hypothèse où, sur ce terrain, le déterminisme aurait un sens. Sous des formes diverses, les mouvements ouvriers ont montré historiquement qu’ils étaient profondément réformistes. Ce réformisme a été massivement soit apolitique et sans perspective émancipatrice, comme en Amérique du Nord, soit mis en forme d’abord par le socialisme et la social-démocratie, comme le montrent les exemples anglais et allemand, là où les classes ouvrières étaient les plus nombreuses et les plus modernes. Mais, paradoxe apparent que seuls les faux-semblants de l’idéologie et des représentations partisanes nous empêchent trop souvent de voir, ce réformisme a été également massivement mis en forme et utilisé par le communisme au cours des décennies suivantes, du milieu des années 1920 à sa disparition à la fin des années 1970, lorsque la révolution et le désir d’émancipation, en désertant les réalités et les luttes sociales immédiates, se sont réfugiés dans le mythe sans grandes conséquences pratiques pour la vie ouvrière du reste du monde, d’une révolution russe mythifiée et justifiant l’existence d’un État oppressif, exploiteur et totalitaire.

Cette seconde période de développement et de déploiement du projet anarchiste a pris fin un peu partout dans le monde au début de l’entre-deux guerres, pour un grand nombre de raisons, mais principalement parce que le capitalisme a peu à peu étendu à tous les pays de la planète l’intégration de la classe ouvrière dans son système, cette intégration qui avait commencé en Angleterre dès la Première Internationale, là où le capitalisme était le plus développé. En d’autres termes, la brèche ouverte dans l’histoire par les débuts du capitalisme et de l’industrialisation, s’est refermée dans l’entre-deux guerres, et le mouvement anarchiste ouvrier a disparu à son tour, dans la mesure même où l’anarchisme est entièrement lié, dans sa dimension pratique, à l’ouverture de failles et de brèches dans la trame serrée de l’ordre existant et de sa reproduction.

Avant de passer à la troisième et dernière période de développement du pro j e t libertaire et pour préparer ce que je vais dire à ce sujet, je voudrais faire une ultime remarque sur le rapport que la seconde période a entretenu avec la première, le rapport entre l’idée pratique d’anarchie mise en oeuvre au sein des mouvements ouvriers libertaires, et le concept philosophique d’anarchie élaborée au cours de la première période, par Proudhon, Bakounine, Coeuderoy, Déjacques et quelques autres. C’est seulement après coup, grâce aux analyses de Deleuze principalement, que l’on perçoit avec autant d’évidence le rapport d’homologie qui lie les théories de Proudhon ou de Bakounine aux mouvements ouvriers libertaires qui ont suivi. Mais, dans la réalité, les choses ne se sont hélas pas passées comme ça. Les mouvements ouvriers libertaires, la pratique ouvrière libertaire se sont certes donnés leur propre expression théorique, une expression particulièrement intéressante. Je vous renvoie ici, et pour le seul exemple français, aux textes de Pelloutier, Pouget ou Griffuelhes entre autres. Ces élaborations théoriques nées de la pratique ouvrière doivent beaucoup à la diffusion des idées anarchistes de la période antérieure, que les militants syndicalistes révolutionnaires et anarcho-syndicalistes connaissaient en partie ou indirectement. Mais, globalement, et pour des raisons indépendantes de la volonté des acteurs de l’époque, la pensée de Proudhon ou de Bakounine est demeurée en grande partie inexploitée, invisible ou imperceptible (et pas seulement aux ouvriers révolutionnaires, les plus intéressés). Les groupements anarchistes proprement dits, les plus à même de connaître les textes de Proudhon ou de Bakounine, ont fait ce qu’ils ont pu, mais ils ne sont pas parvenus à mettre à jour la force et la logique subversives de ces textes, à mettre à jour l’homologie que cette pensée pouvait entretenir avec les mouvements ouvriers libertaires. Ces textes, ils ont cessé peu à peu de les lire, parce qu’ils étaient devenus illisibles (pour un grand nombre de raisons). Ils les ont délaissés, trop souvent au profit d’un bricolage idéologique faisant appel au bon sens, à l’humanisme ambiant et, surtout, à un rationalisme étroit aux antipodes de la force et du caractère subversif de la pensée de Proudhon, de Bakounine ou de Stirner.

Le renouveau de la pensée libertaire

J’en arrive enfin à la troisième période. Celle-ci correspond en gros au dernier tiers du XXe siècle. Elle a pas mal de points communs avec la période qui a vu naître l’anarchisme comme projet émancipateur, celle des événements, non de mai 1968, mais de 1848. On y retrouve le caractère international, le caractère diffus et multiforme du milieu du XI Xe siècle. On y retrouve surtout un phénomène commun : le développement d’une pensée philosophique émancipatrice extrêmement riche et puissante, sans lien direct avec des mouvements ou des organisations politiques ou sociales particulières, mais capables de dire ou d’exprimer ce qui c’est passé alors, les possibles qui sont apparus pendant deux décennies environ dans la plupart des pays du monde. Et c’est ici que j’en arrive à Deleuze. En quoi des philosophes comme Deleuze ou Foucault peuvent-ils s’identifier au projet anarchiste, prendre sens dans ce projet, l’ouvrir historiquement à la totalité de ce qu’il fut et, du même coup, aux immenses perspectives de l’ave n i r? J ’ a u rais du mal à répondre en quelques minutes à cette vaste question. Mais pour donner une petite idée de cette réponse, je demanderai aux vieux comme aux jeunes de revenir par la pensée, trente ou quarante ans en arrière. Au moment où un peu partout dans le monde, renaissaient les espérances révolutionnaires, au cours des années 1960 et 1970 du siècle passé, la pensée révolutionnaire était entièrement dominée par le marxisme, plusieurs sortes de marxismes : le marxisme rudimentaire, autoritaire, réformiste et pontifiant des appareils communistes inféodés à l’État russe; le marxisme entêté, mais à mon avis pas moins rudimentaire, des opposants ou des dissidents trotskystes ou ultra- gauche ; mais surtout le marxisme savant, à la mode et pas moins pontifiant cette fois, des normaliens de la rue d’Ulm qui, à la suite d’Althusser, et Pékin remplaçant Moscou, devait quelque temps imposer son terrorisme théorique à l’ensemble de l’extrême gauche. Par honnêteté et par souci d’équilibre et de justice, je ne manquerai évidemment pas d’indiquer que si la pensée anarchiste bénéficiait au même moment de l’immense appel d’air des événements, elle touchait sans doute elle aussi, de son côté, le fond d’une longue décadence théorique qui obligeait les militants les plus actifs à chercher du côté du marxisme les moyens de répondre à l’appel des événements. C’est dans ce contexte qu’il faut situer l’événement Deleuze et quelques autres philosophes.

Avec Deleuze et Foucault principalement, surgit dans le contexte émancipateur des années 1960 et 1970 une pensée qui n’est pas nouvelle, comme on va le voir, mais qui revêt alors tous les traits d’une nouveauté radicale.

En transformant la formule de Pelloutier face à la social-démocratie, on p o u r rait caractériser l’originalité de cette pensée de la façon suivante : pas moins révolutionnaire que la scolastique et l’immense vulgate marxistes, c’est le moins qu’on puisse dire, cette pensée, en se référant principalement à Nietzsche, rompait radicalement avec les représentations issues de Marx et du marxisme qui, pendant près de cinquante ans, s’étaient imposées à l’ensemble des mouvements révolutionnaires ; elle redonnait vie à une espérance émancipatrice qui, un peu partout dans le monde, était morte avec le premier conflit mondial et la seconde révolution industrielle.

Il est vrai que le lien entre l’anarchisme et le nietzschéisme de gauche dont parle Michel Onfray2, ne date pas des années 1960 et 1970. Dès le début du XXe siècle, dès les premières parutions des livres de Nietzsche, un grand nombre d’anarchistes se sont reconnus dans cet auteur, et cette reconnaissance n’est pas unilatérale. On sait maintenant que Nietzsche avait lu Stirner et ses amis les plus perspicaces, comme Overbeck, n’ont pas manqué de remarquer comment, malgré son antisocialisme et son antianarchisme affirmés, Nietzsche était proche de Proudhon. Je vous renvoie ici à la traduction récente du petit livre d’Overbeck, Souvenirs sur Nietzsche (Alia). La rencontre entre l’anarchisme et Nietzsche est donc ancienne, mais elle a surtout été visible dans la dimension dite individualiste de l’anarchisme (Georges Palante par exemple, étudié par Onfray), beaucoup moins dans la dimension sociale ou collective, ou alors de façon beaucoup plus diffuse et implicite, dans la mesure il est vrai où un grand nombre des militants ouvriers, anarcho-syndicalistes ou syndicalistes révolutionnaires, étaient aussi des individualistes et, pour certain d’entre eux, des grands lecteurs de Nietzsche.

Avec le nietzschéisme de gauche des années 1960 et 1970, celui de Foucault et surtout celui de Deleuze, la proximité entre Nietzsche et la pensée et le projet libertaire apparaît enfin dans toute son ampleur, dans toutes ses dimensions, individuelles, collectives et historiques. En effet, la lecture deleuzienne de Nietzsche ne se contente pas de donner sens à soixante-dix ans de mouvements ouvriers libertaires multiformes. Elle ne se contente pas de faire comprendre la richesse, la radicalité et l’originalité d’une expérience émancipatrice réduite à presque rien par l’historiographie d’alors. Elle permet tout à coup, et sans doute pour la première fois, de comprendre la richesse, la radicalité révolutionnaire et l’originalité de la philosophie et du projet anarchiste.

Grâce à Deleuze et au nietzschéisme de gauche, la pensée de Proudhon et de Bakounine devient enfin perceptible, de la même manière que le nietzschéisme de gauche, apparemment si invraisemblable, trouve lui-même dans la tradition libertaire, dans la pensée libertaire les raisons et les justifications des intuitions de Deleuze. Invisible jusqu’ici, la pensée anarchiste trouve dans la lecture deleuzienne de Nietzsche la possibilité de dire et de déployer sa puissance théorique et émancipatrice. Inquiétante, parfois récupérée et effectivement récupérable par l’extrême droite, la pensée de Nietzsche trouve dans la pensée anarchiste la possibilité de mettre à jour tout ce dont elle est elle-même porteuse comme puissance émancipatrice. Bref, grâce à Deleuze, on assiste à ce que le fédéralisme libertaire, après Spinoza, appelle une bonne rencontre, une bonne association, c’est-à-dire une association qui révèle ce dont les êtres associés sont porteurs comme puissance émancipatrice.

Comment expliquer cette bonne rencontre? Le hasard n’est pas absent de cet événement, le hasard qui tient à l’anarchie du réel, cette anarchie que le mouvement libertaire s’efforce de transformer en ce que Proudhon appelait l’anarchie positive, c’est-à-dire l’art des bonnes rencontres et des bonnes associations entre forces émancipatrices, l’art de composer un mouvement où les êtres et les forces qui luttent pour leur liberté, le plus souvent de façons extrêmement différentes, au lieu de s’ignorer ou de s’entre-détruire dans des combats aveugles et sans fin, parviennent au contraire à libérer toute la puissance émancipatrice dont ils sont porteurs. Mais cette bonne rencontre entre Nietzsche et le projet libertaire, sur l’unique mais important terrain de la philosophie ne tient évidemment pas au seul hasard. Elle tient à la nature de l’un et de l’autre, à l’affinité entre ce qu’ils sont ou ce qu’ils peuvent. Elle tient surtout à une histoire et un possible caché beaucoup plus vaste, que cette rencontre entre Nietzsche et la pensée libertaire contribue également à mettre à jour, à rendre évident. Je n’ai pas le temps de développer. Mais il me semble possible d’indiquer rapidement ceci.

Entre autres, grâce à la philosophie de Deleuze, l’anarchisme qui est né au milieu du XIXe siècle, quelque part en Europe et principalement dans la condition ouvrière, s’inscrit dans un possible historique, théorique et pratique d’une beaucoup plus grande ampleur, dont on peut suivre la trace sur une période beaucoup plus longue que la brève histoire des mouvements ouvriers, et qui traverse l’ensemble des traditions, des civilisations et des expérimentations humaines. Sur le plan de la seule philosophie occidentale, on le retrouve de Spinoza à Deleuze, en passant par Leibniz, Nietzsche, Tarde, Simondon et Whitehead. Sur le plan beaucoup plus important et beaucoup plus large des pratiques et des expérimentations humaines, on peut également suivre son histoire, des assemblées de citoyens athéniens, rameurs sur les galères à la fin de la guerre du Péloponèse que nous raconte Thucydide, aux conseils ouvriers hongrois de 1956, en passant par les esclaves révoltés de Spartacus, les turbans jaunes et les sourcils rouges du taoïsme chinois, les hussistes tchéques du XVe siècle ou encore les communards de 1871, les makhnovistes de 1920, les anarcho-syndicalistes espagnols de 1936, mais aussi, plus tragiquement encore, les sonderkommandos révoltés d’Auschwitz et de Treblinka, ou encore, d’une tout autre façon et dans un tout autre contexte, les minuscules, les invisibles et les innombrables luttes ouvrières et paysannes, ces « brèches » apparemment insignifiantes et imperceptibles que Michelle Perrot qualifie si justement « d’échappées belles ».

Questions en conclusion

En guise de conclusion, je ne voudrais pas éviter de dire quelques mots sur les conséquences pratiques de ce rapide survol historique, et plus particulièrement sur ce qui me semble avoir été au centre de nos discussions sur les rapports entre anarchisme et marxisme. De nombreux points ont été abordés.

Mais ce n’est sans doute pas seulement par hasard que la discussion s’est plus particulièrement crispée autour de la vieille question des rapports entre la fin et les moyens. Cette question peut, à juste titre, sembler banale, éculée et inutile. Et si elle surgit parfois dans les discussions et les affrontements entre libertaires et marxistes, c’est le plus souvent de façon annexe ou secondaire, alors que, théoriquement, elle est au coeur de leur différend.

D’un côté, on aurait les marxistes purs et durs qui, à la suite de Lénine (mais aussi de plusieurs millénaires de totalitarisme religieux et politique, et du bon sens qui va avec) considèrent que la fin justifie les moyens puisque cette fin est incluse dans le devenir (providentiel ou scientifique) du monde et de l’histoire (on n’accouche pas sans douleur ; on ne produit pas sans effort. On ne gagne pas le ciel sans souffrances et sans expier ses fautes in lacrymarum valle ; on ne fait pas d’omelette sans casser des oeufs; la révolution n’est pas un dîner de gala, etc.). De l’autre, on aurait les libertaires les plus idéalistes, des âmes sensibles (des « belles âmes »), mais aussi pinailleurs et plus ou moins caractériels, qui, sans souci des contraintes du moment, exigeraient, plus ou moins véhémentement, qu’on se préoccupe davantage des formes d’organisation et des moyens employés, qu’on fasse quand même « un peu attention », etc. Entre les deux, on aurait une espèce de compromis où il s’agirait de ne pas oublier la fin, avec ses exigences parfois cruelles et très souvent contradictoires (il faut savoir souffrir ou faire souffrir les autres pour que le bonheur des générations futures puisse naître un jour, faire parfois le contraire du but poursuivi, au nom des mystères de la dialectique, etc.), mais en laissant malgré tout un peu de place à un souci éthique, au respect des règles, au fonctionnement démocratique. Et c’est dans cet entre-deux que marxistes et libertaires pourraient se rencontrer, avec, plus particulièrement, les trotskystes d’un côté qui, par leur histoire, n’ignorent rien du cynisme, de la violence et du mensonge dont le marxisme est capable, et de l’autre, des libertaires réalistes, soucieux d’efficacité et qui, dans le désert apparent de la pensée anarchiste, espèrent trouver dans ce même marxisme la théorie et la stratégie qui leur manquent, une théorie et une stratégie qu’ils pensent pouvoir imprégner malgré tout d’esprit et de garde-fous libertaires.

Je crains que, faute d’aller au fond des choses, ce compromis ou cette alliance soit particulièrement illusoire. Outre le fait qu’ils sont tous des êtres humains ( avec le plus souvent deux bras et deux jambes, mais sous la forme multiple d’hommes et de femmes, de jeunes et de vieux, de grands et de petits, de fonctionnaires et de salariés du privé, etc.), les trotskystes et les libertaires (et bien d’autres encore avec eux, avec d’autres étiquettes ou pas d’étiquette du tout) ont un point commun essentiel : ils se battent tous pour un changement radical de l’ord re des choses, souvent côte à côte et dans des conditions qui les rendent très proches, qui commandent non seulement l’action en commun, mais la forme et la subjectivité de cette action et de ces expériences communes.

Ce lien entre trotskystes et libertaires, c’est déjà beaucoup. Mais il ne doit pas masquer la divergence ou le fossé théorique qui les séparent, une divergence et un fossé qui n’ont rien d’abstraits, qui engagent de façon immédiate nos pratiques et notre rapport aux autres et au monde 3 ; une divergence et un fossé sinon infranchissables qui exigeraient tout du moins de poursuivre durablement et de façon approfondie la discussion. Ce fossé théorique, philosophique, éthique, au coeur du projet émancipateur, on pourrait, pour permettre une discussion qui aille au fond des choses, en formuler ainsi le versant libertaire, tel qu’il apparaît tout du moins à la lumière théorique et pratique de ces t rente dernières années, et ceci sous la forme de deux propositions :

1°) La première est d’ordre pratique ou politique et militante. Elle affirme que la fin est entièrement contenue dans les moyens. L’important ici c’est le mot « entièrement » qui n’autorise aucun compromis, aucun juste milieu, qui, d’une part oblige le marxisme à revenir de façon approfondie sur la question des contradictions, de la dialectique, de l’histoire et de beaucoup d’autres choses encore, qui, d’autre part oblige l’anarchisme à justifier cette proposition autrement que par des considérations morales ou idéalistes, mais au contraire par des considérations matérialistes et éthiques, des considérations d’efficacité du point de vue de l’émancipation (que je n’ai pas le temps d’aborder ici), bref qui oblige les uns et les autres, marxistes ou libertaires, marxistes et libertaires, à réfléchir sur la façon de se grouper, de s’organiser, de régler les conflits internes, de formuler les désirs et les revendications, d’associer tous ceux qui luttent pour un autre monde et de rendre possible cet autre monde, un monde sans domination, sans exploitation, capable de libérer toutes les puissances et toutes les libertés (c’est la même chose) dont les êtres sont porteurs.

2°) La seconde proposition est d’ordre purement théorique ou philosophique cette fois. Si, du point de vue de l’action, du point de vue militant, la fin est entièrement contenue dans les moyens c’est parce que le tout, la totalité de ce qui est, est également entièrement contenue dans les parties. Voilà ce qu’il faut essayer de comprendre, d’un point de vue libertaire conséquent; ce que Proudhon, Bakounine, Deleuze et beaucoup d’autres encore permettent (à la suite de Spinoza, de Leibniz ou de Nietzsche) de comprendre et qu’une discussion tout aussi conséquente entre marxistes et libertaires exigerait d’examiner ; dans la mesure même où, à travers cette proposition apparemment illogique, abstraite et scolastique, c’est bien de notre pratique émancipatrice et révolutionnaire à la fois la plus immédiate et la plus lointaine qu’il est question.

Daniel Colson

Sociologue, Atelier de Création Libertaire de Lyon
Auteur de Petit lexique philosophique de l’anarchisme – De Proudhon à Deleuze, Le Livre de Poche, 2001.
Revue contretemps numéro 7 mai 2003

1 / Sur la façon dont Marx s’est efforcé d’imposer cette hégémonie, je vous renvoie à l’excellent et récent livre de Jean-Louis Lacascade, Les métamorphoses du jeune Marx, aux PUF ; sur le mépris de classe de Marx, je vous renvoie à sa correspondance (en particulier avec Engels) ou encore à ses commentaires sur les conceptions de Proudhon dans Misère de la philosophie.

2 / Voir notamment Michel Onfray, Georges Palante – Essai sur un nietzschéen de gauche (Folle Avoine, 1989) et Politique du rebelle – Traité de résistance et d’insoumission (Grasset, 1997).

3 / Sans oublier que sur le terrain de la pratique, les « libertaires » et les « marxistes » ne sont pas toujours là où l’on croirait les trouver.