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Daniel Colson L’anarchisme, Foucault et les « postmodernes »
Remarques sur le texte de Tomás Ibañez
juillet 2009

Origine : http://refractions.plusloin.org/spip.php?article249

Je partirai des points d’accord avec le texte de Tomás Ibañez (ils sont nombreux), en incluant dans mon commentaire les raisons de mon désaccord final sur ce qu’il est possible d’attendre de l’anarchisme, sa portée et donc son importance pour l’avenir.

L’anarchisme aujourd’hui

Le premier point d’accord est le plus immédiat. Il porte sur la partie que Tomás intitule « l’anarchisme aujourd’hui ». Une partie qui explicite très bien, mieux que je ne le ferais ici, ce que je ressens très fortement depuis pas mal de temps : à savoir un divorce de plus en plus profond (et qui ne date pas d’aujourd’hui) entre d’une part l’anarchisme officiel, les organisations anarchistes, l’idéologie anarchiste, l’identité anarchiste, et d’autre part des mouvements sans étiquettes précises que les pouvoirs publics (auxquels il arrive de ne pas se tromper) désignent parfois – pour leurs franges les plus radicales – du beau terme « d’anarcho- autonomes ».

Le renouveau libertaire de la fin du siècle précédent a permis la cristallisation (mais aussi la sédimentation identitaire) d’un nombre appréciable de militants se réclamant de l’anarchisme. Le plus souvent vieillissant, ces militants ont redonné vie aux organisations traditionnelles (principalement à travers la CNT, l’AL, l’OCL, la FA et ses différentes dissidences), mais pas forcément à la dynamique et à la logique libertaires. C’est ainsi qu’à des mouvements effectifs, anti- autoritaires, et souvent très riches et très complexes dans leurs composantes, leurs pratiques et leurs visions du monde, se juxtapose un anarchisme en partie ossifié, institué (comme le souligne Tomás) qui, dans le meilleur des cas, vient doubler ce qui reste d’organisations d’extrême gauche, et dont la seule pratique un peu conséquente (en dehors du fonctionnement de l’orga- nisation) se limite le plus souvent à une présence tout aussi traditionnelle dans un mouvement syndical bureaucratisé, sans véritable souffle émancipateur, à l’intérieur d’une démarche où le projet libertaire tend à se réduire à une simple rhétorique, une langue de bois n’ayant pour toute réalité que les mots et les symboles d’un passé transformé en références plus ou moins sentimentales et creuses [1].

La sévérité de mon jugement ne vient pas de Sirius. Elle s’appuie sur ma participation aux différents mouvements de ces dernières années ; des mouve- ments où les anarcho-autonomes et les « non organisés spécifiquement » comme on disait à La Gryffe, ont joué un rôle important. Par chance, la librairie la Gryffe entretient des relations avec les « anarcho-autonomes » de Lyon, ville où ce courant est actif, en particulier à travers le mouvement squatt [2]. Autre chance, je fais partie d’un syndicat CNT de l’éducation (Saint-Etienne) peut-être en partie atypique (hélas !), qui, dans le cadre de la fac (entre autres) a toujours fonctionné en lien étroit avec les courants dits « autonomes » ; mais, faut-il le préciser, en récusant des pratiques syndicales bureaucratisées que les anarcho-autonomes (pour nous à Saint- Etienne, et pour d’autres ailleurs j’espère) ont entièrement raison de dénoncer. Pour illustrer le problème que soulève Tomás, – entre un anarchisme de la représen- tation et du souvenir qui, comme le Canada-dry pour l’alcool n’a plus grand- chose d’anarchiste, et un anarchisme de fait où l’on retrouve une grande partie des positions et pratiques du projet libertaire –, je voudrais raconter deux histoires : l’une anecdotique et personnelle ; l’autre, beaucoup plus déterminante dans ses conséquences effectives.

Une anecdote personnelle

J’ai participé (il y a quelque temps), en marge d’un congrès de la CNT éducation, à une réunion de militants des universités. Un des points de discussion, dérisoire selon moi, mais caractéristique de ce à quoi les congrès perdent leur temps (et avec lui toute inspiration libertaire) était de savoir si des sections étudiantes avaient ou non le droit de s’appeler FAU et de signer des tracts de ce sigle. Pour nous, à Saint-Etienne, pour qui les tracts (CNT ou non) sont à géométrie et intitulé variables, mais justement à condition de toujours indiquer quels collectifs précis en est l’auteur (collectif de site le plus souvent, mais qui pourrait aussi bien être un collectif de catégories d’usagers de l’université, voir d’années de telle ou telle discipline, « les filles de seconde année de licence d’anglais » par exemple), ce problème semblait absurde et typiquement bureaucratique. La moitié des présents (une vingtaine de militants et de militantes) partageait notre point de vue, et le ton a monté assez vite, les tenants de la discipline organisationnelle s’accrochant vivement à leur position d’autorité (les décisions de ces sortes de conciles que sont les congrès)3. Brusquement j’ai compris comment la CNT espagnole avait pu se bureaucratiser aussi vite à l’automne 1936, et devenir en quelques jours un appareil d’État, cet État que le mouvement anarchiste espagnol dénonçait quelques jours auparavant, alors qu’il le portait déjà en lui-même (comme beaucoup d’autres choses). Soixante-dix ans plus tard une organisation aussi minuscule que la CNT française produisait à son tour des comportements bureaucratiques comparables, se trouvait en affinité avec des tempéraments individuels capables, dans un verre d’eau et une minuscule réunion, de fabriquer de nouveau, en toute bonne foi, cette logique d’État qu’ils prétendent combattre. Entre le sectarisme idéologique et impuissant des uns et l’insertion dans un syndicalisme bureaucratisé des autres, les pratiques et les prises de position des anarcho-autonomes n’ont pas seulement raison d’un point de vue libertaire. Faute de toucher son cerveau, elles devraient tout du moins faire vibrer ou émouvoir le cœur de l’anarchisme le plus formaliste. Je ne suis pas sûr que ce soit le cas.

[1] L’expérience calamiteuse de la CNT espagnole en exil aurait dû pourtant nous vacciner définitivement contre la possibilité permanente de voir l’anarchisme se transformer en son contraire, un contraire que Tomás décrit très bien dans son texte. Ce contre-exemple anarchiste de la CNT en exil, comme l’extrême rapidité de la bureaucratisation et de l’étatisation de cette même CNT en 1936, n’ont pas encore fait l’objet d’une analyse satisfaisante.

[2] Il s’agit d’une longue histoire qui remonte à la renaissance du mouvement libertaire à Lyon (dans les années soixante-dix), avant que les organisations traditionnelles ne refleurissent sur les décombres et l’épuisement des mouvements sociaux des années précédentes. Une histoire qui se poursuit au début des années quatre-vingt- dix, avec un puissant mouvement squatt (à la Croix-Rousse) auquel la Gryffe était liée.