"Nouveau millénaire, Défis libertaires"
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"Par delà bien et mal !"
COLSON Daniel

Origine : http://raforum.info/spip.php?article3459

Je suis radicalement en désaccord avec Philippe Corcuff (Charlie Hebdo n° 548, 18/12/2002). L’anarchisme n’autorise pas les demi mesures. Soit son inspiration profonde relève effectivement du nihilisme et d’un relativisme ou d’un subjectivisme absolu, justifiant aussi bien le point de vue du nazi, du financier libertarien, du procureur stalinien que celui du syndicaliste révolté et autogestionnaire et il faut alors le rejeter radicalement. Soit son perspectivisme et son subjectivisme fédéraliste et autogestionnaires sont effectivement porteurs d’une véritable alternative aux échecs de toutes les autres formes de socialisme et il faut alors examiner le projet anarchiste avec attention et sans demi mesure, pour le faire sien ou le refuser.

"Nietzsche ou Spinoza récusent toute transcendance, tout impératif catégorique, toute loi extérieure."

En suivant Corcuff, arrêtons nous sur le point apparemment le plus scandaleux, mais aussi le plus décisif, de la dimension anarchiste de Nietzsche (mais surtout de Spinoza en l’occurrence) : le refus de la distinction entre bien et mal, et son remplacement par la distinction entre ce qui est bon et ce qui est mauvais pour un être donné, là où comme l’écrit l’anarchiste Ernest Coeuderoy : "quand chacun combattra pour sa propre cause, personne n’aura plus besoin d’être représenté". Il n’est pas sûr que Corcuff ne soit pas conduit, dans sa critique, à se contenter une nouvelle fois des demi-mesures qui ont enlisé si souvent les mouvements émancipateurs dans les dérives gouvernementales du socialisme ; qu’elles revêtent la forme dure des dictatures immorales et oppressives du socialisme d’Etat ou celle, apparemment plus douce d’un ralliement avec armes et bagages à l’ordre capitaliste existant.

La première des demi-mesures on la trouve tout d’abord dans la façon dont Corcuff peut en même temps reconnaître que la distinction entre le bien et le mal est au fondement de toutes les transcendances oppressives (Dieu et ses prêtres ou ses imams, l’Etat et ses juges, le Capital et sa logique marchande, la Sciences et ses déterminismes apparents), mais alors même qu’il redoute de voir cette distinction être remplacée par une évaluation radicalement immanente de ce qui est bon et de ce qui est mauvais pour les êtres humains. Or, sur cette question plus que sur d’autres, la demi-mesure est impossible. Même à dose homéopathique, même en pointillés, la transcendance du bien et du mal, du vrai et du faux tend toujours à imposer la domination de ses prêtres, de ses dirigeants, de ses savants, de ses partis, de ses Etats et de ses juges, de ses compromis plus ou moins violents avec l’ordre existant. La lutte émancipatrice n’a pas le choix. Elle exige de développer un mouvement émancipateur radicalement immanent, fondé sur le fédéralisme, sur la libre association de forces libres, sur l’autogestion, sur la capacité des êtres (individuels ou collectifs) à déterminer eux-mêmes la réalité des valeurs qui les unissent, sans s’en remettre à aucune instance extérieure, à aucune prescription extérieure. La deuxième demi mesure de Corcuff porte cette fois sur sa lecture du projet anarchiste. Notre "social-démocrate libertaire" (sans doute trop "social-démocrate" et insuffisamment "libertaire") a raison de souligner combien l’anarchisme, Nietzsche ou Spinoza récusent toute transcendance, tout impératif catégorique, toute loi extérieure. Mais il ne saisit pas en quoi l’anarchisme, - comme Nietzsche et Spinoza -, engage toujours une évaluation éthique de la qualité et de la valeur des forces qui font agir les collectivités et les êtres humains, une évaluation entièrement interne à ces forces, un jugement immanent, particulièrement exigeant qui passe directement par les processus d’association et de désassociation des forces émancipatrices, par la sélection et la fédération des forces capables de faire prévaloir un monde émancipé.