"Nouveau millénaire, Défis libertaires"
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Débat : Y a-t-il une ontologie anarchiste ? Réflexions sur Nietzsche et d’autres.
Première réponse et réponse complémentaire de Daniel Colson

Origine : http://raforum.info/spip.php?article3031

Chère Irène Pereira,

Je ne suis pas sûr d’être très compétent moi-même. Mais je vous remercie de l’intérêt que vous prenez à ce que j’écris, et de l’intérêt de vos questions. Je répondrais d’abord, dans l’ordre, à celle de la première partie. (Ronal Craegh m’a fait passer votre texte sur la science, mais je n’ai que la très longue citation de Bakounine (à part votre petite introduction, est-ce qu’il en manque une partie ?)

1 - L’anarchisme et l’ontologie

Il ne me semble pas qu’il y ait une opposition entre l’anarchisme et le projet de fonder une ontologie, au contraire. Cette ontologie on la trouve chez Proudhon, mais aussi chez Bakounine, en particulier dans son texte le plus philosophique, celui que vous citez sur la science ("le fantôme divin..."). Bakounine prétend bien saisir "l’être intime" des choses et c’est pour cela qu’il s’oppose si violemment aux positivistes qui renvoient cet "être intime" aux noumènes, à l’inconnaissable et qui renoncent ainsi explicitement à toute ontologie. Bakounine ne renonce pas à l’ontologie, mais son ontologie est très particulière, puisque pour lui "l’être intime" est "le côté le moins essentiel, le moins intérieur, le plus extérieur, et à la fois le plus réel et le plus passager, le plus fugitif des choses et des êtres : c’est leur matérialité immédiate, leur réelle individualité, telle qu’elle se présente uniquement à nos sens, et qu’aucune réflexion de l’esprit ne saurait retenir, ni aucune parole ne saurait exprimer". J’essaie d’expliquer ça dans le lexique à "être intime", "fugitif" et ailleurs. L’ontologie de Bakounine est donc particulière, mais l’ontologie de Deleuze et donc du Spinoza de Deleuze et de tous ses autres compagnons de pensée (affinitaires), soigneusement sélectionnés parmi tous les Spinoza, Nietzsche, Whitehead, Tarde et Simondon possibles, l’est tout autant. Et ce particularisme de Deleuze me semble très proche de ce que Bakounine dit, mais aussi de Proudhon et de beaucoup d’autres anarchistes, pas forcément philosophes de profession, comme Pouget et Griffuelhes par exemple. Les mots sont trompeurs, pour l’ontologie comme pour le reste. Il me semble bien qu’à la suite de Tarde, Deleuze se pose, je ne sais plus où, la question d’éventuellement substituer "l’avoir" à "l’être" et donc de remplacer l’"ontologie" par l’"échologie", pour finalement, comme Tarde, garder le mot convenu d’"ontologie", mais une ontologie d’un autre type, que la suite de vos questions permet de caractériser de façon plus précise. On pourrait dire cependant que cette ontologie originale, que l’on peut sans crainte identifier à "l’anarchie", a pour quadruple caractéristique :

a - d’être à la fois théorique et pratique [votre allusion rapide à Dewey et au pragmatisme, me semble très importante. Et je m’en veux de ne pas l’avoir exploré d’avantage, je n’ai pas lu une ligne de Dewey, et pas beaucoup de W. James que je connais à peine et à travers Bergson].

"l’anarchie [..] cette étrange unité qui ne se dit que du multiple"

b - d’être une pensée et une perception du "multiple" (voir la définition de Deleuze et Guattari dans Mille plateaux : "l’anarchie [..] cette étrange unité qui ne se dit que du multiple") ;

c - d’être une pensée et une perception du changement incessant, du devenir des choses, de l’infinité des choses possibles et donc d’un "devenir" tellement atomisé qu’il en est tout aussi particulier ;

d - d’être une pensée et une perception "sélective" qui, entre autres choses, justifie les compagnons philosophiques de Deleuze (leur choix et le choix dans ce qu’ils disent). Et du même coup les dénonciations d’"erreurs" dont Deleuze est souvent l’objet, mais qui justifie également (toute modestie mise à part) ce que j’essaie de faire à travers le projet anarchiste, et qui justifie également votre intérêt pour un mouvement sans "ligne doctrinale" (si l’on excepte l’ontologie particulière du multiple et de son unité) avec des références aussi différentes que Bakounine, Proudhon ou Godwin.

- Sauf que, - et là on retrouve l’ontologie -, ce divers et ce multiple ne renvoient pas à un simple bricolage éclectique qui laisserait aux noumènes et à Dieu le soin de dire (ou plutôt de ne pas dire) la nature des choses.

- Sauf que ce différent et ce multiple, sélectionnés au milieu d’une multitude d’autres mondes possibles, renvoient bien à une "étrange unité" ("qui ne se dit que du multiple"), un "plan de consistance" commun que justement Deleuze et Guattari (devenu deleuzien) appellent l’"anarchie". Et que nous aurions donc (les anarchistes) bien tort de négliger et de repousser, alors même que dans cette approche, on retrouve Proudhon (pas tout Proudhon vous avez raison, mais c’est ça la "sélection" à laquelle on ne peut pas à la fois reprocher d’être arbitraire et de renvoyer à une ontologie, à savoir l’unité possible du multiple et du différent, l’anarchie donc). On retrouve Bakounine, etc. Mais aussi (et c’est encore plus important pour moi) les multiples expériences et expérimentations des mouvements ouvriers et libertaires en Europe et ailleurs (ma spécialité en fait, car je ne suis "philosophe" que par raccroc et parce que tout le monde devrait être philosophe puisque tout le monde fait de la philosophie et donc de l’ontologie (bonne ou mauvaise, émancipatrice ou oppressive) sans le savoir).

2 - L’anarchisme et Nietzsche

Ce point me paraît déterminant. Historiquement les anarchistes ou beaucoup d’anarchistes (Louise Michel, Goldman, Rocker, Pelloutier, les syndicalistes) et pas d’abord ni seulement les "individualistes", ont lu Nietzsche (très tôt) et se sont retrouvés dans ses textes. Et d’après moi ils avaient évidemment raison. Leur premier mouvement était le bon. Car de la capacité de la pensée libertaire à s’associer à Nietzsche (voir plus haut les compagnons de Deleuze) et à en faire un élément important de son propre mouvement de pensée, dépend sa vigueur ou sa débilité. Du temps de Louise Michel la vigueur pratique et théorique de l’anarchisme était telle que cette association-appropriation (voir échologie) ne posait aucun problème. Les problèmes sont venus après. Après un siècle de malheurs terribles mais aussi d’un véritable effondrement de l’anarchisme (au lendemain de la première guerre mondiale) : un effondrement de ses pratiques et de ses expérimentations émancipatrices, un effondrement concomitant de sa pensée qui l’a rendu craintif et de plus en plus conformiste. C’est seulement avec le renouveau libertaire de ces trente dernières année que la question du lien entre Nietzsche et l’anarchisme est redevenue une évidence. Et la façon dont cette question sera résolue constitue sans aucun doute le meilleur symptôme de la force ou de la déliquescence contemporaines du projet et de la pensée libertaire.

Mais, force ou pas, comment ce lien ou plutôt cette association entre Nietzsche et l’anarchisme serait-elle possible une fois connu tout ce qui semble les séparer (dont la question de la justice sociale) ?

Réponse : L’ontologie. L’anarchisme, comme la pensée de Nietzsche, n’est pas un "humanisme" avec tous les programmes, les prescriptions et utopies qui accompagnent ce mot. L’anarchisme c’est une ontologie, une conception de ce qui existe, de ce qui est possible et des conditions nécessaires à "l’émancipation", à la "vie". Cette ontologie anarchiste dispose de son concept, un concept évident, le concept d’anarchie, un concept à la fois théorique, éminemment théorique, et à la fois pratique. En Espagne, comme chaque fois que l’anarchisme s’est déployé de façon conséquente, dans la réalité, on ne criait pas "vive la liberté (des êtres humains)", "vive le communisme ou le socialisme(des êtres humains)", "vive l’égalité ou la fraternité (des êtres humains)", etc.. On criait "vive l’anarchie", l’anarchie dont on voit bien qu’elle échappe à toutes les vieilles conceptions humanistes de l’être humain et de ce qu’il peut. En effet quel sens aurait la formule, "l’anarchie des êtres humains" ? Aucun, sinon de faire une provocation inutile que disqualifient historiquement la naïveté et le manque de culture de ceux et celles qui criaient dans la rue "vive l’anarchie !" et dont on comprend mal pourquoi Proudhon, Bakounine, Elisée Reclus (entre autres) se sont entêtés à la reprendre à leur compte.

C’est quoi l’anarchie ? Une question sans doute trop difficile. Et c’est pour cela que l’anarchisme, réduit à la seule idéologie et donc au bricolage humaniste de petits groupes squelettiques, coupés de tout mouvements conséquents, n’a pu que rejeter au loin la notion d’"anarchie", la traiter avec une grande méfiance, la laisser à quelques individualistes plus ou moins excentriques, et considérer avec émotion mais beaucoup de condescendance, la naïveté des grands mères espagnoles illettrées criant "viva anarchia !".

3 - Un monde sans autrui

A mon avis c’est un peu comme pour la justice sociale ou la démocratie. Je crains que la déliquescence de la pensée anarchiste ne l’ait conduite à se contenter de reprendre à son compte les catégories de l’ordre existant en les radicalisant un peu, et surtout en exigeant qu’elles soient vraiment appliquées, qu’elles devienne vraies, et sans se rendre compte que justement ce sont, entre autres choses, ces catégories que l’anarchisme prétendait tout d’abord dénoncer et abolir. Pour la question d’autrui, il me semble que l’anarchisme est tout aussi virulent que Nietzsche pour dénoncer les hypocrisie de l’altruisme, de l’humanisme et de l’héritage judéo-chrétien. Coeuderoy définit avec beaucoup de précision, ce que l’anarchisme ne cessera plus de répéter théoriquement et pratiquement, lorsqu’il écrit : "quand chacun combattra pour sa propre cause, personne n’aura plus besoin d’être représenté" (dans Hurra !! Ou la révolution par les cosaques). Il me semble que la néo-monadologie (de Proudhon et de Tarde par exemple) résout très bien cette question de l’autre. L’autre je le porte au fond de moi et c’est là que je peux le trouver, pas dans la communication, pas dans l’altruisme. Et c’est pour cela qu’Archinov peut, au soir de la révolution russe) inviter les "prolétaires" non à parler, à faire des congrès, à communiquer, à se rencontrer, à discuter, à élaborer un programme, mais au contraire à se retirer en eux-mêmes : "prolétaires du monde entier, descendez dans vos propres profondeurs, cherchez-y la vérité et créez là : vous ne la trouverez nulle autre part".

4 - Le sens commun, le langage et la "raison collective" (Proudhon)

Je n’ai pas noté que Deleuze ait fait une critique sévère de la notion de sens commun dans Différence et répétition. Ca m’étonne. Vous êtes sûre que ce n’est pas une critique du "bon sens" ? Car c’est cette distinction que je reprend à Whitehead et Stengers. Le sens commun c’est le sens pratique de Bourdieu, qui s’oppose effectivement non au langage, mais aux pièges qu’autorise le langage (de Certeau est très éclairant sur ce point). Le langage ment en mobilisant le bon sens et le réalisme qui l’accompagnent. Le sens commun c’est la résistance à ce mensonge et à sa violence, à travers des formules comme "je sais bien (face aux arguments "réalistes" et "logiques", du libéralisme par exemple) mais quand même !" ce "quand même !" énigmatique qui contient peut-être tout l’anarchisme.

Comme pour le droit (voir plus loin la référence à la thèse de Chambost), Proudhon développe une analyse passionnante de la "raison collective" (dans De la Justice) qui permet d’éviter tous les pièges d’une "raison" trompeuse et dominatrice. Et sans jamais faire preuve de l’"irationalisme" que les tenants de cette raisons dominatrice opposent systématiquement à ceux qui refusent ses mensonges logiques.

4 - Un ou plusieurs Proudhon

Proudhon a beaucoup écrit et dans ce qu’il a écrit, il y a forcément beaucoup de scories, d’impasses, de tentatives avortées, voire de justifications théoriques impossibles (je pense par exemple à tout ce qu’il dit sur les femmes). Mais chaque fois que quelqu’un s’est donné la peine de le lire attentivement, c’est à dire d’avoir un angle d’approche suffisamment fort pour être conduit à le lire attentivement, la grande cohérence de Proudhon est toujours apparue de façon évidente. Parmi les lectures les plus récentes je vous signale le livre de Sophie Chambost, Proudhon et la norme, Pensée juridique d’un anarchiste, une thèse de droit remarquée et qui vient d’être publiée par l’Université de Rennes. L’auteur souligne (non sans un certain étonnement au regard de ses propres préjugés) la cohérence (théorique et juridique) de Proudhon sur un terrain, le droit, où ne l’attendait pas forcément. Du durkheïmien Bouglé à Pierre Ansart, en passant par Georges Gurvitch, pour ne citer que les plus connus et pour ce qui concerne la seule sociologie, cette constatation est fréquente. Sous l’enchevêtrement de ses thèmes et de ses références, Proudhon me semble être extrêmement cohérent, porteur d’une grande cohérence. Je ne développe pas plus.

Mais votre remarque sur le rapport Proudhon-Kant me semble très intéressante. Vous avez bien vu que je n’ai pas du tout exploré cet aspect de Proudhon. J’ai eu tendance à considérer que le rapport Proudhon-Kant était comparable au rapport Proudhon-Hegel (que j’ai examiné d’un peu plus près, mais sans doute pas suffisamment). Un rapport où, avec sa fierté et son outrecuidance toute francomtoises, Proudhon ne doute pas un instant parvenir à affirmer sa propre pensée, quitte à faire dire à ces auteurs toute autre chose que ce qu’ils disent manifestement et que Proudhon ne semble pas comprendre (mais on voit bien ici que ce n’est pas sans rapports avec tout ce qui précède dans ma réponse à vos remarques).

Pour vous parler franchement (je ne sais pas sur quoi vous travaillez actuellement) si vous avez exploré cette question du rapport entre Proudhon et Kant ou si vous envisagez de le faire, j’en serais très heureux et souhaiterais beaucoup que vous me teniez au courant.

5 - Bakounine, Proudhon, Godwin..., éclectisme et perspectivisme.

Je suis d’accord avec vous lorsque vous appréciez le fait que la pensée de Bakounine, de Proudhon ou de Godwin soit issue de présupposés très différents. L’anarchisme naît de partout, de l’anarchie des êtres et des choses donc. Mais cette multiplicité ne serait rien (selon moi) si elle ne renvoyait pas à une "étrange unité" qui la rend possible, pratiquement et théoriquement. Ce n’est pas une "ligne doctrinale", mais une théorie commune, un ontologie du multiple qui permet de maintenir ces différences de points de vue et de points de départ de ces points de vue. L’unité du divers ou du multiple maintient une tension et surtout le multiple dont cette unité ("étrange") est l’expression. D’où le fédéralisme, le syndicalisme. Mais aussi, - lorsqu’on ne prend pas en compte cette ontologie commune - les luttes stériles pour imposer sa "ligne doctrinale" particulière avec pour contrepartie le découragement et le repli dans une sorte d’oecuménisme éclectique. Paradoxalement, mais je l’explique très mal, c’est en raison d’une ontologie commune (à partir du concept d’anarchie) que la multiplicité des points de vue libertaires peut à la fois être maintenue et produire du commun à son tour, sous la forme de tensions maîtrisées comme le montrent Proudhon et sa conception de la dialectique.

Votre proscriptum

Mon inspiration n’est pas stirnérienne, même si l’unique et sa propriété me semble être un apport important pour cette pensée commune fondée sur l’anarchie. La dimension individuelle du subjectivisme de Stirner me semble beaucoup trop restrictive. A travers Proudhon, Bakounine, Nietzsche... la subjectivité anarchiste acquiert une diversité qui détruit complètement la pauvre et fausse distinction entre "individu" et "collectif". Pour Proudhon l’individu est un groupe et tout groupe est un individu, (je résume), et ça change tout. Je pense que le terme "aristocratie" est trop dépendant de sa signification courante, liée aux apparences et aux contraintes de l’ordre social, pour être valablement utilisée dans une perspective libertaire. Mais s’il fallait à tout prix l’utiliser (comme la notion nietzschéenne de "maître") ce serait pour dire que les "puissances" que l’anarchisme vise à libérer sont effectivement les "meilleures", en chacun de nous, donc dans tous les "autres" et donc d’une façon paradoxalement égalitaire puisque commune à tous les êtres, à ce que ces êtres peuvent produire comme associations émancipatrices. Une étude attentive des mouvements ouvriers libertaires montre bien comment opèrent ces émancipation collective et cette naissance de nouvelles subjectivités (voir les minorités agissantes, les groupes affinitaire, les "chevaliers du travail"...). L’anarchisme (à mon avis) n’est évidemment pas "démocratique" (il y a trop de textes qui le montrent pour les citer), car la démocratie c’est la loi du nombre, de la quantité c’est à dire la négation des individualités ("individuelles" et collectives). L’anarchisme et du côté du multiple (qui ne relève pas du nombre) et de la qualités (des associations, des puissances sélectionnées).

Bref, il me semble que l’anarchisme permet d’éviter toutes les questions que vous posez dans le post-scriptum (comment l’individu pourrait se constituer en dehors du social et du politique. comment il faudrait essayer d’inventer des "interactions", réunir ce que l’on a arbitrairement séparé, etc.). Mais votre citation de Hégel me semble par contre définir très bien la position anarchiste et les analyses de Proudhon "Nous que je suis et moi que nous sommes". Et je ne peux qu’être d’accord avec tout ce que vous dites ensuite. "Le différent se constitue sur un fond commun pré-individuel et c’est pourquoi il peut y avoir à la fois singularité" et sinon "communication" (là on retombe dans les médicaments d’une maladie provoquée par le prescripteur) tout au moins subjectivités communes. D’où l’importance de "l’expérimentations" des bonnes et des mauvaises rencontres, des bonnes et des mauvaises associations. Et je suis entièrement d’accord avec vous dans votre critique finale de Foucault.

Le malentendu (très relatif) entre nous porte sur la question des monades et de Leibniz. Il me semble que vous en restez à l’interprétation courante (par exemple celle de Renault dans L’ère de l’individu). Avec la néo-monadologie (de Proudhon et de Tarde par exemple), tout change là encore. Mais en discuter allongerait considérablement une réponse qui est déjà bien longue.

Bien cordialement

Daniel Colson



Débat : Y a-t-il une ontologie anarchiste ? Réflexions sur Nietzsche et d’autres. (4)

Réponse complémentaire de Daniel Colson

Chère Irène Pereira,

Je me permet donc de répondre à vos question du 23 juillet dernier.

1 - Le texte de Nietzsche, "chrétien et anarchiste", dans Le crépuscule des idoles, constitue la preuve éclatante : 1) en premier lieu de la grande méconnaissance de Nietzsche pour ce qui concerne les anarchistes (il faudrait faire une enquête précise sur ses sources d’information) ; 2) en second lieu (et donc plus secondairement) de la force des préjugés spontanés qui forment les idées politiques et sociales de Nietzsche, des idées bien évidemment "réactionnaires" (si ce mot n’était pas aussi incongru lorsqu’on parle de Nietzsche), mais qui (tout aussi évidemment) n’ont que peu d’importance dès lors que l’on s’intéresse à la pensée de Nietzsche et que l’on ne se laisse plus guider par des repères aussi superficiels et grossiers, pour classer et essentialiser les êtres (je ne vous accuse évidemment pas de ce défaut rédhibitoire). A ces deux raisons on peut également ajouter qu’il est loin d’être certain que l’anarchisme n’ait pas manifesté souvent cette force de ressentiment que lui reproche Nietzsche.


"il est loin d’être certain que l’anarchisme n’ait pas manifesté souvent cette force de ressentiment que lui reproche Nietzsche."

Il reste que la moindre enquête même la plus rapide de ce que furent les mouvements libertaires, suffit non seulement à montrer comment la critique de Nietzsche est vaine, mais surtout, en quoi ces mouvements s’inscrivent justement dans tout ce que dit Nietzsche sur les "forts", les "maîtres", les forces "affirmatives", etc. Je me permets ici de vous renvoyer à mon article paru dans la revue A contretemps n° 21 d’octobre 2005, sous le titre "Nietzsche et l’anarchisme" [1].

Votre question soulève un second point d’une autre nature : la question de la Justice. Pour aller plus loin il me semble qu’il faudrait parvenir à mettre à jour ce que Proudhon entend par cette notion qui constitue le cœur de son œuvre majeure (De la Justice...). J’avoue pour ma part ne pas bien voir ce qu’il veut dire et comment la Justice s’inscrit dans ses conceptions sociologiques et philosophiques.

2 - Mon choix du mot "jugement" dans le petit lexique est effectivement malencontreux car il semble se référer au "jugement" des tribunaux ou de la science où il s’agit toujours de mesurer un fait ou un cas sur une échelle extérieure, objective et transcendante à ces faits et à ces cas. En ce sens le "jugement" dont je parle n’est pas un jugement mais effectivement une "évaluation", ce qui n’est pas du tout la même chose. Et il me semble que si Deleuze attaque violemment le "jugement" il ne confond pas jugement et évaluation dans la mesure où l’évaluation permet justement de désigner l’inverse du jugement ("de Dieu"), à savoir un jugement qui serait intérieur, subjectif et immanent. Il me semble que toute la philosophie de Nietzsche implique justement ce lien entre point de vue et évaluation, l’affirmation de "valeurs" qu’implique toute perspective, c’est à dire une évaluation. Voilà ce que j’ai voulu dire, mais je n’aurai pas du le dire à propos du mot "jugement". Par rapport à Spinoza, l’évaluation serait la façon dont les êtres jugent ce qui est bon et ce qui est mauvais pour eux, les bonnes et les mauvaises rencontres, les rencontres qui donnent de la joie en augmentant la puissance des êtres, et les rencontres qui produisent de la tristesse en diminuant cette puissance. La mise en œuvre pratique et historique par l’anarchisme du "fédéralisme" est une immense et variée expérimentation de cette conception du rapport entre les êtres où la détermination est toujours subjective, intérieure et donc immanente aux agencements possibles entre les êtres.

3 - Pour moi il ne fait aucun doute que le "commun" et la "raison collective" propres à l’anarchisme congédient complètement toute "justification" (qui implique le jugement de Dieu) et toute "communication". C’est la position de Deleuze mais c’est aussi ce que disent sans cesse et sous toutes les formes les textes et les pratiques des mouvements libertaires. C’est ce qu’il faudrait montrer en détails et de multiples façons, depuis la critique incessante des "intermédiaires", des "représentants", des "chargés d’affaire" par l’anarcho-syndicalisme jusqu’à la conception des organismes de coordination comme "boites aux lettres" et comme lieux d’enregistrement statistique. J’essaie de dire cela aux mots "économie" et "statistiques (mathématiques)", là où comme l’écrit Leibniz "au lieu de disputer, on pourrait dire, comptons !".

4 - Je suis d’accord avec tout ce que vous dites dans ce quatrième point. Sauf que de l’universel qui n’est plus quelque chose de formel ni de donné a priori, qui est construit collectivement dans la pratique, et donc concret, il vaut sans doute mieux l’appeler du "commun" pour éviter tout les malentendus qu’implique la notion d’universel, une notion qu’il est toujours inquiétant (d’un point de vue libertaire) de ne pas pouvoir se passer. Si "rien n’est plus utile à l’homme que l’homme" et si ma liberté dépend de la liberté des autres, du maximum d’autres, c’est justement parce que chaque être est radicalement singulier, "unique" dit Stirner. L’élargissement n’est pas numérique mais qualitatif. Tout être nouveau ne vient pas rajouter un même de plus (qui donnerait quoi de plus ?) mais un différent forcément singulier qui enrichit ainsi les rencontres et les agencements possibles, des rencontres et des agencements dont il s’agit ensuite d’évaluer le caractère émancipateur ou non, c’est à dire leur capacité à augmenter la puissance d’agir et l’ampleur de la perception des êtres associés. En voulant garder l’universel dont on ne pourrait pas "se passer totalement" et alors qu’individualité et singularité seraient seulement "importantes dans l’anarchisme" vous risquez de rester au milieu du gué, c’est à dire du côté de la berge que vous vouliez quitter.

5 - Dans ce cinquième point vous manifestez de nouveau votre grand hésitation (que je comprend). Le "perspectivisme" et la "vie en commun" peuvent-ils "se passer de tout concept de vérité ? Oui si par vérité vous entendez tout ce qu’on vient de voir sur l’universel, la communication et l’a priori divin et étatique qu’ils impliquent dans le caractère massif et habituel de leur usage et qu’ils risquent toujours de conserver par dévers eux mêmes lorsqu’on semble les critiquer ou les adoucir. Non, si par vérité et par universel on entend quelque chose de radicalement subjectif, intérieur et immanent aux associations qui les produisent. Mais dans ce cas il est certainement préférable de renoncer à des mots aussi mensongers.

Mes réponses sont beaucoup trop rapides, mais on peut continuer de "discuter", c’est à dire d’affronter des points de vue, des prises de position, des jugements de valeurs et donc des disputes, des incompréhensions et, peut-être, des "ententes" comme disaient les anarcho-syndicalistes, des associations affinitaires....

Bien cordialement

Daniel Colson