|
Origine : http://raforum.info/spip.php?article3031
Chère Irène Pereira,
Je ne suis pas sûr d’être très compétent
moi-même. Mais je vous remercie de l’intérêt
que vous prenez à ce que j’écris, et de l’intérêt
de vos questions. Je répondrais d’abord, dans l’ordre,
à celle de la première partie. (Ronal Craegh m’a
fait passer votre texte sur la science, mais je n’ai que la
très longue citation de Bakounine (à part votre petite
introduction, est-ce qu’il en manque une partie ?)
1 - L’anarchisme et l’ontologie
Il ne me semble pas qu’il y ait une opposition entre l’anarchisme
et le projet de fonder une ontologie, au contraire. Cette ontologie
on la trouve chez Proudhon, mais aussi chez Bakounine, en particulier
dans son texte le plus philosophique, celui que vous citez sur la
science ("le fantôme divin..."). Bakounine prétend
bien saisir "l’être intime" des choses et
c’est pour cela qu’il s’oppose si violemment aux
positivistes qui renvoient cet "être intime" aux
noumènes, à l’inconnaissable et qui renoncent
ainsi explicitement à toute ontologie. Bakounine ne renonce
pas à l’ontologie, mais son ontologie est très
particulière, puisque pour lui "l’être intime"
est "le côté le moins essentiel, le moins intérieur,
le plus extérieur, et à la fois le plus réel
et le plus passager, le plus fugitif des choses et des êtres
: c’est leur matérialité immédiate, leur
réelle individualité, telle qu’elle se présente
uniquement à nos sens, et qu’aucune réflexion
de l’esprit ne saurait retenir, ni aucune parole ne saurait
exprimer". J’essaie d’expliquer ça dans
le lexique à "être intime", "fugitif"
et ailleurs. L’ontologie de Bakounine est donc particulière,
mais l’ontologie de Deleuze et donc du Spinoza de Deleuze
et de tous ses autres compagnons de pensée (affinitaires),
soigneusement sélectionnés parmi tous les Spinoza,
Nietzsche, Whitehead, Tarde et Simondon possibles, l’est tout
autant. Et ce particularisme de Deleuze me semble très proche
de ce que Bakounine dit, mais aussi de Proudhon et de beaucoup d’autres
anarchistes, pas forcément philosophes de profession, comme
Pouget et Griffuelhes par exemple. Les mots sont trompeurs, pour
l’ontologie comme pour le reste. Il me semble bien qu’à
la suite de Tarde, Deleuze se pose, je ne sais plus où, la
question d’éventuellement substituer "l’avoir"
à "l’être" et donc de remplacer l’"ontologie"
par l’"échologie", pour finalement, comme
Tarde, garder le mot convenu d’"ontologie", mais
une ontologie d’un autre type, que la suite de vos questions
permet de caractériser de façon plus précise.
On pourrait dire cependant que cette ontologie originale, que l’on
peut sans crainte identifier à "l’anarchie",
a pour quadruple caractéristique :
a - d’être à la fois théorique et pratique
[votre allusion rapide à Dewey et au pragmatisme, me semble
très importante. Et je m’en veux de ne pas l’avoir
exploré d’avantage, je n’ai pas lu une ligne
de Dewey, et pas beaucoup de W. James que je connais à peine
et à travers Bergson].
"l’anarchie [..] cette étrange unité qui
ne se dit que du multiple"
b - d’être une pensée et une perception du "multiple"
(voir la définition de Deleuze et Guattari dans Mille plateaux
: "l’anarchie [..] cette étrange unité
qui ne se dit que du multiple") ;
c - d’être une pensée et une perception du changement
incessant, du devenir des choses, de l’infinité des
choses possibles et donc d’un "devenir" tellement
atomisé qu’il en est tout aussi particulier ;
d - d’être une pensée et une perception "sélective"
qui, entre autres choses, justifie les compagnons philosophiques
de Deleuze (leur choix et le choix dans ce qu’ils disent).
Et du même coup les dénonciations d’"erreurs"
dont Deleuze est souvent l’objet, mais qui justifie également
(toute modestie mise à part) ce que j’essaie de faire
à travers le projet anarchiste, et qui justifie également
votre intérêt pour un mouvement sans "ligne doctrinale"
(si l’on excepte l’ontologie particulière du
multiple et de son unité) avec des références
aussi différentes que Bakounine, Proudhon ou Godwin.
- Sauf que, - et là on retrouve l’ontologie -, ce
divers et ce multiple ne renvoient pas à un simple bricolage
éclectique qui laisserait aux noumènes et à
Dieu le soin de dire (ou plutôt de ne pas dire) la nature
des choses.
- Sauf que ce différent et ce multiple, sélectionnés
au milieu d’une multitude d’autres mondes possibles,
renvoient bien à une "étrange unité"
("qui ne se dit que du multiple"), un "plan de consistance"
commun que justement Deleuze et Guattari (devenu deleuzien) appellent
l’"anarchie". Et que nous aurions donc (les anarchistes)
bien tort de négliger et de repousser, alors même que
dans cette approche, on retrouve Proudhon (pas tout Proudhon vous
avez raison, mais c’est ça la "sélection"
à laquelle on ne peut pas à la fois reprocher d’être
arbitraire et de renvoyer à une ontologie, à savoir
l’unité possible du multiple et du différent,
l’anarchie donc). On retrouve Bakounine, etc. Mais aussi (et
c’est encore plus important pour moi) les multiples expériences
et expérimentations des mouvements ouvriers et libertaires
en Europe et ailleurs (ma spécialité en fait, car
je ne suis "philosophe" que par raccroc et parce que tout
le monde devrait être philosophe puisque tout le monde fait
de la philosophie et donc de l’ontologie (bonne ou mauvaise,
émancipatrice ou oppressive) sans le savoir).
2 - L’anarchisme et Nietzsche
Ce point me paraît déterminant. Historiquement les
anarchistes ou beaucoup d’anarchistes (Louise Michel, Goldman,
Rocker, Pelloutier, les syndicalistes) et pas d’abord ni seulement
les "individualistes", ont lu Nietzsche (très tôt)
et se sont retrouvés dans ses textes. Et d’après
moi ils avaient évidemment raison. Leur premier mouvement
était le bon. Car de la capacité de la pensée
libertaire à s’associer à Nietzsche (voir plus
haut les compagnons de Deleuze) et à en faire un élément
important de son propre mouvement de pensée, dépend
sa vigueur ou sa débilité. Du temps de Louise Michel
la vigueur pratique et théorique de l’anarchisme était
telle que cette association-appropriation (voir échologie)
ne posait aucun problème. Les problèmes sont venus
après. Après un siècle de malheurs terribles
mais aussi d’un véritable effondrement de l’anarchisme
(au lendemain de la première guerre mondiale) : un effondrement
de ses pratiques et de ses expérimentations émancipatrices,
un effondrement concomitant de sa pensée qui l’a rendu
craintif et de plus en plus conformiste. C’est seulement avec
le renouveau libertaire de ces trente dernières année
que la question du lien entre Nietzsche et l’anarchisme est
redevenue une évidence. Et la façon dont cette question
sera résolue constitue sans aucun doute le meilleur symptôme
de la force ou de la déliquescence contemporaines du projet
et de la pensée libertaire.
Mais, force ou pas, comment ce lien ou plutôt cette association
entre Nietzsche et l’anarchisme serait-elle possible une fois
connu tout ce qui semble les séparer (dont la question de
la justice sociale) ?
Réponse : L’ontologie. L’anarchisme, comme la
pensée de Nietzsche, n’est pas un "humanisme"
avec tous les programmes, les prescriptions et utopies qui accompagnent
ce mot. L’anarchisme c’est une ontologie, une conception
de ce qui existe, de ce qui est possible et des conditions nécessaires
à "l’émancipation", à la "vie".
Cette ontologie anarchiste dispose de son concept, un concept évident,
le concept d’anarchie, un concept à la fois théorique,
éminemment théorique, et à la fois pratique.
En Espagne, comme chaque fois que l’anarchisme s’est
déployé de façon conséquente, dans la
réalité, on ne criait pas "vive la liberté
(des êtres humains)", "vive le communisme ou le
socialisme(des êtres humains)", "vive l’égalité
ou la fraternité (des êtres humains)", etc.. On
criait "vive l’anarchie", l’anarchie dont
on voit bien qu’elle échappe à toutes les vieilles
conceptions humanistes de l’être humain et de ce qu’il
peut. En effet quel sens aurait la formule, "l’anarchie
des êtres humains" ? Aucun, sinon de faire une provocation
inutile que disqualifient historiquement la naïveté
et le manque de culture de ceux et celles qui criaient dans la rue
"vive l’anarchie !" et dont on comprend mal pourquoi
Proudhon, Bakounine, Elisée Reclus (entre autres) se sont
entêtés à la reprendre à leur compte.
C’est quoi l’anarchie ? Une question sans doute trop
difficile. Et c’est pour cela que l’anarchisme, réduit
à la seule idéologie et donc au bricolage humaniste
de petits groupes squelettiques, coupés de tout mouvements
conséquents, n’a pu que rejeter au loin la notion d’"anarchie",
la traiter avec une grande méfiance, la laisser à
quelques individualistes plus ou moins excentriques, et considérer
avec émotion mais beaucoup de condescendance, la naïveté
des grands mères espagnoles illettrées criant "viva
anarchia !".
3 - Un monde sans autrui
A mon avis c’est un peu comme pour la justice sociale ou
la démocratie. Je crains que la déliquescence de la
pensée anarchiste ne l’ait conduite à se contenter
de reprendre à son compte les catégories de l’ordre
existant en les radicalisant un peu, et surtout en exigeant qu’elles
soient vraiment appliquées, qu’elles devienne vraies,
et sans se rendre compte que justement ce sont, entre autres choses,
ces catégories que l’anarchisme prétendait tout
d’abord dénoncer et abolir. Pour la question d’autrui,
il me semble que l’anarchisme est tout aussi virulent que
Nietzsche pour dénoncer les hypocrisie de l’altruisme,
de l’humanisme et de l’héritage judéo-chrétien.
Coeuderoy définit avec beaucoup de précision, ce que
l’anarchisme ne cessera plus de répéter théoriquement
et pratiquement, lorsqu’il écrit : "quand chacun
combattra pour sa propre cause, personne n’aura plus besoin
d’être représenté" (dans Hurra !!
Ou la révolution par les cosaques). Il me semble que la néo-monadologie
(de Proudhon et de Tarde par exemple) résout très
bien cette question de l’autre. L’autre je le porte
au fond de moi et c’est là que je peux le trouver,
pas dans la communication, pas dans l’altruisme. Et c’est
pour cela qu’Archinov peut, au soir de la révolution
russe) inviter les "prolétaires" non à parler,
à faire des congrès, à communiquer, à
se rencontrer, à discuter, à élaborer un programme,
mais au contraire à se retirer en eux-mêmes : "prolétaires
du monde entier, descendez dans vos propres profondeurs, cherchez-y
la vérité et créez là : vous ne la trouverez
nulle autre part".
4 - Le sens commun, le langage et la "raison collective"
(Proudhon)
Je n’ai pas noté que Deleuze ait fait une critique
sévère de la notion de sens commun dans Différence
et répétition. Ca m’étonne. Vous êtes
sûre que ce n’est pas une critique du "bon sens"
? Car c’est cette distinction que je reprend à Whitehead
et Stengers. Le sens commun c’est le sens pratique de Bourdieu,
qui s’oppose effectivement non au langage, mais aux pièges
qu’autorise le langage (de Certeau est très éclairant
sur ce point). Le langage ment en mobilisant le bon sens et le réalisme
qui l’accompagnent. Le sens commun c’est la résistance
à ce mensonge et à sa violence, à travers des
formules comme "je sais bien (face aux arguments "réalistes"
et "logiques", du libéralisme par exemple) mais
quand même !" ce "quand même !" énigmatique
qui contient peut-être tout l’anarchisme.
Comme pour le droit (voir plus loin la référence
à la thèse de Chambost), Proudhon développe
une analyse passionnante de la "raison collective" (dans
De la Justice) qui permet d’éviter tous les pièges
d’une "raison" trompeuse et dominatrice. Et sans
jamais faire preuve de l’"irationalisme" que les
tenants de cette raisons dominatrice opposent systématiquement
à ceux qui refusent ses mensonges logiques.
4 - Un ou plusieurs Proudhon
Proudhon a beaucoup écrit et dans ce qu’il a écrit,
il y a forcément beaucoup de scories, d’impasses, de
tentatives avortées, voire de justifications théoriques
impossibles (je pense par exemple à tout ce qu’il dit
sur les femmes). Mais chaque fois que quelqu’un s’est
donné la peine de le lire attentivement, c’est à
dire d’avoir un angle d’approche suffisamment fort pour
être conduit à le lire attentivement, la grande cohérence
de Proudhon est toujours apparue de façon évidente.
Parmi les lectures les plus récentes je vous signale le livre
de Sophie Chambost, Proudhon et la norme, Pensée juridique
d’un anarchiste, une thèse de droit remarquée
et qui vient d’être publiée par l’Université
de Rennes. L’auteur souligne (non sans un certain étonnement
au regard de ses propres préjugés) la cohérence
(théorique et juridique) de Proudhon sur un terrain, le droit,
où ne l’attendait pas forcément. Du durkheïmien
Bouglé à Pierre Ansart, en passant par Georges Gurvitch,
pour ne citer que les plus connus et pour ce qui concerne la seule
sociologie, cette constatation est fréquente. Sous l’enchevêtrement
de ses thèmes et de ses références, Proudhon
me semble être extrêmement cohérent, porteur
d’une grande cohérence. Je ne développe pas
plus.
Mais votre remarque sur le rapport Proudhon-Kant me semble très
intéressante. Vous avez bien vu que je n’ai pas du
tout exploré cet aspect de Proudhon. J’ai eu tendance
à considérer que le rapport Proudhon-Kant était
comparable au rapport Proudhon-Hegel (que j’ai examiné
d’un peu plus près, mais sans doute pas suffisamment).
Un rapport où, avec sa fierté et son outrecuidance
toute francomtoises, Proudhon ne doute pas un instant parvenir à
affirmer sa propre pensée, quitte à faire dire à
ces auteurs toute autre chose que ce qu’ils disent manifestement
et que Proudhon ne semble pas comprendre (mais on voit bien ici
que ce n’est pas sans rapports avec tout ce qui précède
dans ma réponse à vos remarques).
Pour vous parler franchement (je ne sais pas sur quoi vous travaillez
actuellement) si vous avez exploré cette question du rapport
entre Proudhon et Kant ou si vous envisagez de le faire, j’en
serais très heureux et souhaiterais beaucoup que vous me
teniez au courant.
5 - Bakounine, Proudhon, Godwin..., éclectisme et
perspectivisme.
Je suis d’accord avec vous lorsque vous appréciez
le fait que la pensée de Bakounine, de Proudhon ou de Godwin
soit issue de présupposés très différents.
L’anarchisme naît de partout, de l’anarchie des
êtres et des choses donc. Mais cette multiplicité ne
serait rien (selon moi) si elle ne renvoyait pas à une "étrange
unité" qui la rend possible, pratiquement et théoriquement.
Ce n’est pas une "ligne doctrinale", mais une théorie
commune, un ontologie du multiple qui permet de maintenir ces différences
de points de vue et de points de départ de ces points de
vue. L’unité du divers ou du multiple maintient une
tension et surtout le multiple dont cette unité ("étrange")
est l’expression. D’où le fédéralisme,
le syndicalisme. Mais aussi, - lorsqu’on ne prend pas en compte
cette ontologie commune - les luttes stériles pour imposer
sa "ligne doctrinale" particulière avec pour contrepartie
le découragement et le repli dans une sorte d’oecuménisme
éclectique. Paradoxalement, mais je l’explique très
mal, c’est en raison d’une ontologie commune (à
partir du concept d’anarchie) que la multiplicité des
points de vue libertaires peut à la fois être maintenue
et produire du commun à son tour, sous la forme de tensions
maîtrisées comme le montrent Proudhon et sa conception
de la dialectique.
Votre proscriptum
Mon inspiration n’est pas stirnérienne, même
si l’unique et sa propriété me semble être
un apport important pour cette pensée commune fondée
sur l’anarchie. La dimension individuelle du subjectivisme
de Stirner me semble beaucoup trop restrictive. A travers Proudhon,
Bakounine, Nietzsche... la subjectivité anarchiste acquiert
une diversité qui détruit complètement la pauvre
et fausse distinction entre "individu" et "collectif".
Pour Proudhon l’individu est un groupe et tout groupe est
un individu, (je résume), et ça change tout. Je pense
que le terme "aristocratie" est trop dépendant
de sa signification courante, liée aux apparences et aux
contraintes de l’ordre social, pour être valablement
utilisée dans une perspective libertaire. Mais s’il
fallait à tout prix l’utiliser (comme la notion nietzschéenne
de "maître") ce serait pour dire que les "puissances"
que l’anarchisme vise à libérer sont effectivement
les "meilleures", en chacun de nous, donc dans tous les
"autres" et donc d’une façon paradoxalement
égalitaire puisque commune à tous les êtres,
à ce que ces êtres peuvent produire comme associations
émancipatrices. Une étude attentive des mouvements
ouvriers libertaires montre bien comment opèrent ces émancipation
collective et cette naissance de nouvelles subjectivités
(voir les minorités agissantes, les groupes affinitaire,
les "chevaliers du travail"...). L’anarchisme (à
mon avis) n’est évidemment pas "démocratique"
(il y a trop de textes qui le montrent pour les citer), car la démocratie
c’est la loi du nombre, de la quantité c’est
à dire la négation des individualités ("individuelles"
et collectives). L’anarchisme et du côté du multiple
(qui ne relève pas du nombre) et de la qualités (des
associations, des puissances sélectionnées).
Bref, il me semble que l’anarchisme permet d’éviter
toutes les questions que vous posez dans le post-scriptum (comment
l’individu pourrait se constituer en dehors du social et du
politique. comment il faudrait essayer d’inventer des "interactions",
réunir ce que l’on a arbitrairement séparé,
etc.). Mais votre citation de Hégel me semble par contre
définir très bien la position anarchiste et les analyses
de Proudhon "Nous que je suis et moi que nous sommes".
Et je ne peux qu’être d’accord avec tout ce que
vous dites ensuite. "Le différent se constitue sur un
fond commun pré-individuel et c’est pourquoi il peut
y avoir à la fois singularité" et sinon "communication"
(là on retombe dans les médicaments d’une maladie
provoquée par le prescripteur) tout au moins subjectivités
communes. D’où l’importance de "l’expérimentations"
des bonnes et des mauvaises rencontres, des bonnes et des mauvaises
associations. Et je suis entièrement d’accord avec
vous dans votre critique finale de Foucault.
Le malentendu (très relatif) entre nous porte sur la question
des monades et de Leibniz. Il me semble que vous en restez à
l’interprétation courante (par exemple celle de Renault
dans L’ère de l’individu). Avec la néo-monadologie
(de Proudhon et de Tarde par exemple), tout change là encore.
Mais en discuter allongerait considérablement une réponse
qui est déjà bien longue.
Bien cordialement
Daniel Colson
Débat : Y a-t-il une ontologie anarchiste ? Réflexions
sur Nietzsche et d’autres. (4)
Réponse complémentaire de Daniel Colson
Chère Irène Pereira,
Je me permet donc de répondre à vos question du 23
juillet dernier.
1 - Le texte de Nietzsche, "chrétien et anarchiste",
dans Le crépuscule des idoles, constitue la preuve éclatante
: 1) en premier lieu de la grande méconnaissance de Nietzsche
pour ce qui concerne les anarchistes (il faudrait faire une enquête
précise sur ses sources d’information) ; 2) en second
lieu (et donc plus secondairement) de la force des préjugés
spontanés qui forment les idées politiques et sociales
de Nietzsche, des idées bien évidemment "réactionnaires"
(si ce mot n’était pas aussi incongru lorsqu’on
parle de Nietzsche), mais qui (tout aussi évidemment) n’ont
que peu d’importance dès lors que l’on s’intéresse
à la pensée de Nietzsche et que l’on ne se laisse
plus guider par des repères aussi superficiels et grossiers,
pour classer et essentialiser les êtres (je ne vous accuse
évidemment pas de ce défaut rédhibitoire).
A ces deux raisons on peut également ajouter qu’il
est loin d’être certain que l’anarchisme n’ait
pas manifesté souvent cette force de ressentiment que lui
reproche Nietzsche.
"il est loin d’être certain que l’anarchisme
n’ait pas manifesté souvent cette force de ressentiment
que lui reproche Nietzsche."
Il reste que la moindre enquête même la plus rapide
de ce que furent les mouvements libertaires, suffit non seulement
à montrer comment la critique de Nietzsche est vaine, mais
surtout, en quoi ces mouvements s’inscrivent justement dans
tout ce que dit Nietzsche sur les "forts", les "maîtres",
les forces "affirmatives", etc. Je me permets ici de vous
renvoyer à mon article paru dans la revue A contretemps n°
21 d’octobre 2005, sous le titre "Nietzsche et l’anarchisme"
[1].
Votre question soulève un second point d’une autre
nature : la question de la Justice. Pour aller plus loin il me semble
qu’il faudrait parvenir à mettre à jour ce que
Proudhon entend par cette notion qui constitue le cœur de son
œuvre majeure (De la Justice...). J’avoue pour ma part
ne pas bien voir ce qu’il veut dire et comment la Justice
s’inscrit dans ses conceptions sociologiques et philosophiques.
2 - Mon choix du mot "jugement" dans le petit lexique
est effectivement malencontreux car il semble se référer
au "jugement" des tribunaux ou de la science où
il s’agit toujours de mesurer un fait ou un cas sur une échelle
extérieure, objective et transcendante à ces faits
et à ces cas. En ce sens le "jugement" dont je
parle n’est pas un jugement mais effectivement une "évaluation",
ce qui n’est pas du tout la même chose. Et il me semble
que si Deleuze attaque violemment le "jugement" il ne
confond pas jugement et évaluation dans la mesure où
l’évaluation permet justement de désigner l’inverse
du jugement ("de Dieu"), à savoir un jugement qui
serait intérieur, subjectif et immanent. Il me semble que
toute la philosophie de Nietzsche implique justement ce lien entre
point de vue et évaluation, l’affirmation de "valeurs"
qu’implique toute perspective, c’est à dire une
évaluation. Voilà ce que j’ai voulu dire, mais
je n’aurai pas du le dire à propos du mot "jugement".
Par rapport à Spinoza, l’évaluation serait la
façon dont les êtres jugent ce qui est bon et ce qui
est mauvais pour eux, les bonnes et les mauvaises rencontres, les
rencontres qui donnent de la joie en augmentant la puissance des
êtres, et les rencontres qui produisent de la tristesse en
diminuant cette puissance. La mise en œuvre pratique et historique
par l’anarchisme du "fédéralisme"
est une immense et variée expérimentation de cette
conception du rapport entre les êtres où la détermination
est toujours subjective, intérieure et donc immanente aux
agencements possibles entre les êtres.
3 - Pour moi il ne fait aucun doute que le "commun" et
la "raison collective" propres à l’anarchisme
congédient complètement toute "justification"
(qui implique le jugement de Dieu) et toute "communication".
C’est la position de Deleuze mais c’est aussi ce que
disent sans cesse et sous toutes les formes les textes et les pratiques
des mouvements libertaires. C’est ce qu’il faudrait
montrer en détails et de multiples façons, depuis
la critique incessante des "intermédiaires", des
"représentants", des "chargés d’affaire"
par l’anarcho-syndicalisme jusqu’à la conception
des organismes de coordination comme "boites aux lettres"
et comme lieux d’enregistrement statistique. J’essaie
de dire cela aux mots "économie" et "statistiques
(mathématiques)", là où comme l’écrit
Leibniz "au lieu de disputer, on pourrait dire, comptons !".
4 - Je suis d’accord avec tout ce que vous dites dans ce
quatrième point. Sauf que de l’universel qui n’est
plus quelque chose de formel ni de donné a priori, qui est
construit collectivement dans la pratique, et donc concret, il vaut
sans doute mieux l’appeler du "commun" pour éviter
tout les malentendus qu’implique la notion d’universel,
une notion qu’il est toujours inquiétant (d’un
point de vue libertaire) de ne pas pouvoir se passer. Si "rien
n’est plus utile à l’homme que l’homme"
et si ma liberté dépend de la liberté des autres,
du maximum d’autres, c’est justement parce que chaque
être est radicalement singulier, "unique" dit Stirner.
L’élargissement n’est pas numérique mais
qualitatif. Tout être nouveau ne vient pas rajouter un même
de plus (qui donnerait quoi de plus ?) mais un différent
forcément singulier qui enrichit ainsi les rencontres et
les agencements possibles, des rencontres et des agencements dont
il s’agit ensuite d’évaluer le caractère
émancipateur ou non, c’est à dire leur capacité
à augmenter la puissance d’agir et l’ampleur
de la perception des êtres associés. En voulant garder
l’universel dont on ne pourrait pas "se passer totalement"
et alors qu’individualité et singularité seraient
seulement "importantes dans l’anarchisme" vous risquez
de rester au milieu du gué, c’est à dire du
côté de la berge que vous vouliez quitter.
5 - Dans ce cinquième point vous manifestez de nouveau votre
grand hésitation (que je comprend). Le "perspectivisme"
et la "vie en commun" peuvent-ils "se passer de tout
concept de vérité ? Oui si par vérité
vous entendez tout ce qu’on vient de voir sur l’universel,
la communication et l’a priori divin et étatique qu’ils
impliquent dans le caractère massif et habituel de leur usage
et qu’ils risquent toujours de conserver par dévers
eux mêmes lorsqu’on semble les critiquer ou les adoucir.
Non, si par vérité et par universel on entend quelque
chose de radicalement subjectif, intérieur et immanent aux
associations qui les produisent. Mais dans ce cas il est certainement
préférable de renoncer à des mots aussi mensongers.
Mes réponses sont beaucoup trop rapides, mais on peut continuer
de "discuter", c’est à dire d’affronter
des points de vue, des prises de position, des jugements de valeurs
et donc des disputes, des incompréhensions et, peut-être,
des "ententes" comme disaient les anarcho-syndicalistes,
des associations affinitaires....
Bien cordialement
Daniel Colson
|
|