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Origine : http://raforum.info/spip.php?article5475
Le texte ci-dessous constitue un complément à la partie
du cours "Histoire et construction des sciences humaines"
portant sur Proudhon. Il s’agit d’une conférence
orale qui s’adressait à un public italien (université
de Catane)
L’oeuvre de Pierre Joseph Proudhon connaît un destin
étrange. En France tout au moins. Elle ne cesse de provoquer
un double mouvement, contradictoire mais aboutissant à un
effet commun
- D’un côté, et le plus souvent, Proudhon suscite
le mépris et l’indifférence. Au mieux, on considère
que sa pensée est un chaos invraisemblable et informe, sans
grande signification de toute façon. Au pire, on considère
qu’elle constitue une des nombreuses sources du fascisme et
de la pensée réactionnaire, quand Proudhon n’est
pas purement et simplement affublé des titres les plus extravagants,
par exemple qu’il serait le "père de l’anti-sémitisme
moderne".
- D’un autre côté, en France toujours et de
façon sporadique, Proudhon n’a jamais cessé
de susciter un vif intérêt chez des auteurs les plus
divers, dès lors qu’ils se sont décidés
à le lire, depuis les moralistes de la fin du XIX e siècle,
jusqu’au sociologue Georges Gurvitch au début des années
cinquante du siècle dernier, en passant par Georges Sorel,
les durkheïmiens, les syndicalistes, les anarchistes, mais
aussi des royalistes et pas mal de réactionnaires de tout
bord. Mais cet intérêt pour Proudhon a toujours été
éclaté, contradictoire et sans lendemains. Et il est
vrai qu’il est difficile de lire Proudhon, y compris pour
des raisons techniques qui tiennent à l’édition
de ses livres, à la démesure de leur quantité
mais surtout au caractère hétéroclite, impliqué
et circonstanciel d’un mode de pensée et d’écriture
qui se prête très mal à la constitution d’une
école, à une interprétation unifiée.
De ces lectures on peut cependant tirer une première conclusion.
Dès qu’on a la chance (ou le malheur) de se mettre
à lire vraiment Proudhon, on ne peut plus s’en défaire.
On ne peut plus se défaire de l’idée chaque
fois particulière que ses textes éveillent en chacun
de ses lecteurs, soit qu’ils le maudissent et qu’ils
entreprennent de le poursuivre d’une haine tenace, soit qu’ils
découvrent dans le plus secondaire de ses écrits,
au détour d’une phrase, une idée qui les saisit
complètement et qui les transforme du jour au lendemain en
proudhoniens singuliers et originaux, comme d’autres ont pu
se retrouver spinoziste sans l’avoir voulu, par accident,
mais de façon définitive, sur un plan d’immanence
dirait Deleuze où aucune école, aucune uniformisation
orthodoxe est nécessaire, où les différences
les plus grandes entrent en phase et se font écho de la manière
la plus intime et la plus cachée.
On pourrait donner de nombreux exemples de l’étonnement
ou plutôt du bouleversement que provoque la lecture de Proudhon.
Elle agit à la façon d’un coup de foudre amoureux
ou à la façon de la remarque de Montaigne à
propos de la Boétie : "parce que c’était
lui, parce que c’était moi", ou encore, comme
le rappelle Deleuze, celle de Nietzsche découvrant Spinoza
et écrivant à son ami Overbeck "je suis étonné,
ravi... je ne connaissais presque pas Spinoza ; si je viens d’éprouver
le besoin de lui, c’est l’effet d’un acte instinctif..."[1].
Comme beaucoup d’autres choses et comme il le montre lui-même
dans sa philosophie, la découverte de Proudhon implique des
rapports particuliers qui, dans l’anarchisme proprement dit,
comme dans la pensée libertaire au sens large sont justement
pensés à travers deux concepts importants : le concept
d’analogie et le concept d’affinité. Vous connaissez
sûrement quelle est l’importance du concept d’affinité
dans le mouvement libertaire, en particulier à travers la
pratique des "groupes affinitaires" sans laquelle on ne
peut rien comprendre à la logique et au caractère
subversif de l’anarchisme. Et bien l’affinité
anarchiste, sous son double visage pratique et théorique,
c’est exactement la même que celle de Goethe parlant
des affinités électives, ou encore la notion d’affinité
telle que l’utilise Max Weber pour montrer cette rencontre
improbable entre l’éthique protestante et l’esprit
du capitalisme. Comme le dit Spinoza, on ne sait pas ce que peut
un corps, ce dont un corps est capable. Et ce sont les rencontres
avec les autres, les bonnes et les mauvaises rencontres, qui nous
le révèlent dans leurs effets, bons ou mauvais là
encore, oppresseurs ou émancipateurs. Bref le maniement de
l’affinité entre les êtres exige beaucoup de
sens pratique et de sensibilité, d’expérimentation
et de prudence. Donc si vous vous mettez à lire Proudhon,
méfiez vous, personne ne peut savoir ce que ca va produire.
La notion d’affinité est au cœur du projet et
de la pensée libertaire, de leur façon de concevoir
le fédéralisme, de penser l’association émancipatrice
des êtres. Mais cette notion a son double théorique
: le concept d’analogie ou d’homologie. Le concept d’analogie,
très important dans la pensée de Proudhon, permet
de comprendre et d’une certain façon de prévoir,
la qualité des affinités ou des répulsions
entre les êtres, et donc leurs effets. L’analogie suppose
que le lien entre les êtres ne passe ni par la ressemblance
extérieure, ni par la continuité des causes et des
effets. Elle passe toujours par la différence et par la discontinuité
entre les êtres. Je n’essaierais pas de vous exposer
la façon dont Proudhon élabore cette notion d’analogie,
en particulier à travers ce qu’il appelle la "dialectique
sérielle". Mais là encore c’est Spinoza
qui, avec un exemple, permet le mieux de saisir cette idée
d’analogie. Il dit ceci (je le cite de mémoire) : du
point de vue du mouvement et du repos il y a moins de rapports entre
une cheval de labour et un cheval de course, qu’entre un cheval
de labour et un bœuf. Bref suivant les points de vue que l’on
adopte dans un situation donnée, à un moment donné,
l’unité et le classement des choses se brisent et se
recomposent autrement. Nos amis et nos ennemis ne sont plus les
mêmes et plus rien ne permet de dire que les amis de nos amis
sont forcément nos amis. L’unité et le classement
des choses se brisent. Les chevaux de labours cessent d’appartenir
à la même espèce que les chevaux de courses.
Bœufs, chevaux de traits et penseurs ruminants se mettent à
composer un même monde opposé à celui des lévriers,
des chevaux de courses et des philosophes au pied léger.
Avec l’analogie spinoziste et proudhonienne, tout devient
possible, le meilleur comme le pire, et c’est bien sur ce
terrain de l’analogie, de l’affinité, mais aussi
du point de vue qui est le notre, à un moment donné,
que l’on peut comprendre la façon dont Proudhon a été
accueilli par ses lecteurs, mais aussi le hasard de ces accueils.
Je voudrais donner deux exemples récents de bonnes rencontres
qui illustrent l’incessante nouveauté de Proudhon.
Le premier est celui de Robert Damien, un philosophe français,
responsable d’un centre de recherche en philosophie du CNRS,
un centre de recherche longtemps occupé de marxisme et dont
le siège est à l’Université de Besançon.
Ce groupe de philosophes travaille avec d’autres sur la question
des réseaux, les réseaux d’internet, de la technique,
des villes ou de la philosophie de Whitehead. Et c’est dans
le cadre de cette recherche que Robert Damien est tombé,
un peu par hasard, sur un texte mineur de Proudhon, un opuscule
de commande dont le titre est le suivant De la concurrence entre
les chemins de fer et les voies navigables. Ce texte peut sembler
être très éloigné de la philosophie et
de l’anarchie. Et pourtant, cent cinquante ans plus tard,
il entre en phase avec un problème philosophique contemporain,
avec la réflexion de Robert Damien. Sur les effets de cette
rencontre improbable entre Proudhon et Damien, je vous renvoie au
texte que ce dernier a publié en 2001, un texte dont le titre
est très significatif. Il est intitulé Transport ferroviaire
et ordre politique, Proudhon, une pensée philosophique des
réseaux ?[2] Mais avec un point d’interrogation significatif
à la fin de la seconde partie du titre. Comme si, sans cesse
redécouvert, Proudhon ne parvenait jamais à s’inscrire
complètement dans le marbre des savoirs officiels.
Le second exemple est encore plus récent. Il ne concerne
plus un philosophe mais une juriste de stricte observance, Sophie
Chambost, qui vient de publier un livre intitulé Proudhon
et la norme, Pensée juridique d’un anarchiste[3]. Il
s’agit d’une thèse de droit qui a obtenu plusieurs
prix prestigieux. J’espère qu’un jour vous pourrez
lire cette thèse en italien. Là encore on retrouve
les mystères des bonnes et des mauvaises rencontres entre
les êtres que Spinoza avait déjà contribuées
à penser, ces mystères de l’affinité
et de l’analogie anarchistes que les analyses de Proudhon
contribuent à leur tour à expliciter en mettant à
jour leurs conditions matérielles de possibilité et
d’impossibilité. Il faudrait comprendre pourquoi et
comment la juriste Sophie Chambost a eu l’idée saugrenue
de prendre Proudhon comme sujet de thèse. Ce qui est sûr,
comme elle l’explique dans son livre, c’est qu’alors
elle faisait siens les préjugés qui ont cours sur
Proudhon chez ceux qui ne l’ont pas lu, qui n’ont même
pas essayé de le lire, qui le considèrent comme un
anarchiste confus et politiquement douteux, forcément ennemi
des lois et du droit, rempli de contradictions, un plumitif intarissable
et épuisant. Et puis, comme beaucoup d’autres, Sophie
Chambost s’est mise à lire Proudhon et elle n’est
plus parvenue à s’arrêter. Même les nombreuses
et invraisemblables diatribes de Proudhon sur les femmes ne sont
pas parvenues à la décourager. Elle a lu les quelques
dix neuf gros volumes de son oeuvres proprement dite. Puis elle
s’est attaquée aux volumes non moins volumineux de
ses Carnets, avant d’entreprendre la lecture de sa gigantesque
correspondance, bien décidée à faire le tour
de ce que l’incohérent Proudhon avait bien pu dire
comme bêtises sur le droit. C’est alors qu’elle
a été d’étonnement en étonnement.
Plus elle lisait Proudhon, - sur des sujets aussi variés
que l’église, les chemins de fer, la paix, la propriété
littéraire, la guerre, les femmes, la spéculation
en bourse, la révolution, la bible, le mariage, la célébration
du dimanche, les classes ouvrières, la gare de Saint-Ouen,
etc. - plus Sophie Chambost lisait, plus elle était étonnée
de l’extrême cohérence, - du point de vue du
droit -, d’une pensée généralement présentée
comme irrémédiablement chaotique et informe.. Sur
les résultats de cette recherche, sur la cohérence
qu’elle met à jour, des résultats qui ne sont
pas sans intérêt, je vous renvoie au livre de Chambost.
Je donnerai un troisième exemple des effets de la rencontre
avec l’œuvre de Proudhon. C’est un exemple personnel
et plus ancien. Je m’excuse d’être obligé
de parler de moi, c’est à titre d’exemple pas
de modèle. Mais aussi parce que cet exemple me permet d’aborder
la question du lien entre Proudhon et l’actualité de
l’anarchisme. Personnellement j’ai découvert
la pensée libertaire en 1968, au cours des événements
de cette période. J’étais étudiant en
sociologie. L’anarchisme d’alors, chez les étudiants
tout au moins, se rattachait indiscutablement, viscéralement
pourrait-on dire, à l’histoire et à l’expérience
du mouvement libertaire. Mais théoriquement nous étions
plutôt marxistes. Proudhon et Bakounine souffraient à
nos yeux de tout le discrédit dont il a été
question tout à l’heure. L’idée même
d’essayer de les lire ne nous effleurait même pas l’esprit.
Notre anarchisme pratique et historique se satisfaisait très
bien, sur le terrain de la théorie et de l’argumentation,
du marxisme ultra-gauche ou bien sûr du marxisme hégélien
des situationnistes. Il est vrai cependant que Proudhon ne nous
était pas complètement inaccessible et ceci grâce
aux travaux d’un sociologue français important qui,
je l’espère, est peut être traduit en italien.
Il s’agit de Pierre Ansart, un élève de Georges
Gurvitch. Ansart avait publié les résultats de sa
thèse sur Proudhon dans un livre intitulé de façon
significative "Marx et l’anarchisme". Ce livre,
écrit par un sociologue reconnu, chez un éditeur tout
aussi reconnu (les Presses Universitaires de France) a conduit le
révolté relativement conformiste que j’étais
alors à l’acheter et à le lire. Je me demande
si je l’aurais fait dans le cas où, plus honnête,
l’éditeur aurait choisi de mettre le nom de Proudhon
dans le titre. En tous cas j’ai lu ce livre, sans tout saisir,
mais en comprenant une chose, c’est que la pensée de
Proudhon était passionnante, originale et, surtout, qu’elle
exprimait beaucoup mieux que la langue de bois marxiste, l’expérience
que nous venions de faire au cours des événements
de 1968. Mais tout ceci n’était pas très clair
pour moi. Je prêtais beaucoup à Ansart, et ne voyais
pas l’intérêt d’aller dépenser du
temps et de l’énergie à lire directement un
auteur qui me paraissait, malgré tout, faire partie des mondes
morts du XIX e siècle.
Ma lecture systématique et attentive de Proudhon (comme
de Bakounine) a été plus tardive et elle est liée
à un autre événement intellectuel des années
soixante-dix : l’apparition d’un nietzschéisme
de gauche, en particulier avec Foucault et surtout Deleuze. Pour
des raisons qu’il serait trop long de développer, je
me suis donc mis à lire Deleuze, en commençant par
l’Anti-Oedipe ce livre-manifeste de ce qu’il était
alors convenu d’appeler, péjorativement, les "anarcho-désirants".
En lisant Deleuze j’ai eu le sentiment d’avoir déjà
rencontré cette pensée quelque part. Elle faisait
directement écho à ce que j’avais appris sur
Proudhon chez Ansart. Sans jamais citer Proudhon qu’il n’a
manifestement jamais lu, à partir de références
et d’un parcours théoriques très différents,
Deleuze développait une pensée émancipatrice
qui faisait écho à celle de Proudhon, un écho
intime dirait Bakounine. L’affinité n’était
plus entre moi lecteur et Proudhon ou moi et Deleuze, mais je la
découvrais entre Proudhon et Deleuze, à travers une
perspective et des rapports analogiques qui ouvraient d’immenses
horizons, qui fournissaient les armes et les raisons d’un
combat de longue haleine qui méritait d’être
mené, d’y investir la majeure partie de sa vie et de
son énergie. D’une certaine façon on peut dire
que j’ai découvert Proudhon et Deleuze en même
temps. Ce qui est sûr c’est que je les ai lu en même
temps. Et c’est à travers cette confrontation que j’ai
commencé d’entrevoir en quoi l’anarchisme s’inscrivait
dans une vaste tradition humaine et philosophique, de Spinoza à
Deleuze, pour ne s’en tenir qu’aux temps modernes, en
passant par Leibniz, Proudhon, Bakounine, Tarde, Nietzsche, Bergson,
Withehead, Benjamin, Simondon et beaucoup d’autres encore
qu’un critique a raison d’appeler la "bibliothèque
de Deleuze", et que l’on retrouve dans le Petit lexique
philosophique de l’anarchisme et dans les Trois essais de
philosophie anarchiste que je viens de publier.
C’est sur cette ouverture ou cette réinvention contemporaine
de l’anarchisme que je voudrais maintenant aborder.
On peut donc dire que l’anarchisme s’inscrit dans une
vaste tradition de pensée. Mais cette affirmation ne suffit
pas cependant à caractériser l’importance de
cette pensée politique. Pour être plus précis,
il faudrait ajouter aussitôt que l’anarchisme est en
même temps le mouvement qui donne corps et qui donne naissance
à cette vaste tradition dans laquelle il s’inscrit.
Ce point est difficile à expliquer mais, sous son aspect
paradoxal il est essentiel pour comprendre la nature de l’anarchisme
et de sa vision du monde.
D’un point de vue généalogiste, l’anarchisme
est l’inventeur de la tradition dans laquelle ils s’inscrit
et qui lui donne sa puissance, dans un rapport où c’est
le fils qui engendre le père, puisque dans la conception
libertaire de ce qui est, tout est déjà là,
potentiellement, les pères comme les fils, les avant comme
les après, les ici comme les ailleurs.
Pour rendre moins obscur ce rapport paradoxal de l’anarchisme
avec le temps et l’espace, il faut tout d’abord préciser
ce que l’on entend par anarchisme. En gros il me semble qu’il
existe un certain consensus pour considérer que l’anarchisme
renvoie à deux choses principalement, deux choses intimement
liées Il renvoie tout d’abord à une pensée
ou une philosophie, une conception philosophique de la vie, du monde
et de ce que peut l’être humain. Il renvoie en second
lieu à une expérience collective extrêmement
riche et complexe, liée à l’histoire des luttes
et des mouvements ouvriers des débuts du capitalisme. Du
point de vue de l’histoire et de la géographie ces
deux dimensions de l’anarchisme sont assez nettement circonscrites.
Proudhon et Bakounine sont des théoriciens du XIX e siècle,
et plus précisément encore, du point de vue de l’espace
cette fois, des théoriciens européens, une toute petite
partie du monde donc. Quand aux expériences des mouvements
ouvriers libertaires, extrêmement diverse et complexe, elles
sont également doublement limitées. Du point de vue
spatial en premier lieu, elle sont le propre d’un développement
économique et social que l’on peut globalement qualifier
d’occidental. Mais du point de vue du temps en second lieu.
Ces expériences auront duré moins d’un siècle.
Avec comme limites explicites, la naissance de la première
internationale, au milieu du XIX e siècle pour leurs débuts,
et l’écrasement de la révolution en Catalogne
au printemps 1937 pour leur fin.
Un point important mais un peu compliqué doit être
noté ici pour saisir la façon dont Proudhon contribue
au développement actuel de la pensée anarchiste. Le
caractère historiquement et géographiquement limité
et circonscrit de l’anarchisme n’enlève rien
à son importance et à sa signification pour les innombrables
événements et situations, présentes, passées
et à venir d’où il est manifestement absent,
où il n’est pas question d’anarchisme. Né
en Europe au XIX e siècle, sous une forme philosophique et
ouvrière, l’anarchisme continue d’avoir du sens
pour toute situation humaine qu’elle soit chinoise ou arabe,
et alors même que les mouvements ouvriers libertaires ont
disparu depuis bientôt près d’un siècle.
Mais c’est également ici qu’il faut éviter
un malentendu et bien saisir l’originalité du projet
anarchiste. La valeur de l’anarchisme, aujourd’hui comme
hier, n’a rien d’intemporel ou d’éternel.
Elle ne relève pas d’une signification universelle
et abstraite de son projet et de son message. L’anarchisme
n’est pas une divinité caché sans âge
ni lieu de résidence. En termes nietzschéen on peut
dire que la valeur et la signification de l’anarchisme sont
intempestives. En échappant complètement au temps
chronologique et illusoire des calendriers, l’anarchisme traverse
la multitude infinie des êtres et des situations qui durent,
la multitude infinie des événements singuliers qui
font la vie des êtres humains, aujourd’hui comme hier
et comme demain, ici à Catane en ce mois de janvier comme
à Milan ou Paris dans quelques jours ou dans quelques heures.
La valeur et la signification de l’anarchisme, aujourd’hui
comme hier, ne tiennent pas à une faculté universelle,
capable de transcender les situations et les moments. Elles tiennent
au contraire, comme toute chose, à la singularité
des situations en Europe au cours du XIX e et du XX e siècle,
comme aujourd’hui en Chine, en Indes ou bien sûr en
Europe et en Amérique. La valeur et la signification de l’anarchisme,
aujourd’hui comme hier, ne tiennent pas à la supériorité
et au rôle historiques de l’Europe et de l’Occident,
qu’on les pense en terme religieux à travers la providence
divine, qu’on les pense, mais c’est la même chose,
en termes marxistes à travers le matérialisme dialectique
ou qu’on les pense encore, mais c’est toujours la même
chose, en termes capitaliste à travers la marche inexorable
de la mondialisation des marchés et du profit. La valeur
et la signification de l’anarchisme, aujourd’hui comme
hier, tiennent à une affirmation déterminante, que
l’on peut qualifier, à la suite de Proudhon, de néo-monadologique,
et que l’on peut formuler ainsi. Tout être, toute chose,
toute entité, aussi petite, secondaire et fugitive qu’elle
puisse être, porte en elle même, - mais sous un certain
point de vue -, la totalité de ce qui est, le bon comme le
mauvais, l’émancipateur comme l’oppressif. C’est
le cas de l’anarchisme comme de toute chose. L’anarchisme
du XIX e et du XX e siècle, sous son double visage théorique
et pratique, porte en lui-même une inflexion singulière
de ce qui est capable de s’ouvrir à la totalité
infinie des situations et des moments possibles, ici comme ailleurs,
aujourd’hui comme hier et comme dans dix mille ans. Le chanteur
anarchiste français Léo Ferré a bien saisi
cette dimension néo-monadologique de la pensée et
du projet anarchistes, lorsque dans une ses chansons il dit qu’il
parle pour dans deux mille ans. En disant cela, Léo Ferré
ne veut pas seulement dire qu’il s’en fout si personne
ne le comprend aujourd’hui. Il veut dire surtout et en même
temps que toute affirmation, anarchiste en l’occurrence, est
à la fois étroitement et entièrement liée
à ses conditions présentes d’expression, mais
aussi à toutes les autres conditions possibles, ici et ailleurs,
aujourd’hui comme hier, comme demain, dans deux mille ou dix
mille ans.
Je n’ai pas le temps de présenter même de façon
rapide toutes les raisons qui nous autorisent à penser que
nous assistons peut-être actuellement à l’émergence
d’une pensée et d’un projet anarchistes à
la fois complètement nouveaux et complètement fidèles
à leur inspiration initiale. En conclusion je me contenterais
de faire trois remarques sur les conditions de cette renaissance
du projet et de la pensée anarchiste.
La première est plutôt une remarque de méthode.
Confrontés au décalage entre d’une part un anarchisme
historiquement et géographiquement situé et, d’autre
part une situation contemporaine, sans grands rapports avec celle
qui l’a vu naître, les anarchistes ont souvent été
tentés de procéder à une révision ou
une modernisation du projet et surtout de la pensée libertaires.
En se tournant vers le marxisme par exemple alors même que
le marxisme était sur le point de perdre lui-même ses
raisons d’être. Mais aussi plus globalement en renvoyant
l’anarchisme à un passé irrémédiablement
révolu, en considérant comme dépassés
Proudhon, Bakounine et près d’un siècle d’histoire
et d’expériences libertaires. Cette attitude me semble
être une impasse et une profonde erreur. L’émergence
d’un anarchisme radicalement nouveau, capable de subvertir
un monde de domination et d’oppression tout aussi nouveau,
suppose au contraire de revenir aux origines de l’anarchisme,
de revenir à Proudhon, à Bakounine et à l’expérience
des mouvements ouvriers libertaires, de revenir à la signification
et à la force d’un projet et d’une pensée
dont nous sommes très loin d’avoir épuisé
toutes les potentialités.
La seconde remarque que je voudrais faire porte sur un point important
de ce retour et de la nouveauté qu’il autorise : le
rapport entre Nietzsche et l’anarchisme. La rencontre entre
Nietzsche et l’anarchisme n’est pas vraiment une nouveauté.
Elle a déjà eu lieu au tournant du XIX e et du XX
e siècle. Mais elle a tourné court pour une grand
nombre de raisons qui tiennent aux événements tragiques
du XX e siècle, l’écrasement du mouvement libertaire
et la tentative de récupération de Nietzsche par les
régimes fasciste et nazi. Il me semble que les conditions
sont réunies pour répéter une seconde fois
cette rencontre, mais à une plus grande échelle et
de façon approfondie en partant plus particulièrement
de l’œuvre de Proudhon. Dans un petit livre paru vers
1906, Overbeck l’ami le plus proche de Nietzsche et dont j’ai
déjà parlé, souligne la grande proximité
entre Nietzsche et Proudhon. Pour moi c’est une évidence
qu’il s’agit d’approfondir et de développer.
Troisième et dernière remarque qui découle
de la précédente. Dans la rencontre entre Nietzsche
et l’anarchisme on n’assiste pas seulement à
une ouverture du mouvement libertaire. Avec Nietzsche et Proudhon
l’anarchisme met à jour sa capacité à
traverser et à subvertir de l’intérieur un grand
nombre de situations et d’auteurs. Ce point est lié
à tout ce que j’ai essayé de vous dire. L’anarchisme
n’est pas seulement une réalité circonscrite
à un époque, un lieu ou un camp reconnaissable, circonscrit
dans l’espace et qui prétendrait du bout de son petit
territoire libéré, s’opposer au reste du monde.
L’anarchisme n’a pas de territoire. Il traverse toute
chose. Et il serait cruel de ma part de montrer comment, de façon
inverse, les espaces, les mouvements et les organisations se disant
anarchistes, confiant à leur drapeau le soin de le proclamer,
sont eux-mêmes traversés par une foule de rapports,
de forces et de désirs n’ayant rien d’anarchistes.
Et bien l’inverse est encore plus vrai. L’immensité
des oeuvres, des mouvements, des rapports et des pensées
n’ayant rien apparemment d’anarchiste, sont aussi traversés
de rapports, de forces et de désirs, relevant indiscutablement
d’une logique et d’une dynamique libertaire et anarchiste.
C’est en ce sens, et pour ne s’en tenir qu’à
la seule philosophie, qu’il me semble évident, comme
je l’ai fait dans le petit lexique de philosophie anarchiste,
de percevoir comment les oeuvres de Tarde, de Whitehead et de bien
d’autres se retrouvent par toute une dimension de ce qu’elles
sont dans un projet et une démarche anarchistes qu’il
convient de développer et d’affirmer en ce début
du XXI e siècle.
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