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Origine : http://lagryffe.net/spip.php?article215
Il me faudrait beaucoup de temps pour discuter toutes les remarques,
objections et critiques développées par Eduardo Colombo
à propos de mon Petit Lexique philosophique de l’anarchisme.
Mais, dans son texte, Eduardo souligne un point sans doute déterminant
et qui peut permettre, d’une part, d’aller d’un
seul coup à l’essentiel de nos divergences, d’autre
part, sinon de les résoudre tout au moins d’indiquer
la voie d’une résolution possible.
Idée et Action, Raison et Force
Ce point de rencontre et de divergence, sur lequel Eduardo revient
plusieurs fois, porte sur le rapport entre Idée et Action,
deux notions centrales du projet anarchiste, deux notions que l’on
retrouve sous la plume de Proudhon et à travers le rapport
qu’il établit entre Raison et Force, deux notions présentes
chez un grand nombre d’autres auteurs, à travers les
distinctions entre signification et puissance, mots et choses, théorie
et pratique, forme et contenu, signes et désirs, pensée
et étendue, âme et corps, humain et non-humain, etc.
Pour ma part, je suis entièrement d’accord avec la
formule d’Eduardo, lorsqu’il explique que pour ce qui
concerne " la signification et la puissance, l’idée
et la force : la tentation est toujours forte d’hypostasier
l’une ou l’autre ". Eduardo me reproche d’avoir
succombé à cette tentation d’hypostasier la
force et la puissance. Mais on pourrait évidemment (avec
infiniment plus de raisons, me semble-t-il) lui faire le même
reproche, puisque trois lignes avant de souligner ce double risque,
Eduardo écrit que, pour sa part, il " privilégie
la signification, l’intentionnalité, le système
de signes ou symbolique, devant la force ou la puissance ".
On pourrait ainsi lui reprocher d’hypostasier l’idée
en oubliant que l’idée est aussi une force, d’hypostasier
la signification en oubliant que toute force possède une
signification et que toute signification est l’expression
d’une force.
Nous sommes ici au cœur de notre divergence et de notre entente
possible, mais avec une différence importante, c’est
qu’il me semble (en toute modestie) être beaucoup plus
fidèle que lui au souhait qu’il formule. Au regard
d’un monde hiérarchisé, oppresseur et mutilant,
qui justement valorise sans cesse la théorie au détriment
de la pratique, les décideurs au détriment des exécutants,
celui qui sait au détriment de celui qui ne sait pas, la
froide raison au détriment des affects et des sentiments,
la fausse et hypocrite neutralité et indifférence
du savant ou de l’expert au détriment de ceux qui se
débattent dans le bruit et la fureur des interactions de
la vie, mon Petit Lexique peut sembler privilégier la force
et la puissance, les affects et les désirs. Mais c’est
une illusion d’optique, l’effet trompeur d’un
ordre inégalitaire et dominateur qui a tout intérêt
à valoriser les signes et les idées, à les
croire sans cesse menacés, à réaffirmer un
dualisme hiérarchisé d’où il tire la
réalité de sa puissance si particulière. Tout
ce que j’essaie de " dire " dans ce Lexique consiste
justement d’une part à ne jamais séparer action
et idée, force et signification, d’autre part à
ne jamais privilégier l’une au détriment de
l’autre. Comme on ne me croira pas sur parole (si on peut
dire), je ne peux qu’inviter les lecteurs de Réfractions
à lire, entre autres, les développements portant sur
notions communes, raison collective, symbole (signes) et théorie/pratique.
Dans cette dernière entrée, j’explique une nouvelle
fois la position de Deleuze (si fidèle au vœu d’Eduardo),
pour qui tout être collectif, toute " force collective
" (c’est le vocabulaire de Proudhon), toute réalité,
possède " une double dimension ou un double visage [indissociable
et non hiérarchisé], avec d’un côté
une face d’énonciation, de forme, d’expression
et de signes, et de l’autre une face machinique, de contenu,
de corps, de forces et de désirs " (p. 328). Cette position
deleuzienne est au centre de la pensée de Proudhon et de
Bakounine, lorsque Proudhon affirme que " le fait et l’idée
sont réellement inséparables " (De la Justice,
tome II, p. 298), lorsqu’il se propose de " purger "
les idées de tout absolu, de " faire apparaître
la raison des choses ", de " déterminer [...] les
rapports ou la raison des actes humains, sans y mêler rien
de l’absolu humain " (ibid., tome III, p. 248) ; ou lorsque
Bakounine explique que " chaque chose porte sa loi [...] en
elle-même ", que " les causes n’ont point
d’existence idéale, séparée " (Considérations
philosophiques sur le fantôme divin, sur le monde réel
et sur l’homme, Stock, tome III, p. 354). Cette position deleuzienne
est au cœur du discours militant libertaire lui-même,
au cœur de la notion d’action directe, et bien sûr
au cœur du concept de propagande par le fait, un concept majeur
du mouvement anarchiste naissant, un concept à la fois pratique
et théorique, démontrant ainsi lui-même ce qu’il
affirme : le caractère indissociable de l’action et
de l’idée, de la force et de la signification ; un
concept que les pratiques ultérieures des mouvements libertaires
n’ont jamais cessé de mettre en œuvre, mais que
la tradition idéologique du mouvement anarchiste, de son
côté, a trop souvent minimisé et redouté,
quand elle n’a pas été conduite à le
répudier radicalement, dans la crainte frileuse de ses propres
attendus.
Cette prise de position théorique - l’indissociabilité
et l’importance égale de la force et de la signification
-, pour peu qu’on la tienne jusqu’au bout, que l’on
ait confiance dans ses effets et ses conséquences, que l’on
refuse les pièges et les illusions intéressées
de l’idéalisme et du dualisme qui servent de justification
à l’ordre actuel, permet de résoudre un grand
nombre des difficultés et des objections qu’Eduardo
soulève dans son texte et d’éviter aussi, par
ailleurs, beaucoup de flottements, d’à-peu-près
et d’hésitations qui trop souvent paralysent la pratique
et la réflexion des libertaires. J’en signalerai trois.
Première difficulté : la qualité des forces
collectives. " Qualité, d’où vient-elle
? La qualité est-elle inhérente à la force
? " demande Eduardo. Je laisserai de côté la dimension
philosophique de cette difficile question [1] en indiquant seulement
que pour moi la réponse est sans aucun doute affirmative,
dans la mesure où de cette affirmation dépend étroitement
(entre autres choses) d’une position (politique) libertaire
essentielle : l’idée que la fin est forcément
contenue dans les moyens. En effet, répondre non à
la question posée par Eduardo, penser que la qualité
émancipatrice d’une force ou d’un acte n’est
pas inhérente à cette force et à cet acte conduit
automatiquement selon moi à revenir à l’idéalisme
et au dualisme, à une raison instrumentale et extérieure
où la force est un moyen parmi d’autres [2], un outil
sans signification intrinsèque, indifférent par lui-même
a ux fins poursuivies par quelqu’un d’autre (qui, au
fait ? un être qui ne serait pas une force ou un composé
de forces ?), au même titre qu’une clé à
molette, une kalachnikov, la logique scientifique ou telle ou telle
organisation de masse ; en obligeant ainsi inévitablement
à faire appel à une instance tout aussi extérieure
(Dieu, des règles éthiques, un projet idéologique,
etc.) capables de définir le bon et le mauvais usage des
moyens employés et de dénoncer (au nom de quoi et
à partir de quels critères de différenciation
?) l’immoralité du marxisme autoritaire, l’intention
de pouvoir des dominants, etc.
Dire que la fin est contenue dans ses moyens, que tout agencement
donné de forces produit lui-même une force ("
résultante " disent Proudhon et Bakounine) porteuse
de sa fin (comme la nuée de l’orage, ou la structure
d’un parti autoritaire et centralisé de la dictature
étatique en cas de victoire, etc. [3]), refuser une neutralisation
de certains éléments du réel pour éviter
de les rendre intangibles (à la façon de la médecine,
de l’économie ou de la science pour l’ordre actuel)
et ainsi, d’instruments, les transformer en maîtres
intouchables et absolus [4], n’est pas seulement une prise
de position métaphysique [5]. C’est une prise de position
tout à fait concrète et immédiate, pratique,
que l’on exerce à tout moment (les idéalistes
et les dualistes comme les autres), sous la forme d’un jugement
ou d’une évaluation incessante des êtres et des
situations, lorsqu’un être agit sans rien dire (en déplaçant
une échelle sur laquelle on va monter par exemple) ou lorsqu’il
dit ce qu’il est en train de faire, ou pire encore, lorsqu’il
dit pourquoi il le fait, quel est le but qu’il poursuit (faire
d’un enfant un homme et un citoyen, me proposer un placement
à long terme, faire le bonheur du peuple ou mon salut au
ciel, etc.). Dans la vie courante, comme dans la vie militante,
on ne juge jamais un être sur ses paroles, ni sur ses intentions
proclamées. [6] Qu’il parle ou non, on l’évalue
toujours en fonction de la qualité de la force ou du désir
qui le constitue et l’anime à un moment donné
et dans une situation donnée, et qui constitue sa véritable
" intention ", sa véritable " raison "
d’agir, en fonction de la dynamique, du désir et du
mouvement dans lequel il est pris (colère ou indignation
inconsistante, frustration, générosité, etc.).
On l’évalue à travers des jugements qui portent
justement des noms aussi courants que ceux de " sincérité
", de " générosité ", de "
mesquinerie ", de " malveillance ", d’"
envie " et un grand nombre d’autres encore que Spinoza
pensait sur les registres contrastés de la joie et de la
tristesse et que le mouvement libertaire s’efforce de saisir,
de façon très proche, à travers les dimensions
de l’émancipation ou de la domination, de la liberté
ou de l’oppression, de l’autonomie et de l’hétéronomie,
à travers des modalités d’association ou de
désassociation et l’évaluation immédiate
d’un avenir (même lointain) qui est entièrement
inclus dans la puissance du moment présent, dans sa qualité
de force émancipatrice ou oppressive, épanouissante
ou mutilante (et c’est à penser cela que l’entéléchie
leibnizienne peut servir).
Seconde difficulté soulevée par Eduardo que seul,
selon moi, le caractère indissociable et non hiérarchisé
de l’Idée et de l’Action, de la Force et de la
Signification permet de résoudre. Au début de son
texte, Eduardo, faisant référence à une prise
de position semblable du collectif de Réfractions, cite un
passage de l’introduction du Petit Lexique : " L’anarchisme,
parce qu’il ne possède ni Académie française,
ni pape, ni comité central, autorise tout le monde à
parler en son nom. " Et il ajoute une phrase significative
selon moi : " Je suis d’accord et pas tout à fait
", en illustrant ainsi une attitude fréquente des libertaires
face au caractère explosif du projet émancipateur
dont ils sont les héritiers. La référence à
l’anarchisme est " libre ", mais " pas tout
à fait ". Je n’insisterai pas sur la difficulté
que constitue, d’un point de vue libertaire, l’idée
d’une liberté partielle ou entravée, mais entravée
par quoi et par qui [7] ? On retrouve le problème de tout
à l’heure : l’impuissance (ou le caractère
fallacieux) des seuls critères idéologiques de différenciations,
mais aussi l’impuissance et les conflits interminables qu’ils
entraînent chez les anarchistes. Ceux-ci n’ayant ni
pape, ni comité central ne peuvent que se disputer à
l’infini pour savoir qui a " raison ", qui est vraiment
anarchiste, etc. Et ce ne sont pas les anarchosyndicalistes espagnols
qui me contrediront sur ce point, sur l’impuissance d’une
discrimination fondée sur la seule idéologie, sur
les " principes ", le programme ou l’héritage
transformé en " programme " ou en " recette
", dont chaque anarchiste ne doute pas un instant être
le dépositaire (à juste titre, mais pas comme il croit,
le plus souvent). Mais ce que la " raison " hypostasiée,
livrée à elle-même (donc folle les trois quarts
du temps, ou hypocrite et trompeuse) ne peut résoudre, d’un
point de vue libertaire, la double réalité de l’action
et de l’idée, de la force et de la signification, le
résout sinon sans problèmes, tout au moins sans difficultés
majeures. C’est en ce sens que Eduardo a raison de dire que
l’on ne peut pas " faire crédit sur parole ",
même lorsque cette parole est irréprochable dans ce
qu’elle dit, même lorsqu’elle fait preuve d’une
logique imparable, cette logique qui rend si souvent muets ceux
qui subissent les effets de ses justifications. Comme le dit Eduardo,
toute prise de position implique un " jugement de valeur ",
et ce jugement ne porte pas sur le seul contenu logique des propositions
avancés, ni sur le monde imaginaire à venir que ces
propositions prétendent rendre présent par le mirage
des mots. Dans ce cas, nous serions tous chrétiens, humanistes
ou communistes. Ce " jugement de valeur " implique une
évaluation vécue, intuitive, éthique et immédiate
(donc politique pour l’anarchisme), de la qualité émancipatrice
ou dominatrice des forces et des agencements de forces proférant
telle ou telle parole, tel ou tel discours. Cette évaluation,
forcément subjective, expérimentale, entièrement
immanente à ce qui me constitue, moi ou tout autre être
collectif, comme sujet à un moment donné (révolté
ou entravé, passif ou actif, complice ou dissident, en foule
ou seul, etc.) est elle-même une force (d’indignation
par exemple) dont la propre qualité s’enracine dans
l’agencement de forces qui nous constitue au moment où
nous évaluons, dans la situation qui nous détermine
à un moment donné, et qui exige toujours de notre
part, comme le montre Nietzsche, une sensibilité, une ouïe
et un odorat très fins. Et c’est pourquoi nos amis
ne sont pas forcément où l’on croit, que les
forces émancipatrices ne sont pas forcément où
les mots, les drapeaux et les étiquettes disent qu’elles
se trouvent. Et c’est pour cela que les processus d’association
et de désassociation sont si importants, dans la mesure où
ils déterminent à la fois la qualité de notre
jugement (qualité dont personne n’est assuré)
et les limites incertaines, sans cesse changeantes (même lorsque
ce changement est lent), des forces associées et se reconnaissant
dans tel ou tel intitulé, dans un ensemble donné de
propositions que Proudhon appelle " raison collective ",
Spinoza " notions communes " et Deleuze " agencements
collectifs d’énonciation ".
J’en arrive ainsi à une troisième difficulté
que souligne le texte d’Eduardo et que le caractère
indissociable et non hiérarchisé du rapport entre
force et signification permet peut-être de résoudre.
Eduardo s’interroge sur la signification d’un concept
clé de l’anarchisme, l’action directe, un concept
auquel il faut joindre aussitôt la notion de propagande par
le fait. Le problème est analogue à celui du label
anarchiste. Comment évaluer la qualité émancipatrice
ou libertaire d’un acte et d’un fait (le fait étant
lui aussi un acte dans la conception anarchiste de la propagande
par le fait) ? Pour moi, les textes et les pratiques anarchistes
sont ici aussi têtus que les faits (comme on dit). Cette valeur
libertaire ou émancipatrice d’un acte ou d’un
fait, qu’il soit anodin ou spectaculaire, d’une grande
douceur ou d’une grande violence, est entièrement immanente
à cet acte et ce fait, sans restes. En aucun cas elle n’est
définie par une instance extérieure qui lui donnerait
son sens, qui jugerait de son utilité ou de sa fidélité
à une loi, un programme ou un discours extérieur.
C’est pour cela que Louise Michel pouvait (sans être
antispéciste), comme une multitude d’autres êtres,
se précipiter (" spontanément ", sans réfléchir)
pour aider un chat martyrisé par des enfants, et tirer à
la carabine sur les versaillais, Simone Weil être prête
à se battre le fusil à la main contre les fascistes
(malgré sa myopie) et être horrifiée et désespérée
qu’on fusille un jeune fasciste refusant de rallier les rangs
de la colonne Durruti. C’est pour cela qu’un anarchiste
de Barcelone aurait pu (ou dû) prendre les armes contre les
militaires et tuer sans hésiter des miliciens en calot noir
et rouge en train de lyncher un vieux prêtre ou (bien sûr)
de violer une religieuse ou une bourgeoise. Pour moi, et il me semble
être fidèle à la lettre et aux pratiques libertaires,
tout acte doit être évalué en lui-même,
à partir de sa propre signification dont cet acte ne manque
jamais, comme chacun le sait dans tout ce qu’il vit, dans
tout ce qu’il fait, et jamais à partir de critères
extérieurs, ceux de son camp, de son église, de son
parti, de ses croyances, d’un projet idéologique extérieur,
critères extérieurs dont on connaît très
bien les effets dévastateurs, mortifères, oppresseurs.
C’est ça la grande originalité de l’anarchisme,
sa dimension éthique, son immédiateté, son
indiscipline, son immanentisme radical, sa prétention à
tirer de chaque acte sa signification. Mais alors, l’anarchisme
est-il le chaos que l’on dit, un monde émietté
à l’infini ? Non, bien sûr, dans la mesure où
l’anarchie dont il se réclame est justement la condition
de sa propre sélection des faits et des actes émancipateurs,
la condition d’une cohérence interne, d’un "
plan " d’émancipation aurait pu dire Deleuze [8],
construit patiemment ou avec la vitesse infinie de l’intuition
à partir de l’association ou de la désassociation
des " êtres " ou (dans le vocabulaire de Proudhon)
de " forces collectives " instables et changeantes, sans
cesse engagées dans la lutte entre servitude et libération.
L’anarchie n’est pas le contraire de l’unité.
Elle est cette " étrange unité qui ne se dit
que du multiple " dont parle Deleuze, puisque tout acte, tout
fait se suffit à lui-même dans sa singularité,
porte en lui même, à travers son double visage de force
et de signification, la totalité de ce qui est, mais sous
un certain point de vue et avec une certaine qualité de force
qui impliquent toujours un monde possible parmi beaucoup d’autres,
un monde de forces libres et associées, un monde qu’il
convient de choisir, de construire et de faire exister.
C’est ce problème ou cette difficulté qu’Eduardo
soulève lorsqu’il cite le passage où j’écris
que " les passages à l’acte " prennent sens
" à l’intérieur d’un projet révolutionnaire
d’ensemble visant à se substituer à l’ordre
dominant et aux pièges de l’ordre symbolique si particulier
qu’il met en œuvre, une autre relation entre les signes
et les forces, les mots et les choses, les significations et les
affects ". Mais Eduardo ajoute aussitôt que pour lui
" un projet ne peut être que de l’ordre du symbolique
", en tirant aussitôt de cette conviction discutable
l’idée que je me mets en contradiction avec moi-même,
puisque le projet s’opposerait à la force et au désir
impliqués dans un acte ou une situation vécue, qu’il
constituerait le cadre extérieur seul capable de donner sens
aux actes, en justifiant ou en excusant par exemple l’exécution
sauvage d’un curé au nom de la dimension antireligieuse
de l’anarchisme et de la vieille idée que l’on
ne fait pas d’omelette sans casser des œufs, le viol
d’une bourgeoise au nom de la lutte des classes ou, même
avec gêne et tristesse cette fois, l’exécution
navrée d’un gamin entêté dans sa fierté
(pourtant si libertaire !) et dans les idées que lui ont
inculquées ses parents. Mais Eduardo me lit très mal.
Il ne voit pas, littéralement, que dans la citation qu’il
donne de mon texte je parle de " signes et de forces ",
de " mots et de choses ", de " significations et
d’affects ", indissociables et non hiérarchisés
et dont il dit par ailleurs à juste titre qu’il convient
de ne jamais hypostasier les uns au détriment des autres,
les signes au détriment des forces, les mots au détriment
des choses, les significations au détriment des affects,
et vice versa. Eduardo me lit mal, puisque dans la perspective qui
est la mienne et qu’il semble par ailleurs être prêt
à reprendre à son compte, tout " projet ",
révolutionnaire ou non, est lui aussi un agencement de signes
et de forces, de mots et de choses, de forces et de raisons, un
" mouvement ". Dans le Petit Lexique, il suffit d’aller
à l’entrée " projet " pour voir en
quel sens j’emploie ce mot. Je m’excuse d’alourdir
ce texte, mais il ne me semble pas inutile de citer entièrement
le passage :
Projet : (voir action, fin/moyen, raison collective et entéléchie).
Le projet libertaire ne se distingue pas du mouvement libertaire,
par exemple sous la forme d’un but ou d’un idéal
plus ou moins inaccessible. Projet et mouvement sont indissociables
dans la mesure où, comme pour toute réalité,
dès lors qu’on la scrute de façon attentive,
tout mouvement, toute réalité existant à un
moment donné (c’est-à-dire dans tous les cas)
porte en elle-même son projet, sa raison d’être,
ce vers quoi elle tend comme ce qui la fait agir, puisque le projet
est à la fois la fin et le commencement de l’action,
son passé et son avenir, son moteur et son but, sa logique
interne (voir entéléchie). La perception libertaire
des forces ou des mouvements luttant pour l’émancipation
exige toujours d’aller en deçà des buts explicites
que se donnent ces forces ou ces mouvements, de scruter ce qui les
fait réellement agir, la nature du désir (ou de la
volonté) qui les constitue comme agencement collectif à
un moment donné (voir aval/amont).
" Anarchistes quand même ! "
Les critiques et les hésitations du texte d’Eduardo
me semblent être assez représentatives d’un problème
plus général qui se pose à l’ensemble
de la tradition libertaire, cent cinquante ans après son
apparition. Ce problème, Eduardo le soulève incidemment
lorsqu’après avoir indiqué qu’il accepte
l’idée que l’anarchie soit " l’affirmation
du multiple, de la diversité illimitée des êtres
et de leur capacité à composer une monde sans hiérarchie
et sans domination ", il ajoute entre parenthèses :
" Nous sommes des anarchistes quand même ! " Sous
la plume d’Eduardo, quelqu’un dont il est difficile
de contester les convictions anarchistes, la concession me semble
à la fois invraisemblable et très significative. Formulé
un peu brutalement, on pourrait dire que le mouvement anarchiste
explicite (dont je fais partie), le gardien de l’héritage
anarchiste, est beaucoup trop souvent composé d’"
anarchistes quand même ! " ; malgré tout, malgré
l’anarchisme. Bricmont est un " anarchiste quand même
", malgré sa pratique extrêmement normée
de la physique, et des prises de position publiques où l’on
cherche en vain la moindre étincelle libertaire [9]. Chomsky
est un " anarchiste quand même ", malgré
sa grammaire générative, au nom d’un attachement
sentimental, séparé de sa pratique scientifique, un
peu à la façon de Newton pratiquant l’alchimie
parallèlement à ses découvertes scientifiques
officielles [10]. Alain Thévenet et Mimmo Pucciarelli sont
des " anarchistes quand même " malgré (de
façon inversée mais c’est la même chose)
les utopies obstinément " révolutionnaires "
d’un siècle de mouvements libertaires. Les non-violents
sont " anarchistes quand même ", malgré un
siècle et demi de violence anarchiste. Les anarchistes "
révolutionnaires ", soucieux de préserver l’idée
de révolution dans des organisations immobiles mais capables
de traverser le temps, à la façon des structures refuges
du trotskisme, sont des " anarchistes quand même ",
malgré le caractère échevelé, imprévisible,
déroutant et éphémère des révoltes
et des mouvements libertaires. Raisonnables et sérieux (oh
combien !), soucieux d’élaborer un programme crédible
(même s’il est introuvable, forcément) sur le
marché des propositions politiques, les anarchistes contemporains
sont trop souvent des " anarchistes quand même ",
une restriction qui les oblige à laisser dans l’ombre
Proudhon, Bakounine, Cœurderoy, Déjacques, la propagande
par le fait, l’action directe, un siècle d’expériences
libertaires multiformes, sans parler des folies tout aussi multiples
d’un anarchisme devenu incompréhensible, lettre morte,
expériences mortes. Dans ma véhémence, je ne
voudrais blesser personne mais il me semble que l’héritage
anarchiste pose un véritable problème à ceux
dont ce serait la tâche d’exprimer des possibles et
des mouvements réels, des révoltes minuscules ou de
grande ampleur qui trop souvent les désorientent ou les désarçonnent
lorsqu’elles se font trop perceptibles. Comme amorce à
ce débat, il faudrait analyser les effets dramatiques d’un
siècle traumatisé par le fascisme, le communisme,
par la découverte que le " peuple ", les "
ouvriers ", les mécontents, la force, l’action
et la violence n’étaient pas forcément porteurs
d’émancipation mais au contraire de domination et d’oppression
abominables. Dans les réticences et les critiques d’Eduardo
vis-à-vis du Petit Lexique, il me semble percevoir les effets
de toutes ces expériences traumatisantes pour ceux qui, intrépides,
prétendaient changer le monde, l’angoisse face à
un projet historique, auquel on ne pourrait plus concéder
que la candeur ou la naïveté, et qu’il faudrait
maintenant enfermer dans des digues, des limites et des barrières
raisonnables illusoires, qui le rendent incompréhensible.
Réaffirmer le projetlibertaire(ausensquelePetit Lexique donne
au mot projet) dans toute son ampleur et sa radicalité, faire
confiance à ce projet, ne pas redouter la pourtant si redoutable
puissance du dehors dont il tire sa force, mettre à jour
les logiques, les pratiques et les discours internes capables de
lui assurer sa valeur émancipatrice, tel est l’"
objectif " d’un texte qui est né un peu par hasard
(dans le feu des discussions et des problèmes propres à
cet agencement de forces, minuscule et si singulier, qu’est
la librairie la Gryffe).
Tarde, Nietzsche et les autres
J’en arrive à un troisième point de la critique
d’Eduardo. Ce n’est pas le plus important selon moi,
mais c’est celui qui me touche peut-être le plus, dans
la mesure où il implique mon appartenance affective au mouvement
libertaire (y compris dans sa dimension de cercle familial fait
de beaucoup de cris et de fureurs mais aussi de beaucoup d’amitié).
Je me sens évidemment entièrement responsable (et
heureux) de la couverture du Petit Lexique, bien qu’elle ait
été entièrement conçue par un graphiste
du Livre de poche, qui en a eu l’idée, que je soupçonne
d’être très nettement de sympathie libertaire
et que je remercie ici (au cas où il lirait Réfractions)
pour le soin et la ténacité qu’il a mis à
l’imposer [11]. Mais je voudrais cependant faire quelques
remarques sur cette irruption d’auteurs non anarchistes dans
un livre qui se veut un lexique philosophique de l’anarchisme.
Pour une lecture politique un peu rapide, Nietzsche est sans aucun
doute une sorte d’esthète politiquement conservateur.
Whitehead introduit Dieu dans sa métaphysique et devait être
croyant. J’ignore tout des convictions politiques du météore
philosophique que l’on appelle Simondon. Mais je n’ignore
pas que Tarde fut juge d’instruction, criminologue et un professeur
au Collège de France plus ou moins couvert d’honneurs
par les pouvoirs établis. Je pourrais évidemment faire
valoir que le juge et criminologue Tarde était un être
étrange sous sa normalité apparente, qu’il était
contre la peine de mort et qu’il a violemment combattu les
thèses de Lombroso qui étudiait les crânes des
criminels et des anarchistes pour y trouver la cause de leurs déviances
sociales. Mais ça ne servirait à rien et ce serait
absurde au regard de ce que j’ai essayé de dire dans
le Petit Lexique comme de ce que nous venons de voir. La vie d’un
être humain est certes toujours prise dans un agencement plus
ou moins durable et significatif de forces, de choix, d’appartenances
et de raisons qui, vu de l’extérieur, fournit un indicateur
grossier mais précieux - à première vue, en
attendant mieux -, de sa cohérence et de sa signification
émancipatrice ou oppressive. Pour ma part, j’aurai
toujours tendance à faire davantage confiance à quelqu’un
qui milite ou a milité dans un mouvement libertaire, qui
se dit ou s’est dit " anarchiste ", quitte à
être parfois extrêmement surpris et déçu,
qu’à un fasciste ou un ancien fasciste patenté.
Mais, pour moi, l’appartenance publique, dans le cadre des
représentations dominantes, surtout lorsque cette appartenance
est idéologique, n’est en rien la garantie, bien au
contraire, du caractère libertaire de telle vie, de tel acte,
de tel rapport aux autres êtres, à tel ou tel moment.
À mon avis, l’anarchisme, comme mouvement et comme
projet émancipateur, ne s’identifie en rien à
un " camp ", un espace libéré ou distinct
avec ses frontières, ses douaniers, ses drapeaux, ses sigles,
ses hymnes, ses insignes distinctifs, ses anathèmes et ses
exclusions, mais je renvoie ici à ce qu’on vient de
voir sur le label " anarchiste " et le jugement que l’on
peut porter sur les actes et les actions. Cette constitution de
l’anarchisme en parti, en camp ou en substitut familial conduit,
entre autres choses et pas parmi les plus graves d’un point
de vue libertaire, à toute une série de conformismes,
de justifications et de falsifications identitaires - sur les violences
dans l’Espagne de l’été 1936 par exemple,
les vies et les choix des uns et des autres - désastreuses
pour le projet dont ce camp ou cette famille se croient porteurs,
trop souvent à tort. Un grand nombre et certains types de
violences en Espagne me sont insupportables d’un point de
vue libertaire, mais je n’ai en rien besoin de les nier ou
de les excuser (sans parler de les justifier), et ceci en raison
même de ce point de vue. Si Tarde était juge d’instruction
et grand adversaire des anarchistes, tels qu’il se les représentait,
Proudhon était d’une misogynie invraisemblable et dûment
théorisée, Bakounine et Proudhon ont fait preuve de
préjugés antisémites tout aussi inacceptables
alors même que l’antisocialiste et l’antianarchiste
Nietzsche (dans un tout autre contexte et pour de tout autres raisons)
dénonçait les antisémites. Et cela ne m’empêche
évidemment pas de me référer à eux.
Et si je ne parle pas de Sébastien Faure dans le Petit Lexique
ce n’est évidemment pas parce qu’il était
vraisemblablement " pédophile ", comme on dit maintenant
à l’intérieur d’un dispositif d’énonciation
et d’évaluation juridico-moral particulièrement
répugnant.
Cette polyvalence, cette hétérogénéité
et cette ambiguïté émancipatrice des uns et des
autres ne sont pas propres à ces " forces collectives
" importantes mais particulières que sont les "
individus " au sens courant du terme (une des nombreuses données
de la modernité, à partir desquelles il faut partir).
Elles caractérisent tous les êtres collectifs : le
syndicalisme et le mouvement ouvrier par exemple, deux réalités
historiquement profondément et massivement conformistes et
réformistes, comme tout le monde peut le constater, et qui
ont pourtant constitué historiquement un des espaces privilégiés
du déploiement du projet libertaire ; ou encore, plus rarement
il est vrai, les formes d’existence guerrière (que
l’on aurait évidemment tort d’idéaliser),
comme le montre l’Ukraine révolutionnaire ; mais aussi
les tout aussi contestables et polyvalentes communes, coopératives,
groupes affinitaires, structures " familiales " (communautés),
conseils ouvriers, librairies, collectifs de revue, groupes féministes,
réseaux de hackers, groupes rock et bien sûr l’art
ou la philosophie (sans parler des plus discutables encore "
organisations " politiques).
Force subversive prétendant recomposer la totalité
de ce qui est, l’anarchisme n’a pas pour moi de frontières
ou de territoire spécifique, il est potentiellement présent
dans toute réalité comme puissance de subversion et
de recomposition émancipatrice à l’intérieur
de rapports et d’êtres où règnent et se
reconstituent sans cesse l’oppression, la do mination, la
mutilation des possibles dont la réalité est porteuse.
Cette " réalité " est " humaine "
bien sûr, comme le rappelle Eduardo, mais sans reste, comme
totalité de ce qui est, au sens où avec élisée
Reclus on peut affirmer que " l’homme est la nature prenant
conscience d’elle-même ", ou encore, avec Proudhon
cette fois, que l’être humain est à la fois "
ce qu’il y a de plus grand dans la nature " et à
la fois " toute la nature " (De la Justice, tome III,
p. 175).
Cette dimension subversive du projet anarchiste entraîne une
conséquence où l’on retrouve peut-être
une dernière divergence entre le Petit Lexique et les positions
d’Eduardo. Se référant à Malatesta qui
se méfiait des débats philosophiques (à juste
titre quand on connaît l’importance des mots et des
signes dans la pratique philosophique), Eduardo tend dans son texte,
me semble-t-il, à faire de la philosophie un domaine à
part et plus ou moins secondaire où l’anarchiste viendrait
éventuellement et non sans précautions chercher des
justifications théoriques, comme par ailleurs il pourrait
faire appel à la science, à la technique, à
la truelle des maçons ou aux fusils des militaires pour construire,
à l’aide de ces instruments, la société
à venir. Pour moi il n’existe pas de domaines à
part pour le projet libertaire, de données objectives, sans
autre signification que celle que l’humanité voudrait
bien lui conférer, de l’extérieur, à
partir d’une réalité autre [12]. À mon
avis, il n’existe pas d’avantage de réalités
que l’on pourrait ranger dans la catégorie des outils
ou des instruments. Pour moi, le projet libertaire traverse toute
chose : la philosophie comme la science dans leurs rouages les plus
minuscules, les truelles comme les fusils, les biberons comme les
ceinturons, les voitures comme les poêles à frire où
Simone Weil a si malencontreusement (ou heureusement) mis le pied,
ces objets éminemment humains, cristallisations et acteurs
de tant de relations humaines possibles. Et c’est en ce sens
que le projet et le mouvement libertaires traversent la philosophie
comme toute autre réalité, sans privilèges
ni dévalorisation, en sélectionnant et en recomposant
sans cesse ce qui la constitue comme domaine donné, au même
titre que le syndicalisme, le mouvement ouvrier, les individus,
le mouvement des femmes, les langues ou la musique, l’art
de boire, de jouer au football ou au rugby, sans autre critère
de hiérarchisation que la puissance de subversion et d’émancipation
dont cette traversée est porteuse à un moment donné,
dans un domaine donné et dans une situation donnée,
dès lors qu’elle parvient à associer le plus
grand nombre possible de " forces collectives " émancipatrices.
Daniel Colson
La revue Réfractions est disponible en ligne : http://refractions.plusloin.org/
Notes
[1] C’est à l’intérieur de cette question
et de la possibilité d’y répondre que l’on
peut situer la polémique sur l’interprétation
de la volonté de puissance et de l’éternel retour
nietzschéen. J’y fais rapidement allusion dans le Petit
Lexique, note 1, p. 73.
[2] Comme la force du torrent, la roue à aubes et les engrenages
du moulin pour le meunier, ou les dons d’un enfant pour le
dessin ou la musique.
[3] Et à condition de bien voir que cette implication de
l’avenir dans le présent, de la fin dans les moyens
est très précisément l’inverse du déterminisme
que l’extériorité de la raison utilitaire présuppose
au contraire inévitablement.
[4] Comme ce sera le cas de l’État ou de la Tchéka
pour le marxisme autoritaire.
[5] La capacité de l’anarchisme à s’opposer
à une instrumentalisation de la vie, dont Bakounine avait
déjà si vigoureusement dénoncé les effets
dans sa critique de la science, est d’autant plus importante
que nous entrons dans une période où justement les
forces et les désirs impensés de la science et de
la technique prétendent s’en prendre à la vie
elle-même, la soumettre à une folie rationnelle (tout
est rationnel !) qu’aucun et dérisoire comité
d’éthique ne pourra jamais endiguer ; une folie et
à côté de laquelle l’île du docteur
Moreau risque de ressembler au plus conformiste des camps de vacances
du club Méditerranée.
[6] Et ce n’est pas le psychanalyste Eduardo Colombo qui
me contredira sur ce point, même si l’inconscient freudien
constitue une vision extrêmement simplifiée et trompeuse
des forces qui nous font agir et qui font agir le monde.
[7] Ce problème est au centre de la façon dont Chomsky
a fait face à l’affaire Faurisson, mais sur le seul
terrain de la " liberté d’expression ", en
se rendant incapable, par idéalisme idéomaniaque,
d’évaluer la qualité de la force et du désir
qui animaient Faurisson, Guillaume et les autres ; une évaluation
qui conduisait pourtant aussitôt ou très vite à
rejeter leur position, à renifler de quoi elle était
porteuse et à ne rien avoir à faire avec eux, malgré
l’embrouillamini logique et soi- disant révolutionnaire
de leurs raisonnements.
[8] Sur la richesse sémantique du mot " plan "
voir Deleuze, Spinoza, philosophie pratique, Paris, 1981.
[9] Voir Alain Sokal et Jean Bricmont, Impostures intellectuelles,
éditions Odile Jacob, 1997.
[10] De Chomsky, il faut lire cependant l’Amérique
et ses nouveaux mandarins, Seuil, 1969, où le savant, enkysté
par ailleurs dans le rationalisme étroit de la science, s’enthousiasme
pour les aspirations et les réalisations spontanées
de la Révolution espagnole, au risque, quelques années
plus tard (faute de flair et d’une représentation d’ensemble
capable de penser en même temps la science et la révolte,
les logiques de la science et les " révoltes logiques
" de Rimbaud), de transférer sans le moindre sens critique,
son enthousiasme libertaire sur la machine de mort et de domination
que fut le polpotisme cambodgien.
[11] La couverture a failli être une peinture de Prométhée
s’efforçant de conquérir le feu du ciel.
[12] On pourrait multiplier ici les textes anarchistes, en particulier
de Bakounine, refusant un dualisme spirituel, politique et scientifique
perçu comme au fondement de l’oppression, affirmant
un monisme et un immanentisme absolus.
Réfractions n°8 - Critique d’Éduardo
Colombo
L’anarchisme et la philosophie
octobre 2003
http://lagryffe.net/spip.php?article219
« L’anarchisme, parce qu’il ne possède
ni Académie française, ni agrégation, ni pape,
ni grands prêtres, ni comité central, autorise tout
le monde à parler en son nom », dit Colson. Je suis
d’accord et pas tout à fait. Derrière l’apparence
de simplicité, il y a quelque chose dans cette formulation
qui me contrarie. Nous, les gens de Réfractions, nous avons
écrit dans le dernier numéro qu’« il ne
peut pas y avoir dans l’anarchie une doctrine ou un dogme.
Nul ne viendra donc donner l’imprimatur ». La nuance
est que n’importe qui peut dire ce qu’il veut, mais
je ne vois pas pourquoi on lui ferait crédit sur parole.
L’anarchisme nie par principe la possibilité même
qu’une instance puisse se constituer à l’intérieur
ou à l’extérieur du mouvement, pour définir
une orthodoxie : il n’y aura alors ni assemblée, ni
concile, ni grand inquisiteur, qui viendra donner le label d’anarchiste.
Ainsi, une parole qui dit quelque chose « au nom de l’anarchisme
», ne sera crédible qu’à partir d’un
jugement raisonnable, sensé, qui mettra en accord la doxa
avec le corpus théorique et social d’un mouvement qui,
dans sa diversité (multiplicité) - diversité
pas seulement acceptée mais aussi voulue -, maintient la
cohérence de ses propositions centrales. [1]
Acceptons, alors, la version que Daniel Colson veut nous donner
de l’anarchisme et discutons-la.
Mais le point de vue subjectiviste « absolu affirmé
dans ce lexique » [2], intègre (unifie, mélange,
confond ?) trois niveaux d’analyse que je pourrais discriminer
ainsi : 1. Un premier niveau « politique » dans le sens
noble du mot. 2. Un niveau propre à la philosophie politique.
3. Un niveau, dirais-je, de prima philosophia.
Un « point de vue » est une opinion, une opinion émise
à partir d’une « position dans le monde »,
je l’admets volontiers. Cependant, il n’y a pas de reconnaissance
des faits, ni de connaissance ou savoir sur les choses, politiques
ou non, qui n’inclue pas un jugement de valeur. Ce qui compte
est que cette valeur ne reste pas cachée ou latente et qu’elle
puisse être exprimée. L’homme (le genre humain)
ne peut pas abandonner l’idée d’une société
plus libre, plus égalitaire, plus juste (l’existence
de l’anarchisme le prouve) et pour la réaliser il doit
l’imaginer, la penser, et trouver les moyens d’y parvenir.
Et pour reconnaître une société plus libre,
plus désirable, il n’a pas un autre pouvoir, une autre
capacité, que ceux de sa propre raison. Si l’idée,
le projet, est le simple « produit d’un agencement matériel
de forces... forces elles-mêmes constituées d’autres
forces, etc. » [3], nous glissons rapidement vers l’irrationalisme.
L’idée sans l’action se dégrade, devient
inerte, l’action sans l’idée est aveugle, inconséquente.
N’anticipons pas. Pour le moment je cherche « politique
» et je ne le trouve pas dans les entrées du lexique.
Il n’empêche. Comme je crois que Colson et moi nous
partageons des options politiques fondamentales, parce que nous
avons discuté périodiquement de ces problèmes
tout au long de ces trente dernières années, toujours
en raison des pratiques militantes, voyons quelques questions que
pose le lexique à ce premier niveau.
Ainsi, d’abord, et avant d’ouvrir le livre, nous sommes
confrontés à l’image de certains philosophes
comme Nietzsche, ou criminologues comme Tarde, qui d’un point
de vue politique ont combattu l’anarchisme, et qui se trouvent
insérés dans une galerie de portraits qui va de Proudhon
à Deleuze.
Gabriel Tarde [1843-1904], juge d’instruction à Sarlat,
devient dans les années 1890 un criminologue reconnu. En
même temps que Scipio Sighele et en discussion avec lui, Tarde
développe une théorie de la foule basée sur
la suggestion hypnotique, l’irritation émotionnelle
et la dépendance au meneur. [4] Conception ou image de la
foule née dans le sillage de Taine et de sa critique de la
Révolution et de la Commune et, maintenant, dirigée
contre les grèves, le socialisme naissant et l’égalitarisme
qu’il suppose. Et les anarchistes, selon Tarde, sont «
les chevau-légers du socialisme ». [5]
Tous les êtres humains sont soumis aux lois de l’imitation,
et comme ils sont sensibles à l’extrême à
la suggestion, dès qu’ils sont ensemble ils commencent
à reproduire ce qu’il y a de pire chez leurs voisins,
alors, les « bas instincts », la luxure et la violence
meurtrière les dominent. Évidemment, les foules urbaines
sont des créatures impressionnables et nerveuses, donc féminines.
Une foule, dit-il, « parmi les populations les plus civilisées
est toujours une sauvagesse ou une faunesse, moins que cela une
bête impulsive et maniaque... un invertébré,
un ver monstrueux où la sensibilité est diffuse et
qui s’agite encore en mouvements désordonnés
après la section de la tête ». [6]
La « tête », c’est le meneur, mais obsédé
par les attentats à la dynamite et la propagande par le fait
de ces années-là, Tarde va séparer de la foule
quelque chose de plus organisée et stable : la corporation
ou la secte. Une foule « tend à se reproduire à
la première occasion, à se reproduire à intervalles
de moins en moins irréguliers, et, en s’épurant
chaque fois, à s’organiser corporativement en une sorte
de secte ou de parti ; [...] d’autre part, les meneurs d’une
foule sont le plus souvent non des individus isolés, mais
des sectaires. Les sectes sont les ferments des foules ».
[7] Et « rien de plus malfaisant, de nos jours, que la secte
anarchique ». [8] L’anarchisme - « la secte anarchique
» - « inventé » par Kropotkine (sic) [9]
est fondé, « en théorie, sur la suppression
radicale du principe d’autorité. S’il y a une
société qui dût se passer de chef et de meneur,
c’est bien celle-là. Mais il se trouve que, nulle part,
ce rôle n’a été joué d’une
manière plus brillante ni plus inexplicable que par le prince
Kropotkine d’abord à Genève, puis par ses lieutenants
ou sous-lieutenants Cyvoct à Lyon, Ravachol à Paris,
et d’autres ailleurs ». [10] Heureusement entre «
les haines d’en bas » et « les égoïsmes
d’en haut », il y a « cette portion restée
forte et saine malgré tout, de nos nations européennes,
leurs armées ». [11]
De Nietzsche [1844-1900], nous connaissons la critique impitoyable
de la morale bourgeoise, son style percutant et la diversité
d’interprétations qui ont été faites
de sa philosophie, très marquante au cours du xxe siècle.
Il réprouve, il blâme l’État, «
ce monstre froid », mais, ennemi de l’égalité,
qualifiée « d’instinct de troupeau », il
est aussi politiquement un ennemi du socialisme et de l’anarchisme.
Que le mouvement « démocratique »
« soit encore beaucoup trop lent et somnolent pour les individus
les plus impatients, ceux qui sont le plus atteints et le plus intoxiqués
par cet instinct, c’est ce qui montrent les hurlements toujours
plus furieux, les grincements de dents farouches des chiens anarchistes
qui se sont déchaînés dans les rues de la civilisation
européenne. Ennemis en apparence des laborieux et paisibles
démocrates, [...] et des prophètes enthousiastes de
la fraternité qui se nomment socialistes [...], ils ne font
qu’un en réalité avec tous ces gens : comme
eux ils sont foncièrement et instinctivement contre toute
autre forme de société que celle du troupeau autonome
(allant jusqu’à répudier les notions de «
maître » et de « serviteur » ; ni dieu ni
maître, dit une formule socialiste) ; comme eux ils opposent
une résistance farouche à toute revendication particulière,
à toute prérogative et privilège », etc.
[12]
Ne commentons pas davantage cette couverture qui, cependant, n’est
pas anodine parce qu’elle induit chez le lecteur potentiel,
avec la force de l’image qui met dans une progression continue
- déterminée par le sous-titre - théoriciens,
militants, philosophes, artistes, anarchistes et non-anarchistes,
elle induit (prédispose, prépare), je répète,
à l’acceptation du glissement constant de la force
à l’action, de l’action au sens, et vice versa,
conséquence de la prééminence conceptuelle
de la puissance. [13] Peut-être Colson n’est-il pas
responsable de la couverture, pas totalement responsable, mais elle
est là.
La véritable problématique commence dès les
premières pages de l’Avertissement.
Est-ce que l’anarchisme du XXIe siècle deviendra possible
grâce à Spinoza et Deleuze, à Tarde et Simondon,
à Nietzsche et Foucault ? Dans un heureux mariage, à
l’évidence, avec Proudhon et Bakounine. Est-ce que
les affinités secrètes que Daniel décèle
entre le mouvement anarchiste et un courant de la philosophie -
qui n’est pas, loin de là, le seul courant philosophique
de notre époque - constituent « le point de vue de
ce mouvement » au nom duquel Daniel parle ? Est-ce que cette
philosophie-là, dont s’autorise Colson pour «
déterritorialiser » des termes comme anarchie (voir
plus loin), peut contribuer à une perception du monde et
de la réalité qui serait « une perception nécessaire
» au développement de l’anarchisme ?
Malatesta se méfiait des débats philosopiques quand
ils s’introduisent dans le mouvement social : « C’est
de la nebbia (du brouillard) », avait-il l’habitude
de dire. [14]
« L’anarchisme, dans sa genèse, dans ses aspirations,
dans ses méthodes de lutte n’a aucun lien nécessaire
avec un quelconque système philosophique. L’anarchisme
est né de la révolte morale contre les injustices
sociales. » [15] Pour lui, l’anarchie « est une
aspiration humaine, qui n’est fondée sur aucun véritable
ou supposé besoin naturel, et qui pourra se réaliser
ou ne pas se réaliser selon la volonté humaine. »
[16]
Je crois que Malatesta avait raison : si nous nous plaçons
au niveau du mouvement sociopolitique, che c’entra la metafisica
? (que vient faire ici la métaphysique ?) Pour changer le
monde, il nous faut le désir humain et la volonté
politique (humain et politique, c’est-à-dire une idée,
un projet, une image, qui « représentent » l’objet
désiré et voulu, objet de l’action). Il n’y
a aucun lien nécessaire entre l’anarchie et une particulière
perception du monde ou une particulière théorie de
la connaissance.
Mais l’anarchisme, comme critique du système établi,
comme théorie de la rébellion, et comme « prophétie
» d’une société sans contrainte, est,
évidemment, lié à l’épistémè
[17] de son époque, ne serait-ce que par la négation.
« Dans l’histoire, mais contre l’histoire »
(N. Berti).
De ce point de vue, l’action des hommes s’exerçant
dans un espace politiquement construit, elle est déterminée,
à un degré variable selon la situation historique,
par cet espace. L’espace social est ainsi traversé
par des institutions, des conventions, des systèmes d’idées
et des valeurs, des « lois », inscrits dans la durée
de l’histoire, et il est « organisé » sous
la coupe du pouvoir politique [18] : hétéronomie,
puissance (potestas) et exploitation. Ces structures de domination
sont le produit d’un travail incessant de reproduction symbolique
dont font partie aussi les systèmes de reconnaissance du
monde, langagiers, scientifiques, mythiques.
L’humanité n’obéit pas par la force -
même si la force reste l’ultima ratio de l’État
-, l’internalisation de normes (socialisation de l’enfant),
l’inculcation des valeurs dominantes, font de chaque agent
singulier un transmetteur et un reproducteur du système établi.
Les dominés eux-mêmes « appliquent des catégories
construites du point de vue des dominants aux relations de domination,
les faisant ainsi apparaître comme naturelles ». [19]
C’est ici que la philosophie politique a quelque chose à
faire pour s’attaquer au paradoxe de la doxa [20] (Bourdieu),
pour critiquer, pour décomposer, pour proposer, pour ne pas
laisser à la seule action l’aveuglement de sa condition
quand elle est amputée de la signification. Sans oublier
qu’il faut, d’abord, combattre les arguments traditionnels
de la philosophie politique, forgés aussi bien par les anciens
que par les modernes, philosophie construite sur l’image de
l’irréductible séparation entre dominants et
dominés, qui aboutit donc dans tous les cas - jusqu’à
l’arrivée de l’anarchisme - à la justification
du droit de contrainte de l’État.
L’arrière-plan métaphysique des concepts politiques
n’est pas à démontrer si on pense, par exemple,
à la longue construction de l’idée de souveraineté
à partir de l’affirmation de la plenitudo potestatis
de la papauté médiévale dérivée
d’une conception théocentrique du cosmos.
« La question principale de la philosophie politique classique,
écrit Leo Strauss, est la question du meilleur régime.
» [21] Dès les XVIe et XVIIe siècles, avec Machiavel
et Hobbes, la perspective change en faveur d’un poids majeur
donné à l’action politique centrée sur
l’agent de l’action et aux moyens mis en œuvre
dans la conquête du pouvoir ou dans sa conservation. Et la
rupture avec le passé devient profonde. Pour Hobbes [1588-1679],
la société civile s’oppose à l’état
de nature, le corps politique est un corps fictif produit de l’art
de l’homme ; « en lui la souveraineté est une
âme artificielle, puisqu’elle donne la vie et le mouvement
à l’ensemble du corps ». [22]
La philosophie première
Les concepts politiques de la modernité comme, par exemple,
les théories du contrat social (différentes dans le
nouveau contexte des anciennes théories des deux contrats
: pactum societatis et pactum subjectionis) exigent, pour être
pensés, un nouvel horizon théorique qui est dépendant,
à son tour, de la rupture avec des positions métaphysiques
traditionnelles.
« Pour décrire la nature de cet homme artificiel »,
il faut considérer « premièrement : sa matière
et son artisan, c’est-à-dire l’homme, qui est
l’un et l’autre ». [23] Alors il faut connaître
l’homme naturel, matière et artisan du corps politique,
et le monde qu’il habite.
« La philosophie est la science [...] concernant tout sujet,
dont la vérité peut être démontrée
par la raison naturelle. Sa première partie, et le fondement
de toutes les autres, est la science où sont démontrés
les théorèmes portant sur les attributs de l’étant
en général ; on l’appelle philosophie première.
» [24]
Ce sont les notions qu’Aristote examine dans la physique
et « en partie dans les autres livres que certains ont intitulé
Tôn metà tà physicá, d’où
la philosophie première a tiré son appellation actuelle
de métaphysique ». [25] On admet d’ordinaire
que l’expression Tôn metà tà physicá
dérive de l’arrangement des écrits dans l’édition
d’Andronicos où les matières de ce traité
venaient après les ouvrages de physique. Dès Averroès
(XIIe siècle), métaphysique a signifié, en
dehors de la doctrine de la révélation, la connaissance
rationnelle des principes naturels de la spéculation et de
l’action. C’est ainsi que pour Hobbes la prima philosophia
exclut toute considération sur l’idée de Dieu,
de sa nature et de ses attributs (« Nous n’avons point
aucune idée de Dieu » [26]), et, conséquemment,
il s’oppose au dualisme cartésien : la res cogitans
est quelque chose de corporel (une chose qui pense est quelque chose
de « corporel », de « matériel »
[27]).
De la même façon, et dans la lignée du nominalisme
ockhamiste, toute chose du réel (étendue, corporelle,
matérielle) est un singulier (ceci ou cela - ceci peut être
nommé une rose -), une unité discrète, discontinue
; si nous les nommons, si nous donnons un signe aux choses, nous
construisons des séries, qui, unifiées par le signe,
ont une unité de signification : la rose ou les roses. Le
signe, en construisant une série, fait d’un étant
singulier une autre unité, une unité du multiple.
À partir de là, l’individuation peut être
vue, non comme un principe ontologique, mais sémantique :
l’individu est construit selon les modes de désignation
par lesquels on le vise.
On s’apercevra, alors, que je privilégie la signification,
l’intentionnalité, le système de signes ou symbolique,
devant la force ou la puissance. Tout autre est la démarche
de Colson : la prééminence de la puissance est un
leitmotiv de son livre. La signification et la puissance, l’idée
et la force : la tentation est toujours forte d’hypostasier
[28] l’une ou l’autre.
Nous pouvons discuter jusqu’à l’épuisement
de choses de prima philosophia, mais ces choses-là ne sont
que des justifications rationnelles de notre propre vision du monde
[29] et font partie, dans la multiplicité et la diversité
en constant devenir de la connaissance, de la construction du monde
social. Même si dans notre subjectivité nous lions
notre philosophie première à nos idées sur
l’action politique, une telle « philosophie »
ne modifie pas notre engagement anarchiste. « Si può
essere anarchici qualunque sia il sistema filosofico che si preferisce.
» [30] La discordance, ou le dissentiment, entre Daniel et
moi en est un exemple.
Évidemment, je ne crois pas que tous les « systèmes
» philosophiques s’équivalent ; celui qui a mes
préférences, qui fait partie des mes convictions,
est pour moi le plus adéquat et le plus juste à la
compréhension du monde, mais comme je sais qu’il n’existe
pas un point de vue de nulle part - ou le point de vue de Dieu -
je sais que c’est moi qui peut être dans l’erreur.
Je le pense plus que je ne le crois.
Entrons alors dans la critique du concept de puissance tel qu’il
se dégage du Petit Lexique avant d’affronter les conséquences
de cette interprétation au niveau de la philosophie politique.
Difficile de cerner une notion conçue et maniée dans
des contextes variables et divers tout au long de vingt-cinq siècles
de spéculations philosophiques, et je n’ai ni la compétence
ni le désir de m’aventurer sur un chemin aussi plein
d’embûches.
Juste le nécessaire pour essayer de comprendre de quoi nous
parlons.
D’après Aristote, l’étant se dit selon
« la puissance et l’acte ». « On appelle
puissance le principe du mouvement ou du changement, qui est dans
un autre être, ou dans le même être en tant qu’autre.
» Aristote (Mét., Delta, 12, 119a, 15). Puissant, capable
se dira de ce qui peut produire ou subir un mouvement ou un changement.
La puissance passive, « c’est aussi la faculté
d’être changé ou mû par un autre être,
ou par soi-même en tant qu’autre », elle réside
dans le patient. La puissance active est dans l’agent : «
Tels sont la chaleur et l’art de bâtir, résidant,
l’une, dans le corps qui peut chauffer, l’autre, dans
l’homme qui peut bâtir. » (Mét., Omega,
1, 1046a, 20 sq).
Puissance ne s’entend pas seulement de ce qui a la propriété
naturelle de mouvoir ou d’être mû, elle a un autre
sens majeur : le fait pour une chose d’exister en acte, en
réalité, ou en puissance, si elle a la capacité
du passage à l’acte. Mais aussi l’acte est antérieur,
comme notion, à la puissance, puisque la puissance n’existe
qu’en vue de l’acte, et n’est connue que par lui.
« C’est parce qu’il peut s’actualiser que
ce qui est puissant, au sens premier, est puissant. » (Mét.,
Omega, 8, 1049b, 5 - 15)
La théologie médiévale centrée sur la
puissance de Dieu, qui est omnipotentia et omnipotestas, pouvoir
de créer et pouvoir de commander, va faciliter le surinvestissement
de la notion de puissance au détriment de l’acte et,
à la fin de ce processus, à la mort de Dieu, tout
dans ce lignage, notre intellect et notre vouloir, nos sentiments,
les conditions et la signification de l’action, nos valeurs,
tout sera soumis à la seule force de nos instincts, à
la volonté de puissance. [31]
La scolastique, à la suite d’Aristote, distinguait
la puissance proprement dite (potentia) du pouvoir (potestas). L’ontologie
de Spinoza [1632-1677] se centrera, elle aussi, sur la puissance.
Deleuze commente : « Un des points fondamentaux de l’Éthique
consiste à nier de Dieu tout pouvoir (potestas) analogue
à celui d’un tyran, ou même d’un prince
éclairé. C’est que Dieu n’est pas volonté.
» Il a « seulement une puissance (potentia) identique
à son essence. » [32] Cette affirmation est contenue
dans la proposition 34 du livre I : « La puissance de Dieu
est son essence même. » Les conséquences qui
découlent de l’interprétation de cette proposition
et des suivantes, considérées comme subversives par
rapport à la volonté d’un Dieu tout-puissant
et arbitraire dans son intervention sur le monde, sont que, la puissance
étant puissance d’être et d’agir, elle
s’identifie à la vie et à la Nature, à
la totalité du monde matériel et spirituel. Dans le
cas du monde existant, c’est son aptitude à être
affecté qui le définit ; les affects-sentiments (affectus)
sont les figures que prend le conatus (un degré de puissance)
quand il est déterminé à faire ceci ou cela,
par une affection (affectio) qui lui arrive. [33]
Le « conatus devenu conscience de soi sous tel ou tel affect
s’appelle désir, le désir étant toujours
désir de quelque chose ». [34] L’homme est saisi
dans le spinozisme comme un être de désir (conatus,
appétit), et l’individu va s’efforcer d’accroître
sa puissance d’agir, sa « force d’exister »,
pour éprouver de la joie, dans les ordres corrélatifs
de la pensée et de l’étendue.
(De ce qui vient d’être dit, je retiens, pour ma part,
que le désir est toujours désir de quelque chose -
une attitude propositionnelle : A désire que p. Passage de
la force à la signification, signe, sémantisme, intentionnalité.)
La position de Schopenhauer [1778-1860] est connue : le monde est
volonté et représentation. Le monde possède
la propriété d’être pensé. Tout
est représentation, les objets présents et même
notre corps, mais c’est un côté du monde, de
l’autre côté tout est volonté : «
à un premier point de vue en effet, ce monde n’existe
absolument que comme représentation ; à un autre point
de vue, il n’existe que comme volonté. » [35]
Puissance, force, volonté. « Ainsi, nous avons vu,
au degré le plus bas, la volonté nous apparaître
comme une poussée aveugle, comme une effort mystérieux
et sourd, éloigné de toute conscience immédiate.
» [36]
Une telle définition de la volonté se trouve être
très proche de la formulation freudienne du concept de pulsion
(Trieb, poussée). [37]
Avec Nietzsche, la puissance devient une force déterminante
et de l’action et des représentations (ou significations)
que nous nous donnons de notre agir. Nous sommes loin d’Aristote,
et pas seulement par la temporalité. « Le monde des
représentations est le moyen de nous maintenir dans le monde
de l’action et de nous contraindre à agir au service
de l’instinct. » La représentation, « créature
de l’instinct », « est la plus faible de toutes
les puissances : elle n’est comme agent que tromperie, car
seule la volonté agit ». [38]
La volonté seule agit, mais, chez Nietzsche, la volonté
est instinct, Trieb, et la volonté de puissance est contenue
comme directionnalité, sens ou finalité, dans la puissance
elle-même.
L’hypothèse nietzschéenne suppose la vie instinctive
tout entière en tant qu’élaboration et ramification
d’une seule forme fondamentale de la volonté - la volonté
de puissance -, ce qui donne le droit de « qualifier toute
énergie agissante de volonté de puissance ».
[39] Le monde vu de l’intérieur n’est rien d’autre.
La brillante critique de l’« être », de
la « substance », de l’« absolu »,
de l’« identité », tout ce qui a été
enseigné en prétendant que les signes justement, les
« idées », sont la véritable réalité,
invariable et universellement valable [40], la critique, dis-je,
de toutes ces hypostases ne l’empêche pas d’hypostasier
la force. La pensée cherche-t-elle ou veut-elle l’identité
? « La volonté de trouver des identités est
la volonté de puissance. » (Livre I, 122)
« Quel a été, dans son ensemble, le comportement
de l’évolution organique à l’égard
du reste de la nature ? C’est en cela que se révèle
son vouloir foncier. » (Livre II, 18) « Le caractère
de la volonté de puissance absolue se retrouve dans toute
l’étendue du domaine de la vie. » (Livre II,
21) « Les désirs se spécialisent de plus en
plus : leur unité se réalise dans la volonté
de puissance. » (Livre II, 22)
Et encore, en critiquant Schopenhauer, les psychologues ont fait
de la volonté une généralisation injustifiée,
« on a effacé le caractère de la volonté
en l’amputant de son contenu, de sa direction ». (Livre
II, 23)
Deux citations pour finir : « Tout phénomène
intentionnel est réductible à l’intention d’augmenter
la puissance. » (Livre II, 382) « Ce que veut l’homme,
ce que veut la moindre parcelle d’un organisme vivant, c’est
un accroissement de puissance. » (Livre II, 390)
Ainsi la force acquiert une intentionnalité qui lui est propre,
et devient une entité explicative de toute action, en dehors
des significations possibles que se donne l’agent de l’action,
agent individuel ou collectif.
Pour ne pas prolonger excessivement cette note, je laisse de côté
la monadologie et l’atomisme vitaliste de Gabriel Tarde où
l’idée de force est basée sur le modèle
dynamique du désir [41], et je laisse aussi le « flux
du désir codé des machines désirantes »
de Deleuze et Guattari. Tout ce discours fonctionne sur la même
logique qui suppose un spontanéisme atomiste désirant
au détriment de la situation où s’exerce l’action
d’un agent qui a ses choix sur les objets du monde aussi déterminants
que la force qu’il déploie.
« Je ne suis pas un homme, je suis de la dynamite »
[42], écrit Nietzsche. Une cartouche de dynamite : qu’importe
sa puissance si elle explose dans le désert. Où la
faire exploser est une bonne question pour un dynamiteur.
Le Petit Lexique et la force
L’inflation du concept de force - il fallait s’y attendre
- produit ses effets dans la façon de concevoir une philosophie
politique de l’anarchisme.
Prenons, par exemple, l’« action directe ». Colson
cite Pouget : « L’action directe (est) manifestation
de la force et de la volonté ouvrière » ; il
n’y a pas « de forme spécifique à l’action
directe ». Ce qui signifie a contrario, qu’il y a une
forme spécifique de l’action qui est l’«
action directe », différente de l’acte de déléguer
ou de se faire représenter. La forme de l’action dite
directe est l’une ou l’autre de deux choses. Ou bien
elle est la conséquence d’un projet révolutionnaire
de lutte sociale historiquement construit, une façon de croire
qu’en écartant les intermédiaires le peuple
ouvre la voie à une société nouvelle sans dominants
ni dominés, ou bien elle est une forme de révolte
contre l’intolérable de l’oppression, plus ou
moins violente nécessairement, mais toujours répétitive
parce qu’elle ne rompt pas le carcan des formes symboliques
dominantes. Daniel le reconnaît d’une certaine façon
dans le « passage à l’acte » : avec l’action
de l’anarchosyndicalisme « les passages à l’acte
ont pu prendre sens... à l’intérieur d’un
projet révolutionnaire d’ensemble visant à (se)
substituer à l’ordre dominant et aux pièges
de l’ordre symbolique (mais un projet ne peut être que
de l’ordre du symbolique) si particulier qu’il met en
œuvre une autre relation entre les signes et les forces, les
mots et les choses, les significations et les affects ». [43]
(Les italiques et la phrase entre ( ) sont miennes.)
La reconnaissance de l’importance du « projet révolutionnaire
», contenue dans le paragraphe que je viens de citer, est
passablement contradictoire avec la constante définition
de la force affirmée tout au long du Lexique. « La
puissance émancipatrice d’un être », par
exemple, « est celle qui, parvenant à briser le joug
des contraintes qui s’imposent à elle, est à
même, en s’associant librement à d’autres
forces libres, de dépasser ses propres limites ». Est-ce
que la puissance est « émancipatrice » en elle-
même (elle veut l’émancipation de l’agent)
? Ou est-ce l’étant (l’agent lui-même)
qui utilise sa puissance pour s’émanciper ? Les contraintes,
présentes dans une situation socio-historique déterminée,
s’exercent -elles sur la force ou sur l’agent (individuel
ou collectif) de l’action ? Que signifient dans ce contexte
les « forces libres » qui s’unissent à
d’autres « forces libres » ? Ce n’est pas
évidemment l’énergie libre de la thermodynamique.
Les forces sont libres par rapport à quoi ? Au choix d’un
but ? Non, parce que la fin « est immanente au processus qui
semble la poursuivre et être né pour elle » (p.
254). La « fin » est une « création de
l’agencement qui la produit. Et la volonté qui la poursuit
n’est, en un sens très proche de Nietzsche, qu’une
volonté de puissance, agencement des forces dotée
d’une qualité particulière » (Ibid.).
Qualité, qualia, d’où vient-elle ? La qualité
est-elle inhérente à la force ? Alors, les forces,
s’unissent-elles par décision propre ? La définition
donnée quelques lignes auparavant le laisse supposer. Prenant
appui sur Proudhon, Spinoza, Leibniz et Nietzsche, Colson écrit
: « Toute puissance est une puissance active, dotée
d’une volonté spécifique et donc d’une
finalité tout aussi particulière. » Nous sommes
en pleine hypostase de la force. Nous voilà devant une entité
qui poursuit sa propre finalité. S’il fallait une confirmation,
lisons « entéléchie » : « L’entéléchie
désigne chez lui [Leibniz] une tendance, présente
dès le début, et qui, par dilatation, déploiement,
conduit tout être à ce dont il est porteur (à
ce qu’il peut) dès le début de sa constitution.
» (p. 89) (Donc, l’étant est déterminé
avant de commencer à être ? Comment s’articule
cela avec l’anarchie en tant qu’apeiron, ou, peut-être,
en tant que négation du principium ? Je me le demande.)
Selon ce point de vue, en dehors des illusions de la conscience,
de la logique et de la raison, nous sommes agis, mus, en amont,
comme volonté et comme désir, au plus profond et au
plus obscur de nous-mêmes, sans pouvoir dépasser la
limite de l’agencement des puissances qui nous constitue.
Sur un socle philosophique bâti sur la puissance et la volonté
en tant que force, la philosophie politique de l’anarchisme
souffrira une puissante courbure ou décentrage de ses concepts
majeurs.
Daniel n’aimerait pas le mot décentrage, il préférerait,
je suppose, le mot déterritorialisation. Il cite Déjacques
: « Ce livre n’est point écrit avec de l’encre
; ses pages ne sont point des feuilles de papier. Ce livre, c’est
de l’acier tourné en in-8° et chargé de
fulminate d’idées » (p. 77). Ce qui n’est
que métaphore, parce qu’en réalité son
livre est du papier, de l’encre et des idées. Mais
Colson n’imagine pas une force métaphorique, toute
« métaphysique », dans le champ de l’action
politique, il la veut réelle et concrète. Deleuze
ne veut pas, non plus, du « comme si » analogique pour
passer d’un domaine à un autre : « Nous nous
servons, dit-il, de termes déterritorialisés, c’est-à-dire
arrachés à leur domaine, pour re-territorialiser une
autre notion. »
Colson décentre-t-il les concepts forts de l’anarchisme
? Ou bien il les déterritorialise en passant du terrain politique
au domaine philosophique et vice- versa ? Je ne me prononcerai pas.
Cinq termes serviront d’exemple. Commençons par «
anarchie ».
Anarchie : concept du niveau socio-politique, il acquiert sa connotation
propre à l’intérieur du mouvement social qui
l’adopte comme autonomination. L’anarchie est la négation
et la critique de tout droit de contrainte octroyé au Pouvoir
politique, de tout « principe d’autorité »,
et par voie de conséquence, de toute domination et exploitation.
Il s’ensuit la lutte contre l’État, le gouvernement
et la propriété privée des moyens de production.
Étymologiquement le mot vient du grec an (a- privatif) et
arkhê, « commandement ». Jusqu’ici nous
sommes tous d’accord et je m’excuse de répéter
ce qui est un lieu commun pour les anarchistes.
Mais, bien sûr, chez Homère et Hérodote, arkhê
désigne aussi - et peut-être ce deuxième sens
est le plus ancien - l’origine, puisque le verbe arkhein signifie
commencer quelque chose, venir en premier, ouvrir donc tout ce qui
est au début d’une succession temporelle. Anaximandre
aurait dit que « l’origine (arkhê) et l’élément
de toutes choses, c’est l’apeiron (l’illimité,
l’indéterminé ou, encore, l’infini) ».
Aristote construit avec arkhê un concept philosophique qui
intègre début et domination. Traduit en latin par
principium, arkhê en vient à désigner la cause
souveraine de toutes choses. « L’origine commence et
commande, non plus un devenir mais un ordre hiérarchique.
» [44] La patristique et la scolastique parlent de l’«
être suprême » comme « origine » et
comme « premier principe ».
Là se situe la critique de Bakounine contre « la cause
première (qui) n’a jamais existé », contre
« le pur esprit créant la matière », ces
non-sens. Mais, pour Bakounine, la liberté (c’est-à-dire
l’anarchie comme expression de la valeur liberté) se
trouve à la fin de l’histoire, dans une progression
sans fin ou illimitée. [Proposition qui ne doit pas être
comprise dans le sens historiciste de « l’idée
de progrès ». [45]]
Colson décentre le concept et inverse la perspective. L’anarchie
est pensée comme entéléchie, elle n’est
pas un but vers quoi on tend, elle est là depuis toujours
comme « chaos aveugle des forces et des puissances ».
Forces qui sont tout, l’origine et la fin. J’accepte
bien l’idée que l’anarchie est l’«
affirmation du multiple, de la diversité illimitée
des êtres (humains, j’ajoute) et de leur capacité
à composer un monde sans hiérarchie et sans domination
» (p. 27). (Nous sommes des anarchistes quand même !).
Mais, que viennent faire ici les forces libres et radicalement autonomes
? Ce sont les forces autonomes et contradictoires, ne luttant que
pour se reconnaître et s’associer qui vont « tenter
de découvrir et de construire l’ordre de la vie dont
parlait Bakounine ». Ou, encore, les forces collectives, libérées
de leurs entraves pourront aller jusqu’au bout de ce qu’elles
peuvent (p. 28).
Les forces, ici convoquées, sont dotées d’une
intentionnalité intrinsèque, elles sont anarchistes
et elles veulent l’anarchie.
Amant passionné de la liberté, je peux écrire
sans gêne « anarchie, mon amour, force rebelle et chaotique
qui ne veut et ne peut être domptée ! » Mais
c’est un langage métaphorique comme dans la citation
de Déjacques, et si c’est bien écrit, ça
peut être même de la poésie. Cependant ce n’est
pas d’une façon imagée et métaphorique
qu’il faut interpréter la philosophie de Daniel ; nous
avons vu que la volonté de puissance est réelle et
concrète.
Alors l’anarchie, décentrée, n’est plus
une société sans domination, sans État, l’anarchie
est la « source travestie et entravée de l’ordre
existant comme de tout ordre possible... fond illimité à
partir duquel toute institution prend forme. De conséquence,
l’anarchie et la spontanéité sociale se transforment
en condition » de tout changement (p. 270).
Liberté : « La liberté tient à la puissance
de ce qui est » (p. 171). Daniel cite deux fois Proudhon dans
cette entrée, une dans le corpus, l’autre en note de
bas de page (et écarte Bakounine, pourquoi pas !). La note
pose problème : en cherchant dans l’étymologie
[46] de libertas, Proudhon établit hâtivement une relation
entre libet, libido et instinct passionnel, spontanéité.
Selon Benveniste [47], à l’intérieur de chacune
des sociétés indo-européennes règne
une distinction fondée sur la condition libre ou servile
des hommes. En grec et en latin, la correspondance est immédiate,
les termes pour « homme libre » se superposent : eleutheros
/ liber. Mais si l’opposition « libre-esclave »
se trouve dans tous les peuples, la notion de « liberté
» n’a pas de désignation commune, elle se construit
lentement et difficilement tout au long de l’histoire socio-linguistique
des divers groupes humains.
Il y a un latin archaïque lubido (ou libido), « désir
», « envie ». Le verbe lubere, libere, «
avoir envie de », est surtout utilisé à la forme
impersonnelle lubet, libet, « il me plaît ». Ce
qui donne le médiéval disputationes de quolibet.
Toutefois, le latin libertas s’est chargé de contenus
et d’interprétations diverses et évolutives,
dont un exemple est la définition d’Epictète
: « Est libre celui qui vit comme il veut. » En français,
« liberté » acquiert seulement au XVIe siècle
le sens d’« absence de contrainte sociale ou morale
», dit le Robert historique. « Liberté »
va accroître ses significations avec la Révolution
et après, je le prétends, avec l’anarchisme.
Alors, donc, pourquoi accrocher lubido, « désir »,
« envie », à instinct et spontanéité
? À instinct, je pense, parce qu’un préjugé
vitaliste construit la notion d’instinct comme une force obscure
de la matière et néanmoins porteuse de ce télos
fonctionnel qu’un certain naturalisme imagine. Et pourquoi
l’idée de spontanéité ? Pour faire de
la « liberté anarchiste » un « synonyme
de nécessité ». « Nécessité
» et « liberté », termes contraires qui
constituent une donnée homogène, identique, «
essentielle, organique, comme la volonté de l’homme,
comme l’attraction de la matière » (Proudhon,
Petit Lex., p. 171). Colson rapproche Proudhon de Nietzsche avec
la citation suivante tirée de De la Justice : « La
spontanéité, au plus bas degré dans les êtres
inorganisés, plus élevée dans les plantes et
les animaux, atteint, sous le nom de liberté, sa plénitude
chez l’homme. » (p. 307) Cependant, la conception de
la liberté de l’homme n’est pas simple chez Proudhon
; si nous suivons l’analyse de Pierre Ansart, que Daniel cite
à ce propos, Proudhon considère dans sa théorie
de la « spontanéité de l’action »,
dans un premier moment, « la raison des choses » en
opposition avec « la volonté des hommes », il
tend alors « à remettre le processus révolutionnaire
à une dynamique nécessaire comparable au développement
d’une force objective échappant à tout contrôle
humain ». Mais alors la mutation révolutionnaire qui
nous conduirait vers une société anarchiste devient
obscure : « On distingue difficilement comment une société
pleinement active et libérée de ses entraves naîtra
d’un processus objectif et contraignant. » [48] Constatons
aussi que dans la vision moniste de la matière (l’étendue)
[qui nous est commune à nous tous], la liberté ne
fait que prolonger la spontanéité ; nonobstant, Proudhon
introduit une distinction entre l’acte spontané propre
au vivant en général et l’acte libre «
rendu possible par la synthèse des facultés complexes
qui composent l’homme ». [49] La liberté devient
ainsi non pas un « degré de liberté »
comme on peut trouver partout dans les systèmes biologiques
et même dans les machines construites par l’homme, elle
devient la possibilité d’agir par-delà la nécessité.
« Il faut l’avouer, écrit Proudhon, nous ne
serions guère plus avancés, nous ne pourrions pas
nous dire beaucoup plus libres, et le fatalisme aurait peu à
rabattre de ses conclusions, si la liberté de l’homme
se réduisait à une spontanéité comme
celle du corps qui gravite, de la lumière qui rayonne et
se réfléchit, de la plante qui végète,
de l’animal qui obéit à ses instincts, et déjà
à des calculs. La spontanéité n’est pas
la liberté, du moins elle n’est pas toute la liberté
que l’homme réclame. » [50]
La liberté, dans l’acte social, est création,
transfiguration du réel établi, négation de
ce qui est et tension vers ce qui n’est pas encore. La liberté
signifie pouvoir échapper à la sacralité de
la tradition, de la loi, de la norme qui oblige, des déterminismes
sociaux, pour penser et réaliser une nouvelle institution
du social.
La pensée, le mental dans l’homme, est toujours sociale,
tiercéité dirait Charles S. Peirce [51]] Le signe,
le symbolique, l’intentionnalité, la signification
sont un produit de l’interaction sociale à partir d’un
moment précis de l’hominisation.
Alors la liberté, en perpétuelle création,
est un projet, une valeur. Et parce que c’est une valeur,
la liberté anarchiste ne peut pas être séparée
d’autres valeurs comme l’égalité et la
diversité. Dans la synergie des valeurs anarchistes, la liberté
séparée de l’égalité prendra une
connotation négative. Sans l’égalité,
la liberté est privilège.
La volonté de puissance de Nietzsche est concordante avec
sa haine de l’égalité.
Quand Daniel dit que le développement de la puissance est
une liberté toujours plus étendue, il est obligé
de dissocier la puissance en deux qualités : la puissance
libératrice et la puissance dominatrice. En réalité,
il reste dans le sillage spinoziste. Comme l’écrit
Deleuze dans son Spinoza : « L’homme... est libre quand
il entre en possession de sa puissance d’agir, c’est-à-dire
quand son conatus est déterminé par des idées
adéquates... » [52] À côté des
idées inadéquates, il y a les idées adéquates,
« ce sont des idées vraies, qui sont en nous comme
elles sont en Dieu ». [53]
Dans la vision de Colson la liberté reste un « degré
de liberté » de la créature humaine.
Nomos : le Petit Lexique renvoie de nomos à guerre/guerrier.
Outre le fait que je suis d’accord avec les paragraphes qui
prêchent l’insurrection et la révolte, le surinvestissement
de la puissance induit à nouveau une torsion majeure à
la signification de nomos. Voyons, par exemple : « La volonté
de détruire l’appareil d’État, c’est
"le point de vue d’une force de nomadisation". »
(p. 140) Nomade trouve aussi son étymologie dans nomos, mais
maintenant la déterritorialisation est flagrante.
Nomade dérive aussi du grec nemein, mot polysémique
qui signifie « attribuer, répartir selon l’usage
ou la convenance », et également « faire paître
» (utiliser la part réservée à la pâture).
Le sens fort retenu par le débat de la grande sophistique
autour de l’opposition phúsis - nomos, vient du fait
que c’est une décision prise parmi les hommes d’attribuer
et de partager. Donc les nomoi sont les conventions, les normes,
les coutumes, les institutions établies par la polis ou la
société. À l’époque, il était
important de savoir si la division de la société en
dominants et dominés, en maîtres et esclaves, est un
fait de nature ou une différence établie par convention.
Pour Colson, comme pour Deleuze et Guattari, ce ne sont pas les
hommes qui distribuent les terres ou les biens, c’est l’espace
qui distribue les hommes (p. 206).
La loi, du latin lex (legem, legis), est également convention,
norme, le fait d’une décision, et je veux bien réserver
son sémantisme politique à la sphère du pouvoir,
de l’État, de l’obligation juridique. Dans ce
cas de figure, la loi est, comme dit Daniel, toujours « extérieure
et participe des rapports de domination » (p. 47), mais alors
elle n’a rien à voir avec l’autonomie qu’exprime
l’idée de prendre les décisions, et de définir
les normes relationnelles, de l’intérieur même
de la société, du groupe ou de l’individu.
Maître : force ravageuse, la volonté de puissance,
par une transsubstantiation alchimique, acquiert identité,
potentia, désir, volonté, et s’infiltre dans
tout corps, individuel ou collectif, pour le façonner, le
déterminer, le propulser, vers sa seule finalité :
s’imposer. Voilà l’anarchisme élevé
à la catégorie supérieure : il sera «
toujours et sans hésitation du côté des maîtres
» (p. 177). L’anarchiste, l’obscur combattant
du bas peuple, l’hérétique, l’ami de la
canaille, racaille lui-même, doit donc se hisser de force,
évidemment, et trouver une place dans un monde de puissants.
La forme caricaturale exagère les traits qu’elle vise,
mais ne trompe pas. Le maître n’est pas concevable sans
l’esclave. Traditionnellement, la société divisée
oppose les dominants et les dominés, ceux qui commandent
et ceux qui obéissent, et l’un n’existe pas sans
l’autre. Pareil à ces couples contrariés qui
ne peuvent exister sans les deux partenaires, comme la nuit sans
le jour, comme le mâle sans la femelle, l’esclave disparaîtra
à la mort du maître, en dehors de toute dialectique.
N’empêche que sous différentes versions de la
dialectique, de Platon à Hegel en passant par Averroès,
le maître et l’esclave ont maintenu leur liaison. Quelquefois,
grâce aux insondables profondeurs de la dialectique, leurs
rapports se modifient, et nous apprenons que « la vérité
de la conscience est la conscience servile. Sans doute, cette conscience
servile apparaît tout d’abord à l’extérieur
de soi et comme n’étant pas la vérité
de la conscience de soi. Mais de même que la domination montre
que son essence est l’inverse de ce qu’elle veut être,
de même la servitude deviendra plutôt dans son propre
accomplissement le contraire de ce qu’elle est immédiatement
». [54] Pourtant, les maîtres ont toujours vécu
dans les châteaux et les serfs dans les taudis. L’anarchisme,
indéfiniment du côté de l’esclave, tuera
les deux d’un seul coup. Aussi bien au niveau de la théorisation
philosophique que de l’action sociale.
Ceci dit, la non-collaboration de classes et l’affirmation
des capacités de lutte de la classe ouvrière, ainsi
que de l’action directe, de la grève et de l’insurrection,
sont des positions socio-politiques auxquelles le mouvement anarchiste
ne peut pas renoncer.
Volonté : l’anarchie est une aspiration humaine et
pourra se réaliser ou non selon la volonté de l’homme.
Pour Malatesta, la volonté n’est pas un concept de
philosophie première, c’est une façon simple,
compréhensible par tout le monde, de dire que si les gens
ne veulent pas lutter, si les opprimés ne désirent
pas consciemment une autre société plus libre, s’ils
ne veulent pas sortir de l’exploitation, aucune autre force,
puissance, démiurge, ne réalisera l’anarchie.
Il me semble qu’assimiler la volonté malatestienne
à la volonté de puissance de Nietzsche va au-delà
du décentrage ou de la déterritorialisation d’un
concept, ce serait plutôt un abus de langage.
Dans l’avertissement, Daniel invite le lecteur à suivre
ses propres voies ou à construire lui-même un autre
lexique. Pour ma part, je pense que critiquer les opinions exposées
dans le livre ouvre déjà ce chemin nomade qui se construit
en marchant.
« Caminante, son tus huellas el camino, y nada más.
»
Eduardo Colombo
Notes
[1] Voir Réfractions, n° 7, passim.
[2] Colson, Daniel, Petit Lexique, LGF, le Livre de poche, Paris,
2001, p. 13.
[3] Ibid., p. 244
[4] « Toute foule, comme toute famille, a un chef et lui
obéit ponctuellement. » G. Tarde, La Philosophie pénale.
Cité in Susanna Barrows, Miroirs déformants. Réflexions
sur la foule en France à la fin du XIXe siècle, Aubier,
Paris, 1990, p. 125.
[5] Tarde, Gabriel, « Les foules et les sectes criminelles
», la Revue des Deux Mondes, décembre 1893. Reproduit
dans G. Tarde, l’Opinion et la Foule, PUF, Paris, 1989, p.
166.
[6] Tarde, Gabriel, les Crimes des foules, Archives de l’anthropologie
criminelle [1892], cité in Susanna Barrows, Miroirs déformants,
op. cit., p. 128. On lira en particulier le chapitre VI.
[7] Tarde, Gabriel, « Les foules et les sectes criminelles
», loc. cit., p. 164.
[8] Ibid., p. 165.
[9] Ibid., p. 166.
[10] Ibid., p. 174.
[11] Ibid., p. 172.
[12] Nietzsche, Friedrich, Par-delà bien et mal. Gallimard
(Folio), Paris, 1971, p. 145
[13] Voir le raccourci qui fait cohabiter Simondon, Nietzsche,
Foucault et Deleuze avec « 1848 », la Commune, l’Ukraine,
Barcelone. Lexique, « Puissance du dehors », p. 264.
[14] Fabbri, Luigi, Malatesta, ed. Américalee, Buenos Aires,
1945, p. 206.
[15] « L’anarchismo giudicato da un filosofo... o teologo
che sia », Pensiero e Volontà, 16 mai 1925, Scritti.
Edizioni del Risveglio, Genève, 1936,vol. III, p. 171.
[16] Commento all’articolo « Scienza et Anarchia »,
Pensiero e Volontà, 1er juillet 1925, Scritti, op. cit.,
p. 179. Sur la différence conceptuelle entre anarchisme et
anarchie voir Réfractions, n°7, « Anarchie et anarchisme
», p. 44.
[17] Épistémè (Foucault) est utilisé
pour faire référence à l’ensemble des
pratiques discursives, des relations de sens et de connaissances
qui caractérisent une époque ou une période
de l’histoire. Dans d’autres contextes nous avons parlé,
dans le même sens, de bloc imaginaire.
[18] Voir Réfractions, n° 7, « Du pouvoir politique
», p. 20.
[19] Bourdieu, Pierre, la Domination masculine, Seuil, Paris, 1998,
p. 41.
[20] « Démontrer les processus qui sont responsables
de la transformation de l’histoire en nature, de l’arbitraire
culturel en naturel », ibid., p. 8.
[21] Strauss, Leo, Qu’est-ce que la philosophie politique
? PUF, Paris, 1992, p. 39.
[22] Hobbes, Thomas, Léviathan, éd. Sirey, Paris,
1971, p. 5.
[23] Ibid., p. 6.
[24] Hobbes, Thomas, Critique du « De Mundo » de Thomas
White, cité par Yves Charles Zarka, Philosophie et politique
à l’âge classique, PUF, Paris, 1998, p. 9.
[25] Ibid., note de bas de page, p. 11. « À cause
de ce titre de Métaphysique, parce que « méta
» signifie non seulement « après » mais
aussi « au-delà », des ignorants pensèrent
que ces livres contenaient une doctrine transnaturelle, comme si
ceux qui étudiaient la métaphysique visaient par leur
doctrine à sortir des limites de la nature. » (Hobbes)
[26] Hobbes, « Objection cinquième sur la troisième
Méditation de Descartes ».
[27] Hobbes, « Objection seconde sur la seconde Méditation
».
[28] Hypostasier : créer une entité fictive, une
abstraction faussement considérée comme une réalité
(hypostase) ; transformer une relation logique en une substance.
[29] Qui est à son tour un produit de la situation socio-historique
et de la « métabolisation » que le sujet a fait
de l’épistémè à l’intérieur
de laquelle il a été socialisé.
[30] Malatesta, Errico, Commento all’articolo « Scienza
et Anarchia », Pensiero e Volontà, 1er juillet 1925,
Scritti, op. cit.
[31] Nietzsche, Friedrich, La Volonté de puissance, coll.
Tel, Gallimard, Paris, 1995, Livre II, chap. 1er, 19.
[32] Deleuze, Gilles, Spinoza, Les éditions de Minuit, Paris,
1981, p. 134.
[33] Ibid., p. 136.
[34] Ibid.
[35] Schopenhauer, Arthur, Le Monde comme volonté et comme
représentation, PUF, Paris, 1966, p. 27.
[36] Ibid., p. 198.
[37] Voir Colombo, Eduardo, « Critique épistémologique
du concept de pulsion » in Topique, n° 66, 1998.
[38] Nietzsche, Friedrich, Fragments posthumes, 5 [78]. In La Naissance
de la tragédie, Gallimard, Paris, 1977, p. 157.
[39] Nietzsche, F., Par-delà bien et mal, op. cit., p. 60.
[40] Nietzsche, F., La Volonté de puissance, Gallimard,
Paris, 1995, Livre Ier, de 112 à 130.
[41] Voir Tarde, Gabriel, Monadologie et sociologie, Les empêcheurs
de penser en rond, Institut Synthélabo, 1999.
[42] Ecce homo, Denoël, Paris, 1976, p. 153.
[43] Petit Lexique, p. 229.
[44] Schürmann, Reiner, Le Principe d’anarchie. Heidegger
et la question de l’agir, éd. du Seuil, Paris, 1982,
p. 128 (voir spécialement le deux premiers chapitres de la
partie III : « Que l’origine se dit de multiples façons
»).
[45] Voir Gustav Landauer, La Révolution, éd. Champ
libre, Paris, 1974.
[46] Il se pourrait qu’en Grèce archaïque la
liberté ait été reliée au liquide germinal,
générateur, et identifiée à l’eau
et au vin. Dionysos, dieu du vin, porte le titre de Eleutheros,
le libre. Platon, ennemi de la démocratie, était probablement
familier de cette idée, car il utilise ces expressions :
« Une cité démocratique assoiffée de
liberté... s’enivre plus qu’il ne le faut de
cette liberté à l’état pur. » République,
562 c sq., in Les Origines de la pensée européenne
de Richard Broxton Onias, Seuil, Paris, 1999, p. 565.
[47] Benveniste, Émile, Le Vocabulaire des institutions
indo-européennes, vol. I, chapitre III, « L’homme
libre », les éditions de Minuit, Paris, 1969.
[48] Ansart, Pierre, Marx et l’anarchisme, PUF, Paris, 1969
, pp. 148-149.
[49] Ibid., p. 313. Voir aussi p. 314.
[50] Proudhon, Pierre-Joseph, De la Justice dans la Révolution
et dans l’église, Garnier frères, Paris, 1858,
tome II, huitième étude, p. 489.
[51] Peirce, Charles S., Écrits sur le signe, éd.
du Seuil, Paris, 1978. [« L’action brute est secondéité,
toute mentalité implique tiercéité »,
p. 28.
[52] Deleuze, Gilles, Spinoza, op. cit., p. 114.
[53] Ibid., p. 106.
[54] Hegel, Georg Wilhelm Friedrich, Phénoménologie
de l’esprit, Aubier, Paris, 1941, tome I, p. 163.
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