"Nouveau millénaire, Défis libertaires"
Licence
"GNU / FDL"
attribution
pas de modification
pas d'usage commercial
Copyleft 2001 /2014

Moteur de recherche
interne avec Google
Réfractions n°8 - Réponse de Daniel Colson à Eduardo Colombo
Critique d'Eduardo Colombo à Daniel Colson

Origine : http://lagryffe.net/spip.php?article215

Il me faudrait beaucoup de temps pour discuter toutes les remarques, objections et critiques développées par Eduardo Colombo à propos de mon Petit Lexique philosophique de l’anarchisme. Mais, dans son texte, Eduardo souligne un point sans doute déterminant et qui peut permettre, d’une part, d’aller d’un seul coup à l’essentiel de nos divergences, d’autre part, sinon de les résoudre tout au moins d’indiquer la voie d’une résolution possible.

Idée et Action, Raison et Force

Ce point de rencontre et de divergence, sur lequel Eduardo revient plusieurs fois, porte sur le rapport entre Idée et Action, deux notions centrales du projet anarchiste, deux notions que l’on retrouve sous la plume de Proudhon et à travers le rapport qu’il établit entre Raison et Force, deux notions présentes chez un grand nombre d’autres auteurs, à travers les distinctions entre signification et puissance, mots et choses, théorie et pratique, forme et contenu, signes et désirs, pensée et étendue, âme et corps, humain et non-humain, etc. Pour ma part, je suis entièrement d’accord avec la formule d’Eduardo, lorsqu’il explique que pour ce qui concerne " la signification et la puissance, l’idée et la force : la tentation est toujours forte d’hypostasier l’une ou l’autre ". Eduardo me reproche d’avoir succombé à cette tentation d’hypostasier la force et la puissance. Mais on pourrait évidemment (avec infiniment plus de raisons, me semble-t-il) lui faire le même reproche, puisque trois lignes avant de souligner ce double risque, Eduardo écrit que, pour sa part, il " privilégie la signification, l’intentionnalité, le système de signes ou symbolique, devant la force ou la puissance ". On pourrait ainsi lui reprocher d’hypostasier l’idée en oubliant que l’idée est aussi une force, d’hypostasier la signification en oubliant que toute force possède une signification et que toute signification est l’expression d’une force.

Nous sommes ici au cœur de notre divergence et de notre entente possible, mais avec une différence importante, c’est qu’il me semble (en toute modestie) être beaucoup plus fidèle que lui au souhait qu’il formule. Au regard d’un monde hiérarchisé, oppresseur et mutilant, qui justement valorise sans cesse la théorie au détriment de la pratique, les décideurs au détriment des exécutants, celui qui sait au détriment de celui qui ne sait pas, la froide raison au détriment des affects et des sentiments, la fausse et hypocrite neutralité et indifférence du savant ou de l’expert au détriment de ceux qui se débattent dans le bruit et la fureur des interactions de la vie, mon Petit Lexique peut sembler privilégier la force et la puissance, les affects et les désirs. Mais c’est une illusion d’optique, l’effet trompeur d’un ordre inégalitaire et dominateur qui a tout intérêt à valoriser les signes et les idées, à les croire sans cesse menacés, à réaffirmer un dualisme hiérarchisé d’où il tire la réalité de sa puissance si particulière. Tout ce que j’essaie de " dire " dans ce Lexique consiste justement d’une part à ne jamais séparer action et idée, force et signification, d’autre part à ne jamais privilégier l’une au détriment de l’autre. Comme on ne me croira pas sur parole (si on peut dire), je ne peux qu’inviter les lecteurs de Réfractions à lire, entre autres, les développements portant sur notions communes, raison collective, symbole (signes) et théorie/pratique. Dans cette dernière entrée, j’explique une nouvelle fois la position de Deleuze (si fidèle au vœu d’Eduardo), pour qui tout être collectif, toute " force collective " (c’est le vocabulaire de Proudhon), toute réalité, possède " une double dimension ou un double visage [indissociable et non hiérarchisé], avec d’un côté une face d’énonciation, de forme, d’expression et de signes, et de l’autre une face machinique, de contenu, de corps, de forces et de désirs " (p. 328). Cette position deleuzienne est au centre de la pensée de Proudhon et de Bakounine, lorsque Proudhon affirme que " le fait et l’idée sont réellement inséparables " (De la Justice, tome II, p. 298), lorsqu’il se propose de " purger " les idées de tout absolu, de " faire apparaître la raison des choses ", de " déterminer [...] les rapports ou la raison des actes humains, sans y mêler rien de l’absolu humain " (ibid., tome III, p. 248) ; ou lorsque Bakounine explique que " chaque chose porte sa loi [...] en elle-même ", que " les causes n’ont point d’existence idéale, séparée " (Considérations philosophiques sur le fantôme divin, sur le monde réel et sur l’homme, Stock, tome III, p. 354). Cette position deleuzienne est au cœur du discours militant libertaire lui-même, au cœur de la notion d’action directe, et bien sûr au cœur du concept de propagande par le fait, un concept majeur du mouvement anarchiste naissant, un concept à la fois pratique et théorique, démontrant ainsi lui-même ce qu’il affirme : le caractère indissociable de l’action et de l’idée, de la force et de la signification ; un concept que les pratiques ultérieures des mouvements libertaires n’ont jamais cessé de mettre en œuvre, mais que la tradition idéologique du mouvement anarchiste, de son côté, a trop souvent minimisé et redouté, quand elle n’a pas été conduite à le répudier radicalement, dans la crainte frileuse de ses propres attendus.

Cette prise de position théorique - l’indissociabilité et l’importance égale de la force et de la signification -, pour peu qu’on la tienne jusqu’au bout, que l’on ait confiance dans ses effets et ses conséquences, que l’on refuse les pièges et les illusions intéressées de l’idéalisme et du dualisme qui servent de justification à l’ordre actuel, permet de résoudre un grand nombre des difficultés et des objections qu’Eduardo soulève dans son texte et d’éviter aussi, par ailleurs, beaucoup de flottements, d’à-peu-près et d’hésitations qui trop souvent paralysent la pratique et la réflexion des libertaires. J’en signalerai trois.

Première difficulté : la qualité des forces collectives. " Qualité, d’où vient-elle ? La qualité est-elle inhérente à la force ? " demande Eduardo. Je laisserai de côté la dimension philosophique de cette difficile question [1] en indiquant seulement que pour moi la réponse est sans aucun doute affirmative, dans la mesure où de cette affirmation dépend étroitement (entre autres choses) d’une position (politique) libertaire essentielle : l’idée que la fin est forcément contenue dans les moyens. En effet, répondre non à la question posée par Eduardo, penser que la qualité émancipatrice d’une force ou d’un acte n’est pas inhérente à cette force et à cet acte conduit automatiquement selon moi à revenir à l’idéalisme et au dualisme, à une raison instrumentale et extérieure où la force est un moyen parmi d’autres [2], un outil sans signification intrinsèque, indifférent par lui-même a ux fins poursuivies par quelqu’un d’autre (qui, au fait ? un être qui ne serait pas une force ou un composé de forces ?), au même titre qu’une clé à molette, une kalachnikov, la logique scientifique ou telle ou telle organisation de masse ; en obligeant ainsi inévitablement à faire appel à une instance tout aussi extérieure (Dieu, des règles éthiques, un projet idéologique, etc.) capables de définir le bon et le mauvais usage des moyens employés et de dénoncer (au nom de quoi et à partir de quels critères de différenciation ?) l’immoralité du marxisme autoritaire, l’intention de pouvoir des dominants, etc.

Dire que la fin est contenue dans ses moyens, que tout agencement donné de forces produit lui-même une force (" résultante " disent Proudhon et Bakounine) porteuse de sa fin (comme la nuée de l’orage, ou la structure d’un parti autoritaire et centralisé de la dictature étatique en cas de victoire, etc. [3]), refuser une neutralisation de certains éléments du réel pour éviter de les rendre intangibles (à la façon de la médecine, de l’économie ou de la science pour l’ordre actuel) et ainsi, d’instruments, les transformer en maîtres intouchables et absolus [4], n’est pas seulement une prise de position métaphysique [5]. C’est une prise de position tout à fait concrète et immédiate, pratique, que l’on exerce à tout moment (les idéalistes et les dualistes comme les autres), sous la forme d’un jugement ou d’une évaluation incessante des êtres et des situations, lorsqu’un être agit sans rien dire (en déplaçant une échelle sur laquelle on va monter par exemple) ou lorsqu’il dit ce qu’il est en train de faire, ou pire encore, lorsqu’il dit pourquoi il le fait, quel est le but qu’il poursuit (faire d’un enfant un homme et un citoyen, me proposer un placement à long terme, faire le bonheur du peuple ou mon salut au ciel, etc.). Dans la vie courante, comme dans la vie militante, on ne juge jamais un être sur ses paroles, ni sur ses intentions proclamées. [6] Qu’il parle ou non, on l’évalue toujours en fonction de la qualité de la force ou du désir qui le constitue et l’anime à un moment donné et dans une situation donnée, et qui constitue sa véritable " intention ", sa véritable " raison " d’agir, en fonction de la dynamique, du désir et du mouvement dans lequel il est pris (colère ou indignation inconsistante, frustration, générosité, etc.). On l’évalue à travers des jugements qui portent justement des noms aussi courants que ceux de " sincérité ", de " générosité ", de " mesquinerie ", de " malveillance ", d’" envie " et un grand nombre d’autres encore que Spinoza pensait sur les registres contrastés de la joie et de la tristesse et que le mouvement libertaire s’efforce de saisir, de façon très proche, à travers les dimensions de l’émancipation ou de la domination, de la liberté ou de l’oppression, de l’autonomie et de l’hétéronomie, à travers des modalités d’association ou de désassociation et l’évaluation immédiate d’un avenir (même lointain) qui est entièrement inclus dans la puissance du moment présent, dans sa qualité de force émancipatrice ou oppressive, épanouissante ou mutilante (et c’est à penser cela que l’entéléchie leibnizienne peut servir).

Seconde difficulté soulevée par Eduardo que seul, selon moi, le caractère indissociable et non hiérarchisé de l’Idée et de l’Action, de la Force et de la Signification permet de résoudre. Au début de son texte, Eduardo, faisant référence à une prise de position semblable du collectif de Réfractions, cite un passage de l’introduction du Petit Lexique : " L’anarchisme, parce qu’il ne possède ni Académie française, ni pape, ni comité central, autorise tout le monde à parler en son nom. " Et il ajoute une phrase significative selon moi : " Je suis d’accord et pas tout à fait ", en illustrant ainsi une attitude fréquente des libertaires face au caractère explosif du projet émancipateur dont ils sont les héritiers. La référence à l’anarchisme est " libre ", mais " pas tout à fait ". Je n’insisterai pas sur la difficulté que constitue, d’un point de vue libertaire, l’idée d’une liberté partielle ou entravée, mais entravée par quoi et par qui [7] ? On retrouve le problème de tout à l’heure : l’impuissance (ou le caractère fallacieux) des seuls critères idéologiques de différenciations, mais aussi l’impuissance et les conflits interminables qu’ils entraînent chez les anarchistes. Ceux-ci n’ayant ni pape, ni comité central ne peuvent que se disputer à l’infini pour savoir qui a " raison ", qui est vraiment anarchiste, etc. Et ce ne sont pas les anarchosyndicalistes espagnols qui me contrediront sur ce point, sur l’impuissance d’une discrimination fondée sur la seule idéologie, sur les " principes ", le programme ou l’héritage transformé en " programme " ou en " recette ", dont chaque anarchiste ne doute pas un instant être le dépositaire (à juste titre, mais pas comme il croit, le plus souvent). Mais ce que la " raison " hypostasiée, livrée à elle-même (donc folle les trois quarts du temps, ou hypocrite et trompeuse) ne peut résoudre, d’un point de vue libertaire, la double réalité de l’action et de l’idée, de la force et de la signification, le résout sinon sans problèmes, tout au moins sans difficultés majeures. C’est en ce sens que Eduardo a raison de dire que l’on ne peut pas " faire crédit sur parole ", même lorsque cette parole est irréprochable dans ce qu’elle dit, même lorsqu’elle fait preuve d’une logique imparable, cette logique qui rend si souvent muets ceux qui subissent les effets de ses justifications. Comme le dit Eduardo, toute prise de position implique un " jugement de valeur ", et ce jugement ne porte pas sur le seul contenu logique des propositions avancés, ni sur le monde imaginaire à venir que ces propositions prétendent rendre présent par le mirage des mots. Dans ce cas, nous serions tous chrétiens, humanistes ou communistes. Ce " jugement de valeur " implique une évaluation vécue, intuitive, éthique et immédiate (donc politique pour l’anarchisme), de la qualité émancipatrice ou dominatrice des forces et des agencements de forces proférant telle ou telle parole, tel ou tel discours. Cette évaluation, forcément subjective, expérimentale, entièrement immanente à ce qui me constitue, moi ou tout autre être collectif, comme sujet à un moment donné (révolté ou entravé, passif ou actif, complice ou dissident, en foule ou seul, etc.) est elle-même une force (d’indignation par exemple) dont la propre qualité s’enracine dans l’agencement de forces qui nous constitue au moment où nous évaluons, dans la situation qui nous détermine à un moment donné, et qui exige toujours de notre part, comme le montre Nietzsche, une sensibilité, une ouïe et un odorat très fins. Et c’est pourquoi nos amis ne sont pas forcément où l’on croit, que les forces émancipatrices ne sont pas forcément où les mots, les drapeaux et les étiquettes disent qu’elles se trouvent. Et c’est pour cela que les processus d’association et de désassociation sont si importants, dans la mesure où ils déterminent à la fois la qualité de notre jugement (qualité dont personne n’est assuré) et les limites incertaines, sans cesse changeantes (même lorsque ce changement est lent), des forces associées et se reconnaissant dans tel ou tel intitulé, dans un ensemble donné de propositions que Proudhon appelle " raison collective ", Spinoza " notions communes " et Deleuze " agencements collectifs d’énonciation ".

J’en arrive ainsi à une troisième difficulté que souligne le texte d’Eduardo et que le caractère indissociable et non hiérarchisé du rapport entre force et signification permet peut-être de résoudre. Eduardo s’interroge sur la signification d’un concept clé de l’anarchisme, l’action directe, un concept auquel il faut joindre aussitôt la notion de propagande par le fait. Le problème est analogue à celui du label anarchiste. Comment évaluer la qualité émancipatrice ou libertaire d’un acte et d’un fait (le fait étant lui aussi un acte dans la conception anarchiste de la propagande par le fait) ? Pour moi, les textes et les pratiques anarchistes sont ici aussi têtus que les faits (comme on dit). Cette valeur libertaire ou émancipatrice d’un acte ou d’un fait, qu’il soit anodin ou spectaculaire, d’une grande douceur ou d’une grande violence, est entièrement immanente à cet acte et ce fait, sans restes. En aucun cas elle n’est définie par une instance extérieure qui lui donnerait son sens, qui jugerait de son utilité ou de sa fidélité à une loi, un programme ou un discours extérieur. C’est pour cela que Louise Michel pouvait (sans être antispéciste), comme une multitude d’autres êtres, se précipiter (" spontanément ", sans réfléchir) pour aider un chat martyrisé par des enfants, et tirer à la carabine sur les versaillais, Simone Weil être prête à se battre le fusil à la main contre les fascistes (malgré sa myopie) et être horrifiée et désespérée qu’on fusille un jeune fasciste refusant de rallier les rangs de la colonne Durruti. C’est pour cela qu’un anarchiste de Barcelone aurait pu (ou dû) prendre les armes contre les militaires et tuer sans hésiter des miliciens en calot noir et rouge en train de lyncher un vieux prêtre ou (bien sûr) de violer une religieuse ou une bourgeoise. Pour moi, et il me semble être fidèle à la lettre et aux pratiques libertaires, tout acte doit être évalué en lui-même, à partir de sa propre signification dont cet acte ne manque jamais, comme chacun le sait dans tout ce qu’il vit, dans tout ce qu’il fait, et jamais à partir de critères extérieurs, ceux de son camp, de son église, de son parti, de ses croyances, d’un projet idéologique extérieur, critères extérieurs dont on connaît très bien les effets dévastateurs, mortifères, oppresseurs. C’est ça la grande originalité de l’anarchisme, sa dimension éthique, son immédiateté, son indiscipline, son immanentisme radical, sa prétention à tirer de chaque acte sa signification. Mais alors, l’anarchisme est-il le chaos que l’on dit, un monde émietté à l’infini ? Non, bien sûr, dans la mesure où l’anarchie dont il se réclame est justement la condition de sa propre sélection des faits et des actes émancipateurs, la condition d’une cohérence interne, d’un " plan " d’émancipation aurait pu dire Deleuze [8], construit patiemment ou avec la vitesse infinie de l’intuition à partir de l’association ou de la désassociation des " êtres " ou (dans le vocabulaire de Proudhon) de " forces collectives " instables et changeantes, sans cesse engagées dans la lutte entre servitude et libération. L’anarchie n’est pas le contraire de l’unité. Elle est cette " étrange unité qui ne se dit que du multiple " dont parle Deleuze, puisque tout acte, tout fait se suffit à lui-même dans sa singularité, porte en lui même, à travers son double visage de force et de signification, la totalité de ce qui est, mais sous un certain point de vue et avec une certaine qualité de force qui impliquent toujours un monde possible parmi beaucoup d’autres, un monde de forces libres et associées, un monde qu’il convient de choisir, de construire et de faire exister.

C’est ce problème ou cette difficulté qu’Eduardo soulève lorsqu’il cite le passage où j’écris que " les passages à l’acte " prennent sens " à l’intérieur d’un projet révolutionnaire d’ensemble visant à se substituer à l’ordre dominant et aux pièges de l’ordre symbolique si particulier qu’il met en œuvre, une autre relation entre les signes et les forces, les mots et les choses, les significations et les affects ". Mais Eduardo ajoute aussitôt que pour lui " un projet ne peut être que de l’ordre du symbolique ", en tirant aussitôt de cette conviction discutable l’idée que je me mets en contradiction avec moi-même, puisque le projet s’opposerait à la force et au désir impliqués dans un acte ou une situation vécue, qu’il constituerait le cadre extérieur seul capable de donner sens aux actes, en justifiant ou en excusant par exemple l’exécution sauvage d’un curé au nom de la dimension antireligieuse de l’anarchisme et de la vieille idée que l’on ne fait pas d’omelette sans casser des œufs, le viol d’une bourgeoise au nom de la lutte des classes ou, même avec gêne et tristesse cette fois, l’exécution navrée d’un gamin entêté dans sa fierté (pourtant si libertaire !) et dans les idées que lui ont inculquées ses parents. Mais Eduardo me lit très mal. Il ne voit pas, littéralement, que dans la citation qu’il donne de mon texte je parle de " signes et de forces ", de " mots et de choses ", de " significations et d’affects ", indissociables et non hiérarchisés et dont il dit par ailleurs à juste titre qu’il convient de ne jamais hypostasier les uns au détriment des autres, les signes au détriment des forces, les mots au détriment des choses, les significations au détriment des affects, et vice versa. Eduardo me lit mal, puisque dans la perspective qui est la mienne et qu’il semble par ailleurs être prêt à reprendre à son compte, tout " projet ", révolutionnaire ou non, est lui aussi un agencement de signes et de forces, de mots et de choses, de forces et de raisons, un " mouvement ". Dans le Petit Lexique, il suffit d’aller à l’entrée " projet " pour voir en quel sens j’emploie ce mot. Je m’excuse d’alourdir ce texte, mais il ne me semble pas inutile de citer entièrement le passage :

Projet : (voir action, fin/moyen, raison collective et entéléchie). Le projet libertaire ne se distingue pas du mouvement libertaire, par exemple sous la forme d’un but ou d’un idéal plus ou moins inaccessible. Projet et mouvement sont indissociables dans la mesure où, comme pour toute réalité, dès lors qu’on la scrute de façon attentive, tout mouvement, toute réalité existant à un moment donné (c’est-à-dire dans tous les cas) porte en elle-même son projet, sa raison d’être, ce vers quoi elle tend comme ce qui la fait agir, puisque le projet est à la fois la fin et le commencement de l’action, son passé et son avenir, son moteur et son but, sa logique interne (voir entéléchie). La perception libertaire des forces ou des mouvements luttant pour l’émancipation exige toujours d’aller en deçà des buts explicites que se donnent ces forces ou ces mouvements, de scruter ce qui les fait réellement agir, la nature du désir (ou de la volonté) qui les constitue comme agencement collectif à un moment donné (voir aval/amont).

" Anarchistes quand même ! "

Les critiques et les hésitations du texte d’Eduardo me semblent être assez représentatives d’un problème plus général qui se pose à l’ensemble de la tradition libertaire, cent cinquante ans après son apparition. Ce problème, Eduardo le soulève incidemment lorsqu’après avoir indiqué qu’il accepte l’idée que l’anarchie soit " l’affirmation du multiple, de la diversité illimitée des êtres et de leur capacité à composer une monde sans hiérarchie et sans domination ", il ajoute entre parenthèses : " Nous sommes des anarchistes quand même ! " Sous la plume d’Eduardo, quelqu’un dont il est difficile de contester les convictions anarchistes, la concession me semble à la fois invraisemblable et très significative. Formulé un peu brutalement, on pourrait dire que le mouvement anarchiste explicite (dont je fais partie), le gardien de l’héritage anarchiste, est beaucoup trop souvent composé d’" anarchistes quand même ! " ; malgré tout, malgré l’anarchisme. Bricmont est un " anarchiste quand même ", malgré sa pratique extrêmement normée de la physique, et des prises de position publiques où l’on cherche en vain la moindre étincelle libertaire [9]. Chomsky est un " anarchiste quand même ", malgré sa grammaire générative, au nom d’un attachement sentimental, séparé de sa pratique scientifique, un peu à la façon de Newton pratiquant l’alchimie parallèlement à ses découvertes scientifiques officielles [10]. Alain Thévenet et Mimmo Pucciarelli sont des " anarchistes quand même " malgré (de façon inversée mais c’est la même chose) les utopies obstinément " révolutionnaires " d’un siècle de mouvements libertaires. Les non-violents sont " anarchistes quand même ", malgré un siècle et demi de violence anarchiste. Les anarchistes " révolutionnaires ", soucieux de préserver l’idée de révolution dans des organisations immobiles mais capables de traverser le temps, à la façon des structures refuges du trotskisme, sont des " anarchistes quand même ", malgré le caractère échevelé, imprévisible, déroutant et éphémère des révoltes et des mouvements libertaires. Raisonnables et sérieux (oh combien !), soucieux d’élaborer un programme crédible (même s’il est introuvable, forcément) sur le marché des propositions politiques, les anarchistes contemporains sont trop souvent des " anarchistes quand même ", une restriction qui les oblige à laisser dans l’ombre Proudhon, Bakounine, Cœurderoy, Déjacques, la propagande par le fait, l’action directe, un siècle d’expériences libertaires multiformes, sans parler des folies tout aussi multiples d’un anarchisme devenu incompréhensible, lettre morte, expériences mortes. Dans ma véhémence, je ne voudrais blesser personne mais il me semble que l’héritage anarchiste pose un véritable problème à ceux dont ce serait la tâche d’exprimer des possibles et des mouvements réels, des révoltes minuscules ou de grande ampleur qui trop souvent les désorientent ou les désarçonnent lorsqu’elles se font trop perceptibles. Comme amorce à ce débat, il faudrait analyser les effets dramatiques d’un siècle traumatisé par le fascisme, le communisme, par la découverte que le " peuple ", les " ouvriers ", les mécontents, la force, l’action et la violence n’étaient pas forcément porteurs d’émancipation mais au contraire de domination et d’oppression abominables. Dans les réticences et les critiques d’Eduardo vis-à-vis du Petit Lexique, il me semble percevoir les effets de toutes ces expériences traumatisantes pour ceux qui, intrépides, prétendaient changer le monde, l’angoisse face à un projet historique, auquel on ne pourrait plus concéder que la candeur ou la naïveté, et qu’il faudrait maintenant enfermer dans des digues, des limites et des barrières raisonnables illusoires, qui le rendent incompréhensible. Réaffirmer le projetlibertaire(ausensquelePetit Lexique donne au mot projet) dans toute son ampleur et sa radicalité, faire confiance à ce projet, ne pas redouter la pourtant si redoutable puissance du dehors dont il tire sa force, mettre à jour les logiques, les pratiques et les discours internes capables de lui assurer sa valeur émancipatrice, tel est l’" objectif " d’un texte qui est né un peu par hasard (dans le feu des discussions et des problèmes propres à cet agencement de forces, minuscule et si singulier, qu’est la librairie la Gryffe).

Tarde, Nietzsche et les autres

J’en arrive à un troisième point de la critique d’Eduardo. Ce n’est pas le plus important selon moi, mais c’est celui qui me touche peut-être le plus, dans la mesure où il implique mon appartenance affective au mouvement libertaire (y compris dans sa dimension de cercle familial fait de beaucoup de cris et de fureurs mais aussi de beaucoup d’amitié). Je me sens évidemment entièrement responsable (et heureux) de la couverture du Petit Lexique, bien qu’elle ait été entièrement conçue par un graphiste du Livre de poche, qui en a eu l’idée, que je soupçonne d’être très nettement de sympathie libertaire et que je remercie ici (au cas où il lirait Réfractions) pour le soin et la ténacité qu’il a mis à l’imposer [11]. Mais je voudrais cependant faire quelques remarques sur cette irruption d’auteurs non anarchistes dans un livre qui se veut un lexique philosophique de l’anarchisme.

Pour une lecture politique un peu rapide, Nietzsche est sans aucun doute une sorte d’esthète politiquement conservateur. Whitehead introduit Dieu dans sa métaphysique et devait être croyant. J’ignore tout des convictions politiques du météore philosophique que l’on appelle Simondon. Mais je n’ignore pas que Tarde fut juge d’instruction, criminologue et un professeur au Collège de France plus ou moins couvert d’honneurs par les pouvoirs établis. Je pourrais évidemment faire valoir que le juge et criminologue Tarde était un être étrange sous sa normalité apparente, qu’il était contre la peine de mort et qu’il a violemment combattu les thèses de Lombroso qui étudiait les crânes des criminels et des anarchistes pour y trouver la cause de leurs déviances sociales. Mais ça ne servirait à rien et ce serait absurde au regard de ce que j’ai essayé de dire dans le Petit Lexique comme de ce que nous venons de voir. La vie d’un être humain est certes toujours prise dans un agencement plus ou moins durable et significatif de forces, de choix, d’appartenances et de raisons qui, vu de l’extérieur, fournit un indicateur grossier mais précieux - à première vue, en attendant mieux -, de sa cohérence et de sa signification émancipatrice ou oppressive. Pour ma part, j’aurai toujours tendance à faire davantage confiance à quelqu’un qui milite ou a milité dans un mouvement libertaire, qui se dit ou s’est dit " anarchiste ", quitte à être parfois extrêmement surpris et déçu, qu’à un fasciste ou un ancien fasciste patenté. Mais, pour moi, l’appartenance publique, dans le cadre des représentations dominantes, surtout lorsque cette appartenance est idéologique, n’est en rien la garantie, bien au contraire, du caractère libertaire de telle vie, de tel acte, de tel rapport aux autres êtres, à tel ou tel moment. À mon avis, l’anarchisme, comme mouvement et comme projet émancipateur, ne s’identifie en rien à un " camp ", un espace libéré ou distinct avec ses frontières, ses douaniers, ses drapeaux, ses sigles, ses hymnes, ses insignes distinctifs, ses anathèmes et ses exclusions, mais je renvoie ici à ce qu’on vient de voir sur le label " anarchiste " et le jugement que l’on peut porter sur les actes et les actions. Cette constitution de l’anarchisme en parti, en camp ou en substitut familial conduit, entre autres choses et pas parmi les plus graves d’un point de vue libertaire, à toute une série de conformismes, de justifications et de falsifications identitaires - sur les violences dans l’Espagne de l’été 1936 par exemple, les vies et les choix des uns et des autres - désastreuses pour le projet dont ce camp ou cette famille se croient porteurs, trop souvent à tort. Un grand nombre et certains types de violences en Espagne me sont insupportables d’un point de vue libertaire, mais je n’ai en rien besoin de les nier ou de les excuser (sans parler de les justifier), et ceci en raison même de ce point de vue. Si Tarde était juge d’instruction et grand adversaire des anarchistes, tels qu’il se les représentait, Proudhon était d’une misogynie invraisemblable et dûment théorisée, Bakounine et Proudhon ont fait preuve de préjugés antisémites tout aussi inacceptables alors même que l’antisocialiste et l’antianarchiste Nietzsche (dans un tout autre contexte et pour de tout autres raisons) dénonçait les antisémites. Et cela ne m’empêche évidemment pas de me référer à eux. Et si je ne parle pas de Sébastien Faure dans le Petit Lexique ce n’est évidemment pas parce qu’il était vraisemblablement " pédophile ", comme on dit maintenant à l’intérieur d’un dispositif d’énonciation et d’évaluation juridico-moral particulièrement répugnant.

Cette polyvalence, cette hétérogénéité et cette ambiguïté émancipatrice des uns et des autres ne sont pas propres à ces " forces collectives " importantes mais particulières que sont les " individus " au sens courant du terme (une des nombreuses données de la modernité, à partir desquelles il faut partir). Elles caractérisent tous les êtres collectifs : le syndicalisme et le mouvement ouvrier par exemple, deux réalités historiquement profondément et massivement conformistes et réformistes, comme tout le monde peut le constater, et qui ont pourtant constitué historiquement un des espaces privilégiés du déploiement du projet libertaire ; ou encore, plus rarement il est vrai, les formes d’existence guerrière (que l’on aurait évidemment tort d’idéaliser), comme le montre l’Ukraine révolutionnaire ; mais aussi les tout aussi contestables et polyvalentes communes, coopératives, groupes affinitaires, structures " familiales " (communautés), conseils ouvriers, librairies, collectifs de revue, groupes féministes, réseaux de hackers, groupes rock et bien sûr l’art ou la philosophie (sans parler des plus discutables encore " organisations " politiques).

Force subversive prétendant recomposer la totalité de ce qui est, l’anarchisme n’a pas pour moi de frontières ou de territoire spécifique, il est potentiellement présent dans toute réalité comme puissance de subversion et de recomposition émancipatrice à l’intérieur de rapports et d’êtres où règnent et se reconstituent sans cesse l’oppression, la do mination, la mutilation des possibles dont la réalité est porteuse. Cette " réalité " est " humaine " bien sûr, comme le rappelle Eduardo, mais sans reste, comme totalité de ce qui est, au sens où avec élisée Reclus on peut affirmer que " l’homme est la nature prenant conscience d’elle-même ", ou encore, avec Proudhon cette fois, que l’être humain est à la fois " ce qu’il y a de plus grand dans la nature " et à la fois " toute la nature " (De la Justice, tome III, p. 175).

Cette dimension subversive du projet anarchiste entraîne une conséquence où l’on retrouve peut-être une dernière divergence entre le Petit Lexique et les positions d’Eduardo. Se référant à Malatesta qui se méfiait des débats philosophiques (à juste titre quand on connaît l’importance des mots et des signes dans la pratique philosophique), Eduardo tend dans son texte, me semble-t-il, à faire de la philosophie un domaine à part et plus ou moins secondaire où l’anarchiste viendrait éventuellement et non sans précautions chercher des justifications théoriques, comme par ailleurs il pourrait faire appel à la science, à la technique, à la truelle des maçons ou aux fusils des militaires pour construire, à l’aide de ces instruments, la société à venir. Pour moi il n’existe pas de domaines à part pour le projet libertaire, de données objectives, sans autre signification que celle que l’humanité voudrait bien lui conférer, de l’extérieur, à partir d’une réalité autre [12]. À mon avis, il n’existe pas d’avantage de réalités que l’on pourrait ranger dans la catégorie des outils ou des instruments. Pour moi, le projet libertaire traverse toute chose : la philosophie comme la science dans leurs rouages les plus minuscules, les truelles comme les fusils, les biberons comme les ceinturons, les voitures comme les poêles à frire où Simone Weil a si malencontreusement (ou heureusement) mis le pied, ces objets éminemment humains, cristallisations et acteurs de tant de relations humaines possibles. Et c’est en ce sens que le projet et le mouvement libertaires traversent la philosophie comme toute autre réalité, sans privilèges ni dévalorisation, en sélectionnant et en recomposant sans cesse ce qui la constitue comme domaine donné, au même titre que le syndicalisme, le mouvement ouvrier, les individus, le mouvement des femmes, les langues ou la musique, l’art de boire, de jouer au football ou au rugby, sans autre critère de hiérarchisation que la puissance de subversion et d’émancipation dont cette traversée est porteuse à un moment donné, dans un domaine donné et dans une situation donnée, dès lors qu’elle parvient à associer le plus grand nombre possible de " forces collectives " émancipatrices.

Daniel Colson

La revue Réfractions est disponible en ligne : http://refractions.plusloin.org/

Notes

[1] C’est à l’intérieur de cette question et de la possibilité d’y répondre que l’on peut situer la polémique sur l’interprétation de la volonté de puissance et de l’éternel retour nietzschéen. J’y fais rapidement allusion dans le Petit Lexique, note 1, p. 73.

[2] Comme la force du torrent, la roue à aubes et les engrenages du moulin pour le meunier, ou les dons d’un enfant pour le dessin ou la musique.

[3] Et à condition de bien voir que cette implication de l’avenir dans le présent, de la fin dans les moyens est très précisément l’inverse du déterminisme que l’extériorité de la raison utilitaire présuppose au contraire inévitablement.

[4] Comme ce sera le cas de l’État ou de la Tchéka pour le marxisme autoritaire.

[5] La capacité de l’anarchisme à s’opposer à une instrumentalisation de la vie, dont Bakounine avait déjà si vigoureusement dénoncé les effets dans sa critique de la science, est d’autant plus importante que nous entrons dans une période où justement les forces et les désirs impensés de la science et de la technique prétendent s’en prendre à la vie elle-même, la soumettre à une folie rationnelle (tout est rationnel !) qu’aucun et dérisoire comité d’éthique ne pourra jamais endiguer ; une folie et à côté de laquelle l’île du docteur Moreau risque de ressembler au plus conformiste des camps de vacances du club Méditerranée.

[6] Et ce n’est pas le psychanalyste Eduardo Colombo qui me contredira sur ce point, même si l’inconscient freudien constitue une vision extrêmement simplifiée et trompeuse des forces qui nous font agir et qui font agir le monde.

[7] Ce problème est au centre de la façon dont Chomsky a fait face à l’affaire Faurisson, mais sur le seul terrain de la " liberté d’expression ", en se rendant incapable, par idéalisme idéomaniaque, d’évaluer la qualité de la force et du désir qui animaient Faurisson, Guillaume et les autres ; une évaluation qui conduisait pourtant aussitôt ou très vite à rejeter leur position, à renifler de quoi elle était porteuse et à ne rien avoir à faire avec eux, malgré l’embrouillamini logique et soi- disant révolutionnaire de leurs raisonnements.

[8] Sur la richesse sémantique du mot " plan " voir Deleuze, Spinoza, philosophie pratique, Paris, 1981.

[9] Voir Alain Sokal et Jean Bricmont, Impostures intellectuelles, éditions Odile Jacob, 1997.

[10] De Chomsky, il faut lire cependant l’Amérique et ses nouveaux mandarins, Seuil, 1969, où le savant, enkysté par ailleurs dans le rationalisme étroit de la science, s’enthousiasme pour les aspirations et les réalisations spontanées de la Révolution espagnole, au risque, quelques années plus tard (faute de flair et d’une représentation d’ensemble capable de penser en même temps la science et la révolte, les logiques de la science et les " révoltes logiques " de Rimbaud), de transférer sans le moindre sens critique, son enthousiasme libertaire sur la machine de mort et de domination que fut le polpotisme cambodgien.

[11] La couverture a failli être une peinture de Prométhée s’efforçant de conquérir le feu du ciel.

[12] On pourrait multiplier ici les textes anarchistes, en particulier de Bakounine, refusant un dualisme spirituel, politique et scientifique perçu comme au fondement de l’oppression, affirmant un monisme et un immanentisme absolus.



Réfractions n°8 - Critique d’Éduardo Colombo

L’anarchisme et la philosophie

octobre 2003

http://lagryffe.net/spip.php?article219

« L’anarchisme, parce qu’il ne possède ni Académie française, ni agrégation, ni pape, ni grands prêtres, ni comité central, autorise tout le monde à parler en son nom », dit Colson. Je suis d’accord et pas tout à fait. Derrière l’apparence de simplicité, il y a quelque chose dans cette formulation qui me contrarie. Nous, les gens de Réfractions, nous avons écrit dans le dernier numéro qu’« il ne peut pas y avoir dans l’anarchie une doctrine ou un dogme. Nul ne viendra donc donner l’imprimatur ». La nuance est que n’importe qui peut dire ce qu’il veut, mais je ne vois pas pourquoi on lui ferait crédit sur parole.

L’anarchisme nie par principe la possibilité même qu’une instance puisse se constituer à l’intérieur ou à l’extérieur du mouvement, pour définir une orthodoxie : il n’y aura alors ni assemblée, ni concile, ni grand inquisiteur, qui viendra donner le label d’anarchiste. Ainsi, une parole qui dit quelque chose « au nom de l’anarchisme », ne sera crédible qu’à partir d’un jugement raisonnable, sensé, qui mettra en accord la doxa avec le corpus théorique et social d’un mouvement qui, dans sa diversité (multiplicité) - diversité pas seulement acceptée mais aussi voulue -, maintient la cohérence de ses propositions centrales. [1]

Acceptons, alors, la version que Daniel Colson veut nous donner de l’anarchisme et discutons-la.

Mais le point de vue subjectiviste « absolu affirmé dans ce lexique » [2], intègre (unifie, mélange, confond ?) trois niveaux d’analyse que je pourrais discriminer ainsi : 1. Un premier niveau « politique » dans le sens noble du mot. 2. Un niveau propre à la philosophie politique. 3. Un niveau, dirais-je, de prima philosophia.

Un « point de vue » est une opinion, une opinion émise à partir d’une « position dans le monde », je l’admets volontiers. Cependant, il n’y a pas de reconnaissance des faits, ni de connaissance ou savoir sur les choses, politiques ou non, qui n’inclue pas un jugement de valeur. Ce qui compte est que cette valeur ne reste pas cachée ou latente et qu’elle puisse être exprimée. L’homme (le genre humain) ne peut pas abandonner l’idée d’une société plus libre, plus égalitaire, plus juste (l’existence de l’anarchisme le prouve) et pour la réaliser il doit l’imaginer, la penser, et trouver les moyens d’y parvenir. Et pour reconnaître une société plus libre, plus désirable, il n’a pas un autre pouvoir, une autre capacité, que ceux de sa propre raison. Si l’idée, le projet, est le simple « produit d’un agencement matériel de forces... forces elles-mêmes constituées d’autres forces, etc. » [3], nous glissons rapidement vers l’irrationalisme. L’idée sans l’action se dégrade, devient inerte, l’action sans l’idée est aveugle, inconséquente.

N’anticipons pas. Pour le moment je cherche « politique » et je ne le trouve pas dans les entrées du lexique. Il n’empêche. Comme je crois que Colson et moi nous partageons des options politiques fondamentales, parce que nous avons discuté périodiquement de ces problèmes tout au long de ces trente dernières années, toujours en raison des pratiques militantes, voyons quelques questions que pose le lexique à ce premier niveau.

Ainsi, d’abord, et avant d’ouvrir le livre, nous sommes confrontés à l’image de certains philosophes comme Nietzsche, ou criminologues comme Tarde, qui d’un point de vue politique ont combattu l’anarchisme, et qui se trouvent insérés dans une galerie de portraits qui va de Proudhon à Deleuze.

Gabriel Tarde [1843-1904], juge d’instruction à Sarlat, devient dans les années 1890 un criminologue reconnu. En même temps que Scipio Sighele et en discussion avec lui, Tarde développe une théorie de la foule basée sur la suggestion hypnotique, l’irritation émotionnelle et la dépendance au meneur. [4] Conception ou image de la foule née dans le sillage de Taine et de sa critique de la Révolution et de la Commune et, maintenant, dirigée contre les grèves, le socialisme naissant et l’égalitarisme qu’il suppose. Et les anarchistes, selon Tarde, sont « les chevau-légers du socialisme ». [5]

Tous les êtres humains sont soumis aux lois de l’imitation, et comme ils sont sensibles à l’extrême à la suggestion, dès qu’ils sont ensemble ils commencent à reproduire ce qu’il y a de pire chez leurs voisins, alors, les « bas instincts », la luxure et la violence meurtrière les dominent. Évidemment, les foules urbaines sont des créatures impressionnables et nerveuses, donc féminines. Une foule, dit-il, « parmi les populations les plus civilisées est toujours une sauvagesse ou une faunesse, moins que cela une bête impulsive et maniaque... un invertébré, un ver monstrueux où la sensibilité est diffuse et qui s’agite encore en mouvements désordonnés après la section de la tête ». [6]

La « tête », c’est le meneur, mais obsédé par les attentats à la dynamite et la propagande par le fait de ces années-là, Tarde va séparer de la foule quelque chose de plus organisée et stable : la corporation ou la secte. Une foule « tend à se reproduire à la première occasion, à se reproduire à intervalles de moins en moins irréguliers, et, en s’épurant chaque fois, à s’organiser corporativement en une sorte de secte ou de parti ; [...] d’autre part, les meneurs d’une foule sont le plus souvent non des individus isolés, mais des sectaires. Les sectes sont les ferments des foules ». [7] Et « rien de plus malfaisant, de nos jours, que la secte anarchique ». [8] L’anarchisme - « la secte anarchique » - « inventé » par Kropotkine (sic) [9] est fondé, « en théorie, sur la suppression radicale du principe d’autorité. S’il y a une société qui dût se passer de chef et de meneur, c’est bien celle-là. Mais il se trouve que, nulle part, ce rôle n’a été joué d’une manière plus brillante ni plus inexplicable que par le prince Kropotkine d’abord à Genève, puis par ses lieutenants ou sous-lieutenants Cyvoct à Lyon, Ravachol à Paris, et d’autres ailleurs ». [10] Heureusement entre « les haines d’en bas » et « les égoïsmes d’en haut », il y a « cette portion restée forte et saine malgré tout, de nos nations européennes, leurs armées ». [11]

De Nietzsche [1844-1900], nous connaissons la critique impitoyable de la morale bourgeoise, son style percutant et la diversité d’interprétations qui ont été faites de sa philosophie, très marquante au cours du xxe siècle. Il réprouve, il blâme l’État, « ce monstre froid », mais, ennemi de l’égalité, qualifiée « d’instinct de troupeau », il est aussi politiquement un ennemi du socialisme et de l’anarchisme. Que le mouvement « démocratique »

« soit encore beaucoup trop lent et somnolent pour les individus les plus impatients, ceux qui sont le plus atteints et le plus intoxiqués par cet instinct, c’est ce qui montrent les hurlements toujours plus furieux, les grincements de dents farouches des chiens anarchistes qui se sont déchaînés dans les rues de la civilisation européenne. Ennemis en apparence des laborieux et paisibles démocrates, [...] et des prophètes enthousiastes de la fraternité qui se nomment socialistes [...], ils ne font qu’un en réalité avec tous ces gens : comme eux ils sont foncièrement et instinctivement contre toute autre forme de société que celle du troupeau autonome (allant jusqu’à répudier les notions de « maître » et de « serviteur » ; ni dieu ni maître, dit une formule socialiste) ; comme eux ils opposent une résistance farouche à toute revendication particulière, à toute prérogative et privilège », etc. [12]

Ne commentons pas davantage cette couverture qui, cependant, n’est pas anodine parce qu’elle induit chez le lecteur potentiel, avec la force de l’image qui met dans une progression continue - déterminée par le sous-titre - théoriciens, militants, philosophes, artistes, anarchistes et non-anarchistes, elle induit (prédispose, prépare), je répète, à l’acceptation du glissement constant de la force à l’action, de l’action au sens, et vice versa, conséquence de la prééminence conceptuelle de la puissance. [13] Peut-être Colson n’est-il pas responsable de la couverture, pas totalement responsable, mais elle est là.

La véritable problématique commence dès les premières pages de l’Avertissement.

Est-ce que l’anarchisme du XXIe siècle deviendra possible grâce à Spinoza et Deleuze, à Tarde et Simondon, à Nietzsche et Foucault ? Dans un heureux mariage, à l’évidence, avec Proudhon et Bakounine. Est-ce que les affinités secrètes que Daniel décèle entre le mouvement anarchiste et un courant de la philosophie - qui n’est pas, loin de là, le seul courant philosophique de notre époque - constituent « le point de vue de ce mouvement » au nom duquel Daniel parle ? Est-ce que cette philosophie-là, dont s’autorise Colson pour « déterritorialiser » des termes comme anarchie (voir plus loin), peut contribuer à une perception du monde et de la réalité qui serait « une perception nécessaire » au développement de l’anarchisme ?

Malatesta se méfiait des débats philosopiques quand ils s’introduisent dans le mouvement social : « C’est de la nebbia (du brouillard) », avait-il l’habitude de dire. [14]

« L’anarchisme, dans sa genèse, dans ses aspirations, dans ses méthodes de lutte n’a aucun lien nécessaire avec un quelconque système philosophique. L’anarchisme est né de la révolte morale contre les injustices sociales. » [15] Pour lui, l’anarchie « est une aspiration humaine, qui n’est fondée sur aucun véritable ou supposé besoin naturel, et qui pourra se réaliser ou ne pas se réaliser selon la volonté humaine. » [16]

Je crois que Malatesta avait raison : si nous nous plaçons au niveau du mouvement sociopolitique, che c’entra la metafisica ? (que vient faire ici la métaphysique ?) Pour changer le monde, il nous faut le désir humain et la volonté politique (humain et politique, c’est-à-dire une idée, un projet, une image, qui « représentent » l’objet désiré et voulu, objet de l’action). Il n’y a aucun lien nécessaire entre l’anarchie et une particulière perception du monde ou une particulière théorie de la connaissance.

Mais l’anarchisme, comme critique du système établi, comme théorie de la rébellion, et comme « prophétie » d’une société sans contrainte, est, évidemment, lié à l’épistémè [17] de son époque, ne serait-ce que par la négation. « Dans l’histoire, mais contre l’histoire » (N. Berti).

De ce point de vue, l’action des hommes s’exerçant dans un espace politiquement construit, elle est déterminée, à un degré variable selon la situation historique, par cet espace. L’espace social est ainsi traversé par des institutions, des conventions, des systèmes d’idées et des valeurs, des « lois », inscrits dans la durée de l’histoire, et il est « organisé » sous la coupe du pouvoir politique [18] : hétéronomie, puissance (potestas) et exploitation. Ces structures de domination sont le produit d’un travail incessant de reproduction symbolique dont font partie aussi les systèmes de reconnaissance du monde, langagiers, scientifiques, mythiques.

L’humanité n’obéit pas par la force - même si la force reste l’ultima ratio de l’État -, l’internalisation de normes (socialisation de l’enfant), l’inculcation des valeurs dominantes, font de chaque agent singulier un transmetteur et un reproducteur du système établi. Les dominés eux-mêmes « appliquent des catégories construites du point de vue des dominants aux relations de domination, les faisant ainsi apparaître comme naturelles ». [19] C’est ici que la philosophie politique a quelque chose à faire pour s’attaquer au paradoxe de la doxa [20] (Bourdieu), pour critiquer, pour décomposer, pour proposer, pour ne pas laisser à la seule action l’aveuglement de sa condition quand elle est amputée de la signification. Sans oublier qu’il faut, d’abord, combattre les arguments traditionnels de la philosophie politique, forgés aussi bien par les anciens que par les modernes, philosophie construite sur l’image de l’irréductible séparation entre dominants et dominés, qui aboutit donc dans tous les cas - jusqu’à l’arrivée de l’anarchisme - à la justification du droit de contrainte de l’État.

L’arrière-plan métaphysique des concepts politiques n’est pas à démontrer si on pense, par exemple, à la longue construction de l’idée de souveraineté à partir de l’affirmation de la plenitudo potestatis de la papauté médiévale dérivée d’une conception théocentrique du cosmos.

« La question principale de la philosophie politique classique, écrit Leo Strauss, est la question du meilleur régime. » [21] Dès les XVIe et XVIIe siècles, avec Machiavel et Hobbes, la perspective change en faveur d’un poids majeur donné à l’action politique centrée sur l’agent de l’action et aux moyens mis en œuvre dans la conquête du pouvoir ou dans sa conservation. Et la rupture avec le passé devient profonde. Pour Hobbes [1588-1679], la société civile s’oppose à l’état de nature, le corps politique est un corps fictif produit de l’art de l’homme ; « en lui la souveraineté est une âme artificielle, puisqu’elle donne la vie et le mouvement à l’ensemble du corps ». [22]

La philosophie première

Les concepts politiques de la modernité comme, par exemple, les théories du contrat social (différentes dans le nouveau contexte des anciennes théories des deux contrats : pactum societatis et pactum subjectionis) exigent, pour être pensés, un nouvel horizon théorique qui est dépendant, à son tour, de la rupture avec des positions métaphysiques traditionnelles.

« Pour décrire la nature de cet homme artificiel », il faut considérer « premièrement : sa matière et son artisan, c’est-à-dire l’homme, qui est l’un et l’autre ». [23] Alors il faut connaître l’homme naturel, matière et artisan du corps politique, et le monde qu’il habite.

« La philosophie est la science [...] concernant tout sujet, dont la vérité peut être démontrée par la raison naturelle. Sa première partie, et le fondement de toutes les autres, est la science où sont démontrés les théorèmes portant sur les attributs de l’étant en général ; on l’appelle philosophie première. » [24]

Ce sont les notions qu’Aristote examine dans la physique et « en partie dans les autres livres que certains ont intitulé Tôn metà tà physicá, d’où la philosophie première a tiré son appellation actuelle de métaphysique ». [25] On admet d’ordinaire que l’expression Tôn metà tà physicá dérive de l’arrangement des écrits dans l’édition d’Andronicos où les matières de ce traité venaient après les ouvrages de physique. Dès Averroès (XIIe siècle), métaphysique a signifié, en dehors de la doctrine de la révélation, la connaissance rationnelle des principes naturels de la spéculation et de l’action. C’est ainsi que pour Hobbes la prima philosophia exclut toute considération sur l’idée de Dieu, de sa nature et de ses attributs (« Nous n’avons point aucune idée de Dieu » [26]), et, conséquemment, il s’oppose au dualisme cartésien : la res cogitans est quelque chose de corporel (une chose qui pense est quelque chose de « corporel », de « matériel » [27]).

De la même façon, et dans la lignée du nominalisme ockhamiste, toute chose du réel (étendue, corporelle, matérielle) est un singulier (ceci ou cela - ceci peut être nommé une rose -), une unité discrète, discontinue ; si nous les nommons, si nous donnons un signe aux choses, nous construisons des séries, qui, unifiées par le signe, ont une unité de signification : la rose ou les roses. Le signe, en construisant une série, fait d’un étant singulier une autre unité, une unité du multiple.

À partir de là, l’individuation peut être vue, non comme un principe ontologique, mais sémantique : l’individu est construit selon les modes de désignation par lesquels on le vise.

On s’apercevra, alors, que je privilégie la signification, l’intentionnalité, le système de signes ou symbolique, devant la force ou la puissance. Tout autre est la démarche de Colson : la prééminence de la puissance est un leitmotiv de son livre. La signification et la puissance, l’idée et la force : la tentation est toujours forte d’hypostasier [28] l’une ou l’autre.

Nous pouvons discuter jusqu’à l’épuisement de choses de prima philosophia, mais ces choses-là ne sont que des justifications rationnelles de notre propre vision du monde [29] et font partie, dans la multiplicité et la diversité en constant devenir de la connaissance, de la construction du monde social. Même si dans notre subjectivité nous lions notre philosophie première à nos idées sur l’action politique, une telle « philosophie » ne modifie pas notre engagement anarchiste. « Si può essere anarchici qualunque sia il sistema filosofico che si preferisce. » [30] La discordance, ou le dissentiment, entre Daniel et moi en est un exemple.

Évidemment, je ne crois pas que tous les « systèmes » philosophiques s’équivalent ; celui qui a mes préférences, qui fait partie des mes convictions, est pour moi le plus adéquat et le plus juste à la compréhension du monde, mais comme je sais qu’il n’existe pas un point de vue de nulle part - ou le point de vue de Dieu - je sais que c’est moi qui peut être dans l’erreur. Je le pense plus que je ne le crois.

Entrons alors dans la critique du concept de puissance tel qu’il se dégage du Petit Lexique avant d’affronter les conséquences de cette interprétation au niveau de la philosophie politique.

Difficile de cerner une notion conçue et maniée dans des contextes variables et divers tout au long de vingt-cinq siècles de spéculations philosophiques, et je n’ai ni la compétence ni le désir de m’aventurer sur un chemin aussi plein d’embûches.

Juste le nécessaire pour essayer de comprendre de quoi nous parlons.

D’après Aristote, l’étant se dit selon « la puissance et l’acte ». « On appelle puissance le principe du mouvement ou du changement, qui est dans un autre être, ou dans le même être en tant qu’autre. » Aristote (Mét., Delta, 12, 119a, 15). Puissant, capable se dira de ce qui peut produire ou subir un mouvement ou un changement. La puissance passive, « c’est aussi la faculté d’être changé ou mû par un autre être, ou par soi-même en tant qu’autre », elle réside dans le patient. La puissance active est dans l’agent : « Tels sont la chaleur et l’art de bâtir, résidant, l’une, dans le corps qui peut chauffer, l’autre, dans l’homme qui peut bâtir. » (Mét., Omega, 1, 1046a, 20 sq).

Puissance ne s’entend pas seulement de ce qui a la propriété naturelle de mouvoir ou d’être mû, elle a un autre sens majeur : le fait pour une chose d’exister en acte, en réalité, ou en puissance, si elle a la capacité du passage à l’acte. Mais aussi l’acte est antérieur, comme notion, à la puissance, puisque la puissance n’existe qu’en vue de l’acte, et n’est connue que par lui. « C’est parce qu’il peut s’actualiser que ce qui est puissant, au sens premier, est puissant. » (Mét., Omega, 8, 1049b, 5 - 15)

La théologie médiévale centrée sur la puissance de Dieu, qui est omnipotentia et omnipotestas, pouvoir de créer et pouvoir de commander, va faciliter le surinvestissement de la notion de puissance au détriment de l’acte et, à la fin de ce processus, à la mort de Dieu, tout dans ce lignage, notre intellect et notre vouloir, nos sentiments, les conditions et la signification de l’action, nos valeurs, tout sera soumis à la seule force de nos instincts, à la volonté de puissance. [31]

La scolastique, à la suite d’Aristote, distinguait la puissance proprement dite (potentia) du pouvoir (potestas). L’ontologie de Spinoza [1632-1677] se centrera, elle aussi, sur la puissance. Deleuze commente : « Un des points fondamentaux de l’Éthique consiste à nier de Dieu tout pouvoir (potestas) analogue à celui d’un tyran, ou même d’un prince éclairé. C’est que Dieu n’est pas volonté. » Il a « seulement une puissance (potentia) identique à son essence. » [32] Cette affirmation est contenue dans la proposition 34 du livre I : « La puissance de Dieu est son essence même. » Les conséquences qui découlent de l’interprétation de cette proposition et des suivantes, considérées comme subversives par rapport à la volonté d’un Dieu tout-puissant et arbitraire dans son intervention sur le monde, sont que, la puissance étant puissance d’être et d’agir, elle s’identifie à la vie et à la Nature, à la totalité du monde matériel et spirituel. Dans le cas du monde existant, c’est son aptitude à être affecté qui le définit ; les affects-sentiments (affectus) sont les figures que prend le conatus (un degré de puissance) quand il est déterminé à faire ceci ou cela, par une affection (affectio) qui lui arrive. [33]

Le « conatus devenu conscience de soi sous tel ou tel affect s’appelle désir, le désir étant toujours désir de quelque chose ». [34] L’homme est saisi dans le spinozisme comme un être de désir (conatus, appétit), et l’individu va s’efforcer d’accroître sa puissance d’agir, sa « force d’exister », pour éprouver de la joie, dans les ordres corrélatifs de la pensée et de l’étendue.

(De ce qui vient d’être dit, je retiens, pour ma part, que le désir est toujours désir de quelque chose - une attitude propositionnelle : A désire que p. Passage de la force à la signification, signe, sémantisme, intentionnalité.)

La position de Schopenhauer [1778-1860] est connue : le monde est volonté et représentation. Le monde possède la propriété d’être pensé. Tout est représentation, les objets présents et même notre corps, mais c’est un côté du monde, de l’autre côté tout est volonté : « à un premier point de vue en effet, ce monde n’existe absolument que comme représentation ; à un autre point de vue, il n’existe que comme volonté. » [35]

Puissance, force, volonté. « Ainsi, nous avons vu, au degré le plus bas, la volonté nous apparaître comme une poussée aveugle, comme une effort mystérieux et sourd, éloigné de toute conscience immédiate. » [36]

Une telle définition de la volonté se trouve être très proche de la formulation freudienne du concept de pulsion (Trieb, poussée). [37]

Avec Nietzsche, la puissance devient une force déterminante et de l’action et des représentations (ou significations) que nous nous donnons de notre agir. Nous sommes loin d’Aristote, et pas seulement par la temporalité. « Le monde des représentations est le moyen de nous maintenir dans le monde de l’action et de nous contraindre à agir au service de l’instinct. » La représentation, « créature de l’instinct », « est la plus faible de toutes les puissances : elle n’est comme agent que tromperie, car seule la volonté agit ». [38]

La volonté seule agit, mais, chez Nietzsche, la volonté est instinct, Trieb, et la volonté de puissance est contenue comme directionnalité, sens ou finalité, dans la puissance elle-même.

L’hypothèse nietzschéenne suppose la vie instinctive tout entière en tant qu’élaboration et ramification d’une seule forme fondamentale de la volonté - la volonté de puissance -, ce qui donne le droit de « qualifier toute énergie agissante de volonté de puissance ». [39] Le monde vu de l’intérieur n’est rien d’autre.

La brillante critique de l’« être », de la « substance », de l’« absolu », de l’« identité », tout ce qui a été enseigné en prétendant que les signes justement, les « idées », sont la véritable réalité, invariable et universellement valable [40], la critique, dis-je, de toutes ces hypostases ne l’empêche pas d’hypostasier la force. La pensée cherche-t-elle ou veut-elle l’identité ? « La volonté de trouver des identités est la volonté de puissance. » (Livre I, 122)
« Quel a été, dans son ensemble, le comportement de l’évolution organique à l’égard du reste de la nature ? C’est en cela que se révèle son vouloir foncier. » (Livre II, 18) « Le caractère de la volonté de puissance absolue se retrouve dans toute l’étendue du domaine de la vie. » (Livre II, 21) « Les désirs se spécialisent de plus en plus : leur unité se réalise dans la volonté de puissance. » (Livre II, 22)

Et encore, en critiquant Schopenhauer, les psychologues ont fait de la volonté une généralisation injustifiée, « on a effacé le caractère de la volonté en l’amputant de son contenu, de sa direction ». (Livre II, 23)
Deux citations pour finir : « Tout phénomène intentionnel est réductible à l’intention d’augmenter la puissance. » (Livre II, 382) « Ce que veut l’homme, ce que veut la moindre parcelle d’un organisme vivant, c’est un accroissement de puissance. » (Livre II, 390)
Ainsi la force acquiert une intentionnalité qui lui est propre, et devient une entité explicative de toute action, en dehors des significations possibles que se donne l’agent de l’action, agent individuel ou collectif.

Pour ne pas prolonger excessivement cette note, je laisse de côté la monadologie et l’atomisme vitaliste de Gabriel Tarde où l’idée de force est basée sur le modèle dynamique du désir [41], et je laisse aussi le « flux du désir codé des machines désirantes » de Deleuze et Guattari. Tout ce discours fonctionne sur la même logique qui suppose un spontanéisme atomiste désirant au détriment de la situation où s’exerce l’action d’un agent qui a ses choix sur les objets du monde aussi déterminants que la force qu’il déploie.

« Je ne suis pas un homme, je suis de la dynamite » [42], écrit Nietzsche. Une cartouche de dynamite : qu’importe sa puissance si elle explose dans le désert. Où la faire exploser est une bonne question pour un dynamiteur.

Le Petit Lexique et la force

L’inflation du concept de force - il fallait s’y attendre - produit ses effets dans la façon de concevoir une philosophie politique de l’anarchisme.
Prenons, par exemple, l’« action directe ». Colson cite Pouget : « L’action directe (est) manifestation de la force et de la volonté ouvrière » ; il n’y a pas « de forme spécifique à l’action directe ». Ce qui signifie a contrario, qu’il y a une forme spécifique de l’action qui est l’« action directe », différente de l’acte de déléguer ou de se faire représenter. La forme de l’action dite directe est l’une ou l’autre de deux choses. Ou bien elle est la conséquence d’un projet révolutionnaire de lutte sociale historiquement construit, une façon de croire qu’en écartant les intermédiaires le peuple ouvre la voie à une société nouvelle sans dominants ni dominés, ou bien elle est une forme de révolte contre l’intolérable de l’oppression, plus ou moins violente nécessairement, mais toujours répétitive parce qu’elle ne rompt pas le carcan des formes symboliques dominantes. Daniel le reconnaît d’une certaine façon dans le « passage à l’acte » : avec l’action de l’anarchosyndicalisme « les passages à l’acte ont pu prendre sens... à l’intérieur d’un projet révolutionnaire d’ensemble visant à (se) substituer à l’ordre dominant et aux pièges de l’ordre symbolique (mais un projet ne peut être que de l’ordre du symbolique) si particulier qu’il met en œuvre une autre relation entre les signes et les forces, les mots et les choses, les significations et les affects ». [43] (Les italiques et la phrase entre ( ) sont miennes.)
La reconnaissance de l’importance du « projet révolutionnaire », contenue dans le paragraphe que je viens de citer, est passablement contradictoire avec la constante définition de la force affirmée tout au long du Lexique. « La puissance émancipatrice d’un être », par exemple, « est celle qui, parvenant à briser le joug des contraintes qui s’imposent à elle, est à même, en s’associant librement à d’autres forces libres, de dépasser ses propres limites ». Est-ce que la puissance est « émancipatrice » en elle- même (elle veut l’émancipation de l’agent) ? Ou est-ce l’étant (l’agent lui-même) qui utilise sa puissance pour s’émanciper ? Les contraintes, présentes dans une situation socio-historique déterminée, s’exercent -elles sur la force ou sur l’agent (individuel ou collectif) de l’action ? Que signifient dans ce contexte les « forces libres » qui s’unissent à d’autres « forces libres » ? Ce n’est pas évidemment l’énergie libre de la thermodynamique. Les forces sont libres par rapport à quoi ? Au choix d’un but ? Non, parce que la fin « est immanente au processus qui semble la poursuivre et être né pour elle » (p. 254). La « fin » est une « création de l’agencement qui la produit. Et la volonté qui la poursuit n’est, en un sens très proche de Nietzsche, qu’une volonté de puissance, agencement des forces dotée d’une qualité particulière » (Ibid.). Qualité, qualia, d’où vient-elle ? La qualité est-elle inhérente à la force ? Alors, les forces, s’unissent-elles par décision propre ? La définition donnée quelques lignes auparavant le laisse supposer. Prenant appui sur Proudhon, Spinoza, Leibniz et Nietzsche, Colson écrit : « Toute puissance est une puissance active, dotée d’une volonté spécifique et donc d’une finalité tout aussi particulière. » Nous sommes en pleine hypostase de la force. Nous voilà devant une entité qui poursuit sa propre finalité. S’il fallait une confirmation, lisons « entéléchie » : « L’entéléchie désigne chez lui [Leibniz] une tendance, présente dès le début, et qui, par dilatation, déploiement, conduit tout être à ce dont il est porteur (à ce qu’il peut) dès le début de sa constitution. » (p. 89) (Donc, l’étant est déterminé avant de commencer à être ? Comment s’articule cela avec l’anarchie en tant qu’apeiron, ou, peut-être, en tant que négation du principium ? Je me le demande.)
Selon ce point de vue, en dehors des illusions de la conscience, de la logique et de la raison, nous sommes agis, mus, en amont, comme volonté et comme désir, au plus profond et au plus obscur de nous-mêmes, sans pouvoir dépasser la limite de l’agencement des puissances qui nous constitue.
Sur un socle philosophique bâti sur la puissance et la volonté en tant que force, la philosophie politique de l’anarchisme souffrira une puissante courbure ou décentrage de ses concepts majeurs.

Daniel n’aimerait pas le mot décentrage, il préférerait, je suppose, le mot déterritorialisation. Il cite Déjacques : « Ce livre n’est point écrit avec de l’encre ; ses pages ne sont point des feuilles de papier. Ce livre, c’est de l’acier tourné en in-8° et chargé de fulminate d’idées » (p. 77). Ce qui n’est que métaphore, parce qu’en réalité son livre est du papier, de l’encre et des idées. Mais Colson n’imagine pas une force métaphorique, toute « métaphysique », dans le champ de l’action politique, il la veut réelle et concrète. Deleuze ne veut pas, non plus, du « comme si » analogique pour passer d’un domaine à un autre : « Nous nous servons, dit-il, de termes déterritorialisés, c’est-à-dire arrachés à leur domaine, pour re-territorialiser une autre notion. »

Colson décentre-t-il les concepts forts de l’anarchisme ? Ou bien il les déterritorialise en passant du terrain politique au domaine philosophique et vice- versa ? Je ne me prononcerai pas.

Cinq termes serviront d’exemple. Commençons par « anarchie ».
Anarchie : concept du niveau socio-politique, il acquiert sa connotation propre à l’intérieur du mouvement social qui l’adopte comme autonomination. L’anarchie est la négation et la critique de tout droit de contrainte octroyé au Pouvoir politique, de tout « principe d’autorité », et par voie de conséquence, de toute domination et exploitation. Il s’ensuit la lutte contre l’État, le gouvernement et la propriété privée des moyens de production. Étymologiquement le mot vient du grec an (a- privatif) et arkhê, « commandement ». Jusqu’ici nous sommes tous d’accord et je m’excuse de répéter ce qui est un lieu commun pour les anarchistes.
Mais, bien sûr, chez Homère et Hérodote, arkhê désigne aussi - et peut-être ce deuxième sens est le plus ancien - l’origine, puisque le verbe arkhein signifie commencer quelque chose, venir en premier, ouvrir donc tout ce qui est au début d’une succession temporelle. Anaximandre aurait dit que « l’origine (arkhê) et l’élément de toutes choses, c’est l’apeiron (l’illimité, l’indéterminé ou, encore, l’infini) ». Aristote construit avec arkhê un concept philosophique qui intègre début et domination. Traduit en latin par principium, arkhê en vient à désigner la cause souveraine de toutes choses. « L’origine commence et commande, non plus un devenir mais un ordre hiérarchique. » [44] La patristique et la scolastique parlent de l’« être suprême » comme « origine » et comme « premier principe ».

Là se situe la critique de Bakounine contre « la cause première (qui) n’a jamais existé », contre « le pur esprit créant la matière », ces non-sens. Mais, pour Bakounine, la liberté (c’est-à-dire l’anarchie comme expression de la valeur liberté) se trouve à la fin de l’histoire, dans une progression sans fin ou illimitée. [Proposition qui ne doit pas être comprise dans le sens historiciste de « l’idée de progrès ». [45]]
Colson décentre le concept et inverse la perspective. L’anarchie est pensée comme entéléchie, elle n’est pas un but vers quoi on tend, elle est là depuis toujours comme « chaos aveugle des forces et des puissances ». Forces qui sont tout, l’origine et la fin. J’accepte bien l’idée que l’anarchie est l’« affirmation du multiple, de la diversité illimitée des êtres (humains, j’ajoute) et de leur capacité à composer un monde sans hiérarchie et sans domination » (p. 27). (Nous sommes des anarchistes quand même !). Mais, que viennent faire ici les forces libres et radicalement autonomes ? Ce sont les forces autonomes et contradictoires, ne luttant que pour se reconnaître et s’associer qui vont « tenter de découvrir et de construire l’ordre de la vie dont parlait Bakounine ». Ou, encore, les forces collectives, libérées de leurs entraves pourront aller jusqu’au bout de ce qu’elles peuvent (p. 28).
Les forces, ici convoquées, sont dotées d’une intentionnalité intrinsèque, elles sont anarchistes et elles veulent l’anarchie.
Amant passionné de la liberté, je peux écrire sans gêne « anarchie, mon amour, force rebelle et chaotique qui ne veut et ne peut être domptée ! » Mais c’est un langage métaphorique comme dans la citation de Déjacques, et si c’est bien écrit, ça peut être même de la poésie. Cependant ce n’est pas d’une façon imagée et métaphorique qu’il faut interpréter la philosophie de Daniel ; nous avons vu que la volonté de puissance est réelle et concrète.
Alors l’anarchie, décentrée, n’est plus une société sans domination, sans État, l’anarchie est la « source travestie et entravée de l’ordre existant comme de tout ordre possible... fond illimité à partir duquel toute institution prend forme. De conséquence, l’anarchie et la spontanéité sociale se transforment en condition » de tout changement (p. 270).

Liberté : « La liberté tient à la puissance de ce qui est » (p. 171). Daniel cite deux fois Proudhon dans cette entrée, une dans le corpus, l’autre en note de bas de page (et écarte Bakounine, pourquoi pas !). La note pose problème : en cherchant dans l’étymologie [46] de libertas, Proudhon établit hâtivement une relation entre libet, libido et instinct passionnel, spontanéité.
Selon Benveniste [47], à l’intérieur de chacune des sociétés indo-européennes règne une distinction fondée sur la condition libre ou servile des hommes. En grec et en latin, la correspondance est immédiate, les termes pour « homme libre » se superposent : eleutheros / liber. Mais si l’opposition « libre-esclave » se trouve dans tous les peuples, la notion de « liberté » n’a pas de désignation commune, elle se construit lentement et difficilement tout au long de l’histoire socio-linguistique des divers groupes humains.

Il y a un latin archaïque lubido (ou libido), « désir », « envie ». Le verbe lubere, libere, « avoir envie de », est surtout utilisé à la forme impersonnelle lubet, libet, « il me plaît ». Ce qui donne le médiéval disputationes de quolibet.

Toutefois, le latin libertas s’est chargé de contenus et d’interprétations diverses et évolutives, dont un exemple est la définition d’Epictète : « Est libre celui qui vit comme il veut. » En français, « liberté » acquiert seulement au XVIe siècle le sens d’« absence de contrainte sociale ou morale », dit le Robert historique. « Liberté » va accroître ses significations avec la Révolution et après, je le prétends, avec l’anarchisme.

Alors, donc, pourquoi accrocher lubido, « désir », « envie », à instinct et spontanéité ? À instinct, je pense, parce qu’un préjugé vitaliste construit la notion d’instinct comme une force obscure de la matière et néanmoins porteuse de ce télos fonctionnel qu’un certain naturalisme imagine. Et pourquoi l’idée de spontanéité ? Pour faire de la « liberté anarchiste » un « synonyme de nécessité ». « Nécessité » et « liberté », termes contraires qui constituent une donnée homogène, identique, « essentielle, organique, comme la volonté de l’homme, comme l’attraction de la matière » (Proudhon, Petit Lex., p. 171). Colson rapproche Proudhon de Nietzsche avec la citation suivante tirée de De la Justice : « La spontanéité, au plus bas degré dans les êtres inorganisés, plus élevée dans les plantes et les animaux, atteint, sous le nom de liberté, sa plénitude chez l’homme. » (p. 307) Cependant, la conception de la liberté de l’homme n’est pas simple chez Proudhon ; si nous suivons l’analyse de Pierre Ansart, que Daniel cite à ce propos, Proudhon considère dans sa théorie de la « spontanéité de l’action », dans un premier moment, « la raison des choses » en opposition avec « la volonté des hommes », il tend alors « à remettre le processus révolutionnaire à une dynamique nécessaire comparable au développement d’une force objective échappant à tout contrôle humain ». Mais alors la mutation révolutionnaire qui nous conduirait vers une société anarchiste devient obscure : « On distingue difficilement comment une société pleinement active et libérée de ses entraves naîtra d’un processus objectif et contraignant. » [48] Constatons aussi que dans la vision moniste de la matière (l’étendue) [qui nous est commune à nous tous], la liberté ne fait que prolonger la spontanéité ; nonobstant, Proudhon introduit une distinction entre l’acte spontané propre au vivant en général et l’acte libre « rendu possible par la synthèse des facultés complexes qui composent l’homme ». [49] La liberté devient ainsi non pas un « degré de liberté » comme on peut trouver partout dans les systèmes biologiques et même dans les machines construites par l’homme, elle devient la possibilité d’agir par-delà la nécessité.

« Il faut l’avouer, écrit Proudhon, nous ne serions guère plus avancés, nous ne pourrions pas nous dire beaucoup plus libres, et le fatalisme aurait peu à rabattre de ses conclusions, si la liberté de l’homme se réduisait à une spontanéité comme celle du corps qui gravite, de la lumière qui rayonne et se réfléchit, de la plante qui végète, de l’animal qui obéit à ses instincts, et déjà à des calculs. La spontanéité n’est pas la liberté, du moins elle n’est pas toute la liberté que l’homme réclame. » [50]

La liberté, dans l’acte social, est création, transfiguration du réel établi, négation de ce qui est et tension vers ce qui n’est pas encore. La liberté signifie pouvoir échapper à la sacralité de la tradition, de la loi, de la norme qui oblige, des déterminismes sociaux, pour penser et réaliser une nouvelle institution du social.

La pensée, le mental dans l’homme, est toujours sociale, tiercéité dirait Charles S. Peirce [51]] Le signe, le symbolique, l’intentionnalité, la signification sont un produit de l’interaction sociale à partir d’un moment précis de l’hominisation.

Alors la liberté, en perpétuelle création, est un projet, une valeur. Et parce que c’est une valeur, la liberté anarchiste ne peut pas être séparée d’autres valeurs comme l’égalité et la diversité. Dans la synergie des valeurs anarchistes, la liberté séparée de l’égalité prendra une connotation négative. Sans l’égalité, la liberté est privilège.

La volonté de puissance de Nietzsche est concordante avec sa haine de l’égalité.

Quand Daniel dit que le développement de la puissance est une liberté toujours plus étendue, il est obligé de dissocier la puissance en deux qualités : la puissance libératrice et la puissance dominatrice. En réalité, il reste dans le sillage spinoziste. Comme l’écrit Deleuze dans son Spinoza : « L’homme... est libre quand il entre en possession de sa puissance d’agir, c’est-à-dire quand son conatus est déterminé par des idées adéquates... » [52] À côté des idées inadéquates, il y a les idées adéquates, « ce sont des idées vraies, qui sont en nous comme elles sont en Dieu ». [53]

Dans la vision de Colson la liberté reste un « degré de liberté » de la créature humaine.

Nomos : le Petit Lexique renvoie de nomos à guerre/guerrier. Outre le fait que je suis d’accord avec les paragraphes qui prêchent l’insurrection et la révolte, le surinvestissement de la puissance induit à nouveau une torsion majeure à la signification de nomos. Voyons, par exemple : « La volonté de détruire l’appareil d’État, c’est "le point de vue d’une force de nomadisation". » (p. 140) Nomade trouve aussi son étymologie dans nomos, mais maintenant la déterritorialisation est flagrante.

Nomade dérive aussi du grec nemein, mot polysémique qui signifie « attribuer, répartir selon l’usage ou la convenance », et également « faire paître » (utiliser la part réservée à la pâture). Le sens fort retenu par le débat de la grande sophistique autour de l’opposition phúsis - nomos, vient du fait que c’est une décision prise parmi les hommes d’attribuer et de partager. Donc les nomoi sont les conventions, les normes, les coutumes, les institutions établies par la polis ou la société. À l’époque, il était important de savoir si la division de la société en dominants et dominés, en maîtres et esclaves, est un fait de nature ou une différence établie par convention.

Pour Colson, comme pour Deleuze et Guattari, ce ne sont pas les hommes qui distribuent les terres ou les biens, c’est l’espace qui distribue les hommes (p. 206).

La loi, du latin lex (legem, legis), est également convention, norme, le fait d’une décision, et je veux bien réserver son sémantisme politique à la sphère du pouvoir, de l’État, de l’obligation juridique. Dans ce cas de figure, la loi est, comme dit Daniel, toujours « extérieure et participe des rapports de domination » (p. 47), mais alors elle n’a rien à voir avec l’autonomie qu’exprime l’idée de prendre les décisions, et de définir les normes relationnelles, de l’intérieur même de la société, du groupe ou de l’individu.

Maître : force ravageuse, la volonté de puissance, par une transsubstantiation alchimique, acquiert identité, potentia, désir, volonté, et s’infiltre dans tout corps, individuel ou collectif, pour le façonner, le déterminer, le propulser, vers sa seule finalité : s’imposer. Voilà l’anarchisme élevé à la catégorie supérieure : il sera « toujours et sans hésitation du côté des maîtres » (p. 177). L’anarchiste, l’obscur combattant du bas peuple, l’hérétique, l’ami de la canaille, racaille lui-même, doit donc se hisser de force, évidemment, et trouver une place dans un monde de puissants.

La forme caricaturale exagère les traits qu’elle vise, mais ne trompe pas. Le maître n’est pas concevable sans l’esclave. Traditionnellement, la société divisée oppose les dominants et les dominés, ceux qui commandent et ceux qui obéissent, et l’un n’existe pas sans l’autre. Pareil à ces couples contrariés qui ne peuvent exister sans les deux partenaires, comme la nuit sans le jour, comme le mâle sans la femelle, l’esclave disparaîtra à la mort du maître, en dehors de toute dialectique.

N’empêche que sous différentes versions de la dialectique, de Platon à Hegel en passant par Averroès, le maître et l’esclave ont maintenu leur liaison. Quelquefois, grâce aux insondables profondeurs de la dialectique, leurs rapports se modifient, et nous apprenons que « la vérité de la conscience est la conscience servile. Sans doute, cette conscience servile apparaît tout d’abord à l’extérieur de soi et comme n’étant pas la vérité de la conscience de soi. Mais de même que la domination montre que son essence est l’inverse de ce qu’elle veut être, de même la servitude deviendra plutôt dans son propre accomplissement le contraire de ce qu’elle est immédiatement ». [54] Pourtant, les maîtres ont toujours vécu dans les châteaux et les serfs dans les taudis. L’anarchisme, indéfiniment du côté de l’esclave, tuera les deux d’un seul coup. Aussi bien au niveau de la théorisation philosophique que de l’action sociale.

Ceci dit, la non-collaboration de classes et l’affirmation des capacités de lutte de la classe ouvrière, ainsi que de l’action directe, de la grève et de l’insurrection, sont des positions socio-politiques auxquelles le mouvement anarchiste ne peut pas renoncer.

Volonté : l’anarchie est une aspiration humaine et pourra se réaliser ou non selon la volonté de l’homme. Pour Malatesta, la volonté n’est pas un concept de philosophie première, c’est une façon simple, compréhensible par tout le monde, de dire que si les gens ne veulent pas lutter, si les opprimés ne désirent pas consciemment une autre société plus libre, s’ils ne veulent pas sortir de l’exploitation, aucune autre force, puissance, démiurge, ne réalisera l’anarchie.

Il me semble qu’assimiler la volonté malatestienne à la volonté de puissance de Nietzsche va au-delà du décentrage ou de la déterritorialisation d’un concept, ce serait plutôt un abus de langage.

Dans l’avertissement, Daniel invite le lecteur à suivre ses propres voies ou à construire lui-même un autre lexique. Pour ma part, je pense que critiquer les opinions exposées dans le livre ouvre déjà ce chemin nomade qui se construit en marchant.

« Caminante, son tus huellas el camino, y nada más. »

Eduardo Colombo

Notes

[1] Voir Réfractions, n° 7, passim.

[2] Colson, Daniel, Petit Lexique, LGF, le Livre de poche, Paris, 2001, p. 13.

[3] Ibid., p. 244

[4] « Toute foule, comme toute famille, a un chef et lui obéit ponctuellement. » G. Tarde, La Philosophie pénale. Cité in Susanna Barrows, Miroirs déformants. Réflexions sur la foule en France à la fin du XIXe siècle, Aubier, Paris, 1990, p. 125.

[5] Tarde, Gabriel, « Les foules et les sectes criminelles », la Revue des Deux Mondes, décembre 1893. Reproduit dans G. Tarde, l’Opinion et la Foule, PUF, Paris, 1989, p. 166.

[6] Tarde, Gabriel, les Crimes des foules, Archives de l’anthropologie criminelle [1892], cité in Susanna Barrows, Miroirs déformants, op. cit., p. 128. On lira en particulier le chapitre VI.

[7] Tarde, Gabriel, « Les foules et les sectes criminelles », loc. cit., p. 164.

[8] Ibid., p. 165.

[9] Ibid., p. 166.

[10] Ibid., p. 174.

[11] Ibid., p. 172.

[12] Nietzsche, Friedrich, Par-delà bien et mal. Gallimard (Folio), Paris, 1971, p. 145

[13] Voir le raccourci qui fait cohabiter Simondon, Nietzsche, Foucault et Deleuze avec « 1848 », la Commune, l’Ukraine, Barcelone. Lexique, « Puissance du dehors », p. 264.

[14] Fabbri, Luigi, Malatesta, ed. Américalee, Buenos Aires, 1945, p. 206.

[15] « L’anarchismo giudicato da un filosofo... o teologo che sia », Pensiero e Volontà, 16 mai 1925, Scritti. Edizioni del Risveglio, Genève, 1936,vol. III, p. 171.

[16] Commento all’articolo « Scienza et Anarchia », Pensiero e Volontà, 1er juillet 1925, Scritti, op. cit., p. 179. Sur la différence conceptuelle entre anarchisme et anarchie voir Réfractions, n°7, « Anarchie et anarchisme », p. 44.

[17] Épistémè (Foucault) est utilisé pour faire référence à l’ensemble des pratiques discursives, des relations de sens et de connaissances qui caractérisent une époque ou une période de l’histoire. Dans d’autres contextes nous avons parlé, dans le même sens, de bloc imaginaire.

[18] Voir Réfractions, n° 7, « Du pouvoir politique », p. 20.

[19] Bourdieu, Pierre, la Domination masculine, Seuil, Paris, 1998, p. 41.

[20] « Démontrer les processus qui sont responsables de la transformation de l’histoire en nature, de l’arbitraire culturel en naturel », ibid., p. 8.

[21] Strauss, Leo, Qu’est-ce que la philosophie politique ? PUF, Paris, 1992, p. 39.

[22] Hobbes, Thomas, Léviathan, éd. Sirey, Paris, 1971, p. 5.

[23] Ibid., p. 6.

[24] Hobbes, Thomas, Critique du « De Mundo » de Thomas White, cité par Yves Charles Zarka, Philosophie et politique à l’âge classique, PUF, Paris, 1998, p. 9.

[25] Ibid., note de bas de page, p. 11. « À cause de ce titre de Métaphysique, parce que « méta » signifie non seulement « après » mais aussi « au-delà », des ignorants pensèrent que ces livres contenaient une doctrine transnaturelle, comme si ceux qui étudiaient la métaphysique visaient par leur doctrine à sortir des limites de la nature. » (Hobbes)

[26] Hobbes, « Objection cinquième sur la troisième Méditation de Descartes ».

[27] Hobbes, « Objection seconde sur la seconde Méditation ».

[28] Hypostasier : créer une entité fictive, une abstraction faussement considérée comme une réalité (hypostase) ; transformer une relation logique en une substance.

[29] Qui est à son tour un produit de la situation socio-historique et de la « métabolisation » que le sujet a fait de l’épistémè à l’intérieur de laquelle il a été socialisé.

[30] Malatesta, Errico, Commento all’articolo « Scienza et Anarchia », Pensiero e Volontà, 1er juillet 1925, Scritti, op. cit.

[31] Nietzsche, Friedrich, La Volonté de puissance, coll. Tel, Gallimard, Paris, 1995, Livre II, chap. 1er, 19.

[32] Deleuze, Gilles, Spinoza, Les éditions de Minuit, Paris, 1981, p. 134.

[33] Ibid., p. 136.

[34] Ibid.

[35] Schopenhauer, Arthur, Le Monde comme volonté et comme représentation, PUF, Paris, 1966, p. 27.

[36] Ibid., p. 198.

[37] Voir Colombo, Eduardo, « Critique épistémologique du concept de pulsion » in Topique, n° 66, 1998.

[38] Nietzsche, Friedrich, Fragments posthumes, 5 [78]. In La Naissance de la tragédie, Gallimard, Paris, 1977, p. 157.

[39] Nietzsche, F., Par-delà bien et mal, op. cit., p. 60.

[40] Nietzsche, F., La Volonté de puissance, Gallimard, Paris, 1995, Livre Ier, de 112 à 130.

[41] Voir Tarde, Gabriel, Monadologie et sociologie, Les empêcheurs de penser en rond, Institut Synthélabo, 1999.

[42] Ecce homo, Denoël, Paris, 1976, p. 153.

[43] Petit Lexique, p. 229.

[44] Schürmann, Reiner, Le Principe d’anarchie. Heidegger et la question de l’agir, éd. du Seuil, Paris, 1982, p. 128 (voir spécialement le deux premiers chapitres de la partie III : « Que l’origine se dit de multiples façons »).

[45] Voir Gustav Landauer, La Révolution, éd. Champ libre, Paris, 1974.

[46] Il se pourrait qu’en Grèce archaïque la liberté ait été reliée au liquide germinal, générateur, et identifiée à l’eau et au vin. Dionysos, dieu du vin, porte le titre de Eleutheros, le libre. Platon, ennemi de la démocratie, était probablement familier de cette idée, car il utilise ces expressions : « Une cité démocratique assoiffée de liberté... s’enivre plus qu’il ne le faut de cette liberté à l’état pur. » République, 562 c sq., in Les Origines de la pensée européenne de Richard Broxton Onias, Seuil, Paris, 1999, p. 565.

[47] Benveniste, Émile, Le Vocabulaire des institutions indo-européennes, vol. I, chapitre III, « L’homme libre », les éditions de Minuit, Paris, 1969.

[48] Ansart, Pierre, Marx et l’anarchisme, PUF, Paris, 1969 , pp. 148-149.

[49] Ibid., p. 313. Voir aussi p. 314.

[50] Proudhon, Pierre-Joseph, De la Justice dans la Révolution et dans l’église, Garnier frères, Paris, 1858, tome II, huitième étude, p. 489.

[51] Peirce, Charles S., Écrits sur le signe, éd. du Seuil, Paris, 1978. [« L’action brute est secondéité, toute mentalité implique tiercéité », p. 28.

[52] Deleuze, Gilles, Spinoza, op. cit., p. 114.

[53] Ibid., p. 106.

[54] Hegel, Georg Wilhelm Friedrich, Phénoménologie de l’esprit, Aubier, Paris, 1941, tome I, p. 163.