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Origine http://raforum.info/spip.php?article2043
COLSON, Daniel. Le Judaïsme libertaire d’Europe centrale.
Michael Löwy, Rédemption et Utopie, Le judaïsme
libertaire en Europe centrale, Une étude d’affinité
élective, P.U.F., 1988.
Né en Occident, l’anarchisme a pourtant des origines
multiples, des pays latins (Proudhon) au monde slave (Bakounine
et Kropotkine), en passant par les différents courants anglo-saxons
et le millénarisme espagnol avec son étonnant mélange
de tradition chrétienne et judéo-arabe. Dans son livre
Rédemption et Utopie, Le Judaïsme libertaire d’Europe
centrale, M. Löwy met en évidence une autre origine
: la pensée juive née à la fin du XIXe siècle
en Allemagne et dans l’Empire Austro-Hongrois. Pendant une
cinquantaine d’années il y aurait eu une rencontre
entre le messianisme juif propre à cette aire culturelle,
un messianisme violemment anti-étatique et sans "messie",
et l’aspiration libertaire à une transformation radicale
de la société, plus particulièrement à
travers son expression "anarcho-syndicaliste", avec l’idée
de "grève générale" insurrectionnelle
et révolutionnaire, le "grand soir" qui a si longtemps
hanté l’imaginaire ouvrier, en particulier dans les
pays latins.
Dans son livre M. Löwy consacre de nombreuses pages aux auteurs
engagés directement dans le mouvement libertaire (G. Landauer)
et aux écrivains et philosophes les plus proches de ses objectifs,
de W. Benjamin à G. Lukacs en passant par Kafka, E. Bloch
ou E. Fromm. Mais le grand intérêt de son livre est
d’attirer l’attention sur des écrivains moins
connus du mouvement révolutionnaire et libertaire, parce
que religieux, F. Rozenzweig, G. Scholem, L. Löwenthal ou M.
Buber, que M. Löwy qualifie de "juifs religieux anarchisants".
Dans une période marquée par les replis communautaires,
il n’est pas inutile d’examiner et de discuter la façon
dont les racines et les traditions des uns et des autres, forcément
multiples, peuvent être porteuses d’un projet commun
de transformation radicale de la réalité, de remise
en cause d’un "progrès" technique et économique
que W. Benjamin décrivait comme "un grand cortège
triomphal qui passe au dessus de ceux qui jonchent le sol".
On connaît (à travers Kropotkine et Bakounine) tout
ce que l’anarchisme doit au monde slave, au philtre et au
creuset si singulier qu’a constitué la Russie, entre
l’Orient et l’Occident. À côté des
conditions contemporaines de son apparition (industrie, capitalisme)
et des multiples traditions qui ont contribué à lui
donner forme - du proudhonisme latin aux différents courants
anglo-saxons, en passant par le millénarisme espagnol et
son étonnant mélange de traditions chrétienne
et judéo-arabe - le livre de Michaël Löwy met en
évidence un autre apport essentiel : le messianisme juif
d’Europe centrale.
Le "Messianisme historique".
L’importance numérique des militants d’origine
juive dans l’histoire du mouvement libertaire [1] n’est
pas seulement due aux circonstances ou aux intérêts
de classe. M. Löwy montre qu’il s’agit, de façon
beaucoup plus profonde, d’une véritable "affinité
élective", entre l’anarchisme naissant et l’extraordinaire
vitalité culturelle et sociale que connaissent au même
moment les communautés juives d’"Europe centrale".
La précision géographique est importante.
Il ne s’agit pas de n’importe quel foyer culturel juif.
Alors que le judaïsme occidental (en France et en Angleterre
plus particulièrement), mieux intégré dans
des révolution bourgeoises plus anciennes, participe d’une
conception républicaine et rationaliste du monde (à
l’exception notable de Bernard Lazare) [2], l’Europe
Centrale, sous influence germanique, voit fleurir un fort courant
de pensée que, faute de mieux, M. Löwy qualifie de "messianisme
historique". Pendant plus de cinquante ans il y aurait eu une
rencontre entre la pensée juive de cette aire culturelle
et l’aspiration libertaire à une transformation radicale
de la société, plus particulièrement à
travers son expression "anarcho-syndicaliste", avec l’idée
de "grève générale" insurrectionnelle
et révolutionnaire, le "grand soir" qui a si longtemps
hanté l’imaginaire ouvrier, en particulier dans les
pays latins. Dans son livre l’auteur insiste surtout sur les
écrivains et les philosophes les plus connus, F. Kafka, W.
Benjamin, E. Bloch, G. Lukacs, E. Fromm, en élargissant son
analyse de façon très intéressante, à
des auteurs qu’il qualifie de "juifs religieux anarchisants"
comme F. Rosenzweig, G. Scholem et L. Löwenthal, M. Buber [3].
On peut seulement regretter qu’il n’ait pas eu le temps
de s’intéresser aux nombreux militants, beaucoup moins
connus, ayant participé directement au développement
du mouvement anarchiste [4]. Seul Gustav Landauer fait l’objet
d’un long développement.
"Romantisme" et "Philosophie des Lumières".
Une des nombreuses pistes qu’ouvre le livre de M. Löwy
est d’ordre théorique. Selon lui, le "judaïsme
libertaire" d’Europe centrale serait issu de la rencontre
entre deux traditions antérieures : le "messianisme
juif traditionnel" ; le "romantisme allemand classique".
Deux traditions qui, en fusionnant, auraient donné naissance
à une vision du monde entièrement nouvelle, profondément
originale, "une modalité nouvelle de philosophie de
l’histoire", un regard nouveau sur le lien entre le passé,
le présent et l’avenir" (p. 250).
L’originalité de cette fusion est double. En effet,
comme la plupart des autres courants qui ont contribué à
produire l’anarchisme révolutionnaire (en particulier
sous sa variante anarcho-syndicaliste), le judaïsme libertaire
parvient à la fois à se démarquer radicalement
de la vision "progressiste" et rationnelle de l’histoire
issue de la philosophie des Lumières, mais aussi de la postérité
autoritaire et fasciste du romantisme allemand. Comme ses cousins
latins (français, italiens et, surtout, espagnols), mais
aussi slaves (il faut relire Bakounine) le "messianisme révolutionnaire"
juif-allemand d’Europe Centrale peut bien confondre ce que
l’époque moderne avait mis tant de soin à séparer
: sphère politique, sphère sociale et sphère
"religieuse" (au sens sociologique de ce mot). Par ses
caractéristiques, cette recomposition libertaire de la réalité
ne peut que s’opposer violemment aux deux grandes caractéristiques
du romantisme de droite : "le culte religieux et totalitaire
de l’État d’une part, et celui du Guide suprême
de l’autre" (p. 251).
Violemment antiétatique, comme tous les autres apports du
mouvement anarchiste, le messianisme libertaire juif a également
pour originalité d’être strictement "impersonnel",
d’être un "messianisme" sans "messie",
de refuser (comme l’"Internationale") tout "sauveur
suprême", tout "sauveur charismatique" (ibid.).
Il est vrai que cette différence pourtant déterminante
ne rassure qu’à moitié M. Löwy, inquiet
du radicalisme de la critique que le judaïsme libertaire peut
faire de la "rationalité moderne" et qui, manifestement,
ne parvient pas à se défaire du soupçon d’"irrationalité"
qui pèse aussitôt sur ce type de critique.
Les dernières pages du livre invitent pourtant à
aller plus loin dans l’analyse. L’irrationalisme n’est
pas toujours là où on croit le trouver. Cinquante
ans après la disparition tragique du judaïsme libertaire
d’Europe Centrale, M. Löwy observe comment la conception
progressiste et rationnelle de l’Histoire issue des Lumières
achoppe justement à rendre compte des "catastrophes
de la modernité - comme les deux guerres mondiales, Auschwitz
et Hiroshima" (p. 253), comment elle tend, soit à les
transformer en événements transcendants, a-historiques,
soit à les réduire à de simples "accidents
de parcours", sur le long chemin de la "rationalisation"
du monde [5]. De ce point de vue, la démarche du judaïsme
libertaire et, avec elle, celle de l’anarchisme, révèlent
toute l’actualité de leur puissance affirmative et
interprétative.
Parce qu’elles sont "en rupture avec (la) philosophie
du progrès et avec le culte positiviste du développement
scientifique et technique", parce qu’elles donnent une
voix à la lucidité et aux espérances des "opprimés",
ceux pour qui, comme l’écrit W. Benjamin, l’histoire
n’est pas une accumulation d’acquis mais un "grand
cortège triomphal qui passe au dessus de ceux qui jonchent
le sol" (cité p. 255), elles seules peuvent sans doute
rendre compte rationnellement du caractère dramatique de
ce siècle.
Autre conception du temps, qualitative, où le retour vers
le passé sert à sauter vers l’avenir, dans un
"écart absolu par rapport à l’état
des choses existant", elles seules peuvent s’opposer
à la cécité moderne, à la "nouveauté
factice (et aveugle) de la marchandise", à "la
répétition éternelle du toujours-le-même".
(p. 253-254).
[1] Pour en avoir une petite idée, lire, le numéro
d’Itinéraire consacré à Rudolf Rocker,
no 4, 12/88 ; et W. J. Fishman, East End Jewish Radicals, 1875-1914,
Duckworth, 1975.
[2] M. Löwy exclut également de son livre les très
nombreux militants d’origine juive (sociaux-démocrates
ou anarchistes) issus de l’est de l’Europe, une distinction
tranchée beaucoup plus discutable. Comment ne pas voir tout
ce que des militants comme Voline, E. Goldman, Alexandre Berkman,
ou R. Luxembourg, doivent au messianisme révolutionnaire
juif, fut-il résolument a-religieux.
[3] De M. Buber, cf. Utopie et socialisme, préface d’E.
Lévinas, Aubier-Montaigne, 1977.
[4] P. Kampffmeyer, W. Wess, L.Rothziegel, Y. Kaplan, R. Grossmann
(dit Ramus), E. Müsham, E. Toller, etc...
[5] Cf. la façon dont l’Humanité commente le
dernier livre de F. Furet, en estimant que le "stalinisme"
n’est finalement qu’un "moment" (bien court)
dans la longue marche vers le communisme (sic). Là réside
sans doute le moteur théorique de la façon dont l’ultra-gauche,
marxiste et hégélienne, a pu, en toute bonne conscience,
se fourvoyer, faute d’outils d’interprétation
adaptés, dans une "réduction" économiste
aveugle du nazisme et des génocides de la dernière
guerre.
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