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L’anarchisme, Foucault et les «postmodernes»
Remarques sur le texte de Tomás Ibañez
Daniel Colson

origine : http://refractions.plusloin.org/spip.php?article249

Je partirai des points d’accord avec le texte de Tomás Ibañez (ils sont nombreux), en incluant dans mon commentaire les raisons de mon désaccord final sur ce qu’il est possible d’attendre de l’anarchisme, sa portée et donc son importance pour l’avenir.

L’anarchisme aujourd’hui

Le premier point d’accord est le plus immédiat. Il porte sur la partie que Tomás intitule «l’anarchisme aujourd’hui». Une partie qui explicite très bien, mieux que je ne le ferais ici, ce que je ressens très fortement depuis pas mal de temps: à savoir un divorce de plus en plus profond (et qui ne date pas d’aujourd’hui) entre d’une part l’anarchisme officiel, les organisations anarchistes, l’idéologie anarchiste, l’identité anarchiste, et d’autre part des mouvements sans étiquettes précises que les pouvoirs publics (auxquels il arrive de ne pas se tromper) désignent parfois – pour leurs franges les plus radicales – du beau terme « d’anarchoautonomes ».

Le renouveau libertaire de la fin du siècle précédent a permis la cristallisation (mais aussi la sédimentation identitaire) d’un nombre appréciable de militants se réclamant de l’anarchisme. Le plus souvent vieillissant, ces militants ont redonné vie aux organisations traditionnelles (principalement à travers la CNT, l’AL, l’OCL, la FA et ses différentes dissidences), mais pas forcément à la dynamique et à la logique libertaires. C’est ainsi qu’à des mouvements effectifs, antiautoritaires, et souvent très riches et très complexes dans leurs composantes, leurs pratiques et leurs visions du monde, se juxtapose un anarchisme en partie ossifié, institué (comme le souligne Tomás) qui, dans le meilleur des cas, vient doubler ce qui reste d’organisations d’extrême gauche, et dont la seule pratique un peu conséquente (en dehors du fonctionnement de l’organisation) se limite le plus souvent à une présence tout aussi traditionnelle dans un mouvement syndical bureaucratisé, sans véritable souffle émancipateur, à l’intérieur d’une démarche où le projet libertaire tend à se réduire à une simple rhétorique, une langue de bois n’ayant pour toute réalité que les mots et les symboles d’un passé transformé en références plus ou moins sentimentales et creuses 1.

La sévérité de mon jugement ne vient pas de Sirius. Elle s’appuie sur ma participation aux différents mouvements de ces dernières années ; des mouvements où les anarcho-autonomes et les «non organisés spécifiquement» comme on disait à La Gryffe, ont joué un rôle important. Par chance, la librairie la Gryffe entretient des relations avec les «anarcho-autonomes» de Lyon, ville où ce courant est actif, en particulier à travers le mouvement squatt 2. Autre chance, je fais partie d’un syndicat CNT de l’éducation (Saint-Etienne) peut-être en partie atypique (hélas !), qui, dans le cadre de la fac (entre autres) a toujours fonctionné en lien étroit avec les courants dits « autonomes » ; mais, faut-il le préciser, en récusant des pratiques syndicales bureaucratisées que les anarcho-autonomes (pour nous à Saint- Etienne, et pour d’autres ailleurs j’espère) ont entièrement raison de dénoncer. Pour illustrer le problème que soulève Tomás, – entre un anarchisme de la représentation et du souvenir qui, comme le Canada-dry pour l’alcool n’a plus grandchose d’anarchiste , et un anarchisme de fait où l’on retrouve une grande partie des positions et pratiques du projet libertaire –, je voudrais raconter deux histoires : l’une anecdotique et personnelle ; l’autre, beaucoup plus déterminante dans ses conséquences effectives.

Une anecdote personnelle

J’ai participé (il y a quelque temps), en marge d’un congrès de la CNT éducation, à une réunion de militants des universités. Un des points de discussion, dérisoire selon moi, mais caractéristique de ce à quoi les congrès perdent leur temps (et avec lui toute inspiration libertaire) était de savoir si des sections étudiantes avaient ou non le droit de s’appeler FAU et de signer des tracts de ce sigle. Pour nous, à Saint-Etienne, pour qui les tracts (CNT ou non) sont à géométrie et intitulé variables, mais justement à condition de toujours indiquer quels collectifs précis en est l’auteur (collectif de site le plus souvent, mais qui pourrait aussi bien être un collectif de catégories d’usagers de l’université, voir d’années de telle ou telle discipline, « les filles de seconde année de licence d’anglais » par exemple), ce problème semblait absurde et typiquement bureaucratique. La moitié des présents (une vingtaine de militants et de militantes) partageait notre point de vue, et le ton a monté assez vite, les tenants de la discipline organisationnelle s’accrochant vivement à leur position d’autorité (les décisions de ces sortes de conciles que sont les congrès) 3.

Brusquement j’ai compris comment la CNT espagnole avait pu se bureaucratiser aussi vite à l’automne 1936, et devenir en quelques jours un appareil d’État, cet État que le mouvement anarchiste espagnol dénonçait quelques jours auparavant, alors qu’il le portait déjà en lui-même (comme beaucoup d’autres choses). Soixante-dix ans plus tard une organisation aussi minuscule que la CNT française produisait à son tour des comportements bureaucratiques comparables, se trouvait en affinité avec des tempéraments individuels capables, dans un verre d’eau et une minuscule réunion, de fabriquer de nouveau, en toute bonne foi, cette logique d’État qu’ils prétendent combattre. Entre le sectarisme idéologique et impuissant des uns et l’insertion dans un syndicalisme bureaucratisé des autres, les pratiques et les prises de position des anarchoautonomes n’ont pas seulement raison d’un point de vue libertaire. Faute de toucher son cerveau, elles devraient tout du moins faire vibrer ou émouvoir le coeur de l’anarchisme le plus formaliste.

Je ne suis pas sûr que ce soit le cas.

Ma seconde histoire porte sur un événement collectif certainement de plus grande conséquence que les décisions de congrès de la CNT éducation (j’imagine que les militants se réclamant de la CNT ont continué de se désigner comme ils l’entendaient [c’est notre cas à Saint- Etienne] ; la situation actuelle n’ayant évidemment rien à voir avec la Catalogne de 1937 où la simple lecture d’un journal anarchiste non autorisé par l’imprimatur de l’État républicain pouvait vous envoyer au bagne [voir François Godicheau, La guerre d’Espagne, République et révolution en Catalogne, Odile Jacob, 2004]). Cette seconde histoire concerne les manifestations contre le G8 organisées en 2003 en Suisse où les libertaires, comme les autres fois, étaient venus nombreux. C’est sans doute alors que le clivage entre un anarchisme vivant et un anarchisme ossifié s’est manifesté le plus nettement. En durcissant (et donc en simplifiant) la situation on pourrait dire ceci.

D’un côté on avait des milliers de participants, pas une foule ni une masse d’individus atomisés, mais une multitude de petits groupes et de réseaux habitués (par leurs pratiques et par les expériences antérieures de ce genre de rassemblement) à fonctionner de façon affinitaire, à confronter leurs expériences et à s’auto-organiser en confiant aux assemblées générales et à chaque courant ou option le soin de décider luimême ce qu’il convenait de faire, comment l’articuler à d’autres choix (violence ou non-violence par exemple) et comment penser des modalités d’action sans représentants, sans intermédiaires. Bref, d’un côté on avait des militants et des militantes, se disant ou non anarchistes, qui se préparaient, en acte, pratiquement, à mettre en oeuvre une logique libertaire, c’est-à-dire une logique fédéraliste d’action et de démocratie directes.

D’un autre côté on avait un cartel d’organisations convaincues de représenter (ou d’incarner) l’anarchisme, et bien décidées à maîtriser plusieurs mois à l’avance la mise en scène de l’anarchisme international, en évitant (aux yeux de certains) les « débordements » intempestifs des années précédentes, et (d’une pierre deux coups) en profitant de la présence d’un grand nombre d’individu-es disponibles pour organiser (à la manière du Premier Mai) une manifestation de masse nettement identifiée par les bannières et les portevoix des organisateurs, et qu’il suffirait finalement de bien encadrer pour arriver à l’objectif intemporel et donc toujours d’actualité (si on peut dire) : avoir sa photo dans les journaux, en couleur si possible (pour qu’on distingue bien les drapeaux noirs et rouges), avec, en manchette, «5000 anarchistes défilent au G8».

D’un côté on avait la logique d’un anarchisme en acte, de fait (au sens d’action directe et de propagande par le fait) basé sur l’auto-organisation, le fédéralisme et la démocratie directe. De l’autre côté on avait très précisément, et à la suite de ce que nous apprend l’expérience espagnole, un anarchisme de gouvernement, une logique d’État fondée sur la représentation, l’obéissance aux mots d’ordre, la destruction de tout lien affinitaire concret et immédiat au profit d’un individu nu, entièrement disponible à ce que les organisations attendent de lui, un individu discipliné à même de répéter les slogans prévus à l’avance, d’aller là on lui dit d’aller et de se comporter comme les représentants d’un cartel d’organisations ont décidé qu’il convenait de se comporter en mettant en place un service d’ordre (cet embryon de police) chargé de veiller à l’application effective des décisions et des consignes (parfois incomprises) de la démocratie indirecte des congrès et autres programmes préalables 4.

Je ne développe pas davantage, car un second point du texte de Tomás permet d’aller un peu plus loin dans la compréhension de ce divorce entre des pratiques libertaires effectives et un anarchisme purement idéologique, d’apparence et de représentation, agissant au rebours de ce dont il prétend tirer son autorité.

organiser (à la manière du Premier Mai) une manifestation de masse nettement identifiée par les bannières et les portevoix des organisateurs, et qu’il suffirait finalement de bien encadrer pour arriver à l’objectif intemporel et donc toujours d’actualité (si on peut dire) : avoir sa photo dans les journaux, en couleur si possible (pour qu’on distingue bien les drapeaux noirs et rouges), avec, en manchette, «5000 anarchistes défilent au G8».

D’un côté on avait la logique d’un anarchisme en acte, de fait (au sens d’action directe et de propagande par le fait) basé sur l’auto-organisation, le fédéralisme et la démocratie directe. De l’autre côté on avait très précisément, et à la suite de ce que nous apprend l’expérience espagnole, un anarchisme de gouvernement, une logique d’État fondée sur la représentation, l’obéissance aux mots d’ordre, la destruction de tout lien affinitaire concret et immédiat au profit d’un individu nu, entièrement disponible à ce que les organisations attendent de lui, un individu discipliné à même de répéter les slogans prévus à l’avance, d’aller là on lui dit d’aller et de se comporter comme les représentants d’un cartel d’organisations ont décidé qu’il convenait de se comporter en mettant en place un service d’ordre (cet embryon de police) chargé de veiller à l’application effective des décisions et des consignes (parfois incomprises) de la démocratie indirecte des congrès et autres programmes préalables 4.

Je ne développe pas davantage, car un second point du texte de Tomás permet d’aller un peu plus loin dans la compréhension de ce divorce entre des pratiques libertaires effectives et un anarchisme purement idéologique, d’apparence et de représentation, agissant au rebours de ce dont il prétend tirer son autorité.

Les « lumières », la question du sujet et de l’universalisme.

Je ne reprendrai pas ce que dit Tomás Ibañez, seulement pour souligner mon complet accord. L’anarchisme, comme courant politique explicite, est né quelque part et à un moment donné, comme toute chose faut-il ajouter, mais l’anarchisme est justement le seul courant politique qui pense la singularité absolue des situations, des évènements et donc des êtres (une manifestation contre le G8 par exemple, en Suisse, un printemps ensoleillé de 2003). Le malheur, comme le montre Tomás, c’est que la singularité de la situation et du contexte dans lesquels est né l’anarchisme – en Europe, au XIXe siècle – a eu l’extraordinaire idée non de se croire «exceptionnelle» (comme tout le monde et à juste titre), mais au contraire, et de façon apparemment beaucoup plus modeste, de se vivre (subjectivement) comme « universelle », en prétendant ainsi (humble serviteur de cette lourde mission) effacer ou subsumer toutes les autres singularités, avant, après et ailleurs, les soumettre à sa loi générale et à ses « lumières » supposées, avant de répandre et d’éprouver ces fameuses lumières (du Progrès! de la Civilisation !) sous la forme particulièrement obscure et sauvage du colonialisme, de l’impérialisme, de la guerre industrielle, des massacres de masse et des régimes totalitaires (rouges et bruns). Et c’est ici que l’on retrouve le divorce entre un anarchisme mort et des pratiques libertaires effectives, mais aussi les premières divergences avec Tomás.

Le grand intérêt de lire attentivement les textes anarchistes, c’est d’observer comment, de Proudhon à Bakounine mais surtout chez les très nombreux militants engagés par la suite dans des luttes et des mouvements émancipateurs effectifs, la pensée libertaire n’a jamais cessé de dénoncer les fondements de la modernité bourgeoise et capitaliste : les illusions et les mensonges de la loi, de la démocratie représentative et du «contrat social»; les pièges de la communication; les mensonges intéressés des limites propriétaires (pars extra partes) et de la liberté restrictive qui les accompagne («la liberté des uns finit là où commence la liberté des autres ») ; les illusions et les mensonges de l’individu atomisé, libre, raisonnable, calculateur et utilitariste, responsable de ses actes et de ses choix ; bref, la fiction aux effets redoutables de l’homme moderne, cartésien, «maître et possesseur de la nature». Je renvoie ici aux textes de syndicalistes comme Pelloutier, Pouget ou Griffuelhes (pour la France), à Bakounine et à ses attaques incessantes contre le libre-arbitre, à la richesse et à l’originalité des analyses de Proudhon (« l’individu est un groupe », «tout groupe est un individu »), à l’oeuvre et à la pensée d’Elisée Reclus, à l’éthologie de Kropotkine, à la notion (parfois si nietzschéenne) de « volonté » chez Malatesta, et bien sûr au subjectivisme radical des stirnériens et autres nietzschéens, ces féroces contempteurs de l’individualisme moderne 5.

Historiquement, l’originalité de l’anarchisme réside dans sa critique et sa dénonciation des pièges et des mensonges de la modernité, mais aussi bien sûr dans sa capacité à penser et à exprimer des pratiques sociales et politiques qui rompaient radicalement avec cette modernité, qui renversaient les schémas et les procédures de l’ordre social et économique apparu depuis trois siècles, et ceci à partir de nouvelles forces, de nouvelles pratiques et de nouvelles subjectivités, à partir du refus sans concession de toute représentation, à partir de l’action directe, du fédéralisme, de l’association et de l’autonomie des êtres en lutte pour leur émancipation 6.

Grâce à ses étonnants atouts théoriques, l’anarchisme avait donc toutes les raisons de reconnaître et de penser les mouvements spontanés qui, lui donnant raison en retour, ont fait sa réalité et sa force dans le passé (en Espagne, en Ukraine, mais aussi dans un grand nombre d’autres expériences beaucoup moins connues). Et du même coup l’anarchisme avait également toutes les raisons de reconnaître et d’exprimer les mouvements émancipateurs à venir, aussi nouveaux et surprenants qu’ils puissent être, y compris bien sûr, et pour s’en tenir à l’actualité, les différentes pratiques dites «anarcho-autonomes» par exemple.

Mais, comme on vient de le voir et comme le montre Tomás Ibañez, c’est loin d’être le cas. L’originalité, la force et la nouveauté de l’anarchisme ont été en grande partie recouvertes et dévorées par les représentations de ses adversaires.De la singularité et de l’originalité de sa naissance l’anarchisme institué a abandonné le souffle émancipateur pour l’ombre tutélaire et oppressive de l’ordre qu’il prétendait d’abord abolir. Un abandon doublement préjudiciable pour l’anarchisme : 1) en le soumettant aux formes de pensée et de vision du monde qui servent de fondements à la domination moderne; 2) en l’enfermant plus particulièrement dans une version très appauvrie de cette pensée mensongère et intéressée, celle de l’école (de Jules Ferry dans le cas français), une école à l’usage du peuple et des bataillons d’ouvriers disciplinés qu’exigeait la seconde révolution industrielle, une école où comme le disait très justement Monatte, le peuple «en apprenant à lire, avait désappris à discerner».

Foucault

De nouveau je suis globalement d’accord avec ce que dit Tomás. La grande question que pose Foucault à l’anarchisme pourrait se formuler ainsi : pourquoi un auteur aussi proche de la pensée libertaire, grâce à qui la question du pouvoir est enfin devenue une question centrale, pourquoi cet auteur fait-il l’objet sinon d’un rejet viscéral tout au moins d’une complète indifférence chez la plupart des anarchistes7 ? Répondre à cette question exigerait de prendre en compte un grand nombre de raisons8. J’en examinerai deux.

Le pessimisme de Foucault

La première me semble tenir à la source ou à l’inspiration de la pensée de Foucault. Contrairement à Deleuze par exemple, Foucault est marqué par un profond pessimisme quant à la possibilité de sortir des rapports de pouvoir ou plus précisément de les agencer de façon émancipatrice9. Je rappelle une de ses formules, au lendemain de son livre sur l’histoire de la sexualité (La volonté de savoir) et alors qu’il entrait dans une longue crise théorique: «toujours la même incapacité à franchir la ligne, à passer de l’autre côté, à écouter et à faire entendre le langage qui vient d’ailleurs ou d’en bas ; toujours le même choix, du côté du pouvoir, de ce qu’il dit ou fait dire » (« La vie des hommes infâmes », Les Cahiers du Chemin, 1977, p. 16). Ce pessimisme profond et premier, Deleuze en rend compte également lorsqu’il explique comment, pour Foucault : « s’il faut atteindre à la vie comme puissance du dehors qu’est-ce qui nous dit que ce dehors n’est pas un vide terrifiant et cette vie qui semble résister, la simple distribution dans le vide de morts ‘partielles, progressives et lentes’ ?» (Foucault, p. 102).

Et c’est sans doute ici (et dans ce qu’il a de meilleur) que l’anarchisme est effectivement tenté de se séparer de Foucault, au nom d’une affirmation (que l’on aurait tort de qualifier de naïve) selon laquelle il est possible de sortir de la domination, du mensonge et des illusions du pouvoir, de voir les rapports de forces s’agencer autrement, se transformer en rapports émancipateurs.

Mais même sur ce point, certes déterminant dans ce qu’il implique comme volonté (au sens nietzschéen et malatestien du mot), l’anarchisme, toujours dans ce qu’il a de meilleur ou tout simplement d’effectivement libertaire, ne partage-t-il pas aussi cette angoisse sur le dehors d’une révolution, d’un autre monde qui ne serait qu’un « vide terrifiant », une faille et un chaos invivables, vite et inévitablement recouverts par l’ordre social même le plus injuste et le plus oppressif10 ? Mieux encore, et comme le montrent le rouge et le noir des drapeaux libertaires, cette angoisse du dehors n’est-elle pas la condition nécessaire d’un véritable désir de transformation radicale? Ne serait-ce que pour éviter les proclamations en carton-pâte, les paroles creuses et vides, construites sur le modèle de ce qu’elles dénoncent de façon aussi sonore, d’autant plus sectaires et radicales, détachées de ce qu’elles disent machinalement, qu’elles n’ont jamais eu le moindre désir ou volonté de changer quoi que ce soit, comme trop d’exemples historiques permettent de le constater.

La proximité de l’anarchisme et de Foucault

La seconde raison du refus ou de l’indifférence des anarchistes vis-à-vis des analyses de Foucault tient à un paradoxe: la grande proximité entre les uns et les autres, et plus particulièrement, comme le montre Tomás Ibañez, l’importance que Foucault accorde à la réalité du pouvoir, à son caractère omniprésent, brutal et insidieux, traversant les interactions les plus anodines, formant des séries (au sens que Proudhon donne à ce mot) et produisant des structures de domination (les Églises, les États, les Partis et les Individus eux-mêmes) dont la puissance d’illusion et d’oppression ne repose pas d’abord sur leur aveuglante visibilité mais sur un lacis serré et souvent imperceptible de dominations immédiates et minuscules dont ces structures ne sont que les résultantes (toujours Proudhon).

Sans doute, avec Proudhon (et Bakounine cette fois), les anarchistes sont-ils supposés savoir en quoi ces résultantes, à la manière de Dieu ou de l’État, se présentent mensongèrement à nos yeux comme la cause illusoire de ce qui les produit et les alimente 11. Mais cette illusion – constitutive d’une modernité fondée sur la croyance dans des acteurs rationnels, sources et maîtres de leurs actes – est justement une illusion largement partagée (d’où sa réelle efficacité), à la fois par ceux qui en affirment l’évidence et la nécessité (le plus grand nombre et les plus cyniques12) mais aussi – hélas – par beaucoup trop d’anarchistes qui, de façon inversée mais symétrique, se contentent de faire leurs les concep tions du monde qu’ils combattent, en ne s’étonnant jamais de toujours finir par obtenir l’inverse de ce qu’ils prétendent, en remettant une couche au contraire, à la manière des partisans de la plateforme dite d’Archinov par exemple 13.

Comme le montre la morale laïque, ce doublon de la morale religieuse, on peut être pour ou contre l’État, pour ou contre le Capital, pour ou contre la transcendance divine, et fonctionner très exactement de la même manière, en partageant les mêmes conceptions et les mêmes représentations, en croyant que l’État, le Capital et la transcendance divine sont réellement les auteurs et les causes (premières) de notre bonheur ou de notre malheur.

Il me semble que pour la pensée libertaire contemporaine, Foucault, Deleuze et quelques autres constituent une sorte de révélateur chimique. Dans les réactions qu’ils suscitent ils montrent comment l’inspiration, la volonté et la pensée premières et spontanées des mouvements libertaires sont sans cesse recouvertes par des croyances et des modèles d’action issus de l’ordre qu’ils dénoncent, et ceci à travers une tradition anarchiste contradictoire dont Foucault et Deleuze, à la façon de l’enfant du conte d’Andersen, révèleraient la nudité.

En d’autres termes, et à la manière cette fois de la « lettre volée » de Poe et de Lacan, le déni de la proximité entre Foucault et l’anarchisme est d’autant plus significatif que cette proximité est davantage évidente. Une triple proximité en l’occurrence.

1. Une proximité immédiate et commune à tous et à toutes tout d’abord. En effet, il n’y a pas besoin d’une longue expérience ni bien sûr de lire Foucault pour constater que le pouvoir est partout, de l’ordre mondial au plus petit détail de la vie, sous une multitude de formes et de rapports, y compris (et surtout pourrait-on dire) dans les collectifs ou les organisations à caractère anarchiste, là où justement l’on est le plus enclin à croire que le pouvoir est forcément ailleurs, dehors, chez les autres; lorsque cordonniers les plus mal chaussés, ou médecins les plus mal soignés, les anarchistes se croient autorisés à marcher pieds nus en plein hiver, à échapper aux maladies du pouvoir puisque leurs raisons d’être consiste justement à le dénoncer et à le combattre.

Dans les milieux anarchistes et plus particulièrement dans les organisations anarchistes permanentes ou durables (et comme partout) tout est pouvoir, luttes et affrontements mais d’autant plus hypocrites ou sauvages et destructeurs (et même si c’est à petite échelle) que l’existence de ces rapports de pouvoir est déniée. Foucault a évidemment raison.

Tout le monde le sait et même l’anarchiste le plus dogmatique ne manquera jamais de le reconnaître, entre quatre yeux, de façon intime lorsqu’on se parle sincèrement, qu’on dépose le bouclier de son surmoi militant et idéologique, que l’on n’est plus en service commandé (et exceptionnellement détendu). En ce sens et c’est désespérant de le constater, le surmoi et le déni anarchistes si pauvres en inspiration libertaire, si contraires à l’idée anarchiste, ne sont pas différents, à petite échelle, des surmoi et des dénis religieux et politiques, de l’Inquisition à la Guépéou et tous les autres paradis du mensonge, de la répression et de l’hypocrisie. Avec deux différences cependant: – l’une très négative, désolante et un peu ridicule qui porte sur le fait que ces rapports de pouvoir à l’oeuvre dans le moindre de nos gestes et de nos regards, l’anarchisme qui les dénie est justement censé, par son projet, être le plus à même de les percevoir et de les débusquer ; – l’autre, paradoxalement plus positive, qui porte, pour la grande majorité des libertaires, sur leur incapacité effective (logique et bien venue) à réussir ce que les tenants de l’ordre et du pouvoir parviennent à obtenir, leur incapacité à se plier aux modes d’action qu’ils prétendent mettre en oeuvre, leur incapacité à ne pas répéter, malgré eux, l’anarchie (même négative) dont ils ont tant de raisons de se réclamer et (heureusement) tant de mal à se défaire.

2. À cette première proximité entre les analyses de Foucault et l’anarchisme on peut joindre une seconde. Elle porte sur ce que l’on sait historiquement (et au regard de la question du pouvoir) des mouvements et des expérimentations libertaires, et tout d’abord (à titre d’exemple) comment, dès leur apparition, ils font un usage pratique et politique du couple autoritaire/ antiautoritaire, des notions à la fois très précises et très larges dans leur usage, depuis la dénonciation des pratiques et du mode d’organisation de l’Internationale marxiste et les mises en oeuvre alternatives de l’Internationale dite antiautoritaire, jusqu’aux usages actuels et polyvalents du mot dans un grand nombre de domaines, de situations et de rapports (éducation, travail, famille, situation de guerre, etc. 14). Ce que Foucault met en évidence à travers ses analyses – l’omniprésence des rapports de pouvoir –, les mouvements libertaires, dans leurs moments d’existence effective et conséquente, le perçoivent aussitôt.

C’est même (pour l’essentiel) à partir de cette perception très fine et intransigeante qu’ils se constituent comme mouvements propres15. Et ceci de deux façons: – à travers une sensibilité spontanée et exacerbée à des formes d’autorité et de pouvoir immédiates et apparemment minuscules et anodines, vécues par leurs alliés et rivaux (marxistes principalement) comme secondaires (au regard des tâches à accomplir, de la mission historique que l’on sert, etc.) 16 ; – à travers une susceptibilité tout aussi vive, épidermique, que l’on aurait tort de rabattre trop vite et sans réflexion sur le tempérament prétendument caractériel des anarchistes, qu’il faudrait surtout rapprocher de la fierté et de la susceptibilité du guerrier dont parlent Deleuze et Guattari dans Mille plateaux, cette susceptibilité à la fois féminine et masculine où l’on peut, sans tomber dans la facilité, reconnaître la rencontre heureuse entre l’idée libertaire et un trait habituellement reconnu à la manière d’être des Espagnols, mais aussi les mouvements anarcha-féministes contemporains et leurs références aux analyses de Judith Butler par exemple, là où même l’ordre des sexes et des genres se « trouble » et peut ainsi se recomposer autrement, anarchiquement pourrait-on Dire 17.

Sensibilité à tout rapport d’autorité, susceptibilité et extrême fierté ne constituent pas cependant les seules caractéristiques de la dimension antiautoritaire de l’anarchisme. Sans véritablement changer de nature ni d’immédiateté, elles s’élargissent à l’ensemble des pratiques et des modalités d’action et d’association des mouvements libertaires et ceci dans deux directions opposées : vers cet individualisme très particulier où s’affirme le subjectivisme radical de l’anarchisme, mais aussi – d’un autre côté – vers l’ensemble des modalités d’existence et de déploiements sociaux et révolutionnaires propres à chacune des expérimentations libertaires. Des modalités d’existence et de déploiement capables (le plus souvent) de maintenir la tension entre autonomie absolue et association, entre interactions immédiates et vastes rapports de forces.

Sans allonger démesurément ce texte et entrer dans les détails d’une analyse que j’ai tenté de développer par ailleurs, je voudrais rappeler deux caractéristiques de ces expérimentations libertaires: – Tout d’abord l’originalité et l’horizontalité radicale de formes d’association et de groupement qui veillent sans cesse à assurer à toutes leurs composantes (des plus vastes aux plus étroites, et les unes à l’intérieur des autres) les conditions de la mystérieuse «indépendance du monde» ou « universelle indépendance » dont parlent les chansons révolutionnaires du XIXe siècle18. Une « libre association de forces libres » (Bakounine) que la pensée anarchiste s’est efforcée de penser à travers le concept de fédéralisme, fédéralisme des communes, fédéralisme des groupes, des squatts et de tout autre collectif possible, durable ou fugitif, fédéralisme des associations syndicales, là où comme l’écrit Pouget «les fédérations et unions de syndicats sont autonomes dans la Confédération ; les syndicats sont autonomes dans les fédérations et unions de syndicats ; les syndiqués sont autonomes dans les syndicats.» (La Confédération Générale du Travail, 1910).

– Autre caractéristique des expérimentations libertaires, plus déterminante encore: l’équilibre, au sens proudhonien du mot, c’est-à-dire la tension permanente entre une multitude de forces, de prises de position et de modes d’être différents, très souvent contradictoires mais perçus, dans leurs rapports, comme également nécessaires à l’émancipation ; que ce soit entre les groupes et ces autres groupes que sont les individualités, entre les statuts, pactes et accords formalisés et l’influence déterminante des réseaux informels ou cachés, depuis la militance espagnole ou les sociétés secrètes et autres cercles intimes bakouniniens jusqu’au fonctionnement des black blocks contemporains en passant par toutes les formes possibles de groupes affinitaires (de métier, d’amitié, d’enfance, d’idée) qui ont fait la force et l’originalité de la CNT espagnole du temps de sa grandeur.

À ces premiers exemples il faudrait ajouter un grand nombre d’autres tensions et équilibres nécessaires, entre syndicalistes révolutionnaires, hommes d’action, réformistes, syndicalistes purs, révolutionnaires, anti-organisationnels, organisationnels, autonomes, anarchosyndicalistes, conseillistes, ultra-gauches, etc., auxquels il faudrait également joindre les très nombreuses cristallisations de l’anarchisme et des milieux anarchistes proprement dits, de l’insurrectionalisme à l’éducationnisme réalisateur (chers à Gaetano Manfredonia), en passant par le pacifisme, le naturisme et le naturalisme, le végétarisme, le végétalisme, le féminisme, les attentats, la prise au tas, la vie en communauté, l’espérantisme (et sa variante ido-iste), l’antimilitarisme, les milieux libres, l’illégalisme, les écoles parallèles, l’anarcho-communisme, le macadam, l’antialcoolisme, la libre-pensée et l’anticléricalisme, le communisme libertaire, l’amour libre, la coopération, l’avortement et la vasectomie, le collectivisme, la reprise individuelle, le primitivisme, l’individualisme, le néomalthusianisme, etc., sans rien dire du caractère encore plus éclaté et paradoxal d’une culture collective radicalement placée sous le signe de l’éclectisme et de la dimension autodidacte.

3. Je serai plus bref sur la troisième proximité entre Foucault et la pensée libertaire, et elle me servira de conclusion, en particulier sur les divergences que je peux avoir avec le texte de Tomás Ibañez. Cette troisième proximité découle de tout ce qui précède et porte sur la dimension éminemment théorique et philosophique de l’anarchisme, sur la richesse et la puissance de la pensée libertaire. Je ne voudrais évidemment pas avoir l’air de sous-estimer l’originalité et la force de l’apport de Foucault. Il me semble seulement que l’anarchisme dispose de ressources théoriques considérables, le plus souvent inemployées, qui ne se contentent pas de faire écho aux analyses de Foucault comme je viens d’essayer de le montrer, mais qui permettent également d’en saisir et d’en développer toutes les implications, en bénéficiant elles-mêmes, en retour, d’une capacité plus grande à dire ce dont elles sont porteuses19. Et c’est ici que notre attitude vis-à-vis de Foucault, Deleuze et d’autres que l’on caractérise trop facilement de postmodernes, implique, au coeur du projet libertaire, une manière de penser et d’agir beaucoup plus large: à savoir la capacité pour l’anarchisme de reprendre à son compte, de répéter sans cesse la totalité des expériences humaines du passé et d’ailleurs, présentes et à venir, sur le double registre de l’émancipation et de la lutte contre toute forme de domination. Selon moi le progrès (cette illusion de la modernité) n’existe pas pour l’anarchisme, mais seulement une suite ininterrompue d’évènements émancipateurs d’intensité variable où tout se rejoue chaque fois (y compris pour nous-mêmes, après notre mort et une vie apparemment la plus obscure comme le rappelle Simondon, ou Bakounine à propos de Stankevitch).

Cette suite discontinue (mais ininterrompue) d’expériences émancipatrices a ainsi la possibilité (pas toujours accomplie) de répéter et donc de redonner sens à ce qui s’est déjà joué ailleurs et auparavant (mais qui n’est jamais fini). Elle permet de comprendre et de reprendre, à la lumière de l’anarchisme occidental du XIXe et des débuts du XXe siècle, la totalité des expériences humaines, passées et exotiques, qu’Elisée Reclus s’est efforcé de décrire sans exclusive, de façon encyclopédique, depuis la démocratie grecque chère à Eduardo Colombo jusqu’au taoïsme chinois de John Clark en passant par les tribus indiennes de Clastres ou les «communes» du moyen âge chères à Landauer cette fois, et bien d’autres choses encore. De la même façon que l’anarchisme européen du XIXe siècle a sans cesse la possibilité de reprendre sens et d’exprimer quelquesunes des possibilités infinies dont il est porteur (en bon comme en mauvais), à la lumière de Foucault, de Deleuze, de Mai 68 ou des squatters et des anarchoautonomes par exemple, de la même façon, Foucault, Deleuze, et les mouvements squatters, anarcho-autonomes ou anarcha-féministes, ont également la possibilité de reprendre sens eux aussi, d’exprimer les potentialités émancipatrices dont ils sont porteurs, et ceci à la lumière de cet anarchisme passé qu’ils éclairent et qui les éclaire, dont ils sont eux-mêmes la répétition, «ni tout à fait la même, ni tout à fait une autre» comme le dit Verlaine à propos de son rapport aux femmes.

J’en arrive à mes divergences avec le texte de Tomás Ibañez. Tomás nous explique comment à ses yeux le « postanarchisme » doit « se substituer à l’anarchisme classique tout en reprenant des éléments de son élan fondamental». Il me semble que par cette formule Tomás montre bien où se situent nos divergences.

En parlant d’« anarchisme classique » qu’il distinguerait d’un mystérieux « élan fondamental », il confond la proie et l’ombre, l’ombre d’un anarchisme étriqué, « passéiste » et « identitaire », effectivement soumis à l’«indésirable influence des Lumières», qui, présent dès le début et homologue à l’ordre et aux dominations modernes, a très logiquement survécu aux défaites des mouvements libertaires, au point de faire oublier la force et la richesse théoriques et pratiques d’un projet et d’une vision du monde qu’il s’agit justement de répéter et de mettre à jour, en évitant si possible de suivre cet autre leurre que constituent les différents «postanarchismes» dont Vivien Garcia a montré la grande pauvreté 20.

Daniel Colson

1. L’expérience calamiteuse de la CNT espagnole en exil aurait dû pourtant nous vacciner définitivement contre la possibilité permanente de voir l’anarchisme se transformer en son contraire, un contraire que Tomás décrit très bien dans son texte. Ce contre-exemple anarchiste de la CNT en exil, comme l’extrême rapidité de la bureaucratisation et de l’étatisation de cette même CNT en 1936, n’ont pas encore fait l’objet d’une analyse satisfaisante.

2. Il s’agit d’une longue histoire qui remonte à la renaissance du mouvement libertaire à Lyon (dans les années soixante-dix), avant que les organisations traditionnelles ne refleurissent sur les décombres et l’épuisement des mouvements sociaux des années précédentes. Une histoire qui se poursuit au début des années quatre-vingtdix, avec un puissant mouvement squatt (à la Croix-Rousse) auquel la Gryffe était liée.

3. L’argument typiquement « moderne » (« nul n’est censé ignorer la Loi ») consiste à dire que les militants (de base) n’ont qu’à s’impliquer dans les préparations et les décisions de congrès, lire les centaines d’amendements et de propositions, comprendre et discuter leurs enjeux, lire attentivement et comprendre les comptes rendus et les décisions des congrès (pour pouvoir s’y conformer), faute de quoi, ces militants (de base) c’est-à-dire l’écrasante majorité des « adhérents » (c’est le cas de le dire) n’ont plus qu’à s’écraser, à s’en prendre à euxmêmes, et donc à suivre, sans discuter, la poignée de « militants » ayant le temps et le goût de s’investir dans cette intense vie bureaucratique (disons à base de papiers et de conflits de tendances), en se contentant (toujours les « adhérents ») d’essayer éventuellement, par ailleurs, de faire grève et de lutter sur leurs lieux de travail, mais en veillant soigneusement à se conformer aux décisions de congrès (à travers des textes et des décisions que les militants, rompus à ce genre d’exercice, se chargent de leur rappeler), par exemple ne pas signer n’importe comment leurs tracts (sous peine d’exclusion).

Réfractions 4. Sur la façon dont la CNT espagnole, transformée en appareil d’État, détruit les solidarités et les pratiques qui faisaient jusqu’ici sa force émancipatrice, voir, à propos des comités de prisonniers (plus de 4000 membres de la CNT peuplaient les prisons républicaines de la Catalogne !), le travail de Godicheau sur les archives républicaines 5. Je me permets de renvoyer ici à mon article «Subjectivité anarchiste et subjectivité moderne» dans La Culture Libertaire, ACL, 1997.

6. À la lecture des textes anarchistes il faudrait donc joindre, de façon plus déterminante encore, une analyse (beaucoup plus difficile à réaliser) de l’ensemble très diversifié des expérimentations et des luttes libertaires. Sur ce point et de façon très limitée (historiquement et géographiquement), je me permets de renvoyer au livre tiré de ma thèse, Anarcho-syndicalisme et communisme, Saint- Etienne (1920-1925), ACL, 1986.

7. Invoquer le caractère trop « intellectuel » des analyses de Foucault et, plus généralement l’opposition entre intellectuels et non intellectuels, n’a pas beaucoup de sens. Les militants, massivement ouvriers des expérimentations libertaires, n’hésitaient pas à lire des livres aussi difficiles d’accès que ceux de Nietzsche, Spencer, Guyau ou Buchner, ou des témoignages historiques tout aussi difficiles que L’Internationale de James Guillaume. Mes exemplaires des quatre volumes originaux de ce dernier livre, parus de 1905 à 1910, ont été achetés et lus et relus par Boudoux, un charpentier en fer, plus connu pour son activisme et, plus tard, son rôle dans les affrontements physiques avec les communistes. A contrario de ce qui est dit ici, je renvoie à l’excellente synthèse (mais déjà ancienne) de Salvo Vaccaro, «Foucault et l’anarchie » dans La culture libertaire, op. cit.

8. Il ne s’agit donc pas de répondre ici aux arguments que développe Eduardo dans son texte « les formes politiques du pouvoir » (Réfractions, n° 17), ni d’examiner un point déterminant soulevé depuis longtemps par Eduardo sur la question du « pouvoir » et donc la question des « positivités » que lui reconnaît Foucault.

9. Sur le pessimisme de Foucault, qu’exprime plus particulièrement le concept de « dispositifs », voir Giorgio Agamben, Qu’est-ce qu’un dispositif ? (Payot Rivages, 2007).

10. Sur l’intensité de cette angoisse et son lien avec le désir de révolution on pourrait donner de nombreux exemples, du livre de Coeurderoy Hourra !!! ou la révolution par les cosaques, à ce que dit Garcia Oliver dans son dialogue avec Freddy Gomez (À Contretemps, n° 17, juillet 2004).

11. «La Causalité universelle n’est autre chose que la Résultante éternellement reproduite d’une infinité d’actions et de réactions naturellement exercées par la quantité infinie de choses qui naissent, qui existent, et puis qui disparaissent en son sein », Bakounine, OEuvres, tome III, Stock, 1908, p. 353-354. Pour saisir la force et l’originalité de la position de Bakounine (et de Proudhon), voir la redécouverte actuelle du « pragmatisme» de Pierce, James et Dewey (d’inspiration si nettement et explicitement libertaire) pour qui « la nature n’est pas un système spatial et homogène [mais] le résultat ou l’effet d’une multiplicité de genèses. De nouvelles existences surgissent continuellement qui s’ajoutent aux anciennes et qui composent avec elles [..] une nature commune » (D. Debaise dans Vie et expérimentation, Peirce, James,Dewey,Vrin, 2007). Il n’est pas indifférent d’observer qu’un certain nombre d’ « anarcho-autonomes » se réclament et se servent explicitement de ce pragmatisme américain dont le retour est également un des nombreux signes de l’actualité du projet et de la pensée libertaires.

12. « Si Dieu n’existait pas il faudrait l’inventer », comme le dit Voltaire (Epître à l'auteur du nouveau livre «Les trois imposteurs», 1768).

13. Avant de contribuer à l’élaboration de la « plateforme » et de mourir en se ralliant au despotisme bolchevique, Archinov – en conclusion de son beau livre Le mouvement makhnoviste auquel il avait si intensément participé – fournit sans doute une des contributions majeures à la pensée et au projet libertaire : « Prolétaires du monde entier, descendez dans vos propres profondeurs, cherchez-y la vérité et créez-la : vous ne la trouverez nulle autre part. » Bélibaste, 1969, p. 388.

de les percevoir et de les débusquer ; 14. Voir par exemple le refus volontaire des milices ouvrières de Barcelone de marcher au pas, même par hasard, entre deux miliciens.

15. Il est frappant d’observer comment les mouvements contemporains (les « anarchoautonomes » par exemple) répètent (au sens deleuzien du mot) la façon dont l’Internationale anti-autoritaire s’est constituée, moins à partir d’un programme ou d’objectifs (qu’autoritaires et anti-autoritaires considéreront longtemps comme communs) mais à partir des pratiques immédiates, de la manière ou des moyens d’atteindre ces buts et ceci dans une démarche où ces moyens et ces pratiques immédiates (antiautoritaires) finissent pas absorber les buts, lorsque la fin finit (si on peut dire) par être entièrement inclue dans les moyens, lorsque fin et moyens se confondent, sans reste, ni en haut, ni plus tard (ces deux endroits frauduleux où se situe le paradis de la transcendance, qu’elle soit religieuse ou non). On peut ainsi comprendre ce que le mouvement libertaire entend par révolution. Pour l’anarchisme il ne s’agit pas d’abord d’un but final (et forcément transcendant parce que lointain, plus tard, à la fin des temps), qui autorise tous les atermoiements et, surtout, tous les dogmatismes et toutes les mesures d’autorité fondés sur ce but (idéal). Pour l’anarchisme l’idée de révolution est entièrement liée à la radicalité des actes présents, une radicalité dont la dimension plus ou moins violente et intempestive ne constitue qu’un aspect.

16.Voir parmi les nombreux exemples possibles, la façon dont des militants aussi différents que Paul Robin et Anselmo Lorenzo décrivent, dans des termes presque identiques, les comportements et les relations entre Marx et ses disciples au moment de la conférence de Londres en septembre 1871.

17. De Judith Butler, voir Trouble dans le genre, pour un féminisme de la subversion (1990), La Découverte 2005.

18. Le chant des ouvriers (Pierre Dupont, 1846), Les canons (auteur et date inconnus ?). Sur l’originalité et le caractère saisissant de ce mode d’existence et de fonctionnement des mouvements libertaires effectifs, voir l’étonnement d’un historien non prévenu comme Godicheau (op.cit.) découvrant, à partir des archives, le mode d’être de l’anarcho-syndicalisme catalan.

19. Il me semble que les relations entre pensées et auteurs obéissent très précisément à la logique d’association (et de désassociation) des pratiques les plus immédiates et les plus concrètes des mouvements libertaires. C’est en ce sens que les pratiques théoriques n’ont aucune prédominance sur d’autres pratiques, mais en ouvrant ainsi sur un anarchisme d’ensemble que, pour ma part, je qualifie d’« ontologique », au sens d’une vision et d’un rapport au monde, pratique et théorique, qui engagent toute chose, la totalité de ce qui est, c’est-à-dire le multiple, le changement incessant (dont parle Bakounine), le différent et le singulier généralisé (si on peut dire).

20 Vivien Garcia, L’anarchisme aujourd’hui, l’Harmattan, 2007. La discussion à venir devrait porter, me semble-t-il, sur cet « élan fondamental » dont parle Tomás et sur ses mystérieux « éléments » qu’il faudrait sélectionner et reprendre. Ce point me semble très juste. Revenir à l’élan fondamental c’est toujours revenir à l’origine de la multitude des actes et des mouvements émancipateurs, revenir à l’origine de l’AIT, de la Fédération Jurassienne, de la FORA d’Argentine, par exemple; un retour (« éternel»?) et un recommencement (autrement) qui permet de tout reprendre, y compris et surtout l’immense et extraordinaire portée de l’anarchisme en l’occurrence, cette force pratique et théorique capable justement de tout recomposer, sans reste.