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Origine http://raforum.info/spip.php?article3478
Comme l’atteste le nombre des publications, on peut observer,
depuis déjà pas mal d’années, un regain
d’intérêt pour Spinoza. Cette redécouverte
n’est pas seulement académique et, pour une bonne part,
tranche nettement avec l’interprétation rationaliste
et idéaliste qui, en France tout du moins, était parvenue
à neutraliser une pensée longtemps trop sulfureuse
pour prendre place dans les allées officielles de la philosophie.
Originalité de cette réévaluation, son caractère
doublement politique : dans son contenu, on va le voir ; mais aussi
dans ses raisons d’être et dans la signification qu’elle
revêt dans le contexte de cette fin de siècle.
Kant ou Spinoza ; de façon caricaturale on pourrait dire
que ces deux philosophes ont servi de drapeaux à toute une
génération de philosophes et d’intellectuels
emportés peu ou prou dans le vaste mouvement de contestation
des années soixante et soixante-dix et qui, l’hiver
de la réaction venu et le marxisme défaillant, ont
bien dû se reconvertir à des idéaux plus sûrs
: Kant, pour le plus grand nombre, soucieux d’oublier la dureté
et le cynisme des temps derrière les faux-semblants et les
valeurs bien tempérées de la démocratie et
de l’humanisme [1] ; Spinoza pour d’autres, marxistes
orphelins et inconsolés, soucieux de préserver les
idéaux révolutionnaires de leur jeunesse, et qui rejoignaient
ainsi la maigre cohorte des spinozistes et nietzschéens,
habitués à bien d’autres catastrophes.
En invoquant une ou plusieurs lectures libertaires possibles de
Spinoza, l’étude qui suit poursuit un objectif limité.
Elle voudrait faire le point sur la façon dont les principaux
théoriciens anarchistes ont pu appréhender ce philosophe
et, de façon provisoire, explorerun possible justement, une
rencontre entre anarchisme et spinozisme pressentie comme possible,
du côté libertaire comme du côté des spinozistes
les moins enclins à se donner la peine de lire les auteurs
et les textes anarchistes. [2]
Vraisemblablement Bakounine n’a jamais eu le temps ni la
volonté de lire directement ou de façon approfondie
Spinoza. Il le connaît cependant. Il le cite parfois, et ses
textes les plus philosophiques ne sont pas sans être marqués
par l’influence de ce philosophe. Chez Bakounine, on peut
ainsi distinguer au moins deux appréhensions de Spinoza.
Une appréhension de jeunesse, principalement à travers
la première philosophie de Schelling [3] qui, de façon
diffuse, ne cesse jamais d’inspirer sa pensée ; comme
le montrent le type de liberté dont il se réclame
[4], sa dénonciation constante du libre arbitre et, surtout,
sa conception matérialiste de la nature et du monde.
" La nature c’est la somme des transformations réelles
qui se produisent et se reproduisent incessamment en son sein [...].
Appelez cela Dieu, l’Absolu, si cela vous amuse, peu m’importe,
pourvu que vous ne donniez à ce Dieu d’autres sens
que celui que je viens de préciser : celui de la combinaison
universelle, naturelle, nécessaire et réelle, mais
nullement prédéterminée, ni préconçue,
ni prévue, de cette infinité d’actions et de
réactions particulières que toutes les choses réellement
existantes exercent incessamment les unes sur les autres. "
[5]
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Nébuleuse "Tête de cheval" - Barnard 33
"La nature c’est la somme des transformations réelles
qui se produisent et se reproduisent incessamment en son sein"
Bakounine
Illustration
La seconde référence, sans doute influencée
par la lecture de Proudhon, est tardive, explicite et fortement
critique. Pour Bakounine, Spinoza, malgré son panthéisme,
n’échappe pas aux illusions de tous ceux, et ils sont
nombreux, qui prétendent considérer toute chose du
" point de vue de l’absolu, ou, comme disait Spinoza,
sub aeternitatis ", en renvoyant ainsi l’homme au néant
de son existence " relative " [6].
" Ils commencent par Dieu, soit comme personne, soit comme
sub stance ou idée divine, et le premier pas qu’ils
font est une terrible dégringolade des hauteurs sublimes
de l’éternel idéal dans la fange du monde matériel
; de la perfection absolue dans l’imperfection absolue ; de
la pensée à l’être, ou plutôt de
l’Être suprême dans le néant. " [7]
Deus sive natura, Dieu ou la nature. Il y aurait ainsi, chez Bakounine,
deux lectures possibles de Spinoza :
- Avec, d’un côté, un Spinoza théologien,
certes atypique, mais théologien quand même, pour qui
Dieu s’identifie à la nature, à la substance,
mais toujours sous la forme d’un principe premier et transcendant,
cause absolue et infinie d’une infinité d’êtres
finis, irrémédiablement renvoyés au néant
de leur finitude.
- De l’autre, un Spinoza athée, inspirateur silencieux,
via Schelling et Diderot, d’une conception de la nature pensée
sous la forme d’une " combinaison universelle, naturelle,
nécessaire et réelle, nullement prédéterminée
", d’une " infinité d’actions et de
réactions particulières ". Une nature qu’il
importe peu alors qu’on l’appelle Dieu ou absolu.
Dans cette double et contradictoire appréhension de Spinoza,
on peut ainsi retrouver l’ambiguïté des inter
pré tations contemporaines de ce philosophe, et d’abord
du sens qu’il convient de donner à la formule célèbre
de l’Éthique, Deus sive natura.
- Dieu/ou/la nature ; s’agit-il de deux définitions
équivalentes d’une même réalité
; la substance, cause infinie, absolue, lointaine et verticale de
tout ce qui existe ? [8]
- Dieu/c’est-à-dire/la nature ; le concept de Dieu
n’est-il au contraire que le point de départ conventionnel
d’un processus de pensée qui le transforme en autre
chose, en une perception nouvelle du monde qui est le nôtre
? Un monde radicalement immanent, où la cause efficiente
de la scolastique se transforme en cause de soi [9], où,
comme le voulait Bakounine, la nécessité peut enfin
se transformer en véritable liberté [10].
Deus sive natura, Dieu/ou/la nature. Au-delà des mots, il
faut effectivement choisir, à travers une troisième
traduction possible de la formule célèbre de Spinoza,
une traduction résolument disjonctive, certes erronée,
mais qui, paradoxalement, donne peut-être le sens des choix
de Spinoza face à Descartes et à la pensée
de son temps, des choix et de l’engagement qu’impliquent
l’intérêt actuel pour ses textes et le sens qu’ils
peuvent prendre pour nous.
o o o
Proudhon ignore longtemps Spinoza. Ses cahiers de lectures, soigneusement
répertoriés de 1838 à 1844, ne le mentionnent
jamais. Il est absent de De la création de l’ordre
(publié en 1843), alors que ce livre consacre deux grandes
parties à la philosophie et à la métaphysique.
À l’exception de rares allusions, en passant, dans
les Contradictions économiques, il faut attendre 1858 et
son grand ouvrage De la Justice dans la Révolution et dans
l’Église pour que Proudhon s’engage enfin dans
une critique de Spinoza ; à la mesure de tout ce qui peut
rapprocher, donc opposer, les deux pensées, et d’une
façon qui manifeste une lecture directe et attentive des
textes. Cité plusieurs fois, Spinoza fait l’objet de
trois développements critiques ; dans la quatrième
étude, à propos du problème de l’État
; dans la septième, à propos de l’absolu ; dans
la huitième, à propos de la conscience et de la liberté.
De ces trois critiques, c’est certainement la première
qui est la plus sévère et la plus expéditive.
Proudhon range Spinoza aux côtés de Platon et de Hegel,
du côté du despotisme [11]. " Saint de la philosophie
", persécuté par toutes les Eglises, Spinoza
a su, avec Machiavel et Hobbes, se libérer des ombres et
des dominations de la religion [12] Mais " en désapprenant
l’Évangile " il s’est contenté de
" rapprendre le destin ", le fatum des Anciens, la raison
d’État de Platon [13]. Nécessité et raison,
tel est l’insupportable couple conceptuel que réinventent
Machiavel, Hobbes et Spinoza ; un couple qui justifie le "
plus effroyable despotisme " [14]. En effet, parce qu’il
obéit au principe de nécessité, l’État
échappe à tout jugement, à toute distinction
entre le bien et le mal. Il " a le droit de gouverner, au besoin
par la violence, et d’envoyer, même pour les causes
les plus légères, les citoyens à la mort "
[15]. " Balancées " par la seule et hypothétique
prudence du souverain face à une révolte toujours
possible des gouvernés, les formes gouvernementales, longtemps
monarchiques ou aristocratiques, ont beau devenir démocratiques,
elles ne cessent jamais d’obéir à la raison
d’État, à la raison politique [16].
La seconde critique ne vise plus les ouvrages politiques de Spinoza,
mais l’Éthique, son œuvre philosophique majeure.
On pourrait la résumer par cette formule de Proudhon :
" Spinoza [...] commence [...] par un acte de foi dans l’absolu.
" [17] On retrouve la critique de Bakounine. Comme pour la
plupart des philosophes, l’erreur de Spinoza est dans son
point de départ. " Principe d’illusion et de charlatanisme
", l’absolu peut bien s’" incarne(r) dans
la personne [...], dans la race, dans la cité, la corporation,
l’État, l’Église ", il aboutit inévitablement
à Dieu [18]. Que Spinoza, dans l’Éthique, commence
directement par Dieu est donc à mettre au crédit de
son extrême rigueur, mais la rigueur d’un " grand
esprit dévoyé par l’absolu " [19].
Cette erreur du commencement n’est pas seulement philosophique.
Pour Proudhon elle est directement au fondement des conceptions
politiques de Spinoza, de sa célébration inévitable
du despotisme et de la raison d’État. En effet, face
à l’absolu, être infini, que peut l’homme
du fond de sa finitude, de l’esclavage de ses passions ? Rien,
sinon se soumettre à " une discipline de fer organisée
sur le double principe de la raison théologique et de la
raison d’État " [20].
" Spinoza, qui croyait faire l’éthique de l’humanité,
a refait, more geometrico, l’éthique de l’Être
suprême, c’est-à-dire le système de la
tyrannie politique et religieuse sur lequel l’humanité
vit depuis soixante siècles. On l’a accusé d’athéisme
: c’est le plus profond des théologiens. " [21]
La troisième critique, peut-être la plus discutable,
est en même temps la plus intéressante, pour trois
raisons : 1) parce qu’en abordant la question de la liberté
elle est au cœur du problème spinoziste, le problème
du couple nécessité-liberté ; 2) parce que,
en pensant déceler une contradiction dans le système
de Spinoza, Proudhon ouvre, à ses yeux, une faille dans ce
système, dans l’enchaînement nécessaire
(donc despotique) de ses développements ; 3) parce que, ce
faisant, Proudhon est conduit à expliciter toute une dimension
de ses propres conceptions de la liberté et, peut-être,
les liens que celles-ci entretiennent avec le spinozisme. Rappelons
l’essentiel de la thèse de Proudhon. Fidèle
à son habitude du paradoxe et du contre-pied, Proudhon prétend
montrer : 1) comment Descartes, partisan du libre arbitre, construit
une théorie qui aboutit à le nier ; 2) comment Spinoza,
négateur du libre arbitre, propose au contraire une théorie
qui le suppose nécessairement [22].
Descartes philosophe du despotisme, Spinoza philosophe de la liberté.
Au-delà de l’intérêt qu’une telle
thèse peut avoir pour une oreille anarchiste, et avant même
de considérer la force de l’intuition de Proudhon,
on ne peut tout d’abord qu’être surpris par son
inconséquence apparente. Comment Spinoza, le philosophe de
l’absolu, de la nécessité et de la raison d’État,
qui, très logiquement, refuse toute signification au libre
arbitre, peut-il être en même temps le philosophe de
la liberté, une liberté inhérente à
son système ? Entraîné par son goût de
la provocation, Proudhon est conduit à développer
une argumentation paradoxale.
Ennemi du libre arbitre, Spinoza ne l’est que parce qu’il
est d’abord un cartésien conséquent. En affirmant
avec Descartes la nécessité absolue de l’Être
(Dieu), Spinoza se contente de montrer l’inconséquence
d’une pensée qui se réclame par ailleurs de
la liberté, puisque, en dehors de Dieu lui-même, un
tel système exclut toute liberté [23]. Mais cette
incohérence de Descartes, que Spinoza met au jour à
partir du système de Descartes, on la retrouve, inversée,
dans la philosophie de Spinoza, sous le regard de Proudhon cette
fois. Comment Spinoza peut-il nier le libre arbitre, puisque, dans
l’Éthique, il prétend montrer comment l’homme,
création dégradée et misérable de la
toute- puissance divine, soumise à l’obscurité
et aux illusions des passions, peut malgré tout " remonter
le courant de la nécessité " qui l’a produit,
s’affranchir des passions qui l’entravent et le trompent,
accéder à la " liberté aux dépens
de la nécessité qu’elle se subordonne "
[24] ?
" Il faut le voir pour le croire ; et comment les traducteurs
et les critiques de Spinoza ne le voient-ils point ? L’Éthique,
que tout le monde connaît comme une théorie de la nécessité
en Dieu, est en même temps une théorie du franc-arbitre
de l’homme. Le mot n’y est pas, et il est juste de dire
que l’auteur n’en croit rien ; mais depuis quand juge-t-on
un philosophe exclusivement sur ses paroles ? " [25]
On est sans doute ici au plus près de l’intuition
de Proudhon, l’intuition que Spinoza peut dire autre chose
que ce qu’il semble dire à ses lecteurs du XIXe siècle
; l’intuition d’une autre signification du spinozisme,
masqué par le " système de Descartes " et
par deux siècles de traductions et de critiques plus ou moins
aveugles ; une signification qui n’apparaîtrait à
l’œil à demi perspicace de Proudhon que sous la
forme d’une contradiction. Contradiction chez Spinoza, mais
contradiction (ou hésitation) chez Proudhon lui-même.
En effet, dans sa fougue démonstrative et rhétorique,
Proudhon ne parvient pas écarter de ses phrases l’ambivalence
qui le saisit tout à coup. L’affirmation de la liberté
(le franc-arbitre) qu’il croit déceler chez Spinoza
est-elle une simple contradiction de son système ou, au contraire,
comme il le dit plus loin, sa conséquence nécessaire
? [26]Spinoza n’est-il que le disciple de Descartes, un disciple
intransigeant et rigoureux qui irait jusqu’aux extrêmes
conclusions du système de son maître, ou bien au contraire
le génial inventeur d’une théorie nouvelle,
d’une " originalité sans égale " ?
[27]
" Depuis quand juge-t-on un philosophe exclusivement sur ses
paroles ? " On mesure mieux, cent cinquante ans plus tard,
la grande difficulté où se trouvait Proudhon pour
expliciter son intuition. Pour cela il aurait fallu qu’il
revienne au texte latin et qu’il accorde à Spinoza
une attention et une sorte de désintéressement personnel
qui n’étaient ni dans son tempérament, ni dans
ses habitudes. Il aurait surtout fallu qu’il aille jusqu’au
bout de sa critique des traducteurs et des critiques de son temps,
car malgré l’acuité de son regard et ses propres
qualités de limier ou de chien de chasse, il était
effectivement doublement prisonnier de cette traduction et de cette
critique : prisonnier du texte de E. Saisset, particulièrement
calamiteux [28] ; prisonnier d’une interprétation française
de Spinoza soucieuse de réduire ce dernier à n’être
qu’un continuateur de Descartes, un sectateur de l’absolu,
un rationaliste et un idéaliste impénitent, un pur
logicien, ennemi de toute expérience, de toute démarche
expérimentale [29].
Âme pour mens, passions pour affectus, générale
pour commune, etc., comment, avec une telle traduction, Proudhon
aurait-il pu échapper à une lecture idéaliste
et chrétienne d’un texte qui, écrit en latin,
prend bien soin d’utiliser le vocabulaire et les catégories
de pensée de son temps ? Sous la plume trompeuse de Saisset
et le regard méfiant de Proudhon, Spinoza ne se contente
pas d’apparaître comme un héritier de la gnose
chrétienne et de sa théorie métaphysique de
la Chute et de la Rédemption [30]. Sa pensée semble
s’inscrire naturellement dans une catharsis et un dualisme
tout aussi tradi tionnels : la liberté contre la nécessité,
la connaissance opposée aux passions du corps, l’âme
comme principe spirituel de salut et de liberté [31].
Mais c’est pourtant ici, à l’intérieur
même de son incompréhension de Spi noza, que l’analyse
de Proudhon est la plus intéressante, pour la question qu’il
lui pose, et pour la réponse que cette question implique
:
" Je demande donc à Spinoza comment, si tout arrive
par la nécessité divine, après que les vibrations
de cette nécessité de plus en plus affaiblies ont
donné naissance aux âmes engagées dans la servitude
des passions, comment, dis-je, il arrive que ces âmes retrouvent,
au moyen de leurs idées adéquates, plus de force pour
retourner à Dieu qu’elles n’en ont reçu
au moment de leur existence, si par elles-mêmes elles ne sont
pas des forces libres ? " [32]
Forces libres, franc-arbitre, sans doute Bakounine n’a-t-il
pas complètement tort de reprocher à Proudhon son
fréquent idéalisme, sa fascination pour les catégories
de Kant et sa fâcheuse tendance à faire parfois de
la conscience et de la liberté humaine une faculté
a priori et transcendantale, absolue [33]. Mais si Proudhon devait
vraiment succomber à ses penchants idéalistes, c’était
certainement au moment de sa lecture de Spinoza, de ce Spinoza rationaliste
et logicien en train d’être inventé par la tradition
fran çaise. Or il n’en est rien. Proudhon pose une
tout autre question à Spinoza. Il ne se satisfait pas de
la liberté abstraite que lui présente la traduction
de Saisset, ce degré zéro de la liberté que
Proudhon appelle joliment " communion sèche, l’hypothèse
de la liberté en attendant la liberté " [34]
Mais, du même coup, il montre comment lui-même refuse
de se satisfaire du vide métaphysique qu’implique habituellement
la théorie du libre arbitre [35]. Son problème n’est
plus celui du franc-arbitre, conçu sous la forme d’une
faculté abstraite et transcendantale, a priori et générale,
mais au contraire celui de la force ou plutôt des forces capables
de produire l’homme comme être conscient et libre. En
effet, aux yeux de Proudhon, ce que le système de Spinoza
présuppose invinciblement, au même titre que son propre
système, ce n’est pas la liberté absolue, abstraite,
métaphysique, que dénonceront Bakounine et Malatesta,
ce sont des forces et des puissances, ces " forces libres "
dont il demande à Spinoza comment il peut ignorer l’existence
pour penser la libération de l’homme [36]
o o o
Comment penser ces puissances préalables et fondatrices
? Comment celles-ci peuvent-elles donner vie à une liberté
suffisamment radicale pour mériter qu’on la nomme libre
arbitre ? On connaît (ou l’on devrait connaître)
la réponse de Proudhon que l’on pourrait résumer
ainsi.
1) Puissance et liberté sont indissociables. Toute puissance
est une liberté ; toute liberté est une puissance.
Et c’est sous ce double aspect, indissociable, que l’une
et l’autre sont, ensemble, la " condition préalable
et productrice " de tout exercice de la raison [37]
2) Condition, cette puissance et cette liberté ne relèvent
ni d’une faculté a priori et transcendantale, ni d’une
nature humaine préalable et fondatrice. Comme la raison et
comme toutes les propriétés que l’homme peut
développer, elles sont elles-mêmes une " résultante
" [38] ; la résultante d’un composé d’autres
puissances [39], elles-mêmes résultantes d’autres
composés, d’autres forces, etc. Ce que Proudhon résume
en disant que " l’homme est un groupe " [40].
3) D’où un premier principe proudhonien. Dans l’homme,
comme dans toute chose, ce qui semble être au principe, au
commencement, ne vient qu’après, n’est qu’un
effet de composition, la liberté comme l’âme,
les facultés comme l’ensemble des éléments
ou des essences apparemment à l’origine du composé
humain, l’unité de la création comme l’unité
du moi [41].
4) Résultante d’un enchaînement et d’un
enchevêtrement d’autres résultantes, puissance
et liberté humaines ne sont pas pour autant un simple effet,
déterminé, réductible à la somme des
forces et des éléments qui se sont associés
pour les produire. Elles n’entrent en rien dans un schéma
déterministe de causes et d’effets. Elles sont à
la fois plus et autres, distinctes des forces qui les rendent possibles
[42]. Elles sont radicalement nouvelles.
5) D’où une seconde affirmation de Proudhon. Résultante
et liberté, la puissance humaine est à la fois une
réalité radicalement nouvelle, autonome, porteuse
de sa propre force, et à la fois l’expression des forces
et des puissances qui, en se composant, la rendent possible [43].
Pour Proudhon on ne peut pas sortir de cette double affirmation,
volontairement antinomique : autonomie radicale de cette résultante
comme réalité propre ; dépendance radicale
de cette résultante par rapport aux forces qui la rendent
possible [44].
6) On peut ainsi comprendre l’ambiguïté apparente
des formules de Proudhon lorsque, pour définir la liberté
humaine, il parle à la fois de forces libres et de libre
arbitre. Puis sance nouvelle au regard des puissances qui la rendent
possible, la liberté humaine justifie tout à fait
qu’on lui reconnaisse l’ensemble des caractéristiques
qui s’attachent généralement à la notion
de libre arbitre. En effet, contrairement à ce que pense
Bakounine et à ce que suggèrent certaines formules
de Prou dhon, la notion de libre arbitre et le " sentiment
intime " qui l’affirme n’ont rien d’idéalistes
[45]. Leur idéalisme n’est que l’effet de leur
ignorance, l’ignorance de ce qui les rend possibles, des forces
et du jeu de composition de forces sans lesquels ils ne seraient
rien et dont ils sont pourtant l’expression autonome [46].
7) C’est en ce sens, essentiel à l’ensemble
des analyses de Proudhon, que la liberté humaine ou le libre
arbitre peuvent aussi se transformer en illusion despotique, en
absolu mensonger et autoritaire, se croire à l’origine
de ce qui le rend possible, transformer l’erreur déterministe
de l’effet en erreur tout aussi déterministe de la
cause. La puissance de la liberté humaine n’est ni
un effet ni une cause mais la résultante forcément
autonome, comme toute résultante, d’un composé
de forces sans lesquelles elle n’est rien. Voilà ce
qu’il faut comprendre pour Proudhon. [47]
8) Dernière caractéristique de la réponse
de Proudhon, qui découle de toutes les autres, mais en reconduisant,
et en bouclant de façon élargie, à l’échelle
de tout ce qui existe, le balancement et les contradictions qui
donnent force et vie à sa pensée. Puissance supérieure,
la liberté humaine peut à juste titre, de par la complexité
et la richesse du composé qui la produit, prétendre
s’affranchir de toute nécessité externe et interne,
prétendre à l’absolu [48]. Elle ne cesse jamais
d’être une partie intégrante du monde qui la
produit et dont elle semble si fortement se distinguer [49]. Cela
pour quatre grandes raisons.
a - Le composé humain ne diffère en rien de tout
autre composé, de tout ce qui compose la nature, si ce n’est
en degré de puissance :
" L’homme vivant est un groupe, comme la plante et le
cristal, mais à un plus haut degré que ces derniers
; d’autant plus vivant, plus sentant et mieux pensant que
ses organes, groupes secon daires, sont dans un accord plus parfait
entre eux, et forment une combinaison plus vaste. " [50]
b - La liberté propre au composé humain n’est
elle-même que le degré supérieur d’une
liberté présente dans tout composé, aussi rudimentaire
soit-il, dans la mesure où la liberté est coextensive
à la puissance des êtres :
" [...] la spontanéité, au plus bas degré
dans les êtres inorganisés, plus élevée
dans les plantes et les animaux, atteint, sous le nom de liberté,
sa plénitude chez l’homme qui seul tend à s’affranchir
de tout fatalisme, tant objectif que subjectif, et qui s’en
affranchit en effet. " [51]
c - Résultante d’un enchevêtrement de puissances
et de spontanéités, la liberté humaine n’est
pas un achèvement. C’est une liberté en devenir,
le degré intermédiaire d’une puissance et d’une
liberté plus haute à construire, à partir de
l’ensemble des puissances constitutives du monde et du jeu
de composition qu’elles autorisent :
" [...] en tout être organisé ou simplement collectif,
la force résultante est la liberté de l’être,
en sorte que plus cet être, cristal, plante ou animal, se
rapproche du type humain, plus la liberté en lui sera grande,
plus le libre arbitre aura de portée. Chez l’homme
même, le libre arbitre se montre d’autant plus énergique
que les éléments qui l’engendrent par leur collectivité
sont eux-mêmes plus développés en puissance
: philosophie, science, industrie, économie, droit. "
[52]
d - Inscrite, en aval et en amont, dans l’ensemble des puissances
cons titutives de ce qui est, la liberté humaine est à
la fois une partie et le tout, à la fois " ce qu’il
y a de plus grand dans la nature " et, comme l’écrit
Proudhon, " le résumé de la nature, toute la
nature " [53] :
" [...] l’homme, multiple, complexe, collectif, évolutif,
est partie intégrante du monde, qu’il tend à
absorber, ce qui constitue le libre arbitre. " [54]
C’est en ce sens que la liberté humaine, telle que
la conçoit Proudhon, peut rompre avec les illusions despotiques
et idéalistes de la liberté cartésienne et
s’affirmer comme révolutionnaire [55]. C’est
en ce sens qu’elle annonce les conceptions anarchistes à
venir, en particulier celles d’Elisée Reclus, lorsque
celui-ci affirme " le lien intime qui rattache la succession
des faits humains à l’action des forces telluriques
", lorsqu’il explique comment " l’homme est
la nature prenant conscience d’elle-même ", mais
aussi lorsqu’il affirme dans la même page, au plus près
de la pensée de Proudhon, comment " c’est de l’homme
que naît la volonté créatrice qui construit
et reconstruit le monde " [56].
On connaît donc le problème posé par Proudhon
et sa façon d’y répondre. Un lecteur de Spinoza,
même peu expérimenté, ne manquera pas d’être
frappé, intuitivement, de façon vague mais certaine,
par la proximité (intime dirait Bakounine) qui unit ces deux
auteurs. En quoi les lectures contemporaines de Spinoza, débarrassées
des vieilles interprétations idéalistes et logiciennes,
permettent-elles de vérifier ou d’infirmer cette intuition
?
[1] Habermas étant sans doute l’exemple le plus spectaculaire
de ce retour à Kant.
[2] Cf. Luc Bonet, " Spinoza : un philosophe "bon à
penser" pour l’anarchisme ", dans le Monde libertaire,
n° 915, 1993 et, du côté spinoziste, A. Negri,
l’Anomalie sauvage, puissance et pouvoir chez Spinoza (AS),
PUF, 1982, pp. 192, 308, 332-333.
[3] 3. Mais aussi les matérialistes français, en
particulier Diderot.
[4] « En obéissant aux lois de la nature [...] l’homme
n’est point esclave, puisqu’il n’obéit
qu’à des lois qui sont inhérentes à sa
propre nature, aux conditions mêmes par lesquelles il existe
et qui constituent tout son être : en leur obéissant
il obéit à lui-même. » Œuvres complètes,
Champ libre, VIII, p. 201.
[5] Ibid., p. 192.
[6] Ibid., I, p. 137.
[7] Ibid., VIII, p. 91
[8] Sur la double causalité dont la pensée de Spinoza
peut faire l’objet, " l’une horizontale constituée
par la série indéfinie des autres choses, l’autre
verticale constituée par Dieu ", cf. G. Deleuze, Spinoza
philosophie pratique (SPP), Éditions de Minuit, pp. 78-79,
et Y. Yovel, Spinoza et autres hérétiques, Seuil,
1991, pp. 208 et sq
[9] G. Deleuze, SPP, p. 78
[10] "Je suis un amant fanatique de la liberté [...]
j’entends la seule liberté qui soit digne de ce nom,
[...] la liberté qui ne reconnaît d’autres restrictions
que celles qui nous sont tracées par les lois de notre propre
nature ; de sorte qu’à proprement parler il n’y
a pa de restrictions, puisque ces lois [...] nous sont immanentes,
inhérentes, constituent la base même de tout notre
être, tant matériel qu’intellectuel et moral."
(Op. cit., VIII, pp. 291-292)
[11] De la Justice, Rivière, t. II, p. 184
[12] Ibid. t. III, p. 220.
[13] Ibid. t. II, pp.182 et 180.
[14] t.III, p. 22.
[15] Ibid. Proudhon reprend ici presque mot pour mot le Traité
théologico-politique (TTP), ch. XX.
[16] Ibid. pp. 183-184. (Proudhon fait allusion à TTP XVI).
Proudhon ignore le Traité de l’autorité politique
(TP), que Saisset n’avait pas encore traduit.
[17] Ibid., t. III, p. 173.
[18] Ibid., pp. 185 et 175.
[19] Ibid., p. 177.
[20] Ibid., pp. 177-178.
[21] Ibid., p. 178.
[22] Ibid., p. 376
[23] Ibid. p. 371
[24] Ibid. pp. 371 et 375
[25] Ibid. p. 373
[26] Ibid. p. 376.
[27] Ibid. p. 372
[28] La traduction de 1840. Sur son utilisation par Proudhon, cf.
ibid., p. 374.
[29] Sur cette interprétation idéaliste et rationaliste
de Spinoza, cf. R. Misrahi, Éthique, PUF, 1990, pp. 9-10
et P.-F. Moreau, Spinoza et l’expérience, PUF, 1994,
pp. 227 et sq.
[30] De la Justice, III, p. 373.
[31] Ibid., p. 375.
[32] Ibid.
[33] Sur cette critique de l’idéalisme de Proudhon,
cf. Oeuvres complètes, IV pp. 317 et 437. Sur cette affirmation
a priori de la conscience humaine chez Proudhon, cf. De la Justice,
t. III, pp. 339-340. Sur la fascination de Proudhon pour cette dimension
"absolutiste" de la conscience humaine, alors même
qu’il s’en fait pourtant le critique impitoyable, ibid.,
p. 173.
[34] Ibid. p. 376.
[35] Sur ce point, cf. J. Préposiet, Spinoza et la liberté
des hommes, Gallimard, 1967, p. 297.
[36] "Spinoza ne sortira pas de là. La puissance est
la condition préalable et productrice de la connaissance
; elle n’en est pas l’effet [...], elle est la condition
de l’exequatur donné à l’idée,
qui par elle-même est inerte, indifférente à
sa propre réalisation", Justice, t. III, p. 375.
[37] Ibid.
[38] " L’homme est libre, il ne peut pas ne l’être
pas, parce qu’il est composé ; parce que la loi de
tout composé est de produire une résultante qui est
sa puissance propre ", ibid., p. 409.
[39] " L’homme [...] est un composé de puissances
", la Guerre et la Paix, Rivière, p. 128.
[40] " L’homme vivant est un groupe ", Philosophie
du progrès, Rivière, p. 128
[41] Justice, t. III, pp. 409, 408, 401 et 172.
[42] Ibid., pp. 408-410.
[43] Ibid., p. 409.
[44] Ibid., pp. 411 et 426 : " La liberté est la résultante
des facultés physiques, affectives et intellectuelles de
l’homme ; elle ne peut donc les suppléer ni les devancer
; sous ce rapport, elle est dans la dépendance de ses origines.
"
[45] Sur ce " sens intime ", cette " certitude subjective
" ou encore cette " phénoménalité
du moi ", ibid. pp. 335, 337, 347. Sur un " libre arbitre
" non idéaliste, cf. ibid., p. 409, cité plus
loin.
[46] Ibid. p. 256 : "[...] vous ne sentez votre moi que par
le jeu des puissances qui vous constituent" ; pp. 172-173 :
"Qu’est-ce, en effet, que ce que nous appelons une personne
? Et qu’entend cette personne, lorsqu’elle dit : Moi
?", etc. ; et p. 407 : "L’homme, parce qu’il
n’est pas une spontanéité simple, mais un composé
de toutes les spontanéités ou puissances de la nature,
jouit du libre arbitre."
[47] Sur l’ "absolu", "comme principe d’illusion
et de charlatanisme", cf. ibid., p. 185 et, surtout, p. 409
où Proudhon montre bien l’opposition entre l’immanence
et les illusions de la transcendance, entre sa propre conception
du "libre arbitre" et la liberté abstraite et illusoire
des sectaires de l’absolu. Après avoir montré
comment la "force de collectivité" trouvait une
"puissance supérieure" dans la société,
là où l’on peut parler de "liberté
de l’être social", Proudhon poursuit : "C’est
cette force de collectivité que l’homme désigne
quand il parle de son âme ; c’est par elle que son moi
acquiert une réalité et sort du nuage métaphysique,
quand, se distinguant de chacune et de la totalité de ses
facultés, il se pose comme affranchi de toute fatalité
interne et externe, souverain de sa vie autonome, absolu comme le
Dieu, puisque l’absolu divin, un, c’est-à-dire
simple, identique, immuable, enveloppe le monde qu’il produit,
et que par conséquent il est nécessaire ; tandis que
l’homme multiple, complexe, collectif, évolutif, est
partie intégrante du monde, qu’il tend à absorber,
ce qui constitue le libre arbitre."
[48] Ibid., pp. 425 et 407 : "Il ne s’agit plus que
de savoir comment [...] l’homme s’affranchit, non seulement
de la nécessité externe, mais aussi de la nécessité
de sa nature, pour s’affirmer décidément comme
absolu."
[49] Ibid. p. 409.
[50] Philosophie du progrès, op. cit., p. 64.
[51] Justice, t. III, p. 403.
[52] Ibid., p. 433 et p. 409 : " C’est ainsi que nous
avons vu les groupes industriels, facultés constituantes
de l’être collectif, engendrer par leur rapport une
puissance supérieure, qui est la puissance politique, nous
pourrions dire la liberté de l’être social. "
[53] Ibid., p. 175.
[54] Ibid. p. 409.
[55] "La voilà, cette liberté révolutionnaire,
si longtemps maudite, parce qu’on ne la comprenait pas, parce
qu’on en cherchait la clef dans les mots au lieu de la chercher
dans les choses." Ibid. p. 433.
[56] É. Reclus, L’Homme et la Terre, t. I, Paris 1905,
pp. I, II, IV. Sur É. Reclus, cf. J. Clark, la Pensée
sociale d’Elisée Reclus, géographe anarchiste,
ACL, 1996
COLSON, Daniel. Lectures anarchistes de Spinoza.- II. L’interprétation
marxiste
http://raforum.info/spip.php?article3479
Dans l’intérêt actuel pour Spinoza, la lecture
marxiste occupe une place importante, au plus près des préoccupations
sociales et révolutionnaires de Proudhon et plus généralement
de la pensée libertaire, mais au plus loin également,
comme nous allons essayer de le montrer. L’opposition la plus
visible, et sans doute la plus déterminante, porte sur le
lien que cette lecture marxiste prétend établir entre
les textes politiques de Spinoza et l’ensemble de sa philosophie.
Parce que, aux yeux de ce courant, elle " est de part en part
politique ", la pensée de Spinoza n’admettrait
pas d’être scindée entre des textes de pure philosophie
et des textes politiques en partie circonstanciels [1]. Au contraire,
comme A. Matheron s’est efforcé de le montrer, la doctrine
politique de Spinoza, parce qu’elle est homologue à
la structure de l’Éthique, permettrait seule de penser
les relations interhumaines et surtout de construire le concept
d’individualité si essentiel à la compréhension
de la pensée de Spinoza et à l’intérêt
que nous pouvons lui porter [2]. Mieux, comme le montre A. Negri
(et comme on avait pu le dire de Marx en d’autres temps),
c’est dans son dernier ouvrage politique, laissé inachevé,
le si bien nommé Traité de l’autorité
politique (TP), que Spinoza deviendrait enfin lui-même, que,
au terme d’un long processus de maturation, de promesses et
de crises, sa pensée connaîtrait son achèvement,
l’ultime fondation capable de donner sens à l’ensemble
des écrits antérieurs.
Sans doute une lecture aussi politique de Spinoza, pour qui "
l’innovation spinozienne [...] rend vraie l’imagination
du communisme " [3], pour qui le spinozisme " est une
philosophie du communisme ", a-t-elle toutes les raisons de
confirmer les objections de Proudhon. Et pourtant, avec son génie
de frôler parfois les positions libertaires alors même
qu’elle s’en éloigne le plus, cette interprétation
peut également sembler satisfaire largement aux exigences
d’une lecture anarchiste ; cela de trois façons.
- À propos de la question de Dieu et du commencement en
premier lieu, la principale objection de Proudhon et de Bakounine.
Contre une interprétation jusqu’ici largement dominante,
la thèse de A. Negri prétend justement montrer comment
Spinoza parvient, au fil de son œuvre, à se libérer
de Dieu comme commencement absolu. Pour A. Negri, " l’Éthique
commence [...] in media res. Elle ne suit [...] qu’en apparence
le rythme d’une abstraction fondatrice. L’Éthique
n’est en aucun cas une philosophie du commencement. [...]
Chez Spinoza il n’y a pas de commencement " [4].
- Seconde raison d’être satisfait par l’interprétation
marxiste et politique de Spinoza : la question de la force et de
la puissance. Comment, demandait Proudhon, Spinoza peut-il penser
la libération de l’homme sans présupposer nécessairement
l’existence de forces libres capables d’une telle libération
? Là encore, certaines formules de Negri peuvent tout à
fait sembler satisfaire à l’objection de Proudhon.
À la subjectivité humaine, collective et individuelle,
conçue par Proudhon sous la forme d’un composé
de forces et de puissances, répond, presque en des termes
identiques, la façon dont le Spinoza de Negri est censé
penser le sujet et la subjectivité : sous la forme d’une
" continuité subjective " de la " puissance
de l’être "I [5], un " être puissant,
qui ne connaît pas de hiérarchie, qui ne connaît
que sa propre force constitutive " [6].
- Troisième et dernier point d’accord, qui découle
du précédent : le refus de la médiation. Contre
une interprétation traditionnelle qui tend, d’une façon
ou d’une autre, à placer Spinoza du côté
de Hobbes ou de Rousseau, du côté du contrat social
et d’une vision juridique de la démocratie, Negri prétend
bien établir le " positivisme juridique de Spinoza "
[7]. Comme l’écrit brutalement Matheron dans sa préface,
pour le Spinoza de Negri, " le droit, c’est la puissance,
et rien d’autre " [8]. État (hérité
du vieil absolutisme précapitaliste), société
bourgeoise comme contrepoids démocratique, rapports de production
comme organisation et comme forme de commandement : toutes ces "
médiations des forces productives " sont radicalement
récusées par le Spinoza de Negri [9]. " Chez
Spinoza, il n’y a [...] plus la moindre trace de médiation
: c’est une philosophie de l’affirmation pure, [...]
c’est une philosophie totalisante de la spontanéité
" [10]. Comment l’anarchisme, qui a fait de l’action
directe et du refus de tout intermédiaire, de tout représentant,
un des axes essentiels de sa pensée et de sa pratique, pourrait-il
ne pas faire sienne une interprétation pour qui " le
refus du concept même de médiation est au fondement
de la pensée de Spinoza " [11] ?
Trois bonnes raisons donc, pour la pensée libertaire, de
faire sienne l’interprétation marxiste de Spinoza ;
mais trois raisons presque trop belles, qui accentuent jusqu’à
la caricature les traits que l’on reconnaît habituellement
à l’anarchisme : son immanentisme absolu et l’immédiateté
de ses repères et de ses prises de position ; son refus de
toute médiation, de toute attente, de tout échelonnement,
de toute délégation et de toute représentation
; le volontarisme exacerbé et subjectif d’une vision
utopique prétendant se soumettre la réalité,
immédiatement et directement. Trois raisons qui, par leur
radicalité même, ne sont pas sans susciter tout aussi
immédiatement la méfiance d’un mouvement habitué,
depuis plus d’un siècle - du Marx de la Guerre civile
en France au Kampuchéa démocratique de Pol Pot, en
passant par l’État et la Révolution de Lénine
et la Révolution culturelle maoïste -, à d’autres
travestissements de ses positions, à d’autres simplifications,
à d’autres mises en scène d’une pratique
et d’une vision libertaires beaucoup plus complexes et subtiles
que ne le voudraient ses manifestations les plus visibles et ses
détracteurs les plus courants.
o o o
Sans entrer dans une discussion approfondie des analyses de Negri,
il suffit d’observer comment, dans leur démarche et
leurs conclusions, elles tendent à vérifier les pires
inquiétudes de Proudhon. In media res, partir du milieu des
choses, nous dit A. Negri ; et, plus précisément,
partir de la multiplicité des " êtres particuliers
" qui peuplent le " monde des modes " [12]. Mais
à la radicalité de cette première et de cette
seconde affirmation, qui ne font l’objet d’aucun développement
conséquent, s’oppose aussitôt l’abstraction
négative et tout aussi radicale, mais longuement développée
cette fois, de la troisième : le refus de toute médiation.
Un refus violent et absolu qui conduit aussitôt Negri, sans
transition donc, à affirmer l’" unité "
et l’" univocité " de l’" être
" dont toutes ces " choses " ne sont plus que l’"
émanation ", à affirmer la " potentialité
absolue de l’être " comme " source "
des " mille et une actions singulières de chaque être
", à affirmer la " compacité ", la
" totalité " et la " centralité "
d’un être unique dont les modes ne sont que des "
formes ", des " variations " et des " figures
", à affirmer la " transparence " et la "
force unifiante " de l’être, bref à affirmer
et réaffirmer sans cesse l’" être "
ou le " divin " comme " production infinie de puissance
" [13].
Entre les modes et la substance il n’y a rien. Telle est
la thèse de Negri sur Spinoza. Ou plutôt, et c’est
ici que les affirmations apparemment si libertaires de Negri s’éloignent
infiniment du projet anarchiste, dans ce rien il y a la politique
qui l’autorise et qui l’exige, le pouvoir politique,
la toute-puissance politique, l’absolu du politique dénoncé
par Proudhon, ce presque rien qui fait tout et qui fait toute la
différence avec le projet libertaire. Écho théorique
assourdi du maoïsme de la Révolution culturelle, Negri
récuse toute médiation de l’être, mais
c’est pour mieux confier au seul politique la redoutable prérogative,
non seulement de " médiatiser " sa puissance et
sa vérité, mais encore de le " constituer "
comme " puissance " et comme " vérité
", de le faire " être ", à travers sa
" constitution " la plus parfaite, cette " révolution
" sans " devenir " qu’est l’omnino absolutum
imperium de la démocratie [14]
Chez le Spinoza de Negri, l’" être " et la
" subjectivité politique " ne sont que les deux
faces d’une seule et même puissance, vérifiant
ainsi jusqu’à l’absurde, le diagnostic sans appel
de Proudhon et de Bakounine : l’enchaînement inéluctable
d’une pensée fondée sur le double absolu de
la religion et de la politique, de la nécessité et
de l’arbitraire, de la " nécessité absolue
" comme justification absolue d’un arbitraire absolu
[15] un absolu en miroir où l’être communiste
se réalise directement dans le ballet sans failles de la
politique qui lui donne corps, là où les choses et
les hommes sont effectivement condamnés à participer
au plus effroyable des despotismes, à l’harmonie ou
(selon les moments) à la vindicte de masse d’une mise
en scène politique des corps et des âmes qui ne tolère
aucun écart, aucun vide, aucune hésitation, aucune
maladresse, aucun différend, aucune crise, aucune critique
forcément négative, aucune histoire forcément
incertaine, aucune expérience forcément tâtonnante,
bref, aucun devenir.
Comme l’écrit Negri :
" L’actualité de Spinoza consiste avant tout
en ceci : l’être ne veut pas s’assujettir à
un devenir qui ne détient pas la vérité [16].
La vérité se dit de l’être, la vérité
est révolutionnaire, l’être est déjà
révolution. [...] Le devenir manifeste sa fausseté,
face à la vérité de notre être révolutionnaire.
Aujourd’hui, le devenir veut en effet détruire l’être,
et supprimer sa vérité. Le devenir veut anéantir
la révolution ; [...] une crise est toujours une violation
négative de l’être, contre sa puissance de transformation.
" [17]
Et c’est spontanément et sans surprise que l’enthousiasme
révolutionnaire de Negri renoue, comme naturellement, avec
les références religieuses de soumission à
l’absolu que Proudhon et Bakounine avaient cru si vite déceler
chez Spinoza :
" Le monde est l’absolu. Nous sommes écrasés
avec félicité sur cette plénitude, nous ne
pouvons fréquenter que cette circularité surabondante
de sens et d’existences. "Tu as pitié de tout
parce que tout est à toi, Seigneur ami de la vie/ toi dont
le souffle impérissable est en toute chose"(Livre de
la sagesse, 11, 26-12,1) [...] Tel est le contenu de l’être
et de la révolution. " [18]
Dans le cadre de cette étude, il n’est pas possible
ni même utile d’analyser en détail les impasses
et l’impuissance d’une interprétation qui, à
travers les concepts de multitude, d’imagination et d’individu,
s’efforce en vain de donner ne serait-ce que d’un contenu
matériel à la politique comme " constitution
de l’être ". Fidèle à la tradition
despotique dont il se réclame, Negri se contente de masquer
le vide terrifiant de ses conceptions politiques derrière
une interminable évaluation pédagogique des progrès
et des reculs de Spinoza sur le chemin de la vérité
: à travers " discriminations " et " césures
", " limites " et " interruptions ", "
destructions " et " reconstructions ", " passages
décisifs " et " seuils critiques " ; mais
aussi " crises " et " stades intermédiaires
", " blocages " et marches en " avant "
; ou encore, " approximations " et " faiblesses "
momentanées, " confusions " et " dissymétries
", " retours en arrière " et " accidents
", " incertitudes " et " déséquilibres
internes " ; et puis, de nouveau, " reculs " et "
banalités ", " ambiguïtés " et
" confusions ", " renversements " et "
réapparitions résiduelles ", etc. [19] , en attendant
le très attendu silence final de l’inachèvement
du TP, là où, faussement désolée, l’"
imagination " des dirigeants révolutionnaires (et autres
Pol Pot de l’être) peut enfin se déployer sans
entraves.
Proudhon reprochait trois choses à Spinoza : 1) partir de
Dieu, de l’absolu ; 2) lier ses conceptions politiques à
cette métaphysique de l’absolu, en débouchant
ainsi sur le plus " effroyable des despotismes " ; 3)
être incapable de rendre compte de la liberté que,
paradoxalement, son système présuppose nécessairement.
Sous l’apparat de ses proclamations révolutionnaires,
l’interprétation marxiste ne fait que confirmer, à
la énième puissance pourrait-on dire, les deux premières
objections. Mais ce faisant, et comme Proudhon, elle ne peut que
buter sur la troisième, une objection à rebours, qui
s’étonne du texte même de Spinoza, de ce qu’"
incroyablement " il continue de dire malgré ce qu’il
semble dire, malgré ce qu’on lui fait dire ; une objection
entêtée et entêtante que Negri lui même
ne peut s’empêcher d’opposer à ses propres
conclusions :
" Si la démocratie, selon Spinoza, est une organisation
constitutive de l’absoluité (c’est la thèse
de Negri), comment en même temps peut-elle être un régime
de liberté ? Comment la liberté peut-elle devenir
un régime politique sans renier sa propre naturalité
? " [20]
Ou encore, dans des termes presque identiques à la critique
de Proudhon :
" Comment une philosophie de la liberté peut-elle
se résumer en une forme absolue de gouvernement ou au contraire
comment une forme absolue de pouvoir peut-elle être compatible
avec une philosophie de la liberté ? [...] Comment rendre
compatible absoluité et liberté ? " [21]
Et, un peu plus loin :
" Ne serions-nous pas en présence d’une utopie
totalitaire [...] (là où) toute distinction et toute
détermination s’évanouissent ? "I [22]
Il est difficile de mieux dire et d’exiger avec plus de force
une autre interprétation de Spinoza.
Suite et fin Lectures anarchistes de Spinoza.- III. Une autre lecture
de Spinoza
[1] E. Balibar, La Crainte des masses, politique et philosophie
avant et après Marx, Galilée, 1977.
[2] A. Matheron, Individu et communauté chez Spinoza, Editions
de Minuit, 1969, p. 288.
[3] A. Negri, Spinoza subversif (SS), Kimé, 1992, p. 139.
[4] AS, pp. 101-102 et 320
[5] bid., et SS, p. 49.
[6] AS, p. 49.
[7] Ibid., p. 195 et SS, p. 28.
[8] Ibid., p. 22.
[9] Sur ce point, AS, pp. 225-226.
[10] Ibid., p. 102.
[11] Ibid., p. 227.
[12] Ibid. pp. 176 et 158.
[13] Ibid. p. 209 ; SS. p. 16 ; AS p. 333 ; SS. p. 16 ; AS pp.
107 et 211 ; SS. p. 49 ; AS, p. 209.
[14] Ibid., pp. 339 et 336. SS, p. 22 et " Démocratie
et éternité " [DE) dans Spinoza : puissance et
ontologie, Kimé, 1994, pp. 141-142.
[15] Nous éprouvons ici la seconde raison de l’actualité
de Spinoza. Il décrit le monde comme nécessité
absolue, comme présence de la nécessité. Mais
c’est justement cette présence qui est contradictoire.
Elle nous restitue immédiatement la nécessité
comme contingence, la nécessité absolue comme contingence
absolue. " SS, p. 12.
[16] Au sens où " aucun " " devenir "
ne peut y prétendre, comme le montre la suite de la citation.
[17] SS, p. 9.
[18] Ibid., p. 10.
[19] SS, p. 14 ; AS p. 155 et passim.
[20] SS p. 47
[21] Ibid. p. 46.
[22] bid. p. 51.
COLSON, Daniel. Lectures anarchistes de Spinoza.- III. Une
autre lecture de Spinoza
http://raforum.info/spip.php?article3480
Dans un texte récent [1], A. Matheron, un de ceux qui, bien
avant Negri, ont contribué le plus à développer
une lecture politique et marxisante de Spinoza, fournit, après
des années de recherches et d’interrogations, une ultime
explication de l’inachèvement du TP, de la non-rédaction
de la partie finale sur la démocratie qui, selon Negri, est
censée, par son absence même, donner le sens de l’ensemble
de la démarche philosophique de Spinoza. De façon
un peu désabusée, A. Matheron se demande si Spinoza,
dans son souci d’intervenir efficacement dans les luttes politiques
de son temps, n’a pas hésité à divulguer
une vérité terrifiante : non plus, comme le pense
Negri, le joyeux secret de la libération et de la révolution
à venir, mais, au contraire, et dans un sens indiscutablement
anarchiste cette fois, la certitude accablée qu’"
à la racine même " de la société
politique et de l’État il y a " quelque chose
d’irrémédiablement mauvais " [2]. Pour
le tardif Spinoza anarchiste de Matheron, et contre le Spinoza communiste
de Negri, il n’y aurait rien à attendre du politique,
fût-il démocratique, puisque " la forme élémentaire
de la démocratie, selon Spinoza, c’est le lynchage
" et que la " puissance de la multitude " ne cherche
qu’à assurer la sécurité des " conformistes
" et à réprimer les " déviants "
[3]. En conséquence, seule une " communauté de
sages " pourrait prétendre à une vie collective
libérée de la crainte et de l’obéissance,
mais, comme le remarque A. Matheron, " nous aurions alors une
démocratie sans imperium, et ce ne serait plus vraiment un
État " [4]. L’anarchie donc.
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"une lecture qui, dans un premier temps, viserait à
soigneusement séparer ce que l’interprétation
marxiste s’efforce de confondre : séparer les écrits
politiques (avec leurs raisons d’être si particulières)
de l’Éthique et des autres ouvrages philosophiques
(avec leurs propres fins, radicalement autres)"
Au-delà de l’ironie facile que l’esprit logicien
du marxisme théorique ne manque jamais de provoquer, la conclusion
finale de A. Matheron, qui, à la façon d’un
grain de sable, fait trébucher trente ans d’une lourde
interprétation politique de Spinoza, offre cependant l’intérêt
de rappeler qu’une autre lecture de ce philosophe est possible
; une lecture qui, dans un premier temps, viserait à soigneusement
séparer ce que l’interprétation marxiste s’efforce
de confondre : séparer les écrits politiques (avec
leurs raisons d’être si particulières) de l’Éthique
et des autres ouvrages philosophiques (avec leurs propres fins,
radicalement autres) [5] ; séparer la " forme absolue
du pouvoir ", que l’on peut effectivement déduire
des premiers, de la " philosophie de la liberté "
propre aux seconds.
Comme le rappelle G. Deleuze, parce qu’elle est soumise "
à un ordre extrinsèque, déterminé par
des sentiments passifs d’espoir et de crainte " et qu’elle
est fondée sur l’obéissance, le commandement
et l’interdit, la faute et la culpabilité, le mérite
et le démérite, le bien et le mal [6], la société
politique, la meilleure soit-elle, ne peut en aucun cas avoir les
mêmes fins que le philosophe.
" Il est certain que le philosophe trouve dans l’État
démocratique et les milieux libéraux les conditions
les plus favorables. Mais en aucun cas il ne confond ses fins avec
celles d’un État, ni avec les buts d’un milieu,
puisqu’il sollicite dans la pensée des forces qui se
dérobent à l’obéissance comme à
la faute, et dresse l’image d’une vie par-delà
le bien et le mal, rigoureuse innocence sans mérite ni culpabilité.
Le philosophe peut habiter divers États, hanter divers milieux,
mais à la manière d’un ermite, d’une ombre,
voyageur, locataire de pensions meublées. " [7]
Il est vrai, si l’on excepte la référence explicite
à Nietzsche, que la distinction de Deleuze peut sembler tout
d’abord s’inscrire dans une interprétation de
Spinoza tout à fait traditionnelle, avec d’un côté
un programme pour la multitude, la foule et le vulgaire irrémédiablement
soumis aux passions et à l’imagination, qu’un
État " civilisateur " doit guider et manipuler
de l’extérieur, et de l’autre le petit nombre,
l’élite des philosophes, ermites et individus sans
attaches, seuls capables d’accéder à la raison,
par eux-mêmes, de l’intérieur, par la force de
la pensée et par leur solitude même. [8]
Hérétique (pour Yovel), déviant (pour le dernier
Matheron), grand vivant pour Deleuze, soucieux d’inventer
un homme nouveau qui rompt avec l’homme de la masse, de la
plèbe, de la foule et du troupeau, sans doute le philosophe
spinoziste peut-il prétendre, de Stirner à Onfray,
en passant par Nietzsche, Guyau, Libertad et Palante, faire écho
à toute une dimension de l’anarchisme : sa dimension
individualiste. Mais comment, dans une perspective libertaire, cette
opposition tranchée de l’individu au social pourrait-elle
ouvrir à une interprétation de Spinoza qui, en relativisant
ou en écartant les écrits politiques, prétendrait
trouver dans l’individualité du philosophe le lieu
et le principe d’une émancipation collective de l’humanité
? Par quel paradoxe de la pensée libertaire, la libération
collective devrait-elle justement s’écarter du politique
proprement dit, de l’action de masse, de la multitude (pensée
sous le signe négatif du communisme, du despotisme et du
conformisme) pour se frayer un passage du côté des
exigences et des possibilités de la libération individuelle
?
Ce paradoxe, on a vu comment Proudhon s’efforçait
de le penser, en particulier à travers son refus d’opposer
l’individu et le groupe, à travers sa conception de
l’individu comme composé de puissances et son affirmation
selon laquelle l’individu est un groupe [9]. Mais, d’une
autre façon, il n’est pas moindre du côté
des différentes interprétations de Spinoza, là
où la multitude et l’individu (au sens moderne du terme)
ne sont pas forcément où l’on croit d’abord
les trouver.
Le communisme et la multitude des individus
Paradoxe de l’interprétation politique tout d’abord,
tout entière tendue vers l’émergence du politique
et sa " constitution de l’être " : une émergence
à venir, puisqu’elle s’identifie à la
révolution, et une constitution en " projet " qui
ne peut trouver sa pleine et véritable expression que dans
le vide et l’inachèvement du TP [10]. Projetée
sur l’avenir, il faut bien cependant que cette constitution
ait un présent et un passé (ou des antécédents)
qui justifient que l’on puisse, présentement, parler
d’elle, qui puissent fonder matériellement l’existence
future de la multitude. Ce présent et ce passé comme
genèse de ce qui est en train de naître, comme tension
vers l’avenir, Negri s’efforce de les saisir à
travers ce qu’il appelle une généalogie : la
" généalogie du collectif " [11].
Cette généalogie offre un double visage. Elle s’attache
tout d’abord à la démarche de Spinoza, à
la trajectoire d’une recherche difficile et discontinue, depuis
l’" utopie positive ", " mystique " et
" panthéiste " du Court Traité, jusqu’à
l’inachèvement du TP, en passant par une succession
parfois récurrente de conceptions " métaphysiques
", " physiques ", " baroques " et "
mystiques ". Forcément rétrospective, et bien
qu’elle occupe l’essentiel de l’Anomalie sauvage,
cette lecture chronologique du chemin ou, plutôt, des chemins
suivis par Spinoza dans sa quête de l’être, n’est
pourtant pas encore, à proprement parler, la " généalogie
du collectif " que Negri prétend mettre au jour [12].
Pédagogique et interprétative, elle vise surtout à
montrer comment Spinoza devient Spinoza [13]. Pré généalogie
à la rigueur, ou généalogie négative
[14] puisque, de crise en crise, elle s’attache au devenir
spinoziste, cette lecture, parce qu’elle connaît la
fin de l’histoire, peut bien épouser patiemment les
errements et les aléas qu’implique tout devenir ; avec
ses " impasses " et ses " blocages ", ses "
approximations " et ses " faiblesses ", ses "
ambiguïtés " et ses " confusions ", ses
" incertitudes " et autres " erreurs ", "
énigmes " et " hypostases " [15]. Elle ne
peut en aucune façon être confondue avec la généalogie
du collectif et de la révolution, que, à la façon
de Jean-Baptiste pour le Christ, elle se contente, au mieux, de
préparer.
Dans l’analyse de Negri, la véritable généalogie
spinoziste du collectif et de la révolution est ailleurs.
Elle commence là où s’achève la quête
de Spinoza, en 1664 ou 1665 pour être précis, au moment
de la seconde guerre anglo-hollandaise, lorsque, égaré
dans les contradictions et le labyrinthe panthéiste de la
fin du livre II de l’Éthique, il opère une véritable
coupure épistémologique [16]. C’est alors que
Spinoza découvre enfin ce qu’il pressentait depuis
le début et qu’il avait si longtemps cherché
: l’importance du politique ; et plus précisément
encore du " sujet " de l’action politique.
En effet, avec la rédaction du TP et sa traduction philosophique
supposée des livres III et IV de l’Éthique,
ce ne sont pas seulement la politique et sa phénoménologie
pleine de fureur et de superstitions qui font irruption dans le
système de Spinoza. La nouveauté essentielle, le "
renversement ontologique " qui, pour Negri, fondent enfin la
possibilité d’une véritable généalogie
du collectif, c’est la mise au jour du " sujet "
de cette action politique [17] ; c’est l’invention de
l’" individualité humaine " comme condition
première, comme fondement de la multitude et donc de la constitution
de l’être [18]. Pour Negri, avec le TP et les livres
III et IV de l’Éthique, Spinoza sort enfin (non sans
rechutes) des brumes panthéistes, naturalistes, physiques
et métaphysiques de ses tentatives antérieures. Il
peut enfin " passer de la physique à la physiologie,
et de celle-ci à la psychologie " ; il peut enfin "
parcourir la généalogie de la conscience ", passer
" du "conatus" au sujet " [19]. Abandonnant
les vastes horizons panthéistes et métaphysiques du
monde et de la nature, " la potentia, figure générale
de l’être ", peut enfin se concentrer dans la cupiditas,
cette forme humaine du conatus, et " investir " "
le monde des passions et des relations historiques " ; en attendant
que le TP parachève cette première généalogie
et montre, par son inachèvement même, comment, à
partir de cette " constitution de l’individu ",
de ces " individus formés ", de ces " puissances
individuelles " (" premier niveau de socialisation "),
" souveraineté et pouvoir " sont enfin " aplatis
sur la multitude et sur les processus de constitution de l’État
à partir des individus " [20].
Paradoxe de l’interprétation politique de Spinoza.
En croyant s’ouvrir sur l’infini de la multitude, elle
est conduite à s’enfermer derrière l’étroite
et incertaine clôture de l’individu [21] L’infini
collectif se transforme en indéfini [22]. Et le défini
se limite à la pauvreté conceptuelle d’un sujet
réduit au mot à mot des traités de morale du
XVIIe siècle [23].
L’anarchie et l’individualité multiple
Si le paradoxe de la multitude du politique c’est d’être
pensée à partir de l’individu, sur le registre
quantitatif du même (communisme), on pourrait dire que le
paradoxe de l’" individualité " du philosophe
c’est d’être pensée à partir du
multiple, sur le registre qualitatif du différent (anarchie).
Pour bien saisir le sens (physique et conceptuel) de ce double
paradoxe, il faut franchir deux siècles, aller un instant
en Ukraine, là où anarchie et communisme se sont directement
affrontés. Dans le livre qu’il écrit, à
chaud, en 1921, sur le mouvement libertaire makhnoviste, après
quatre ans de luttes cruelles et multiformes dans les immenses plaines
d’Ukraine, Archinoff conclut ainsi, solennellement, en contrepoint
du vieux mot d’ordre de la Première Internationale
:
" Prolétaires du monde entier, descendez dans vos
propres profondeurs, cherchez-y la vérité et créez-la
: vous ne la trouverez nulle autre part. " [24]
Par son étrangeté, cet appel exprime assez bien le
mouvement d’une autre lecture de Spinoza, une lecture apparemment
strictement philosophique et individuelle, qui semble vouloir se
détourner de la politique proprement dite alors même
qu’elle annonce un projet collectif d’une tout autre
nature [25].
Fondement psychologique archaïque d’un avenir collectif
hypothétique, l’individualité humaine du Spinoza
politique est d’abord une fin, comme on vient de le voir,
un but longtemps cherché, prometteur pour la suite, mais
qui, une fois trouvé, efface les longues errances qui l’ont
précédé. Philosophique et libertaire, l’autre
interprétation est très exactement inverse. À
une lecture politique qui part des vastes espaces de la pensée
spinoziste, mais pour les transformer en simples horizons et aboutir
à l’étroit jardin des passions humaines, elle
oppose une lecture qui part de l’individualité humaine,
de la simplicité et de la banalité apparentes de son
fonctionnement psychologique, mais pour l’ouvrir sur l’immensité
de la nature dont elle n’est qu’une partie, sur l’infini
de ce qui est et de ce qu’elle peut [26] . Fortitudo (avec
son double aspect d’Animositas et de Generositas), Titillatio,
Presentia Animi, Humanitas, etc., la longue liste des définitions
(plus de soixante-dix) dont se sert Spinoza pour saisir les nuances
de l’expérience humaine peut bien être empruntée
aux représentations les plus courantes du XVIIe siècle,
aux traités de morale les plus éculés et à
l’utilisation volontairement mécanique de la théorie
des passions [27]. Comme les notions scolastiques ou tout simplement
le latin très ordinaire qu’emploie Spinoza, elles servent
à de tout autres fins, ouvrent à de tout autres réalités
que ce que leur banalité psychologique peut laisser croire.
C’est en ce sens (entre autres choses) que Spinoza peut être
rapproché de Nietzsche :
" Le philosophe s’empare des vertus ascétiques
- humilité, pauvreté, chasteté - pour les faire
servir à des fins tout à fait particulières,
inouïes, fort peu ascétiques en vérité.
Il en fait l’expression de sa singularité. [...] Humilité,
pauvreté, chasteté, c’est sa manière
à lui (le philosophe) d’être un Grand Vivant,
et de faire de son propre corps un temple pour une cause trop orgueilleuse,
trop riche, trop sensuelle. " [28]
" Prolétaires du monde entier, descendez dans vos propres
profondeurs ! " Point d’arrivée dans l’interprétation
marxiste, point de départ dans l’interprétation
philosophique et libertaire, l’individualité humaine
et ses passions n’occupent pas seulement une position opposée
dans la façon de lire Spinoza [29]. À cette différence
de place correspond d’autres oppositions qui portent en premier
lieu sur la nature de cette individualité et sur l’orientation
dans le temps du processus de transformation dans lequel elle est
engagée.
L’orientation dans le temps tout d’abord. Si le Spinoza
politique pro cède en deux temps nettement distincts, du
panthéisme initial à l’individu, puis de l’individu
à la multitude, ces deux mouvements opèrent dans une
direction commune où le temps des choses vient coïncider
avec le temps de la pensée, du passé vers l’avenir,
du début à la fin, de l’origine naturaliste
et métaphysique de l’être à sa constitution
politique, " de la nature à la seconde nature ",
" de la physique à l’activité de l’homme
", du fond infini des choses et des signes (cette " obscure
complexion " de l’existence dont parle Negri) à
l’étroit champ clos des désirs humains, au champ
de bataille du politique, là où, cri du cœur,
Negri rêve de voir un jour l’" infini " enfin
" organisé " [30]
Le mouvement du Spinoza philosophe et libertaire est d’une
nature radicalement différente. Étranger à
une conception linéaire du temps où Macherey n’a
aucun mal à reconnaître, malgré les dénégations
de Negri, la vision profondément hégélienne
du marxisme [31], il met en œuvre un temps tout autre, multiple
et qualitatif, qui tient à la durée des choses, "
à la réalité des choses qui durent " dont
parle B. Rousset [32], et aux rapports de composition, de recomposition
et de décomposition qui augmentent, diminuent ou détruisent
la puissance d’agir de ces choses existantes [33]. S’il
fallait à tout prix, pour pouvoir les comparer, convertir
la durée du Spinoza libertaire sur le registre temporel du
Spinoza politique, il faudrait parler d’aval et d’amont.
Alors que le Spinoza politique procède d’amont en aval,
du fond des choses aux individus, puis des individus à la
multitude, on pourrait dire que l’autre Spinoza opère
d’aval en amont, des individus tels qu’ils existent
présentement vers ce qui les constitue comme individus, du
champ clos des passions politiques vers le fond obscur et infini
des réalités qu’elles masquent, du donné
immédiat vers l’infini dont il est issu comme composition
finie et donc comme expression singulière d’une altérité
infinie.
Le Spinoza philosophe et libertaire, ne se réclame pas moins
de la révolution que son frère ennemi politique, mais
pour lui la révolution à venir n’est pas en
aval, dans le vide et l’arbitraire d’une constitution
politique dont la matérialité se réduirait
aux seules passions de la nature humaine. Elle est en amont, dans
l’infini des " possibles " dont les formes d’individuation
présentes ne sont qu’une expression actuelle, celle
dont on part [34]. Comme tend à le montrer B. Rousset et
contrairement au vide et à la pauvreté matérielle
de l’imagination du politique, ces possibles ou potentiels,
en amont de l’individualité humaine, fondement de ce
qu’elle peut, ne sont ni les produits irréels et erronés
de l’imagination ni de simples virtualités (au sens
scolastique du terme) [35]. " Possibles pratiques ", "
réellement possibles ", ils sont " impliqués
" dans l’" être infini " où se
déploie l’expérimentation humaine [36]. Ils
existent " par implication " dans une durée qui
s’identifie au " mouvement " et à la "
vie ", ou, dans le vocabulaire de Deleuze, sur un " plan
d’immanence ou de consistance, toujours variable, et qui ne
cesse pas d’être remanié, composé, recomposé,
par les individus et les collectivités " [37].
Que le possible spinoziste puisse être ainsi pensé
en amont du moment actuel ou que l’avenir spinoziste puisse
être pensé dans le passé, n’est absurde
ou paradoxal que sur le registre du temps linéaire ou du
temps dialectique (si étranger à Spinoza). Dans l’interprétation
libertaire de la durée spinoziste, passé et avenir,
amont et aval, se confondent dans un présent intempestif
où tout est donné, où la durée dépend
de la multiplicité des choses, virtuelles et formelles, où,
contrairement à l’acception scolastique de ces termes,
le virtuel n’est pas moins réel que le formel, la puissance
moins réelle que l’acte [38] C’est en ce sens
que le " fond " spinoziste et les " profondeurs "
libertaires dont parlent Archinoff et Proudhon, sont très
précisément une surface, un déjà-là,
un présent, patient et impatient, où tout est toujours
là comme possible, un présent où " tout
est possible ". C’est en ce sens également, en
deçà ou parallèlement à la pensée
libertaire proprement dite, que Spinoza peut être rapproché
du très leibnizien G. Tarde pour qui il convenait de refuser
de considérer les êtres ou les individus comme des
" souches premières ", comme des " données
absolument premières ", mais seulement comme des "
émergences " présentement existantes d’une
infinité d’autres émergences possibles, d’autres
" possibles ", en lutte les uns contre les autres pour
exister [39]. C’est en ce sens enfin, au plus près
de nous, que les conceptions de Spinoza peuvent être rapprochées
de toute une dimension de la pensée de G. Simondon pour qui
" l’individuation des êtres n’épuise
pas complètement les potentiels d’individuation ",
pour qui " l’individu [...] existe comme supérieur
à lui-même, car il véhicule avec lui une réalité
plus complète, que l’individuation n’a pas épuisée,
qui est neuve encore et potentielle, animée par des potentiels
" ; une réalité que G. Simondon appelle "
nature ", c’est-à-dire la " réalité
du possible, sous les espèces de cet apeirôn dont Anaximandre
fait sortir toute forme individuée " [40].
Nous ne savons même pas ce que peut un corps. Balibar a raison
de souligner, contre Negri, en quoi l’individualité
humaine spinoziste n’est en rien assimilable à un sujet,
une conscience ou une personne. Il a raison d’expliquer que
l’objet de l’Éthique n’est pas l’individu
(au sens moderne du terme), mais " la forme de l’individualité
" ; raison d’affirmer, après Proudhon, que "
toute individualité humaine est prise [...] dans l’entre-deux
des formes d’individualité inférieures qui se
composent en elle, mais ne s’y dissolvent pas pour autant,
et des formes d’individualité supérieures dans
lesquelles elle peut entrer [...] " [41]
Mais Balibar a tort de réduire cet immense jeu de composition
des individus possibles à l’étroit champ passionnel
et affectif des relations inter humaines (théorie des passions),
de lui confier, non sans une certaine approximation, le soin de
constituer, de façon transversale, la subjectivité
humaine et de penser ainsi assurer, mieux que Negri, la transition
vers la multitude du politique [42].
Parce qu’elles sont prises non dans l’entre-deux mais
dans l’entre-mille de tous les autres rapports et individus
qui composent la nature, les passions humaines, pas plus que les
individualités qu’elles affectent, ne sont " un
empire dans un empire " [43]. Parce qu’ils sont pris
entre des formes d’individualités inférieures
qui se composent en eux et des formes d’individualités
supérieures dans lesquelles ils peuvent entrer, les différents
individus humains ne sont eux-mêmes qu’une modalité
des formes infinies d’individus qui, à des degrés
divers et par emboîtements successifs, composent le monde
existant [44].
" Voilà pourquoi Spinoza lance de véritables
cris : vous ne savez pas ce dont vous êtes capables, en bon
et en mauvais, vous ne savez pas d’avance ce que peut un corps
ou une âme, dans telle rencontre, dans tel agencement, dans
telle combinaison. " [45]
o o o
Dans la préface qu’il a donnée à la
traduction française du livre de Negri, Deleuze résume
ainsi sa propre manière de lire et de comprendre Spinoza
et, d’une certaine façon, compte tenu des circonstances,
sa propre façon de concevoir la politique chez Spinoza :
" Les corps (et les âmes) sont des forces. En tant
que tels, ils ne se définissent pas seulement par leurs rencontres
et leurs chocs au hasard (état de crise). Ils se définissent
par des rapports entre une infinité de parties qui composent
chaque corps, et qui le caractérisent déjà
comme une "multitude". Il y a donc des processus de composition
et de décomposition des corps, suivant que leurs rapports
caractéristiques conviennent ou disconviennent. Deux ou plusieurs
corps formeront un tout, c’est-à-dire un troisième
corps, s’ils composent leurs rapports respectifs dans des
circonstances concrètes. Et c’est le plus haut exercice
de l’imagination, le point où elle inspire l’entendement,
de faire que les corps (et les âmes) se rencontrent suivant
des rapports composables. " [46]
C’est sans doute dans ce texte, ramassé et abstrait
et pourtant si proudhonien par sa forme et son contenu, que la rencontre
entre une lecture philosophique et libertaire de Spinoza et la pensée
anarchiste proprement dite apparaît le plus nettement ; de
trois grandes façons :
1) À propos de la multitude en premier lieu. Sans doute
les guillemets qu’emploie Deleuze servent-ils à marquer
une certaine distance, à signifier qu’il s’agit
d’une notion propre à l’auteur qu’il préface
et que ce mot ne fait pas partie des principaux concepts de Spinoza
[47]. Mais ils servent aussi à montrer comment, en employant
le mot multitude et en le réintroduisant au cœur de
la philosophie de Spinoza, Deleuze transforme complètement
sa signification politique initiale. Si, pour Proudhon, l’individu
est un groupe, un composé de forces ou de puissances qui
ne diffère que de degré de tous les autres composés
(minéraux, végétaux et animaux) [48], le Spinoza
de Deleuze ne dit pas autre chose. Avec Proudhon et contre Negri,
la multitude cesse d’être l’horizon hypothétique
et insaisissable d’une révolution à venir ;
elle est déjà-là, à portée de
la main, en nous et autour de nous. La multitude n’est plus
la synthèse finale et unifiante de toutes les individualités
humaines conduites par une seule âme, du côté
de l’infiniment grand (la " constitution de l’être
") ; elle se démultiplie en une infinité de multitudes,
à l’intérieur d’une infinité de
corps et d’âmes, du côté d’une infinité
d’infiniment petits [49]. Mieux encore, parce qu’elle
est intérieure à chaque corps et à chaque âme,
donc à tous les corps et à toutes les âmes,
la multitude cesse d’être attachée aux seules
réalités humaines, à l’individualité
humaine et à l’étroitesse de ses passions. De
l’intérieur de toute chose, elle embrasse la totalité
des corps et des âmes, la totalité des individualités
qu’elles soient humaines ou non humaines.
2) La force en second lieu. " Les corps (et les âmes)
sont des forces ", nous dit Deleuze et c’est " en
tant que tels " 1) que par des rapports entre une infinité
de parties ils se définissent comme multitude ; 2) qu’ils
sont pris (âmes et corps) dans des " processus de composition
et de décomposition [...] suivant que leurs rapports caractéristiques
conviennent ou disconviennent ". En quelques mots, cette force
que Proudhon exigeait de Spinoza, qu’il identifiait lui-même
à la résultante de tout composé, et qui, chez
Negri, s’était transformée en entité
abstraite et générale (la " puissance de l’être
"), Deleuze la réintroduit au centre des analyses de
Spinoza, dans chaque corps (et dans chaque âme) et dans son
acception la plus matérielle qui soit (physique, chimique,
biologique).
Grâce à la force et à la multitude, ce que
l’interprétation politique de Spinoza s’était
efforcée de séparer, la nature et la seconde nature
(Negri), l’humain et le non-humain (Matheron) [50], le Spinoza
de Deleuze les réunit de nouveau :
" Une seule Nature pour tous les corps, une seule Nature
pour tous les individus, une Nature qui est elle-même un individu
variant d’une infinité de façons. " [51]
Comme le dit encore Deleuze, le " plan de la nature "
" ne sépare pas du tout des choses qui seraient dites
naturelles et des choses qui seraient dites artificielles "
[52]. Plan d’immanence et unité de composition [53],
ou, dans le vocabulaire de Bakounine cette fois, " combinaison
universelle [...] d’une infinité d’actions et
de réactions particulières que toutes ces choses réellement
existantes exercent incessamment les unes sur les autres "
[54], les processus de composition et de décomposition des
corps et des âmes obéissent tous, humains ou non-humains,
à un modèle physico-chimique [55]. Même les
notions communes qui, à partir des plus universelles, commandent
l’architecture et le développement rationnels et géométriques
de l’Éthique, sont aussi, dans leur construction, non
seulement une " mathématique du réel ou du concret
", mais surtout " des Idées physico-chimiques,
ou biologiques, plutôt que géométriques "
[56]. Et l’éthique elle-même, cette spécificité
de la puissance humaine, est également, dans ce qui la fonde
comme dans sa mise en œuvre, une " épreuve "
d’ordre physico-chimique [57].
3) La liberté enfin. Rabattues sur ce qui est, sur l’amont
des possibles, les différentes formes d’individualités
que peut revêtir l’existence humaine peuvent bien embrasser
la totalité infinie des déterminations matérielles,
être de part en part matérielles. Contrairement aux
apparences et aux a priori idéalistes d’une pensée
dualiste, elles ne sont en rien réduites aux forces naturelles,
au non-humain (voire à l’inhumain). Bien au contraire
; c’est grâce à ce retour entêté
sur ce qui fonde et constitue son existence, sur l’infini
matériel des possibles, que l’homme peut prétendre
accéder à un monde de liberté, à un
monde humain, un monde à soi, un monde où, cessant
d’être séparé de sa force, il devient
enfin maître de sa puissance d’agir. Comme l’écrit
Deleuze :
" Ce qui définit la liberté, c’est un
"intérieur" et un "soi" de la nécessité
[...]. L’homme, le plus puissant des modes finis, est libre
quand il entre en possession de sa puissance d’agir [...].
" [58]
Puissance, liberté, puissance d’agir, intérieur,
" soi ", même si les références théoriques
sont différentes, nous retrouvons ainsi le vocabulaire et
les perspectives de Proudhon :
" Si l’homme pense par lui-même, s’il produit
ses idées comme son droit, il est libre. " [59]
Tel est le but, pour Proudhon comme pour le Spinoza de Deleuze,
le Spinoza de la connaissance par notions communes [60]. Et la question
qu’implique ce but commun est également la même
: comment penser par soi-même ? Comment produire ses idées
et son droit ? [61]Pour le Spinoza de Deleuze il y faut les signes
et l’expérience : les signes ou les idées comme
" sombres précurseurs " des notions communes "
[62] ; l’expérience ou l’expérimentation
comme préalable à toute pensée, à toute
réappropriation de la puissance et donc à toute liberté
[63]. Pour Proudhon il y faut les signes et l’action : les
signes ou les idées comme a priori certes mensonger et source
d’esclavage mais dont on peut retrouver les origines et qui,
rapportés à ce qui les produit (les actes, les faits,
la pensée instinctive), peuvent permettre à l’homme
de se libérer et de penser par lui-même [64] ; l’action
comme condition des signes et de la pensée, comme fondement
de la puissance et de la liberté [65]. Dans les deux cas
la démarche est la même : partir des signes comme condition
immédiate et à venir d’une pensée libre
et par soi-même (ou en soi pour Deleuze) mais pour remonter
aussitôt à la source de toute pensée et de toute
liberté : l’expérimentation pour Spinoza, l’action
pour Proudhon et, après lui, pour les principaux courants
du mouvement libertaire.
Il est vrai que Proudhon (dans De la Justice tout du moins) tend
à lier cette action au seul travail, " un et identique
dans son plan (et) infini dans ses applications, comme la création
elle-même " [66], alors que pour le Spinoza de Deleuze
le " plan " de l’expérience humaine, "
plan d’immanence ou de consistance, toujours variable ",
c’est la " Nature " tout entière. Mais, dans
les deux approches, aussi différentes qu’elles puissent
être par ailleurs, il s’agit bien : 1) de situer cette
expérience ou cette action humaine sur un plan de composition
infini, à travers des rapports que Spinoza appelle notions
communes (pensées sur un modèle physico-chimique et
biologique) et Proudhon éléments du savoir ou éléments
du travail (plutôt pensés sur un modèle physico-mathématique)
[67] ; 2) de rapporter ces expériences ou ces actions de
composition aux formes d’intériorité toujours
plus complexes et étendues que constituent les composés
humains ; par sélection chez le Spinoza de Deleuze, sélection
des " corps qui conviennent avec le nôtre, et qui nous
donnent de la joie, c’est-à-dire augmentent notre puissance
" [68] ; par intériorisation des rapports de travail
chez Proudhon, une intériorisation immémoriale (à
l’origine de l’humanité comme de chaque individu)
mais sans cesse répétée et élargie au
plan de composition infinie de l’industrie humaine [69].
Corps et âme parmi d’autres corps et d’autres
âmes, mais " le plus puissant des modes finis ",
et " libre quand il entre en possession de sa puissance d’agir
", l’homme a ainsi le pouvoir d’expérimenter,
d’apprendre à connaître ce qui est bon et mauvais
pour sa puissance d’agir, pour sa liberté [70]. Et
c’est à travers cette expérimentation des rapports
qui lui conviennent, à l’intérieur et à
l’extérieur de ce qui le constitue, des refus et des
accords, des oui et des non, des associations toujours révocables,
qu’il peut étendre ces rapports à des formes
d’associations toujours plus larges, disposer d’une
puissance toujours plus " intense ", là où
il ne s’agit plus d’utilisations ou de captures, mais
de sociabilités et de communautés [71].
Contrairement à la cité politique dont rêve
Negri, l’émancipation philosophique et libertaire que
l’on peut lire chez Spinoza cesse alors d’être
fondée sur la crainte ou l’angoisse, la récompense
et le châtiment. Comme le voulaient Proudhon et Bakounine,
elle cesse de s’en remettre à l’État et
de lui confier le soin de tenir lieu de raison à ceux qui
n’en ont pas, au plus grand nombre, aux esclaves [72]. Renonçant
à toute coercition extérieure, même lorsque
celle-ci se dit éclairée, l’émancipation
peut naître " des rapports qui se composent directement
et naturellement ", " des puissances ou des droits qui
s’additionnent naturellement " [73]. Elle peut prétendre
naître directement des individus et des collectivités
(qui sont elles-mêmes des individus), de leur capacité
à transformer, composer et recomposer à l’infini
le " plan d’immanence ou de consistance toujours variable
" de ce qui est [74].
[1] L’indignation et le conatus de l’État spinoziste
", dans (sous la direction de M. Revault d’Allonnes et
de H. Rizk) Spinoza : puissance et ontologie, Kimé, 1994.
[2] Ibid., pp. 163-164
[3] Ibid., p. 159.
[4] Ibid., p. 164.
[5] Pour une tentative d’explication, cf. l’hypothèse
du " double langage " développée par Y.
Yovel, op. cit., pp. 170 et sq.
[6] SPP, pp. 146 et 10.
[7] Ibid. pp. 10-11. Pour une approche plus développée
de qui sépare et rapproche "cité" et "philosophe",
cf. Spinoza et le problème de l’expression, Editions
de Minuit, 1968 (SPE), pp. 244 etsuiv.
[8] Sur cette interprétation traditionnelle, cf. Y. Yovel,
op. cit., pp. 172-173.
[9] Voir plus haut, première partie.
[10] Comme l’écrit Negri : " La philosophie de
Spinoza est une philosophie sans temps : son temps, c’est
le futur ! " AS, p. 64.
[11] AS, pp. 33, 64, 234, 239.
[12] Dans sa préface, Negri qualifie cette " lecture
de Spinoza " de " lecture du passé ", ibid.,
pp. 32-34.
[13] Sur les ambiguïtés de cette première généalogie,
cf. P. Macherey, Avec Spinoza, études sur la doctrine et
l’histoire du spinozisme, PUF, 1992, pp. 246 et sq.
[14] Au sens où l’on peut parler de théologie
négative.
[15] Voir plus haut et (pour les énigmes et les hypostases)
AS, pp. 118, 119, 145, 149.
[16] Negri n’emploie pas le mot, mais l’essentiel de
son analyse est construite à partir 1) des notions de "
césure " (AS, pp. 155, 159, 171, 175 ; SS, p. 14), de
" rupture " (pp. 236, 252), de " renversement "
(pp. 170, 176, 212, 234), de " discontinuité "
(p. 244), de " renversement ontologique " (p.154), etc.
2) de l’opposition, entre le " premier " et le "
second " Spinoza (pp. 39, 60, 67, 320), la " première
" et la " seconde fondation " (pp. 99, 213, 214,
264, 266, 291), la " première " et la " seconde
couche " (de l’Éthique) (pp. 103, 131, 139, 153,
162, 176, 198, 212, 213), la " première " et la
" seconde rédaction " (toujours de l’Éthique)
(pp. 90, 212, 265, 294) et, surtout, la " première "
et la " seconde nature " (pp. 170, 187, 213, 321, 325,
339).
[17] " Le schéma général du projet étant
ainsi posé, Spinoza en vient à traiter spécifiquement
de la généalogie de la conscience, du passage du "conatus"
au sujet, en termes analytiques. " AS, p. 239.
[18] Ibid., pp. 187, 192 et 254 et sq. Pour plus de commodités
nous continuons de suivre ici Negri, mais cette analyse pourrait
aussi bien, sans grandes modifications, être appliquée
à l’ouvrage majeur de A. Matheron (Individu et communauté)
où, plus restrictif encore, celui-ci explique comment c’est
seulement avec la proposition 29 du livre III que Spinoza se décide
enfin à " trancher le nœud gordien " en posant
" sans le démontrer " qu’il s’agit
maintenant de la seule " nature humaine ". " Par
la suite, c’est seulement des hommes qu’il parlera.
" op. cit., p. 155.
[19] SS, p. 23 ; AS, pp. 234 et 239. Un schéma que, sous
une forme différente, on retrouve chez Matheron qui, dans
la préface qu’il a donnée au livre de Negri,
explique " comment, chez cet être naturel très
composé qu’est l’homme, se constitue progressivement
la subjectivité ; comment le conatus humain, devenu désir,
déploie autour de lui [...] un monde humain qui est véritablement
une "seconde nature" ", ibid., p. 21
[20] SS, p. 23 ; SA, p. 244 ; SS, p. 25 ; SA, p. 243 ; SS, p. 29.
Sur la réduction des essences individuelles humaines, toujours
singulières, par définition (éth., II, déf.
II ; éth., II, prop. 13, lem. 3 ; éth., III, prop.
57), à une " nature " " spécifiquement
humaine " qui coupe radicalement l’homme de ce "
qui n’est pas spécifiquement humain ", cf. A.
Matheron, op. cit., pp. 146 et sq. Sur la difficulté que
rencontre Matheron à penser cette notion de " nature
humaine ", déterminante pour la suite de son analyse
(comme pour Negri), et qu’il définit comme " quelque
chose d’intermédiaire ", cf. ibid., p. 38.
[21] Une conséquence que Negri observe lui-même lorsqu’il
remarque comment la difficulté à donner une "
unité intérieure " à l’individu
(lorsqu’on passe du conatus à la cupiditas) rend difficile
toute définition de la multitudo comme sujet politique, "
de sorte qu’il semble que la multitudo puisse être un
sujet politique seulement comme idée de raison ou comme produit
de l’imagination ", SS, p. 59.
[22] Un double indéfini en l’occurrence, comme le
remarque Negri, puisque la " multitude " est à
la fois " insaisissable " dans son " concept "
et dans sa " matérialité ", SS, p. 55.
[23] Sur le resserrement des vastes perspectives politiques et
révolutionnaires censées être ouvertes par Spinoza,
autour de quelques traits psychologiques transformés en concepts
majeurs (animositas, pietas, prudentia...), cf. SS, et plus particulièrement
p. 60 où l’impuissance à donner un contenu conceptuel
et matériel à la " multitude " et la contradiction
entre " l’absoluité de la prétention démocratique
" et la " liberté " finissent par se résoudre
dans la banale notion de " tolérance ". D’une
certaine façon, la démarche de Negri est comparable
(à l’exception des effets) à celle de Lénine,
parti des vastes considérations sur le développement
du capitalisme, et qui, dans son testament politique, finit par
confier l’avenir de la révolution aux traits psychologiques
de Staline, Trotsky et Boukharine.
[24] Archinoff, Le Mouvement makhnoviste, Bélibaste, 1969,
p. 388.
[25] L’appel d’Archinoff s’inscrit dans une perception
libertaire que Proudhon, soixante-dix ans avant la révolution
russe, formule en ces termes : " Toute théodicée,
je l’ai démontré à satiété,
est une gangrène pour la conscience, toute idée de
grâce une pensée de désespoir. Rentrons en nous-mêmes
; étudions cette Justice qui nous est donnée a priori
dans le fait même de notre existence [...]. " Justice,
t. III, p. 347.
[26] éth, III, préface. éth., IV, prop. 4
; éth., IV, chap. XXXII ; et éth., III, prop. 2, scol.
: " Personne n’a jusqu’à présent
déterminé quel est le pouvoir du Corps. " "
On ne sait pas quel est le pouvoir du Corps.
[27] Sur ce point, cf. P.-F. Moreau, Spinoza l’expérience
et l’éternité, PUF, 1994, pp. 379 et sq ; A.
Matheron, op. cit., pp. 83-85 ; E. Balibar, op. cit. pp. 87 et sq
; et A. Negri lui-même lorsque, un peu découragé,
il observe, à propos du livre IV, comment " le poids
des recueils de morale du xviie siècle se fait ici sentir
". SA, p. 262.
[28] G. Deleuze, SPP, pp. 10-11.
[29] Sans entrer dans une analyse détaillée, indiquons
seulement qu’à la lecture quasi chronologique de Negri,
transformant, comme on l’a vu, la pensée de Spinoza
en une sorte de longue gestation de l’être, s’oppose,
doublement, la lecture de Deleuze qui, tout en tenant compte des
ruptures et des événements dans la vie et la pensée
de Spinoza, montre comment l’Éthique doit d’abord
être lue de façon verticale (sous forme de plateaux,
les propositions, les scolies, le livre V " coextensif "
à tous les autres) et, surtout, comment l’importance
des notions communes commande une lecture à rebours de l’Éthique,
à partir d’une " expérimentation "
immédiate, un " art " d’" organiser
les bonnes rencontres " (Cf. SPP, chap V ; SPE, chap XVII et
" Spinoza et les trois "éthiques" ",
dans Critique et Clinique (CC), Éditions de Minuit, 1993).
Dans l’analyse de Negri, les " notions communes "
ne jouent qu’un rôle extrêmement marginal, simple
" possibilité logique ", instrument de " communication
logique ", " solution purement formelle ". AS, pp.
183-184 et 258.
[30] AS, pp. 339, 156 et 335 : " Émancipation veut
donc dire organisation de l’infini [...]. La désutopie
est la forme spécifique de l’organisation de l’infini.
[31] Op. cit., p. 246.
[32] B. Rousset, " Le réalisme spinoziste de la durée
", dans L’Espace et le Temps, Vrin, 1991, pp. 176 et
sq. ; et, du même, " Les implications de l’identité
spinoziste ", dans Spinoza : puissance et ontologie, Kimé,
1994.
[33] " Spinoza définit par la durée les variations
continues de l’existence. " " La durée se
dit donc, non pas des rapports eux-mêmes, mais de l’appartenance
de parties actuelles sous tel ou tel rapport. " G. Deleuze,
SPP, pp. 57 et 110. La durée spinoziste est multiple car
elle s’attache aux variations de la puissance d’agir
et de pâtir propre à chaque corps existant qui est
toujours lui-même l’" expression " d’une
" essence singulière ". Cf. G. Deleuze, SPE, p.
209.
[34] Sur la notion de " possible " chez Spinoza, cf.
B. Rousset, " Les implications... ", op. cit., pp. 12
et sq.
[35] Sur la critique spinoziste du " possible " de la
scolastique, cf. G. Deleuze, SPP, p. 89 et SPE, p. 194.
[36] SPP., pp. 19 et 14.
[37] B. Rousset, " Le réalisme... ", p. 177 et
G. Deleuze, SPP, p. 171.
[38] B. Rousset, " Les implications... ", p. 14 : "
être réellement possible, c’est être, non
pas presque réel, mais être effectivement réel
: être en puissance, c’est être en acte.
[39] ur ce point, cf. J. Milet, Gabriel Tarde et la philosophie
de l’histoire, Vrin, 1970, p. 154 ; et, sur sa rencontre avec
une lecture " libertaire " de Spinoza, G. Deleuze, SPP,
pp. 124 et 110.
[40] G. Simondon, l’Individuation psychique et collective,
Aubier, 1989, pp. 215, 194 et 196.
[41] Op. cit., pp. 87 et sq ; et G. Deleuze, SPP, p. 166 : "
Chaque lecteur de Spinoza sait que les corps et les âmes ne
sont pas pour Spinoza des substances ni des sujets mais des modes.
"
[42] Balibar a l’art de résoudre les difficultés
en affirmant sereinement, y compris dans le même concept et
à la façon de son maître Lénine, deux
choses contradictoires. Il parle, par exemple, sans sourciller,
d’" obéissance-non obéissance " ou
d’" état-non état ", ibid., p. 63
; il est vrai qu’en son temps une célèbre revue
anarchiste, Noir et Rouge, avait fini, de façon très
proche mais avec l’excuse d’un authentique désespoir
théorique, par parler de " groupe-non groupe ".
Dans ce qui nous occupe ici, Balibar se contente d’observer
comment " en réalité, sans que disparaisse l’idée
d’individualité (c’est-à-dire de stabilité
d’un composé), sans laquelle il n’y aurait pas
de désir ni de force (conatus), c’est le processus
même, le réseau affectif traversant chaque individu
[...] qui devient bientôt le véritable objet (ou le
véritable sujet) ", p. 89. L’incapacité
de Balibar à faire disparaître l’" individualité
" (mais sans expliquer pourquoi) suffit à montrer en
quoi l’étroit champ clos du réseau affectif
est incapable de rendre compte de la réalité ("
en réalité ") et de la façon dont l’existence
humaine se situe dans cette réalité et peut la transformer.
[43] Cf. éth. III, préface ; et éth., IV,
prop. 4. " Il est impossible que l’homme ne soit pas
une partie de la Nature et qu’il ne puisse pas subir d’autres
changements que ceux qui dépendent de sa seule nature et
dont il est la cause adéquate. "
[44] éth., II, prop. 13, scol. Sur l’idée d’emboîtement,
cf. G. Deleuze, SPP, p. 47.
[45] G. Deleuze, SPP, p. 168. Sur les implications concrètes
d’une telle conception des choses, cf. le slogan de mai 68,
" La police avec nous ! " ou l’expérience,
que chacun a pu faire, de ce que " devient " un anarchiste
lorsqu’on lui donne ou qu’il accepte un brassard de
membre d’un service d’ordre quelconque (sans parler
d’une kalachnikov).
[46] AS, p. 11.
[47] Comme le remarque Balibar, la notion de multitude est totalement
absente de l’Éthique, présente dans le TTP mais
le plus souvent de façon péjorative ; et c’est
seulement avec le TP qu’elle acquiert une signification politique
nettement affirmée, op. cit., pp. 67 et sq.
[48] Voir plus haut.
[49] Sur le caractère quantitatif (et non numérique)
de la composition d’un mode, sur l’idée d’une
infinité d’ensembles infinis et, pis (Deleuze, après
Spinoza, étant toujours prêt à aggraver son
cas sur le champ de tir des mathématiques appliqués),
l’idée d’" infinités plus ou moins
grandes " (selon la puissance des modes), cf. STE, pp. 183
et sq. La remarque de Deleuze peut laisser penser que la "
multitude " ne caractérise que le " corps "
et non l’âme que Deleuze n’introduit (par deux
fois) qu’entre parenthèses. Mais, pour Deleuze, même
la multiplicité ou la multitude des " corps simples
", extérieurs les uns aux autres, a son répondant
dans l’âme, dans la mesure où l’"
extension " n’est pas un privilège de l’étendue
et que la pensée a elle-même " des parties modales
extensives, des idées qui correspondent aux corps les plus
simples ", SPE, p. 174 ; sur ce point, cf. également
R. Bouveresse, Spinoza et Leibniz, l’idée d’animisme
universel, Vrin, 1992, pp. 67 et sq. Ce problème du rapport
entre le corps et l’âme (problématique du xviie
siècle) me permet d’indiquer que c’est très
volontairement que je m’expose dans l’ensemble de ce
texte au reproche de " naturaliser " Spinoza et donc de
naturaliser la lecture libertaire de ce philosophe. Sans doute le
matérialisme radical de l’anarchisme (en particulier
chez Bakounine) m’y autorise-t-il, et le contexte actuel rend-il
nécessaire cette insistance. Mais, sans le montrer ici, je
voudrais indiquer que cette " naturalisation " (peut-être
outrancière et inquiétante pour certains), contrairement
aux apparences, laisse toute sa place à la " conscience
", à la " pensée " et bien sûr
à la " raison ".
[50] Op. cit., p. 147 : " Il y a donc des communautés
biologiques élémentaires qui, parce qu’elles
se fondent sur ce qui, en l’homme, n’est pas spécifiquement
humain, peuvent englober aussi des animaux et des choses : communauté,
par exemple, entre le paysan, sa famille, ses bêtes, son champ
et ses idoles. Mais ce n’est pas d’elles que pourra
jamais naître la sociabilité authentique, qui a une
tout autre origine. "
[51] SPP, p. 164.
[52] Ibid., pp. 167.
[53] Ibid., et p. 155.
[54] Oeuvres C., VIII, p. 201.
[55] SPP, p. 58. Sur cette idée non métaphorique
de " modèle ", pensée au plus près
du mode ou de la modalité, cf. SPE, p. 236
[56] SPP., pp. 129 et 156.
[57] Ibid., p. 58.
[58] Ibid., p. 114.
[59] De la Justice, t. III, p. 71.
[60] Sur ce point, cf. CC, pp. 180 et sq.
[61] Sur le lien, chez Spinoza, entre " droit ", "
éthique " et le modèle physique et " biologique
" qui sert à les penser, cf. SPE, p. 236.
[62] Au plus profond du mélange obscur des corps ",
là où se poursuit " le combat entre les servitudes
et les libérations ", CC, p. 182.
[63] Cf. SPP, pp. 169 et 161 : " Les notions communes sont
un Art, l’art de l’Éthique elle-même :
organiser les bonnes rencontres, composer des rapports vécus,
former les puissances, expérimenter. "
[64] De la Justice, tome iii, pp. 69, 71-73.
[65] " Que pouvons-nous attendre de l’homme [...] ?
- Une seule chose, des actes " " La réflexion,
et par conséquent l’idée, naît en l’homme
de l’action, non l’action de la réflexion ",
ibid., pp. 72 et 71.
[66] Ibid., p. 89.
[67] Ibid., pp. 79, 73. De la Justice est construite autour de
la notion d’" équilibre " et, de ce point
de vue, les " rapports " et " convenances "
propres au travail et à l’industrie sont pensés
en termes d’" équation ", d’"
égalité ", d’" accord ", etc.
Mais la notion proudhonienne de " composition ", si importante
par ailleurs pour penser les différentes formes d’individualités,
relève, comme chez le Spinoza de Deleuze, d’un modèle
" chimique " qui permet d’ailleurs à Proudhon,
entre autres modèles de pensée, de sortir du seul
" plan " du travail, comme l’indique le paragraphe
de De la création de l’ordre consacré à
la notion de " composition " : " Ainsi le travail,
manifestation de l’intelligence et de l’activité
humaine, suit les lois de la nature et de la pensée ; il
ne se divise pas, si j’ose employer ce langage chimique, en
ses parcelles intégrantes, il se dédouble en ses espèces
constituantes. " De la création de l’ordre, Rivière,
p. 329.
[68] CC, p. 179.
[69] Cf. Justice, t. II, pp. 15, 79 et 127.
[70] SPP, p. 144.
[71] Ibid., p. 169.
[72] SPE, pp. 245-247.
[73] Ibid., p. 244.
[74] SPP, p. 171.
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