"Nouveau millénaire, Défis libertaires"
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KEUCHEYAN, Razmig. "L’Anarchisme aujourd’hui.
Entretien avec Daniel Colson"

Origine : http://raforum.info/spip.php?article4212

http://forums.resistance.tk/message.php?t=7577


Nous nous sommes entretenus avec Daniel Colson, professeur de sociologie à l’université de Saint-Etienne, et auteur notamment de Petit lexique philosophique de l’anarchisme. De Proudhon à Deleuze (Le livre de poche, 2001), et de Trois essais de philosophie anarchiste : islam, histoire, monadologie (Leo Sheer, 2004). Daniel Colson est l’un des animateurs de la librairie libertaire lyonnaise « La Gryffe ».

Pourrais-tu dresser un état des lieux de l’anarchisme dans le monde à l’heure actuelle ? Quels sont les pays ou les régions dans lesquels la tradition anarchiste demeure vivante, soit sous forme de collectifs organisés, soit du point de vue de la production intellectuelle ?

A ma connaissance, l’anarchisme est présent dans un grand nombre de pays. On le trouve dans des pays n’ayant pas ou très peu de traditions anarchistes, comme en Turquie, en Egypte ou en Iran par exemple, mais aussi dans des pays où cette tradition a été brisée par de longues décennies de dictature, comme en Amérique Latine où il est en train de connaître une forte renaissance. Et on le trouve évidemment de façon plus conséquente dans des pays où cette tradition s’est maintenue ou a ressurgi à travers des événements majeurs. C’est le cas de la plupart des pays européens. En exagérant un peu, on pourrait dire cependant qu’il n’est pas sûr que l’anarchisme contemporain le plus vivant se trouve dans les pays à forte tradition anarchiste. La tradition c’est parfois un poids. De ce point de vue, l’anarchisme nord-américain, moins dépendant des cadres et des représentations du passé, constitue sans doute, sur le terrain des idées tout au moins, un des secteurs les plus vivants du renouveau anarchiste dans le monde, en particulier grâce à Internet et aux rencontres qu’il rend possibles.

Quels sont les différents courants de l’anarchisme, aussi bien historiquement qu’aujourd’hui ? Est-il par exemple juste de distinguer un anarchisme syndicaliste d’un anarchisme davantage porté vers l’« autonomie » ? Sur quelles bases théoriques et pratiques ces courants se différencient-ils ?

L’autonomie, c’est-à-dire la différence et l’indépendance absolues des êtres, est au coeur du projet anarchiste, quelles que soient ses formes. La distinction et parfois l’opposition entre l’anarchisme syndicaliste et les mouvements « autonomes » s’explique par trois principales raisons : par la rencontre historique, durable (près d’un siècle) et à grande échelle entre l’anarchisme et des mouvements ouvriers révolutionnaires le plus souvent à caractère syndical, mais pas seulement et dont le « syndicalisme » n’a, de toute façon, pas grand-chose à voir avec ce que ce mot recouvre actuellement ; par la transformation ultérieure de cette expérience collective déterminante en simple modèle extérieur et intemporel ; par l’existence, historique toujours, d’une forte dissidence dans les mouvements ouvriers réformistes et à hégémonie marxiste (au lendemain de la Révolution russe), une dissidence qui a conduit au développement de courants très nettement libertaires, mais s’efforçant de se penser à l’intérieur du marxisme, à l’intérieur d’un Marx anarchiste en quelque sorte (comme l’affirmait Maximilien Rubel) et contre un syndicalisme socialiste ou social-démocrate, réformiste et bureaucratisé, qui annonçait le syndicalisme actuel et sans plus de points communs avec l’anarcho-syndicalisme ou le syndicalisme révolutionnaire.

Dans le contexte actuel, la distinction entre « l’autonomie » et le « syndicalisme » ne doit pas masquer la « plasticité » du projet libertaire dont parlait Pouget [1] à propos de l’action directe ouvrière, une « plasticité » qui interdit d’isoler et d’opposer deux formes d’existence plus ou moins historiques, mais qui impliquent et masquent une multitude d’autres, effectives ou potentielles, suivant les situations et les contextes. Dans sa façon de penser et de percevoir les rapports sans cesse changeants entre la domination et la liberté, l’anarchisme, comme projet émancipateur n’est pas assigné à une situation ou une forme donnée. Il est présent, aujourd’hui comme hier, dans la moindre réalité de notre vie, sans reste ni exception, de la plus petite et imperceptible interaction, aux mouvements collectifs les plus vastes, à l’échelle de la planète.

Quels sont les principaux concepts de l’anarchisme, et qu’est-ce qui fait leur originalité en regard d’autres conceptions de l’émancipation, notamment le marxisme ? Par ailleurs, pourrais-tu évoquer quelques-uns des événements historiques fondateurs de l’anarchisme, et indiquer leur importance dans le développement de ce courant ?

Les concepts d’action (ou de « pratique »), d’action directe, de groupes d’affinité, d’autonomie, d’association, de fédéralisme sont les plus connus. Mais le concept central (si on peut dire) de la pensée libertaire c’est évidemment le concept d’anarchie que Deleuze et Guattari définissent ainsi : « l’anarchie, cette étrange unité qui ne se dit que du multiple ». L’anarchie c’est à la fois un concept philosophique extrêmement puissant et une idée pratique qui ne l’est pas moins, c’est l’affirmation du multiple, de l’autonomie et de la singularité absolues des êtres et de leur capacité – à partir de cette autonomie et de cette singularité – à s’associer et à construire des êtres toujours plus vastes, un « faisceau d’autonomies » dit Proudhon, la « libre association de forces libres » dont parle Bakounine. A ta question sur le marxisme, on pourrait dire que l’anarchisme n’a rien à voir avec lui. Ils se sont croisés (et opposés) au sein des mouvements ouvriers, mais tout les sépare : sur la question du déterminisme, du sens de l’histoire, du rôle de la théorie, de l’importance de l’éthique, du caractère composé d’une réalité où (pour l’anarchisme) le moindre détail, le moindre événement est porteur de sa propre détermination et, suivant les situations, de la capacité à transformer la totalité de ce qui est. Le marxisme a croisé l’anarchisme, soit en se ralliant provisoirement à lui et à sa manière de voir, au moment de la Commune de Paris ou des débuts de la Révolution russe par exemple, soit, le plus souvent, pour le liquider, en Russie justement, en Espagne et (avec moins de moyens répressifs) dans la plupart des pays où il existait des mouvements ouvriers révolutionnaires.

Anarchisme et marxisme se sont donc rencontrés mais finalement assez peu, le marxisme se cantonnant longtemps aux secteurs les moins révolutionnaires du prolétariat (la social-démocratie), pour ensuite, à l’ombre illusoire de la Révolution russe, fleurir très peu de temps sur les ruines des mouvements ouvriers révolutionnaires, avant de renaître, au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, mais à partir de la passivité instrumentalisée de mouvements ouvriers ayant renoncé depuis longtemps à toute perspective révolutionnaire. Ce que je viens de dire répond en partie à ta seconde question. Des grands moments de l’anarchisme on retient généralement les conflits au sein de la Première Internationale, le mouvement makhnoviste ou la Révolution espagnole. A juste titre, mais à travers une illusion d’optique, qui s’explique par l’importance du marxisme dans la façon dont les militants, les intellectuels et les historiens de gauche ont longtemps perçu le passé et l’histoire en train de se faire. Avec du recul on perçoit mieux en quoi l’anarchisme ne s’identifie pas à quelques rares moments, bizarres et accidentels en quelque sorte, au regard du marxisme et du déterminisme historique. L’anarchisme ouvrier est bien une exception, historiquement, au regard du réformisme et du désir d’intégration des classes ouvrières, là où elles étaient les plus nombreuses et les plus modernes, en Angleterre, en Allemagne ou aux Etats-Unis principalement. Mais il faut bien voir que justement cette exception libertaire s’identifie à l’ensemble des mouvements ouvriers révolutionnaires, ces mouvements qui, durablement ou conjoncturellement ont menacé – pendant presque un siècle – le capitalisme naissant. La grande mystification du marxisme et du communisme c’est d’être arrivé à faire croire d’une part que c’était eux qui incarnaient ces mouvements ouvriers révolutionnaires, d’autre part que même le réformisme et le conformisme ouvriers étaient également révolutionnaires, par essence en quelque sorte, et pour peu qu’ils autorisent ainsi une soumission sans faille à la direction éclairée des partis marxistes. Avec du recul, mais je n’ai pas le temps de le montrer, on peut dire que l’espérance émancipatrice produite par les mouvements ouvriers et populaires pendant plus d’un siècle, est de part en part libertaire, relève de l’originalité d’un projet anarchiste qui n’a rien à voir avec les schémas et les représentations marxistes.

Le mouvement altermondialiste a repris à son compte certains aspects de l’anarchisme. Comme tu le montres dans ton Lexique, les « groupes d’affinité » ou l’« action directe » sont centraux dans la tradition anarchiste. En même temps, les anarchistes se montrent souvent critiques à l’égard de l’altermondialisme, nombre d’entre eux refusant par exemple de prendre part aux Forums sociaux mondiaux. Quel est ton sentiment à propos de ce mouvement ?

Dès qu’un mouvement émancipateur ressurgit, il retrouve spontanément des modes d’être et des formes d’existence libertaires, qu’il se dise ou non anarchiste, qu’il connaisse ou non les expériences libertaires. C’est également vrai des mouvements altermondialistes, mais avec trois originalités : le fait que ces pratiques et ces modes d’être libertaires sont pensés pour eux-mêmes, non seulement comme moyens, mais comme expression, dès maintenant, de l’alternative à l’ordre existant dont ces mouvements altermondialistes sont potentiellement porteurs (entre autres choses), dans un rapport où la « fin » et les objectifs de ces mouvements sont entièrement contenus dans les moyens, sans reste, dans un rapport, essentiel pour comprendre l’anarchisme, où fin et moyens sont très précisément identiques ; le fait que cette pensée à la fois théorique et pratique commence à découvrir ses liens avec le bref,mais immense héritage théorique et pratique des expériences libertaires passées, en particulier sous leur forme ouvrière, sous une forme très différente des mouvements altermondialistes, mais qui, grâce à cette différence justement, permet, paradoxalement, de saisir l’originalité et le caractère commun de la logique libertaire, quelle que soit les situations, les contextes et les forces qui se mettent en mouvement ; le fait que la pensée et les pratiques libertaires dans l’altermondialisme soient liées à des situations et des techniques nouvelles, non de « communication », non des moyens, mais des possibilités (et donc des modes d’être) de mise en rapport immédiate, à l’échelle de la planète tout entière, à travers la sélection et la constitution d’une multitude de groupes d’affinités possibles. Ce que la Première Internationale avait tenté si difficilement dans les conditions de l’époque, l’anarchisme contemporain a la possibilité de le faire. Du coup on comprend les critiques libertaires visà- vis de l’altermondialisme, des forums et autres tentatives traditionnelles de structuration par le haut de ce mouvement, à travers la représentation et sur le modèle des nombreux et énormes appareils internationaux.

Les pratiques libertaires visent toujours un fonctionnement horizontal, la constitution d’un « plan d’immanence » dirait Deleuze, et tendent donc sans cesse à rabattre l’action et les mouvements collectifs sur ce plan horizontal, cette anarchie positive que l’historien François Godicheau décrit bien (non sans étonnement), dans son livre sur la guerre civile espagnole, à propos de la CNT et de son fonctionnement collectif, jusqu’en 1937, avant que cette organisation ne cesse d’être anarchiste et s’intègre (très peu de temps, il est vrai), sous la forme d’appareil (les « comités supérieurs ») dans les structures verticales, représentatives et répressives de l’Etat républicain. La CNT espagnole, au moment de sa plus grande puissance, c’est un mouvement de « masse », mais qui passe par une multitude de groupes affinitaires, autonomes et égaux, où chacun peut développer ses propres qualités et sa propre puissance, à travers un mouvement d’une grande richesse et d’une grande résistance, comme il le montrera, dans les pires conditions de la guerre civile et face à la répression de l’antifascisme et de l’Etat républicain.

Y a-t-il une conception spécifiquement anarchiste de la révolution, qui serait distincte de ce que l’on entend par ce terme dans la tradition marxiste ? Il semble notamment que les anarchistes n’accordent pas à la lutte des classes la même importance que les marxistes dans leur conception des rapports sociaux. Pourrais-tu préciser ce point ?

La révolution anarchiste diffère radicalement de la conception marxiste, de sa vision déterministe et historique où l’on retrouve en fait le schéma religieux et providentiel des monothéismes.

Contrairement au schéma marxiste, la révolution anarchiste n’est pas liée à l’avenir, à des changements à venir qui n’existeraient présentement que comme promesse utopique dont la conquête du pouvoir serait la garantie, qui confierait au pouvoir le soin de lui donner une réalité à venir. La radicalité de la révolution libertaire est toujours liée à une antériorité et à une puissance accumulée où passé et avenir se confondent avec le présent (le seul moment existant), l’état actuel des choses et ses possibilités émancipatrices. Alors que la révolution marxiste est pensée sous la forme d’un point de départ, d’une transformation à venir, la révolution libertaire est pensée comme un aboutissement, l’aboutissement d’une transformation déjà réalisée, une « résultante » dirait Proudhon. Parce qu’elle embrasse la totalité de ce qui est, la multitude infinie des rapports qui constituent la réalité, l’idée révolutionnaire anarchiste est toujours liée à une transformation immédiate où chaque situation, chaque moment, est porteur de la totalité des transformations révolutionnaires à venir.

Chaque lutte, chaque décalage, chaque faille, chaque pas de côté aussi minuscule qu’il puisse être, répètent et expriment l’idée révolutionnaire.

Cette idée révolutionnaire les anarchistes ouvriers l’appelaient, non sans humour, le « Grand Soir », car il s’agit effectivement à la fois d’un soir et d’un matin, d’un crépuscule et d’une aube, de la transmutation immédiate et sans cesse recommencée de l’ordre existant, là où dans ses failles on devine un autre monde possible, présent dès maintenant dans le ventre des choses.

Dans cette conception, la « lutte des classes » ne constitue qu’un aspect, important, mais seulement un aspect des luttes pour l’émancipation qui traversent tous les aspects de la vie, toutes les transformations des conditions de lutte et qui surtout n’obéissent en rien à un devenir historique inéluctable sur lequel les « révolutionnaires » pourraient se reposer et, surtout, justifier leurs innombrables turpitudes, au nom de l’« Histoire », du « Prolétariat », du « Socialisme », ces nouvelles figures de la transcendance divine.

Un philosophe contemporain occupe une place prépondérante dans la forme d’anarchisme que tu défends, à savoir Gilles Deleuze. Pourrais-tu présenter en quelques mots ses idées politiques, et préciser en quoi elles relèvent de l’anarchisme ? C’est difficile de le présenter en quelques mots. Deleuze parle peu de l’anarchisme, mais c’est lui qui donne la meilleure définition de l’anarchie, « cette étrange unité qui ne se dit que du multiple », une définition qui n’a rien d’anodin puisque c’est exactement la même que Deleuze donne d’un de ses propres et principaux concepts, « l’être univoque », mais aussi de la « volonté de puissance » de Nietzsche. Pour Deleuze, être univoque, volonté de puissance et anarchie sont homologues, visent à dire la même réalité. Et ça change tout pour le projet libertaire. De philosophie politique plus ou moins farfelue, indigne de ce nom de toute façon, l’anarchisme devient, entres autres grâce à Deleuze, la principale expression d’un puissant courant philosophique et sociologique, de Spinoza à Whitehead, en passant par Leibniz, Nietzsche, Gabriel Tarde, Gilbert Simondon et beaucoup d’autres. Mieux encore, le mouvement anarchiste, avec ses propres expériences et ses propres auteurs (Proudhon, Bakounine, Déjacques, etc.) donne sens à son tour à cette puissante tradition philosophique, la rend capable de produire tous ces effets pour notre vie. Ce lien, ou cet écho, entre l’anarchisme théorique et pratique et ce qu’il est convenu d’appeler la pensée « postmoderne » est actuellement l’objet de vives discussions au sein de l’anarchisme historique. Des discussions importantes pour l’avenir des différents mouvements libertaires et pour ce que nous pouvons attendre d’eux face à ce que le monde est en train de devenir. Pour ma part, j’ai essayé, à travers différentes recherches, de montrer l’évidence de ce lien, dans les textes des anarchistes, comme dans les expériences, souvent tragiques, des différents mouvements ouvriers libertaires. D’autres se sont mis au travail, en France, en Amérique du Nord, en Turquie ou au Brésil par exemple, et j’espère que de nombreuses publications (certaines sont en cours) viendront renforcer un point de vue, si évident et porteur de tant d’espoirs qu’il ne devrait pas manquer de constituer bientôt une véritable alternative au monde répugnant qui, un peu partout, tente de s’imposer à nous.

L’un des mots d’ordre anarchistes les plus connus est Ni Dieu, ni maître. Or, on assiste aujourd’hui à un retour du religieux dans la sphère politique. Crois-tu qu’il est important aujourd’hui, comme le pense par exemple le philosophe Michel Onfray, de réactiver un athéisme militant ? La ligne de fracture qui sépare l’athéisme de la croyance religieuse est-elle politiquement pertinente pour toi ?

Il faut réaffirmer l’athéisme, le refus de Dieu et de toute transcendance. Pour l’anarchisme, la figure de Dieu, et plus particulièrement le Dieu des monothéismes (avec ses prêtres, ses pasteurs et ses imams), sert de clé de voûte à toutes les formes de domination, du Capital (et la divinité du Marché), de l’État (le bras armé et le frère jumeau de Dieu), du Patriarcat (avec tous ses pères et ses grands frères despotes), de la Science (avec ses experts humainement décervelés, mais en blouses blanches), du Socialisme et du Communisme (avec leurs partis, leurs bureaux politiques et leurs « grands timoniers »). Le combat contre l’idée de Dieu et donc contre tout ce qu’il exprime et justifie, est au cœur du projet libertaire. Pour l’anarchisme il ne suffit pas de se réfugier dans un vague et prudent agnosticisme, mais, au contraire d’affirmer nettement (avec Bakounine) que si, par un grand et incompréhensible malheur, Dieu existait vraiment il faudrait aussitôt entreprendre de s’en débarrasser.

L’athéisme militant est donc au coeur même du projet libertaire, mais à une condition : ne pas réduire cet athéisme militant au rationalisme étroit de la modernité et des « Lumières », là où la croyance (tout aussi absurde et aliénante) dans la science, le progrès et la technique vient remplacer les croyances religieuses, là où les laboratoires, les savants et les experts remplacent les temples et les prêtres, mais à travers une même logique. De la même façon que le projet libertaire s’inscrit dans une tradition philosophique qui le déborde de toute part, historiquement et géographiquement, et à qui il donne sens, de la même façon il s’inscrit dans l’ensemble de l’histoire de l’humanité et dans l’ensemble des différentes civilisations qui forment cette histoire. La lutte pour l’émancipation n’a pas attendu, pour exister, que l’anarchisme surgisse, quelque part en Europe, il y a cent cinquante ans. Bien loin de faire table rase du passé (comme le dit malencontreusement l’hymne de l’Internationale, plus inspiré dans ses autres couplets), l’apparition de l’anarchisme donne sens, au contraire, à des milliers d’années d’existence humaine, sur tous les continents et dans toutes les civilisations. Dans l’anarchisme, il faut toujours revenir aux origines, de notre vie, de l’histoire. Parce qu’aux yeux des anarchistes les expériences religieuses sont de part en part humaines et matérielles, sans Dieu ni transcendance, elles sont également porteuses, à côté de beaucoup d’oppression et de domination, de pratiques, d’aspirations et d’expérimentations pleinement émancipatrices qu’il s’agit de mettre à jour, de se réapproprier et de sauver pour notre propre salut, notre propre émancipation présente, comme le montre bien Walter Benjamin. L’anarchisme ne détruit pas le passé, un passé qui ne passe jamais et qui revient sans cesse sous de nouvelles formes. Il le répète et le recompose autrement, en permettant ainsi à chaque tradition linguistique, nationale et religieuse d’être partie prenante d’une lutte pour l’émancipation qui ne dépend ni d’un temps ni d’un lieu, qui au contraire embrasse la totalité des expériences et des situations humaines, c’est-à-dire la diversité infinie des événements et des acteurs qui composent ces expériences et ces situations.

[1] Emile Pouget (1860-1931), syndicaliste révolutionnaire français de tendance anarchiste, responsable notamment, dès 1907, du journal La Voix du peuple édité par la CGT.

Cet article est d’abord paru dans Solidarités. Pour une Alliance socialiste, Genève.