"Nouveau millénaire, Défis libertaires"
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Daniel COLSON
"Proudhon et le syndicalisme révolutionnaire"

Origine : http://raforum.info/spip.php?article3475

Le paradoxe des relations entre Proudhon et le syndicalisme révolutionnaire pourrait se formuler ainsi. Proudhon est mort en 1865. Il n’a donc pas eu le temps de connaître le développement du mouvement syndical et de ce qui allait devenir plus tard le syndicalisme révolutionnaire. Mais il a eu le temps d’en connaître les prémices et de condamner vigoureusement et sans hésitations ses deux principaux fondements, à savoir la grève et l’association ouvrière. Apparu au sein de la première internationale, en opposition à Marx mais aussi aux proudhoniens de stricte observance (les mutuellistes), le syndicalisme à dimension révolutionnaire ne devait plus pourtant cesser par la suite de se reconnaître dans la pensée de Proudhon [1].

En particulier dans son ouvrage posthume intitulé De la capacité politique des classes ouvrières, un livre où justement Proudhon dénonce une nouvelle fois toute idée de grève et de coalition ouvrière, d’association ouvrière [2]. Ce paradoxe des rapports entre le syndicalisme révolutionnaire et Proudhon n’est pas une inconséquence (dont on crédite trop souvent et trop facilement l’anarchisme). C’est au contraire le signe de la richesse du projet et de la pensée libertaires. Mais c’est aussi le signe d’un problème et d’une difficulté, un problème que l’on retrouve dans le texte de la Charte d’Amiens ; un problème que le syndicalisme révolutionnaire ne résoudra pas, mais en fournissant malgré tout des indications précieuses sur la façon dont il aurait pu le résoudre, dont il a tenté de le résoudre. Mon intervention se divisera donc en trois parties. D’abord la richesse du projet et de la pensée libertaire dont les relations entre Proudhon et le syndicalisme révolutionnaire sont un des nombreux indices. Ensuite la difficulté que ces relations mettent en évidence. Et enfin les solutions que le syndicalisme révolutionnaire a esquissé pour résoudre cette difficulté.

Richesse de la pensée libertaire : l’homologie

Pour le premier point, on pourrait dire ceci. La pensée de Proudhon ne se limite pas aux différentes propositions qu’il a pu faire, - à son époque et dans un contexte donné -, que ce soit sur le terrain économique avec son projet d’économie mutuelliste ; ou sur le terrain politique, à travers ses propositions fédéralistes. La pensée de Proudhon déborde ou traverse les situations et les contextes de son temps comme elle déborde et traverse les propositions et les jugements que Proudhon a été conduit à avancer dans ce contexte et dans ces situations particulières. C’est ce qui fait la richesse et la force de la pensée de Proudhon. C’est ce qui autorise à la considérer comme une pensée philosophique, une pensée à la fois ontologique parce que disant ce qu’est le monde, une pensée éthique parce que disant ce qui est bon et mauvais pour l’être humain et enfin une pensée politique, parce que disant comment les êtres humains doivent s’y prendre pour que le bon l’emporte sur le mauvais, pour que l’émancipation l’emporte sur la domination. Et c’est ce qui explique pourquoi les syndicalistes révolutionnaires ont pu se reconnaître dans Proudhon alors même que les propositions des uns et de l’autre pouvaient autant diverger.

Sans doute peut-on s’étonner d’autant de clairvoyance de la part de militants ouvriers dont l’anti intellectualisme assez répandu (il faut le dire) ne laissait pas prévoir une aussi grande capacité à saisir la pensée philosophique de Proudhon, et ceci malgré des affirmations qui, par ailleurs, avaient tout pour les choquer. Cette compréhension immédiate et spontanée de Proudhon par des militants souvent éloignés de toute philosophie et de toute abstraction ne doit pas nous surprendre cependant. Et ceci pour deux raisons qui vont ensembles.

1) Tout d’abord parce qu’au nom de l’intellectualisme justement, au nom de la culture dominante, on sous-estime ou on méconnaît complètement l’extraordinaire intelligence pratique et théorique des mouvements ouvriers d’alors, une intelligence dont la philosophie de Bergson ou encore la sociologie de Max Weber, au même moment, se faisaient l’écho, à travers des concepts comme ceux d’intuition ou d’affinité élective.

2) Mais à cette première raison il faut joindre aussitôt une seconde qui sert de répondant à la première et qui tient cette fois à la pensée de Proudhon lui-même. Contrairement à ce que l’on pourrait croire, la philosophie de Proudhon ne se trouve pas cachée derrière ou sous des affirmations datées historiquement. Il ne s’agit pas d’une philosophie que l’on devrait extraire de ces affirmations. En d’autres termes la philosophie de Proudhon n’est pas une abstraction qu’il faudrait dépouiller de ses considérations concrètes. La philosophie de Proudhon est au contraire entièrement contenue dans ses prises de position concrètes, quel que soit leur sujet, leur contexte ou leur situation. Et c’est à travers ces considérations concrètes, aussi dépassées ou discutables qu’elles puissent être que l’on peut percevoir la richesse de la pensée de Proudhon et donc sa grande modernité, la capacité de passer d’un problème ancien à un problème contemporain.

Je prendrai un exemple. Comme vous le savez Proudhon qui vivait de sa plume a beaucoup écrit, souvent pour répondre à des commandes de circonstances. C’est ainsi qu’il a pu, en 1845, publier une petite étude économique et technique intitulée De la concurrence entre les chemins de fer et les voies navigables. C’est un texte de circonstance, presque anecdotique et il est inutile de dire que les problèmes du chemins de fer et des voies navigables, en France, il y a plus de 150 ans, s’ils présentent un intérêt historique, ont perdu une grande partie de leur actualité. Et pourtant, face à ce texte, on ne peut qu’être frappé par la richesse de ses implications théoriques et en le lisant, on ne peut pas ne pas penser aussitôt à d’autres questions tout à fait contemporaines et dont évidemment Proudhon ne pouvait pas deviner la nature : la question des réseaux par exemple, ou encore internet, la mondialisation, etc. Je vous renvoie ici, à propos de ce texte de Proudhon, à l’étude passionnante de Robert Damien intitulé "Transport ferroviaire et ordre politique, Proudhon, une pensée philosophique des réseaux ?" dans un livre intitulé Penser les réseaux paru en 2001 aux éditions Champs vallon. Proudhon donne à penser, quel que soit le sujet qu’il aborde. Il donne à penser dans d’autres domaines nouveaux ou inconnus de Proudhon. Et il faudrait ajouter que cette pensée manifeste toujours une grande cohérence quel que soit le domaine abordé, une cohérence où l’on retrouve toujours la question de la liberté et de l’oppression, de la domination et de l’émancipation. On peut donc comprendre pourquoi les syndicalistes révolutionnaires se sont si facilement reconnus dans Proudhon, dans des textes qui parlaient de mutuellisme et de fédéralisme politique et de beaucoup d’autres choses encore, des textes qui pouvaient même dénoncer les grèves et les syndicats, mais des textes qui donnaient à penser, des textes qui rendaient intelligents et qui permettaient aux militants syndicalistes révolutionnaires de penser leurs propres pratiques, la nature de leur propre mouvement émancipateur dont Proudhon n’avait pas eu le temps de découvrir le déploiement.

Je voudrais ajouter un dernier point important à cette première partie de mon intervention. Cette capacité de la pensée émancipatrice à être toujours une pensée concrète et surtout une pensée capable de passer d’un domaine à l’autre, des domaines très différents, voire des domaines radicalement contradictoires, cette capacité porte un nom dans la philosophie de Proudhon. Proudhon l’appelle analogie ou homologie. Le monde ou la réalité est constitué par une multitude infinie de situations, de choses, de circonstances extrêmement différentes et qui se modifient sans cesse. Mais cette multitude de situations différentes entretiennent entre elles des rapports d’homologie ou d’analogie qui traversent leurs différences sans les abolir, qui exigent beaucoup de flair ou d’intuition, ou de sens pratique pour distinguer dans la réalité anarchique et discontinue ce qui, dans tel ou tel moment, dans telle ou telle situation, relève de l’oppression ou de l’émancipation Vous devez tous connaître la formule célèbre de Proudhon sur l’analogie entre l’Etat, le Capital et Dieu, une analogie qui opère dans des domaines aussi différents que le politique, l’économique et le religieux. Je vous rappelle cette formule, je cite Proudhon :

"Le Capital dont l’analogue dans l’ordre de la politique est le gouvernement, a pour synonyme dans l’ordre de la religion le catholicisme. Ce que le capital fait sur le travail, et l’Etat sur la liberté, l’Eglise l’opère à son tour sur l’intelligence".


"Ce que le capital fait sur le travail, et l’Etat sur la liberté, l’Eglise l’opère à son tour sur l’intelligence" Proudhon

Ce rapport d’analogie qui permet de passer d’un domaine à un autre et de percevoir dans chaque cas l’oppression et l’émancipation, ce rapport d’analogie exige donc beaucoup de finesse et d’intelligence. Il suppose de dépasser les apparences de l’ordre et des classements. Les amis et les ennemis de l’émancipation ne sont pas toujours là où on le croit. Ce rôle de l’analogie dans la pensée de Proudhon on le retrouve chez d’autres philosophes proches de la pensée libertaire. C’est le cas de Spinoza. Là encore ou peut rappeler ce que dit Spinoza sur l’analogie ou l’homologie, en gros c’est l’inverse du Canada dry. Spinoza dit ceci, en substance :

"du point de vue du mouvement et du repos, du point de vue de la vitesse donc ou de la vélocité, il y a moins de rapports entre un cheval de labour et un cheval de course, qu’entre un cheval de labour et un bœuf".

Du point de vue de la vitesse, le cheval de course est homologue au lévrier ou au lapin de garenne, alors que le cheval de labour est proche du bœuf. Spinoza se plaçait du point de vue de la vitesse, du mouvement et du repos. Et bien du point de vue de l’émancipation et de l’oppression cette fois, on retrouve le même rapport d’analogie entre Proudhon et le syndicalisme révolutionnaire, entre d’un côté les analyses de Proudhon sur le mutellisme, le fédéralisme, les chemins de fer, etc., et, d’un autre côté, les pratiques et les enjeux d’un syndicalisme révolutionnaire dont Proudhon avait condamné les prémices, dont il n’avait pas eu le loisir de deviner les développements à venir.

Le syndicalisme révolutionnaire et la question économique

J’en arrive à la seconde partie de mon exposé : la difficulté que les relations entre le syndicalisme et Proudhon mettent en évidence, du côté du syndicalisme révolutionnaire cette fois. On vient de voir comment Proudhon n’avait pas eu le temps de découvrir en quoi le social pouvait donner naissance lui aussi à des pratiques et des agencements collectifs émancipateurs, au même titre que l’économique, le politique, l’art ou le domaine de la pensée. Proudhon n’avait pas eu le temps de découvrir la complexité, la richesse et l’efficacité des associations ouvrières, mais aussi la signification émancipatrice de la grève et des tactiques de lutte, dites d’action directe. Mais malgré cette ignorance, les raisons qui ont conduit Proudhon à dénoncer les premières manifestations du syndicalisme ouvrier n’ont pas disparu pour autant. On les retrouve dans la charte d’Amiens comme je vais essayer de le montrer. Mais on les retrouve également et de façon plus large dans l’ensemble des débats et des analyses du syndicalisme révolutionnaire. Je vous rappelle, à titre d’exemple, que si Proudhon a pu dénoncer les grèves, le syndicalisme révolutionnaire a lui-même longtemps été très réticent sinon hostile face aux grèves partielles et c’est assez tardivement que ses militants ont pris conscience, - par l’expérience -, de l’importance de ces grèves pour le projet émancipateur, sous la forme d’une sorte de guérilla sociale ou de gymnastique révolutionnaire, qui devaient jouer un rôle déterminant, plus tard, avec l’anarcho-syndicalisme espagnol des années 1920-1930. La grande méfiance de Proudhon vis à vis d’un mouvement ouvrier révolutionnaire qui prétendrait se développer, d’abord et principalement, à partir du terrain social, peut se formuler sous forme de questions : comment la classe ouvrière pourrait-elle prétendre s’émanciper sans d’abord entreprendre cette émancipation sur le terrain économique, à travers sa capacité à transformer et à gérer elle-même la production, l’échange et la consommation ? En quoi les luttes et les organisations ouvrières, sur le seul terrain social, pourraient-elles, ensuite, créer les bases d’une révolution et d’une transformation économique sans lesquelles toute lutte ne pourrait être que conjoncturelle, sans lendemains ?

Ce problème on le retrouve dans la charte d’Amiens, lorsque le texte explique que "le syndicat, aujourd’hui groupement de résistance, sera, dans l’avenir, le groupe de production et de répartition, base de la réorganisation sociale". Ce que Proudhon plaçait au début du processus révolutionnaire, ce qu’il posait comme condition fondamentale, à savoir la transformation des structures économiques, le syndicalisme révolutionnaire le retrouve bien, mais à la fin, sinon comme conséquence de la lutte sociale et syndicale, tout du moins comme étant conditionné par une lutte sociale et syndicale posée comme préalable indispensable à la révolution. La question économique, si importante pour Proudhon, le syndicalisme révolutionnaire le retrouve mais sous la forme d’une grosse difficulté.

En effet, je n’ai pas besoin de vous démontrer longuement le caractère en grande partie utopique du programme que trace la charte d’Amiens, l’affirmation selon laquelle les syndicats, aujourd’hui groupement de résistance pourraient un jour, c’est à dire du jour au lendemain, au lendemain de la révolution, se transformer tout à coup en en groupe de production et de répartition, base de la réorganisation sociale. Griffuelhes, Pouget et les autres auteurs de la charte d’Amiens étaient bien placés pour connaître les faiblesses d’un mouvement syndical qui avait déjà beaucoup de mal à se constituer en organisme de défense et dont on ne voyait pas très bien par quel miracle il pourrait, du jour au lendemain, se transformer en groupe de production et de répartition. Circonstancielle, mais affirmation d’un projet révolutionnaire d’ensemble, la charte d’Amiens, dans sa brièveté, n’était qu’un pari très incertain sur l’avenir, comme le montraient dès 1906, le caractère mythique et apocalyptique du "grand soir", ou encore la brièveté et l’indigence de la solution communiste libertaire imaginée par Kropotkine, avec sa "prise au tas". Comme devait le montrer, trois ans plus tard, dans un contexte de découragement et de reflux syndical l’utopie enfantine de Pataud et Pouget, Comment nous ferons la révolution. Et comme devait surtout le montrer trente ans plus tard, dans la réalité et à vaste échelle, en Espagne, à l’occasion d’une révolution très proche du modèle syndicaliste révolutionnaire, la tentative désespérée des syndicats espagnols, - dans un contexte de guerre civile il est vrai -, pour inventer de toute pièce une autogestion économique à laquelle rien ou peu de choses ne les avait préparés.

En retrouvant inévitablement Proudhon, sur le terrain économique, sur le terrain des transformations des structures et des conditions de production, d’échange et de consommation, le syndicalisme révolutionnaire démontrait d’une seconde façon les raison de son intérêt pour cet auteur : à savoir la certitude, intime aurait dit Bakounine, que non seulement le syndicalisme et la lutte sociale étaient homologues aux proposition de Proudhon, mais également que ce syndicalisme et cette lutte sociale ne pouvaient pas se passer d’un mouvement émancipateur beaucoup plus large, présent sur d’autres terrains tout aussi indispensables à la révolution, le terrain de la culture par exemple, de la santé, du droit, de la philosophie, mais aussi bien sûr, sur le terrain économique.

Des solutions à peine esquissées

J’en arrive ainsi au troisième et dernier point de ma communication. Cet élargissement du syndicalisme à d’autres domaines et d’autres pratiques indispensables au succès d’une transformation révolutionnaire de la société, a sans aucun doute fait cruellement défaut au syndicalisme révolutionnaire. Mais il n’était pas absent pour autant, ne serait-ce qu’à titre de prémices qui n’auront pas eu la possibilité de se développer. On en trouve plusieurs indications, pour ce qui concerne la situation française tout au moins. J’en indiquerais rapidement trois.

La première c’est l’expérience des bourses du travail. David Rapp doit nous en parler demain et je ne développerais pas ce point. Dire qu’elles y sont parvenu serait exagéré, mais les bourses du travail ont bel et bien constitué une tentative passionnante pour inventer ce mouvement émancipateur beaucoup plus large nécessaire à l’ambition du syndicalisme révolutionnaire. Contre-société, les bourses du travail prétendaient bien agir sur tous les terrains de la vie, sur le terrain de l’art et de la culture, sur celui du droit et de la santé, sur celui de la formation professionnelle. Il n’est pas jusqu’au terrain économique qui n’ait été présent, au début de leur existence tout au moins, à travers leur tentative de jouer un rôle clé dans l’embauche, la répartition du travail ou encore la formation professionnelle. Mais on pourra reprendre la discussion sur ce point demain.

La seconde indication de cet élargissement possible du syndicalisme révolutionnaire à la dimension économique et autogestionnaire de la production, est sans doute moins connue me semble-t-il. Je n’en dirais que quelques mots et pour cela je partirais d’un exemple. Comme vous le savez le secteur du bâtiment a constitué, - en France toujours -, un des grands et derniers secteurs de résistance du syndicalisme révolutionnaire dans l’entre deux-guerres, en particulier face à l’hégémonie du mouvement communiste. Ce que l’on sait moins sans doute c’est que ce secteur professionnel est en même temps, du point de vue syndical, un des derniers venus au sein du syndicalisme révolutionnaire. Au moment du congrès d’Amiens la fédération du bâtiment n’existe pas encore. Elle sera créée l’année suivante, en 1907. Il faudrait faire le tour de France, ville par ville, mais à Lyon par exemple les nombreux syndicats du bâtiment ne s’unissent dans une ligue d’action du bâtiment qu’en 1911, en donnant ainsi naissance, pendant plus de vingt ans, - un temps très long du point de vue de l’histoire ouvrière-, à une puissante organisation capable pendant toute cette période de largement maîtriser non seulement le niveau des salaires et les conditions de travail, mais l’activité du bâtiment lui-même, sur le terrain de la production, de la technique, comme sur celui de l’embauche. Je vous renvoie ici au travail de Jean-Luc De Ochandiano sur les syndicats du bâtiment de Lyon.

Sans doute cette puissance du syndicalisme révolutionnaire dans le bâtiment est-elle conjoncturelle, une vingtaine d’année. Mais on pourrait ajouter qu’elle n’est pas exceptionnelle. A des degrés et sous des formes diverses on la retrouve ailleurs, dans le livre par exemple ou encore chez les verriers, mais aussi dans la métallurgie et dans d’autres secteurs de la production matérielle. Or cette puissance à la fois tardive et éphémère du syndicalisme révolutionnaire ne donne pas seulement corps à l’affirmation de la charte d’Amiens sur la capacité des syndicats à se transformer en groupes de production et de répartition. D’une certaine façon elle renoue avec les analyses de Proudhon sur la capacité des ouvriers non seulement à défendre leurs salaires et, éventuellement, à rêver de révolution ou de grand soir, mais aussi à constituer dès maintenant une alternative sur le terrain économique, l’affirmation effective de l’autogestion future. Je n’ai pas le temps de développer ce que montre De Ochandiano. Mais on pourrait le résumer ainsi. Au tournant du XIX e et du XX e siècle, les syndicats du bâtiment tendent à se confondre avec les corporations professionelles ou les métiers de cette branche industrielle. Les syndicats tendent à s’identifier à ce qui constitue le cœur même du bâtiment de l’époque, sa structure productive. Le social tend à s’identifier à l’économique ou, plutôt, social et économique tendent à se confondre dans un agencement étonnant où pensée proudhonienne et projet syndicaliste révolutionnaire montrent brusquement la puissance qu’autorise leur rencontre.

Je conclurais avec le troisième indice de cette rencontre possible ou esquissée entre la pensée de Proudhon et le syndicalisme révolutionnaire. De nouveau je partirai d’un exemple, un exemple encore plus restreint que le bâtiment, mais un exemple significatif d’une autre rencontre possible, une rencontre et une possibilité qui n’ont pas eu le temps de s’opérer. Mon exemple a pour cadre la ville de Saint-Etienne, centre d’un bassin industriel et ouvrier qui était alors particulièrement important. Il se situe en 1916, pendant la première guerre mondiale, à la veille d’un vaste mouvement de grèves contre la guerre. La Bourse du travail de Saint-Etienne prend alors une initiative très intéressante. Avec le parti socialiste et, surtout, deux puissantes coopératives de consommation L’Union des Travailleurs et L’Avenir Social, la Bourse du travail crée un organisme intitulé le Comité d’Action du Prolétariat Organisé qui entreprend de lutter contre la "vie chère" (c’est l’expression de l’époque) et de court-circuiter les réseaux de distributions en créant une série de "boucheries ouvrières" (c’était également leur nom) et de "magasins ouvriers" dans l’ensemble des quartiers populaire de la ville de Saint-Etienne. Je laisserais ici de côté la participation du parti socialiste. Les socialistes de Saint-Etienne, à cette époque, étaient assez particuliers. L’initiative de toute manière venait de la Bourse du travail qui y jouait un rôle moteur et qui était massivement animée par des anarchistes et des syndicalistes révolutionnaires. Le point important que je voudrais souligner c’est la rencontre, dans des circonstances exceptionnelles et locales il est vrai, des deux grandes branches du mouvement ouvrier : le syndicalisme d’une part, le mouvement coopératif d’autre part. On touche là un point essentiel qui me servira de conclusion, sous forme de questions.

Sans doute cette rencontre entre mouvement syndical et mouvement coopératif n’est-elle pas complètement exceptionnelle. On peut par exemple reprendre l’exemple du bâtiment. A Lyon toujours, la ligue d’action du bâtiment puis sa suite, le cartel autonome du bâtiment était étroitement lié à une importante coopérative de production cette fois, qui s’appellait L’Avenir et où l’on retrouvait indifféremment, suivant les moments et les aléas de la lutte ouvrière, les mêmes militants que dans les différents syndicats. La rencontre entre les deux branches du mouvement ouvrier, sa branche économique et sa branche sociale, cette rencontre a donc bien eu lieu, mais ponctuellement ou conjoncturellement. Comment expliquer qu’elle n’ait pas revêtu une dimension plus explicite et systématique ? Comment expliquer qu’il n’en soit pas question dans la charte d’Amiens par exemple ? A mon avis ces questions mériteraient d’être d’avantage explorées. Pas seulement du point de vue de l’histoire, mais du point de vue de l’émancipation qui nous réunit ces deux jours. En effet in ignore trop souvent l’importance, en France tout du moins, du mouvement coopératif, un mouvement très puissant, souvent présent dans la moindre bourgade, un mouvement qui en s’associant avec l’action syndicale aurait sans aucun doute contribué à résoudre la difficulté que rencontrait le syndicalisme révolutionnaire et ainsi, d’une autre façon, donné corps à la rencontre entre ce syndicalisme et la pensée de Proudhon.

Daniel Colson

[1] Cette reconnaissance, directe ou indirecte, n’a pas, à ma connaissance, était étudiée de façon systématique. Pour Fernand Pelloutier, voir le livre de J. Julliard, Fernand Pelloutier et les origines du syndicalisme d’action directe, Seuil, 1971.

[2] Voir principalement l’ensemble du chapitre XIII.