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Origine : http://raforum.info/spip.php?article3475
Le paradoxe des relations entre Proudhon et le syndicalisme révolutionnaire
pourrait se formuler ainsi. Proudhon est mort en 1865. Il n’a
donc pas eu le temps de connaître le développement
du mouvement syndical et de ce qui allait devenir plus tard le syndicalisme
révolutionnaire. Mais il a eu le temps d’en connaître
les prémices et de condamner vigoureusement et sans hésitations
ses deux principaux fondements, à savoir la grève
et l’association ouvrière. Apparu au sein de la première
internationale, en opposition à Marx mais aussi aux proudhoniens
de stricte observance (les mutuellistes), le syndicalisme à
dimension révolutionnaire ne devait plus pourtant cesser
par la suite de se reconnaître dans la pensée de Proudhon
[1].
En particulier dans son ouvrage posthume intitulé De la
capacité politique des classes ouvrières, un livre
où justement Proudhon dénonce une nouvelle fois toute
idée de grève et de coalition ouvrière, d’association
ouvrière [2]. Ce paradoxe des rapports entre le syndicalisme
révolutionnaire et Proudhon n’est pas une inconséquence
(dont on crédite trop souvent et trop facilement l’anarchisme).
C’est au contraire le signe de la richesse du projet et de
la pensée libertaires. Mais c’est aussi le signe d’un
problème et d’une difficulté, un problème
que l’on retrouve dans le texte de la Charte d’Amiens
; un problème que le syndicalisme révolutionnaire
ne résoudra pas, mais en fournissant malgré tout des
indications précieuses sur la façon dont il aurait
pu le résoudre, dont il a tenté de le résoudre.
Mon intervention se divisera donc en trois parties. D’abord
la richesse du projet et de la pensée libertaire dont les
relations entre Proudhon et le syndicalisme révolutionnaire
sont un des nombreux indices. Ensuite la difficulté que ces
relations mettent en évidence. Et enfin les solutions que
le syndicalisme révolutionnaire a esquissé pour résoudre
cette difficulté.
Richesse de la pensée libertaire : l’homologie
Pour le premier point, on pourrait dire ceci. La pensée
de Proudhon ne se limite pas aux différentes propositions
qu’il a pu faire, - à son époque et dans un
contexte donné -, que ce soit sur le terrain économique
avec son projet d’économie mutuelliste ; ou sur le
terrain politique, à travers ses propositions fédéralistes.
La pensée de Proudhon déborde ou traverse les situations
et les contextes de son temps comme elle déborde et traverse
les propositions et les jugements que Proudhon a été
conduit à avancer dans ce contexte et dans ces situations
particulières. C’est ce qui fait la richesse et la
force de la pensée de Proudhon. C’est ce qui autorise
à la considérer comme une pensée philosophique,
une pensée à la fois ontologique parce que disant
ce qu’est le monde, une pensée éthique parce
que disant ce qui est bon et mauvais pour l’être humain
et enfin une pensée politique, parce que disant comment les
êtres humains doivent s’y prendre pour que le bon l’emporte
sur le mauvais, pour que l’émancipation l’emporte
sur la domination. Et c’est ce qui explique pourquoi les syndicalistes
révolutionnaires ont pu se reconnaître dans Proudhon
alors même que les propositions des uns et de l’autre
pouvaient autant diverger.
Sans doute peut-on s’étonner d’autant de clairvoyance
de la part de militants ouvriers dont l’anti intellectualisme
assez répandu (il faut le dire) ne laissait pas prévoir
une aussi grande capacité à saisir la pensée
philosophique de Proudhon, et ceci malgré des affirmations
qui, par ailleurs, avaient tout pour les choquer. Cette compréhension
immédiate et spontanée de Proudhon par des militants
souvent éloignés de toute philosophie et de toute
abstraction ne doit pas nous surprendre cependant. Et ceci pour
deux raisons qui vont ensembles.
1) Tout d’abord parce qu’au nom de l’intellectualisme
justement, au nom de la culture dominante, on sous-estime ou on
méconnaît complètement l’extraordinaire
intelligence pratique et théorique des mouvements ouvriers
d’alors, une intelligence dont la philosophie de Bergson ou
encore la sociologie de Max Weber, au même moment, se faisaient
l’écho, à travers des concepts comme ceux d’intuition
ou d’affinité élective.
2) Mais à cette première raison il faut joindre aussitôt
une seconde qui sert de répondant à la première
et qui tient cette fois à la pensée de Proudhon lui-même.
Contrairement à ce que l’on pourrait croire, la philosophie
de Proudhon ne se trouve pas cachée derrière ou sous
des affirmations datées historiquement. Il ne s’agit
pas d’une philosophie que l’on devrait extraire de ces
affirmations. En d’autres termes la philosophie de Proudhon
n’est pas une abstraction qu’il faudrait dépouiller
de ses considérations concrètes. La philosophie de
Proudhon est au contraire entièrement contenue dans ses prises
de position concrètes, quel que soit leur sujet, leur contexte
ou leur situation. Et c’est à travers ces considérations
concrètes, aussi dépassées ou discutables qu’elles
puissent être que l’on peut percevoir la richesse de
la pensée de Proudhon et donc sa grande modernité,
la capacité de passer d’un problème ancien à
un problème contemporain.
Je prendrai un exemple. Comme vous le savez Proudhon qui vivait
de sa plume a beaucoup écrit, souvent pour répondre
à des commandes de circonstances. C’est ainsi qu’il
a pu, en 1845, publier une petite étude économique
et technique intitulée De la concurrence entre les chemins
de fer et les voies navigables. C’est un texte de circonstance,
presque anecdotique et il est inutile de dire que les problèmes
du chemins de fer et des voies navigables, en France, il y a plus
de 150 ans, s’ils présentent un intérêt
historique, ont perdu une grande partie de leur actualité.
Et pourtant, face à ce texte, on ne peut qu’être
frappé par la richesse de ses implications théoriques
et en le lisant, on ne peut pas ne pas penser aussitôt à
d’autres questions tout à fait contemporaines et dont
évidemment Proudhon ne pouvait pas deviner la nature : la
question des réseaux par exemple, ou encore internet, la
mondialisation, etc. Je vous renvoie ici, à propos de ce
texte de Proudhon, à l’étude passionnante de
Robert Damien intitulé "Transport ferroviaire et ordre
politique, Proudhon, une pensée philosophique des réseaux
?" dans un livre intitulé Penser les réseaux
paru en 2001 aux éditions Champs vallon. Proudhon donne à
penser, quel que soit le sujet qu’il aborde. Il donne à
penser dans d’autres domaines nouveaux ou inconnus de Proudhon.
Et il faudrait ajouter que cette pensée manifeste toujours
une grande cohérence quel que soit le domaine abordé,
une cohérence où l’on retrouve toujours la question
de la liberté et de l’oppression, de la domination
et de l’émancipation. On peut donc comprendre pourquoi
les syndicalistes révolutionnaires se sont si facilement
reconnus dans Proudhon, dans des textes qui parlaient de mutuellisme
et de fédéralisme politique et de beaucoup d’autres
choses encore, des textes qui pouvaient même dénoncer
les grèves et les syndicats, mais des textes qui donnaient
à penser, des textes qui rendaient intelligents et qui permettaient
aux militants syndicalistes révolutionnaires de penser leurs
propres pratiques, la nature de leur propre mouvement émancipateur
dont Proudhon n’avait pas eu le temps de découvrir
le déploiement.
Je voudrais ajouter un dernier point important à cette première
partie de mon intervention. Cette capacité de la pensée
émancipatrice à être toujours une pensée
concrète et surtout une pensée capable de passer d’un
domaine à l’autre, des domaines très différents,
voire des domaines radicalement contradictoires, cette capacité
porte un nom dans la philosophie de Proudhon. Proudhon l’appelle
analogie ou homologie. Le monde ou la réalité est
constitué par une multitude infinie de situations, de choses,
de circonstances extrêmement différentes et qui se
modifient sans cesse. Mais cette multitude de situations différentes
entretiennent entre elles des rapports d’homologie ou d’analogie
qui traversent leurs différences sans les abolir, qui exigent
beaucoup de flair ou d’intuition, ou de sens pratique pour
distinguer dans la réalité anarchique et discontinue
ce qui, dans tel ou tel moment, dans telle ou telle situation, relève
de l’oppression ou de l’émancipation Vous devez
tous connaître la formule célèbre de Proudhon
sur l’analogie entre l’Etat, le Capital et Dieu, une
analogie qui opère dans des domaines aussi différents
que le politique, l’économique et le religieux. Je
vous rappelle cette formule, je cite Proudhon :
"Le Capital dont l’analogue dans l’ordre de la
politique est le gouvernement, a pour synonyme dans l’ordre
de la religion le catholicisme. Ce que le capital fait sur le travail,
et l’Etat sur la liberté, l’Eglise l’opère
à son tour sur l’intelligence".
"Ce que le capital fait sur le travail, et l’Etat sur
la liberté, l’Eglise l’opère à
son tour sur l’intelligence" Proudhon
Ce rapport d’analogie qui permet de passer d’un domaine
à un autre et de percevoir dans chaque cas l’oppression
et l’émancipation, ce rapport d’analogie exige
donc beaucoup de finesse et d’intelligence. Il suppose de
dépasser les apparences de l’ordre et des classements.
Les amis et les ennemis de l’émancipation ne sont pas
toujours là où on le croit. Ce rôle de l’analogie
dans la pensée de Proudhon on le retrouve chez d’autres
philosophes proches de la pensée libertaire. C’est
le cas de Spinoza. Là encore ou peut rappeler ce que dit
Spinoza sur l’analogie ou l’homologie, en gros c’est
l’inverse du Canada dry. Spinoza dit ceci, en substance :
"du point de vue du mouvement et du repos, du point de vue
de la vitesse donc ou de la vélocité, il y a moins
de rapports entre un cheval de labour et un cheval de course, qu’entre
un cheval de labour et un bœuf".
Du point de vue de la vitesse, le cheval de course est homologue
au lévrier ou au lapin de garenne, alors que le cheval de
labour est proche du bœuf. Spinoza se plaçait du point
de vue de la vitesse, du mouvement et du repos. Et bien du point
de vue de l’émancipation et de l’oppression cette
fois, on retrouve le même rapport d’analogie entre Proudhon
et le syndicalisme révolutionnaire, entre d’un côté
les analyses de Proudhon sur le mutellisme, le fédéralisme,
les chemins de fer, etc., et, d’un autre côté,
les pratiques et les enjeux d’un syndicalisme révolutionnaire
dont Proudhon avait condamné les prémices, dont il
n’avait pas eu le loisir de deviner les développements
à venir.
Le syndicalisme révolutionnaire et la question économique
J’en arrive à la seconde partie de mon exposé
: la difficulté que les relations entre le syndicalisme et
Proudhon mettent en évidence, du côté du syndicalisme
révolutionnaire cette fois. On vient de voir comment Proudhon
n’avait pas eu le temps de découvrir en quoi le social
pouvait donner naissance lui aussi à des pratiques et des
agencements collectifs émancipateurs, au même titre
que l’économique, le politique, l’art ou le domaine
de la pensée. Proudhon n’avait pas eu le temps de découvrir
la complexité, la richesse et l’efficacité des
associations ouvrières, mais aussi la signification émancipatrice
de la grève et des tactiques de lutte, dites d’action
directe. Mais malgré cette ignorance, les raisons qui ont
conduit Proudhon à dénoncer les premières manifestations
du syndicalisme ouvrier n’ont pas disparu pour autant. On
les retrouve dans la charte d’Amiens comme je vais essayer
de le montrer. Mais on les retrouve également et de façon
plus large dans l’ensemble des débats et des analyses
du syndicalisme révolutionnaire. Je vous rappelle, à
titre d’exemple, que si Proudhon a pu dénoncer les
grèves, le syndicalisme révolutionnaire a lui-même
longtemps été très réticent sinon hostile
face aux grèves partielles et c’est assez tardivement
que ses militants ont pris conscience, - par l’expérience
-, de l’importance de ces grèves pour le projet émancipateur,
sous la forme d’une sorte de guérilla sociale ou de
gymnastique révolutionnaire, qui devaient jouer un rôle
déterminant, plus tard, avec l’anarcho-syndicalisme
espagnol des années 1920-1930. La grande méfiance
de Proudhon vis à vis d’un mouvement ouvrier révolutionnaire
qui prétendrait se développer, d’abord et principalement,
à partir du terrain social, peut se formuler sous forme de
questions : comment la classe ouvrière pourrait-elle prétendre
s’émanciper sans d’abord entreprendre cette émancipation
sur le terrain économique, à travers sa capacité
à transformer et à gérer elle-même la
production, l’échange et la consommation ? En quoi
les luttes et les organisations ouvrières, sur le seul terrain
social, pourraient-elles, ensuite, créer les bases d’une
révolution et d’une transformation économique
sans lesquelles toute lutte ne pourrait être que conjoncturelle,
sans lendemains ?
Ce problème on le retrouve dans la charte d’Amiens,
lorsque le texte explique que "le syndicat, aujourd’hui
groupement de résistance, sera, dans l’avenir, le groupe
de production et de répartition, base de la réorganisation
sociale". Ce que Proudhon plaçait au début du
processus révolutionnaire, ce qu’il posait comme condition
fondamentale, à savoir la transformation des structures économiques,
le syndicalisme révolutionnaire le retrouve bien, mais à
la fin, sinon comme conséquence de la lutte sociale et syndicale,
tout du moins comme étant conditionné par une lutte
sociale et syndicale posée comme préalable indispensable
à la révolution. La question économique, si
importante pour Proudhon, le syndicalisme révolutionnaire
le retrouve mais sous la forme d’une grosse difficulté.
En effet, je n’ai pas besoin de vous démontrer longuement
le caractère en grande partie utopique du programme que trace
la charte d’Amiens, l’affirmation selon laquelle les
syndicats, aujourd’hui groupement de résistance pourraient
un jour, c’est à dire du jour au lendemain, au lendemain
de la révolution, se transformer tout à coup en en
groupe de production et de répartition, base de la réorganisation
sociale. Griffuelhes, Pouget et les autres auteurs de la charte
d’Amiens étaient bien placés pour connaître
les faiblesses d’un mouvement syndical qui avait déjà
beaucoup de mal à se constituer en organisme de défense
et dont on ne voyait pas très bien par quel miracle il pourrait,
du jour au lendemain, se transformer en groupe de production et
de répartition. Circonstancielle, mais affirmation d’un
projet révolutionnaire d’ensemble, la charte d’Amiens,
dans sa brièveté, n’était qu’un
pari très incertain sur l’avenir, comme le montraient
dès 1906, le caractère mythique et apocalyptique du
"grand soir", ou encore la brièveté et l’indigence
de la solution communiste libertaire imaginée par Kropotkine,
avec sa "prise au tas". Comme devait le montrer, trois
ans plus tard, dans un contexte de découragement et de reflux
syndical l’utopie enfantine de Pataud et Pouget, Comment nous
ferons la révolution. Et comme devait surtout le montrer
trente ans plus tard, dans la réalité et à
vaste échelle, en Espagne, à l’occasion d’une
révolution très proche du modèle syndicaliste
révolutionnaire, la tentative désespérée
des syndicats espagnols, - dans un contexte de guerre civile il
est vrai -, pour inventer de toute pièce une autogestion
économique à laquelle rien ou peu de choses ne les
avait préparés.
En retrouvant inévitablement Proudhon, sur le terrain économique,
sur le terrain des transformations des structures et des conditions
de production, d’échange et de consommation, le syndicalisme
révolutionnaire démontrait d’une seconde façon
les raison de son intérêt pour cet auteur : à
savoir la certitude, intime aurait dit Bakounine, que non seulement
le syndicalisme et la lutte sociale étaient homologues aux
proposition de Proudhon, mais également que ce syndicalisme
et cette lutte sociale ne pouvaient pas se passer d’un mouvement
émancipateur beaucoup plus large, présent sur d’autres
terrains tout aussi indispensables à la révolution,
le terrain de la culture par exemple, de la santé, du droit,
de la philosophie, mais aussi bien sûr, sur le terrain économique.
Des solutions à peine esquissées
J’en arrive ainsi au troisième et dernier point de
ma communication. Cet élargissement du syndicalisme à
d’autres domaines et d’autres pratiques indispensables
au succès d’une transformation révolutionnaire
de la société, a sans aucun doute fait cruellement
défaut au syndicalisme révolutionnaire. Mais il n’était
pas absent pour autant, ne serait-ce qu’à titre de
prémices qui n’auront pas eu la possibilité
de se développer. On en trouve plusieurs indications, pour
ce qui concerne la situation française tout au moins. J’en
indiquerais rapidement trois.
La première c’est l’expérience des bourses
du travail. David Rapp doit nous en parler demain et je ne développerais
pas ce point. Dire qu’elles y sont parvenu serait exagéré,
mais les bourses du travail ont bel et bien constitué une
tentative passionnante pour inventer ce mouvement émancipateur
beaucoup plus large nécessaire à l’ambition
du syndicalisme révolutionnaire. Contre-société,
les bourses du travail prétendaient bien agir sur tous les
terrains de la vie, sur le terrain de l’art et de la culture,
sur celui du droit et de la santé, sur celui de la formation
professionnelle. Il n’est pas jusqu’au terrain économique
qui n’ait été présent, au début
de leur existence tout au moins, à travers leur tentative
de jouer un rôle clé dans l’embauche, la répartition
du travail ou encore la formation professionnelle. Mais on pourra
reprendre la discussion sur ce point demain.
La seconde indication de cet élargissement possible du syndicalisme
révolutionnaire à la dimension économique et
autogestionnaire de la production, est sans doute moins connue me
semble-t-il. Je n’en dirais que quelques mots et pour cela
je partirais d’un exemple. Comme vous le savez le secteur
du bâtiment a constitué, - en France toujours -, un
des grands et derniers secteurs de résistance du syndicalisme
révolutionnaire dans l’entre deux-guerres, en particulier
face à l’hégémonie du mouvement communiste.
Ce que l’on sait moins sans doute c’est que ce secteur
professionnel est en même temps, du point de vue syndical,
un des derniers venus au sein du syndicalisme révolutionnaire.
Au moment du congrès d’Amiens la fédération
du bâtiment n’existe pas encore. Elle sera créée
l’année suivante, en 1907. Il faudrait faire le tour
de France, ville par ville, mais à Lyon par exemple les nombreux
syndicats du bâtiment ne s’unissent dans une ligue d’action
du bâtiment qu’en 1911, en donnant ainsi naissance,
pendant plus de vingt ans, - un temps très long du point
de vue de l’histoire ouvrière-, à une puissante
organisation capable pendant toute cette période de largement
maîtriser non seulement le niveau des salaires et les conditions
de travail, mais l’activité du bâtiment lui-même,
sur le terrain de la production, de la technique, comme sur celui
de l’embauche. Je vous renvoie ici au travail de Jean-Luc
De Ochandiano sur les syndicats du bâtiment de Lyon.
Sans doute cette puissance du syndicalisme révolutionnaire
dans le bâtiment est-elle conjoncturelle, une vingtaine d’année.
Mais on pourrait ajouter qu’elle n’est pas exceptionnelle.
A des degrés et sous des formes diverses on la retrouve ailleurs,
dans le livre par exemple ou encore chez les verriers, mais aussi
dans la métallurgie et dans d’autres secteurs de la
production matérielle. Or cette puissance à la fois
tardive et éphémère du syndicalisme révolutionnaire
ne donne pas seulement corps à l’affirmation de la
charte d’Amiens sur la capacité des syndicats à
se transformer en groupes de production et de répartition.
D’une certaine façon elle renoue avec les analyses
de Proudhon sur la capacité des ouvriers non seulement à
défendre leurs salaires et, éventuellement, à
rêver de révolution ou de grand soir, mais aussi à
constituer dès maintenant une alternative sur le terrain
économique, l’affirmation effective de l’autogestion
future. Je n’ai pas le temps de développer ce que montre
De Ochandiano. Mais on pourrait le résumer ainsi. Au tournant
du XIX e et du XX e siècle, les syndicats du bâtiment
tendent à se confondre avec les corporations professionelles
ou les métiers de cette branche industrielle. Les syndicats
tendent à s’identifier à ce qui constitue le
cœur même du bâtiment de l’époque,
sa structure productive. Le social tend à s’identifier
à l’économique ou, plutôt, social et économique
tendent à se confondre dans un agencement étonnant
où pensée proudhonienne et projet syndicaliste révolutionnaire
montrent brusquement la puissance qu’autorise leur rencontre.
Je conclurais avec le troisième indice de cette rencontre
possible ou esquissée entre la pensée de Proudhon
et le syndicalisme révolutionnaire. De nouveau je partirai
d’un exemple, un exemple encore plus restreint que le bâtiment,
mais un exemple significatif d’une autre rencontre possible,
une rencontre et une possibilité qui n’ont pas eu le
temps de s’opérer. Mon exemple a pour cadre la ville
de Saint-Etienne, centre d’un bassin industriel et ouvrier
qui était alors particulièrement important. Il se
situe en 1916, pendant la première guerre mondiale, à
la veille d’un vaste mouvement de grèves contre la
guerre. La Bourse du travail de Saint-Etienne prend alors une initiative
très intéressante. Avec le parti socialiste et, surtout,
deux puissantes coopératives de consommation L’Union
des Travailleurs et L’Avenir Social, la Bourse du travail
crée un organisme intitulé le Comité d’Action
du Prolétariat Organisé qui entreprend de lutter contre
la "vie chère" (c’est l’expression
de l’époque) et de court-circuiter les réseaux
de distributions en créant une série de "boucheries
ouvrières" (c’était également leur
nom) et de "magasins ouvriers" dans l’ensemble des
quartiers populaire de la ville de Saint-Etienne. Je laisserais
ici de côté la participation du parti socialiste. Les
socialistes de Saint-Etienne, à cette époque, étaient
assez particuliers. L’initiative de toute manière venait
de la Bourse du travail qui y jouait un rôle moteur et qui
était massivement animée par des anarchistes et des
syndicalistes révolutionnaires. Le point important que je
voudrais souligner c’est la rencontre, dans des circonstances
exceptionnelles et locales il est vrai, des deux grandes branches
du mouvement ouvrier : le syndicalisme d’une part, le mouvement
coopératif d’autre part. On touche là un point
essentiel qui me servira de conclusion, sous forme de questions.
Sans doute cette rencontre entre mouvement syndical et mouvement
coopératif n’est-elle pas complètement exceptionnelle.
On peut par exemple reprendre l’exemple du bâtiment.
A Lyon toujours, la ligue d’action du bâtiment puis
sa suite, le cartel autonome du bâtiment était étroitement
lié à une importante coopérative de production
cette fois, qui s’appellait L’Avenir et où l’on
retrouvait indifféremment, suivant les moments et les aléas
de la lutte ouvrière, les mêmes militants que dans
les différents syndicats. La rencontre entre les deux branches
du mouvement ouvrier, sa branche économique et sa branche
sociale, cette rencontre a donc bien eu lieu, mais ponctuellement
ou conjoncturellement. Comment expliquer qu’elle n’ait
pas revêtu une dimension plus explicite et systématique
? Comment expliquer qu’il n’en soit pas question dans
la charte d’Amiens par exemple ? A mon avis ces questions
mériteraient d’être d’avantage explorées.
Pas seulement du point de vue de l’histoire, mais du point
de vue de l’émancipation qui nous réunit ces
deux jours. En effet in ignore trop souvent l’importance,
en France tout du moins, du mouvement coopératif, un mouvement
très puissant, souvent présent dans la moindre bourgade,
un mouvement qui en s’associant avec l’action syndicale
aurait sans aucun doute contribué à résoudre
la difficulté que rencontrait le syndicalisme révolutionnaire
et ainsi, d’une autre façon, donné corps à
la rencontre entre ce syndicalisme et la pensée de Proudhon.
Daniel Colson
[1] Cette reconnaissance, directe ou indirecte, n’a pas,
à ma connaissance, était étudiée de
façon systématique. Pour Fernand Pelloutier, voir
le livre de J. Julliard, Fernand Pelloutier et les origines du syndicalisme
d’action directe, Seuil, 1971.
[2] Voir principalement l’ensemble du chapitre XIII.
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