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L’anarchisme et le droit ouvrier
Daniel Colson

Origine : http://refractions.plusloin.org/spip.php?article220

http://refractions.plusloin.org/IMG/pdf/1909DC.pdf


Les éditions de la CNT ont eu la bonne (et courageuse) idée de rééditer (en deux volumes) les presque mille pages de l’ouvrage mythique de Maxime Leroy La coutume ouvrière1. Une réédition que plus personne n’espérait et qui, près d’un siècle après la parution de ce livre, en dit long sur l’oubli et l’indifférence dans lesquels se trouve, et depuis longtemps, l’histoire de cette civilisation engloutie que furent les mouvements ouvriers.

Maxime Leroy (1873-1957) était un universitaire et un juriste de profession. Quelque temps membre influent des cabinets ministériels, il a exercé pendant plusieurs années les fonctions de juge (de paix il est vrai), avant de finir sa carrière à l’Académie des sciences morales et politiques. Rien ne le prédisposait donc à s’intéresser au monde ouvrier et à passer plus de dix ans de sa vie à en étudier la richesse et la complexité. Mais on ne touche pas impunément à ce monde-là,même pour quelqu’un qui n’avait pas forcément des raisons immédiatement personnelles de se retrouver dans son projet et d’échapper ainsi au mépris et à la crainte que la vie ouvrière d’alors n’a jamais manqué de provoquer chez les intellectuels et les bourgeois.

Des bourses du travail aux fédérations professionnelles et aux unions de métiers, des coopératives à l’internationalisme ouvrier, des commissions de contrôle et d’arbitrage aux modes d’organisation des congrès et des assemblées générales, des multiples statuts intérieurs aux modalités de la grève, du boycottage et du sabotage, en passant par les innombrables «obligations» syndicales et coopératives — «payer la cotisation », « assister aux obsèques des co-syndiqués », « porter les insignes », « limiter le nombre des naissances », « s’opposer à la reconnaissance d’utilité publique », « bien travailler », etc. -, le juriste Leroy est conduit à montrer comment l’alternative ouvrière, au tournant du XIXe et du XXe siècle, constitue un monde en soi, à l’intérieur d’un autre monde qu’elle combat, mais à partir de son propre droit, de sa propre légitimité et du maquis invraisemblable de ses propres institutions, de ses propres règles, obligations, règlements, contrats, pactes, conventions et autres us et coutumes ; un monde autonome et spécifique, surgissant des profondeurs du travail, de son passé et de son présent et, comme le monde bourgeois autrefois, justifiant quelque temps l’espoir (ou la crainte) d’une transformation radicale et déjà là, n’attendant que la grève générale pour imposer sa logique, ses normes et ses valeurs à l’ensemble de la société.

Paradoxalement, la lecture du livre de Leroy offre cependant un autre intérêt : nous inviter à ne pas tomber dans le piège de ce qu’il semble tout d’abord montrer avec tant d’évidence; l’existence d’un espace libéré, d’une vie ouvrière indépendante et séparée, spatialement, culturellement, juridiquement, politiquement, mais qui risque finalement d’être comparable aux mondes qu’elle refuse et qu’elle redouble également, avec ses prétentions à imposer dès maintenant son drapeau, les frontières de ses institutions, de ses codes, de ses valeurs et de ses conformités. Et ceci à travers une liste interminable et un peu angoissante (près de trois cents pages!) d’«incompatibilités», d’«incapacités», d’ « obligations » et autres limites et
contraintes insupportables à nos oreilles libertaires et dont on se demande comment les anarchistes d’alors, si nombreux dans le mouvement ouvrier, ont pu non seulement s’accommoder, mais se reconnaître dans un monde et un mouvement d’ensemble apparemment aussi contraires à leur projet.

Mais justement, le grand intérêt du livre de Maxime Leroy c’est d’être un livre de juriste, et – comme le travail récent de Sophie Chambost sur la pensée de Proudhon2 –, de nous rappeler par sa description de la coutume ouvrière, que l’anarchisme n’est pas l’ennemi du droit, au contraire, mais qu’il est porteur d’un droit très particulier, à la fois proche et pourtant (comme toute chose) radicalement différent du droit dominant, du droit des États, des Églises, du Capital, du Patriarcat et autres pouvoirs verticaux, hiérarchiques et oppresseurs. Ce que le livre de Leroy nous rappelle, c’est principalement deux choses contradictoires mais indissociables, ou nécessaires dirait Proudhon, et qui font toute l’originalité de l’anarchisme: 1) La distinction entre d’une part un droit horizontal, distinct de l’État, voire opposé à lui, reposant principalement sur le contrat (écrit, oral ou tacite et allant de soi), et d’autre part un droit vertical d’essence étatique et religieuse reposant sur la force et la souveraineté.

2) L’affirmation selon laquelle le projet anarchiste implique nécessairement que le premier de ces deux droits absorbe le second, mais – à proprement parler – en re-prenant pour lui-même la souveraineté et la force qui lui servent pourtant de fondement injustifié et inacceptable.

Justice commutative et justice distributive

Droit horizontal, fondé sur le contrat (par exemple le code civil), et droit vertical, fondé sur l’autorité et la souveraineté (par exemple le code pénal) renvoient à une vieille distinction scolastique entre justice commutative et justice distributive. D’un côté, du côté de l’État et de l’ordre dominant, on a la justice distributive. Une justice centralisée, hiérarchisée et verticale, dont la source est rapportée à l’autorité et à la souveraineté transcendante de Dieu et de l’État. Une justice fondée sur le jugement et sur l’obéissance à la loi, et qui consiste dans la distribution proportionnée des peines et des récompenses selon le mérite ou le démérite de chacun, mesurable et mesuré de l’extérieur par la puissance étatique ou toute autre institution hiérarchisée et autoritaire à laquelle l’État délègue son autorité et son jugement divins. D’un autre côté, du côté de la société et donc, entre autres, du côté du droit ouvrier et du monde que celui-ci cherche à faire advenir, on aurait la justice commutative, décentralisée, égalitaire et horizontale, dont la source se trouve dans la multitude potentiellement infinie des êtres impliqués. On aurait une justice immanente fondée sur l’échange et le contrat, et qui consiste à la fois dans l’égalité des choses échangées et des parties contractantes, et dans l’équivalence des obligations et des charges stipulées dans les contrats, pactes et conventions librement consentis.

Comme le souligne le dictionnaire philosophique de Lalande, la justice commutative repose sur la « réciprocité », «et, si elle était réalisée à l’état pur, [elle] exclurait l’intervention d’un tiers, tandis que cette intervention est la condition même de l’exercice de la justice distributive ». La société contre l’État donc.Théoriquement. Mais justement, la justice commutative et son modèle du contrat, tels qu’ils se sont imposés au XIXe siècle sous leurs triples visages, individualiste (libéralisme), économique (libre échange), politique (contrat social) ne fonctionnent jamais à l’état pur. C’est au contraire une fiction efficace, aussi oppressive que la justice distributive : • Fiction d’une égalité des échanges et des contractants, comme le montre n’importe quel contrat de travail (ou même d’usage d’un téléphone portable).

• Fiction d’un individu-contractant abstrait et théorique, réduit à une conformité et une identité creuse et mensongère; une fiction efficace qui se contente de couper les êtres des autres êtres comme d’eux-mêmes et de ce qu’ils peuvent, de les capturer et de les assigner à un ordre extérieur, de les lier dans des accords et des conventions inégalitaires, des marchés de dupes qu’ils ne comprennent pas.

• Fiction d’une liberté d’échanges et d’accords, prétendument autonome par rapport à un tiers surplombant de type divin ou étatique, alors même que cette liberté obligatoire suppose impérativement, dans son injustice, sa violence, l’arbitraire de son découpage et son inégalité, la multiplication infinie d’un corset toujours plus détaillé et minutieux de lois, de règles, de règlements et d’obligations imposés et garantis par l’État ou toute autre instance divine et surplombante (instances européennes, instances internationales, etc.).

Comme le dit si bien Proudhon: «Des lois! On sait ce qu’elles sont et ce qu’elles valent. Toiles d’araignées pour les puissants et les riches, chaînes qu’aucun acier ne saurait rompre pour les petits et les pauvres, filets de pêche entre les mains du gouvernement.»3 Mais c’est ici justement que le livre de Maxime Leroy permet de comprendre l’originalité et la dimension libertaire du droit mis en oeuvre par les mouvements ouvriers, une originalité fragile et incertaine, oscillant sans cesse entre, d’un côté, le corset contraignant d’échanges et de normes obligés, garantis par l’État, et le conformisme social, et tendant vers le mythe totalitaire de l’État syndicaliste, et de l’autre l’invention d’une justice ou d’un droit original, réellement commutatif, qui explique pourquoi la rencontre a pu alors se faire si souvent entre le monde ouvrier et le projet libertaire.

Anarchie et souveraineté, l’originalité du droit ouvrier

Dans sa dimension libertaire, le droit ouvrier décrit par Maxime Leroy se démarque de trois façons des travestissements capitalistes de la justice Commutative :

Au piège intéressé d’un individu universel soi-disant libre de passer des contrats et d’apposer sa signature – fûtce sous la forme d’une croix –, le droit ouvrier oppose la multitude infinie et différenciée de toutes les entités humaines possibles – syndiqués, syndicats, unions de métiers, unions d’industrie, unions régionales, unions nationales, corporations, sections techniques, fédérations, confédérations, coopératives, bourses du travail, Internationales, etc. ; des entités humaines toujours collectives et capables de s’associer ou de se désassocier, d’agir ou de ne pas agir ; à l’intérieur d’une composition et d’une recomposition incessante où, comme le montre Proudhon, chaque individu est un groupe, un composé de puissances, et tout groupe, toute association, un individu capable de passer avec d’autres (et en lui-même), accords, pactes, contrats et conventions.

À un jeu pré-construit et pré-contraint d’échanges et de contrats essentiellement circonscrits aux domaines du commerce, de la finance, de la concurrence et de la propriété, le droit ouvrier substitue une justice commutative particulière, qui part de la solidarité et de la lutte politique et sociale pour la liberté, une solidarité émancipatrice embrassant tous les aspects de la vie humaine – éthiques, de travail, politiques, amoureux, esthétiques, ludiques, scientifiques, Culturels…

Dernière différence, conséquence et cause des deux premières, et que l’on peut formuler ainsi. À la fiction d’un ordre symbolique et mensonger d’ensemble, dépendant entièrement pour exister de l’unique volonté de l’usurpateur divin et étatique ; aux pantins individuels et pathétiques, assujettis à cet ordre, à ses fonctions, ses titres, ses types et ses rôles (époux, épouse, mineurs/majeurs, salariés, citoyens, soldats, consommateurs, propriétaires, électeurs, etc.), sans autre volonté personnelle que celle du cadre qui les produit et les assigne ; à ces deux fictions contraignantes de l’ordre dominant s’oppose l’affirmation d’une multitude de volontés effectives et différentes mais pouvant toutes prétendre également – aussi minuscules qu’elles soient – à une même souveraineté, à l’absolu dont chaque entité est porteuse et que s’approprient Dieu et l’État.

Paradoxe apparent que le livre de Maxime Leroy contribue à éclaircir. Le droit ouvrier, qui aurait pu se codifier lui aussi, à l’ombre de l’État, comme le code civil, le code commercial, le code de la pêche, du travail, de la route et une multitude d’autres codifications étatiques des pratiques et des usages de la vie4, n’est vraiment libertaire et émancipateur, réellement commutatif donc, qu’à une condition: être capable d’absorber et de se réapproprier, sans reste, les conditions matérielles de la justice (ou plus précisément de l’injustice) de l’ordre qu’il combat : la souveraineté et la force au fondement de la justice distributive de l’État, du Capital, de l’Église et de toutes les puissances oppressives. Dans sa dimension libertaire, le droit ouvrier décrit par Leroy, ne conteste pas le fondement matériel du droit, le fait que le droit repose sur la force et la puissance, sur la souveraineté et sur la volonté qui accompagne cette puissance et cette souveraineté5. Ce qu’il conteste radicalement et violemment, c’est le vol et le détournement de cette puissance par des instances mensongères, oppressives et « superfétatoires» (disent les textes de l’époque). Ce qu’il conteste, c’est l’appropriation de la puissance collective – cette résultante d’une multitude infinie de forces associées – par l’État, le Capital et l’Église.

« Force ouvrière en travail créateur […] accouchant du droit nouveau, faisant le droit social », selon la formule d’Émile Pouget, un des leaders de la CGT française, et parce qu’ils savent justement que sans la «force» «il n’y a que néant»6, les mouvements ouvriers libertaires ne prétendent pas abolir la puissance et la souveraineté injustement monopolisées par la justice distributive de l’État. Une abolition illusoire, au profit des mirages utopiques et totalitaires d’un monde angélique et pacifié (le paradis des religions). Cette force et cette souveraineté qui émanent d’eux et qui se retournent contre eux, ils prétendent se les réapproprier, les ramener à leur source: la multitude infinie des êtres et des puissances qui, en s’associant, contribuent à les produire. C’est à cette condition que le droit ouvrier émancipateur est adéquat à son objectif : l’anarchie, c’est-à-dire, suivant la formule de Bakounine, « la libre association de forces libres » ou encore, pour Deleuze cette fois, «cette étrange unité qui ne se dit que du multiple ».

Daniel Colson

1. Maxime Leroy, La coutume ouvrière, syndicats, bourses du travail, fédérations professionnelles, coopératives (1913), réédition par les Éditions CNT-Région parisienne, 2007.

2. Proudhon et la norme, Pensée juridique d’un anarchiste, Presses Universitaires de Rennes, 2004.

3. Idée générale de la Révolution, édition de 1851, p. 205, cité par S. Chambost, op. cit., p. 111.

4. Voir, par exemple, en France, la Codification des usages locaux, entrepris à partir de 1898, département par département, arrondissement par arrondissement.

5. Sur ce point voir, de Proudhon, son très mal compris La Guerre et la Paix, recherches sur le Principe et la Constitution du Droit des Gens (1861), Rivière, 1927, et le livre récent d’Edouard Jourdain, Proudhon, Dieu et la Guerre, L’Harmattan, 2006.

6. L’Action directe, réédition CNT, s.d., p. 23.