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Origine : http://refractions.plusloin.org/spip.php?article220
http://refractions.plusloin.org/IMG/pdf/1909DC.pdf
Les éditions de la CNT ont eu la bonne (et courageuse) idée
de rééditer (en deux volumes) les presque mille pages
de l’ouvrage mythique de Maxime Leroy La coutume ouvrière1.
Une réédition que plus personne n’espérait
et qui, près d’un siècle après la parution
de ce livre, en dit long sur l’oubli et l’indifférence
dans lesquels se trouve, et depuis longtemps, l’histoire de
cette civilisation engloutie que furent les mouvements ouvriers.
Maxime Leroy (1873-1957) était un universitaire et un juriste
de profession. Quelque temps membre influent des cabinets ministériels,
il a exercé pendant plusieurs années les fonctions
de juge (de paix il est vrai), avant de finir sa carrière
à l’Académie des sciences morales et politiques.
Rien ne le prédisposait donc à s’intéresser
au monde ouvrier et à passer plus de dix ans de sa vie à
en étudier la richesse et la complexité. Mais on ne
touche pas impunément à ce monde-là,même
pour quelqu’un qui n’avait pas forcément des
raisons immédiatement personnelles de se retrouver dans son
projet et d’échapper ainsi au mépris et à
la crainte que la vie ouvrière d’alors n’a jamais
manqué de provoquer chez les intellectuels et les bourgeois.
Des bourses du travail aux fédérations professionnelles
et aux unions de métiers, des coopératives à
l’internationalisme ouvrier, des commissions de contrôle
et d’arbitrage aux modes d’organisation des congrès
et des assemblées générales, des multiples
statuts intérieurs aux modalités de la grève,
du boycottage et du sabotage, en passant par les innombrables «obligations»
syndicales et coopératives — «payer la cotisation
», « assister aux obsèques des co-syndiqués
», « porter les insignes », « limiter le
nombre des naissances », « s’opposer à
la reconnaissance d’utilité publique », «
bien travailler », etc. -, le juriste Leroy est conduit à
montrer comment l’alternative ouvrière, au tournant
du XIXe et du XXe siècle, constitue un monde en soi, à
l’intérieur d’un autre monde qu’elle combat,
mais à partir de son propre droit, de sa propre légitimité
et du maquis invraisemblable de ses propres institutions, de ses
propres règles, obligations, règlements, contrats,
pactes, conventions et autres us et coutumes ; un monde autonome
et spécifique, surgissant des profondeurs du travail, de
son passé et de son présent et, comme le monde bourgeois
autrefois, justifiant quelque temps l’espoir (ou la crainte)
d’une transformation radicale et déjà là,
n’attendant que la grève générale pour
imposer sa logique, ses normes et ses valeurs à l’ensemble
de la société.
Paradoxalement, la lecture du livre de Leroy offre cependant un
autre intérêt : nous inviter à ne pas tomber
dans le piège de ce qu’il semble tout d’abord
montrer avec tant d’évidence; l’existence d’un
espace libéré, d’une vie ouvrière indépendante
et séparée, spatialement, culturellement, juridiquement,
politiquement, mais qui risque finalement d’être comparable
aux mondes qu’elle refuse et qu’elle redouble également,
avec ses prétentions à imposer dès maintenant
son drapeau, les frontières de ses institutions, de ses codes,
de ses valeurs et de ses conformités. Et ceci à travers
une liste interminable et un peu angoissante (près de trois
cents pages!) d’«incompatibilités», d’«incapacités»,
d’ « obligations » et autres limites et
contraintes insupportables à nos oreilles libertaires et
dont on se demande comment les anarchistes d’alors, si nombreux
dans le mouvement ouvrier, ont pu non seulement s’accommoder,
mais se reconnaître dans un monde et un mouvement d’ensemble
apparemment aussi contraires à leur projet.
Mais justement, le grand intérêt du livre de Maxime
Leroy c’est d’être un livre de juriste, et –
comme le travail récent de Sophie Chambost sur la pensée
de Proudhon2 –, de nous rappeler par sa description de la
coutume ouvrière, que l’anarchisme n’est pas
l’ennemi du droit, au contraire, mais qu’il est porteur
d’un droit très particulier, à la fois proche
et pourtant (comme toute chose) radicalement différent du
droit dominant, du droit des États, des Églises, du
Capital, du Patriarcat et autres pouvoirs verticaux, hiérarchiques
et oppresseurs. Ce que le livre de Leroy nous rappelle, c’est
principalement deux choses contradictoires mais indissociables,
ou nécessaires dirait Proudhon, et qui font toute l’originalité
de l’anarchisme: 1) La distinction entre d’une part
un droit horizontal, distinct de l’État, voire opposé
à lui, reposant principalement sur le contrat (écrit,
oral ou tacite et allant de soi), et d’autre part un droit
vertical d’essence étatique et religieuse reposant
sur la force et la souveraineté.
2) L’affirmation selon laquelle le projet anarchiste implique
nécessairement que le premier de ces deux droits absorbe
le second, mais – à proprement parler – en re-prenant
pour lui-même la souveraineté et la force qui lui servent
pourtant de fondement injustifié et inacceptable.
Justice commutative et justice distributive
Droit horizontal, fondé sur le contrat (par exemple le
code civil), et droit vertical, fondé sur l’autorité
et la souveraineté (par exemple le code pénal) renvoient
à une vieille distinction scolastique entre justice commutative
et justice distributive. D’un côté, du côté
de l’État et de l’ordre dominant, on a la justice
distributive. Une justice centralisée, hiérarchisée
et verticale, dont la source est rapportée à l’autorité
et à la souveraineté transcendante de Dieu et de l’État.
Une justice fondée sur le jugement et sur l’obéissance
à la loi, et qui consiste dans la distribution proportionnée
des peines et des récompenses selon le mérite ou le
démérite de chacun, mesurable et mesuré de
l’extérieur par la puissance étatique ou toute
autre institution hiérarchisée et autoritaire à
laquelle l’État délègue son autorité
et son jugement divins. D’un autre côté, du côté
de la société et donc, entre autres, du côté
du droit ouvrier et du monde que celui-ci cherche à faire
advenir, on aurait la justice commutative, décentralisée,
égalitaire et horizontale, dont la source se trouve dans
la multitude potentiellement infinie des êtres impliqués.
On aurait une justice immanente fondée sur l’échange
et le contrat, et qui consiste à la fois dans l’égalité
des choses échangées et des parties contractantes,
et dans l’équivalence des obligations et des charges
stipulées dans les contrats, pactes et conventions librement
consentis.
Comme le souligne le dictionnaire philosophique de Lalande, la
justice commutative repose sur la « réciprocité
», «et, si elle était réalisée
à l’état pur, [elle] exclurait l’intervention
d’un tiers, tandis que cette intervention est la condition
même de l’exercice de la justice distributive ».
La société contre l’État donc.Théoriquement.
Mais justement, la justice commutative et son modèle du contrat,
tels qu’ils se sont imposés au XIXe siècle sous
leurs triples visages, individualiste (libéralisme), économique
(libre échange), politique (contrat social) ne fonctionnent
jamais à l’état pur. C’est au contraire
une fiction efficace, aussi oppressive que la justice distributive
: • Fiction d’une égalité des échanges
et des contractants, comme le montre n’importe quel contrat
de travail (ou même d’usage d’un téléphone
portable).
• Fiction d’un individu-contractant abstrait et théorique,
réduit à une conformité et une identité
creuse et mensongère; une fiction efficace qui se contente
de couper les êtres des autres êtres comme d’eux-mêmes
et de ce qu’ils peuvent, de les capturer et de les assigner
à un ordre extérieur, de les lier dans des accords
et des conventions inégalitaires, des marchés de dupes
qu’ils ne comprennent pas.
• Fiction d’une liberté d’échanges
et d’accords, prétendument autonome par rapport à
un tiers surplombant de type divin ou étatique, alors même
que cette liberté obligatoire suppose impérativement,
dans son injustice, sa violence, l’arbitraire de son découpage
et son inégalité, la multiplication infinie d’un
corset toujours plus détaillé et minutieux de lois,
de règles, de règlements et d’obligations imposés
et garantis par l’État ou toute autre instance divine
et surplombante (instances européennes, instances internationales,
etc.).
Comme le dit si bien Proudhon: «Des lois! On sait ce qu’elles
sont et ce qu’elles valent. Toiles d’araignées
pour les puissants et les riches, chaînes qu’aucun acier
ne saurait rompre pour les petits et les pauvres, filets de pêche
entre les mains du gouvernement.»3 Mais c’est ici justement
que le livre de Maxime Leroy permet de comprendre l’originalité
et la dimension libertaire du droit mis en oeuvre par les mouvements
ouvriers, une originalité fragile et incertaine, oscillant
sans cesse entre, d’un côté, le corset contraignant
d’échanges et de normes obligés, garantis par
l’État, et le conformisme social, et tendant vers le
mythe totalitaire de l’État syndicaliste, et de l’autre
l’invention d’une justice ou d’un droit original,
réellement commutatif, qui explique pourquoi la rencontre
a pu alors se faire si souvent entre le monde ouvrier et le projet
libertaire.
Anarchie et souveraineté, l’originalité du
droit ouvrier
Dans sa dimension libertaire, le droit ouvrier décrit par
Maxime Leroy se démarque de trois façons des travestissements
capitalistes de la justice Commutative :
Au piège intéressé d’un individu universel
soi-disant libre de passer des contrats et d’apposer sa signature
– fûtce sous la forme d’une croix –, le
droit ouvrier oppose la multitude infinie et différenciée
de toutes les entités humaines possibles – syndiqués,
syndicats, unions de métiers, unions d’industrie, unions
régionales, unions nationales, corporations, sections techniques,
fédérations, confédérations, coopératives,
bourses du travail, Internationales, etc. ; des entités humaines
toujours collectives et capables de s’associer ou de se désassocier,
d’agir ou de ne pas agir ; à l’intérieur
d’une composition et d’une recomposition incessante
où, comme le montre Proudhon, chaque individu est un groupe,
un composé de puissances, et tout groupe, toute association,
un individu capable de passer avec d’autres (et en lui-même),
accords, pactes, contrats et conventions.
À un jeu pré-construit et pré-contraint d’échanges
et de contrats essentiellement circonscrits aux domaines du commerce,
de la finance, de la concurrence et de la propriété,
le droit ouvrier substitue une justice commutative particulière,
qui part de la solidarité et de la lutte politique et sociale
pour la liberté, une solidarité émancipatrice
embrassant tous les aspects de la vie humaine – éthiques,
de travail, politiques, amoureux, esthétiques, ludiques,
scientifiques, Culturels…
Dernière différence, conséquence et cause
des deux premières, et que l’on peut formuler ainsi.
À la fiction d’un ordre symbolique et mensonger d’ensemble,
dépendant entièrement pour exister de l’unique
volonté de l’usurpateur divin et étatique ;
aux pantins individuels et pathétiques, assujettis à
cet ordre, à ses fonctions, ses titres, ses types et ses
rôles (époux, épouse, mineurs/majeurs, salariés,
citoyens, soldats, consommateurs, propriétaires, électeurs,
etc.), sans autre volonté personnelle que celle du cadre
qui les produit et les assigne ; à ces deux fictions contraignantes
de l’ordre dominant s’oppose l’affirmation d’une
multitude de volontés effectives et différentes mais
pouvant toutes prétendre également – aussi minuscules
qu’elles soient – à une même souveraineté,
à l’absolu dont chaque entité est porteuse et
que s’approprient Dieu et l’État.
Paradoxe apparent que le livre de Maxime Leroy contribue à
éclaircir. Le droit ouvrier, qui aurait pu se codifier lui
aussi, à l’ombre de l’État, comme le code
civil, le code commercial, le code de la pêche, du travail,
de la route et une multitude d’autres codifications étatiques
des pratiques et des usages de la vie4, n’est vraiment libertaire
et émancipateur, réellement commutatif donc, qu’à
une condition: être capable d’absorber et de se réapproprier,
sans reste, les conditions matérielles de la justice (ou
plus précisément de l’injustice) de l’ordre
qu’il combat : la souveraineté et la force au fondement
de la justice distributive de l’État, du Capital, de
l’Église et de toutes les puissances oppressives. Dans
sa dimension libertaire, le droit ouvrier décrit par Leroy,
ne conteste pas le fondement matériel du droit, le fait que
le droit repose sur la force et la puissance, sur la souveraineté
et sur la volonté qui accompagne cette puissance et cette
souveraineté5. Ce qu’il conteste radicalement et violemment,
c’est le vol et le détournement de cette puissance
par des instances mensongères, oppressives et « superfétatoires»
(disent les textes de l’époque). Ce qu’il conteste,
c’est l’appropriation de la puissance collective –
cette résultante d’une multitude infinie de forces
associées – par l’État, le Capital et
l’Église.
« Force ouvrière en travail créateur […]
accouchant du droit nouveau, faisant le droit social », selon
la formule d’Émile Pouget, un des leaders de la CGT
française, et parce qu’ils savent justement que sans
la «force» «il n’y a que néant»6,
les mouvements ouvriers libertaires ne prétendent pas abolir
la puissance et la souveraineté injustement monopolisées
par la justice distributive de l’État. Une abolition
illusoire, au profit des mirages utopiques et totalitaires d’un
monde angélique et pacifié (le paradis des religions).
Cette force et cette souveraineté qui émanent d’eux
et qui se retournent contre eux, ils prétendent se les réapproprier,
les ramener à leur source: la multitude infinie des êtres
et des puissances qui, en s’associant, contribuent à
les produire. C’est à cette condition que le droit
ouvrier émancipateur est adéquat à son objectif
: l’anarchie, c’est-à-dire, suivant la formule
de Bakounine, « la libre association de forces libres »
ou encore, pour Deleuze cette fois, «cette étrange
unité qui ne se dit que du multiple ».
Daniel Colson
1. Maxime Leroy, La coutume ouvrière, syndicats, bourses
du travail, fédérations professionnelles, coopératives
(1913), réédition par les Éditions CNT-Région
parisienne, 2007.
2. Proudhon et la norme, Pensée juridique d’un anarchiste,
Presses Universitaires de Rennes, 2004.
3. Idée générale de la Révolution,
édition de 1851, p. 205, cité par S. Chambost, op.
cit., p. 111.
4. Voir, par exemple, en France, la Codification des usages locaux,
entrepris à partir de 1898, département par département,
arrondissement par arrondissement.
5. Sur ce point voir, de Proudhon, son très mal compris
La Guerre et la Paix, recherches sur le Principe et la Constitution
du Droit des Gens (1861), Rivière, 1927, et le livre récent
d’Edouard Jourdain, Proudhon, Dieu et la Guerre, L’Harmattan,
2006.
6. L’Action directe, réédition CNT, s.d., p.
23.
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