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Origine : http://lagryffe.net/spip.php?article74
http://tempscritiques.free.fr/spip.php?article133
Tout d’abord, il nous faut saluer un ouvrage qui a une certaine
ambition. Dès l’avertissement nous sommes aiguillés
vers des philosophes et des théoriciens qui auraient des
« affinités secrètes » entre eux et avec
les pratiques et expériences libertaires (page 11).
Deleuze sert alors de tête de pont entre deux traditions
différentes, l’une philosophique qui court de Leibniz
à Nietzsche en passant par Spinoza (le Spinoza de Deleuze
est-il dit !) et l’autre, sociologique qui convoque deux oubliés
d’une époque marquée par un marxisme triomphant
: Tarde et Simondon. Voilà pour faire bref et il va sans
dire que tout cela serait appropriable par un anarchisme, disons
proudhonien.
La méthode d’exposition peut surprendre, puisqu’elle
prend la forme d’un lexique, forme a priori plus appropriée
à un « digest » qu’à une recherche
théorique de fondements. Il n’empêche que le
livre de DC peut se déguster assez bien d’une traite.
Il faut justement dépasser la coupure qu’occasionne
le passage d’un concept au suivant pour comprendre le lien,
les renvois, les occurrences, la cohésion du tout. Et surtout,
qui sait lire y verra au bout du chemin, la forme exactement adéquate
à son contenu. Mais je m’arrête car à
peine ai-je commencé à présenter le livre que
sourd déjà une critique.
Reprenons donc le fil et justement à propos de fil, si les
courants ultra-gauche conservent la référence à
un fil historique, fil entre des soulèvements révolutionnaires,
mais aussi filiation théorique entre de nombreux individus
qui, sur Marx ou à partir de lui, cent fois ont remis le
métier, les anarchistes ont beaucoup moins eu l’occasion
de le faire. En effet, s’il y a bien une certaine continuité
entre certaines révoltes et si le mouvement anarchiste a
lui aussi ses références historiques, ses grandes
dates, il n’en est pas tout à fait de même en
ce qui concerne ses références théoriques à
des auteurs qui souvent, n’entretiennent que des rapports
très lointains entre eux ou même s’ignorent.
Quoi de commun entre l’individualiste hégélien
Stirner et le mutuelliste anti-hégélien Proudhon,
pour ne prendre que cet exemple ? Devant cette difficulté
qui fait qu’autant de théoriciens anarchistes, autant
de théories anarchistes, D.Colson va chercher ce qui peut
unifier tout cela. Mais attention, il ne s’agit pas pour lui
de faire une unité politique volontariste, un quelconque
« Appel à l’unité des anarchistes ».
Il s’attache à trouver le lien en dehors de l’anarchisme,
dans des fondements philosophiques communs, ce qui présente
l’avantage de contourner toute tentation polémique
entre les différents courants de l’anarchisme.
Quels sont ces fondements ? La monade de Leibniz d’abord
comme existence d’êtres singuliers, irréductibles
à toute détermination extérieure (traduction
: les parties ne sont pas réductibles à une totalité
; commentaire : c’est exactement le principe sociologique
de « l’individualisme méthodologique »
qui triomphe dans le discours dominant d’aujourd’hui).
Et finalement tout est un particulier. Le gouvernement par exemple
ne serait qu’un particulier auquel s’opposerait un autre
particulier [1]. Tous les particuliers sont donc équivalents
puisqu’il n’y a pas de totalité. La totalité
devient alors le non vrai. Si le mouvement révolutionnaire
fait d’un de ces particuliers une totalité exclusive
des autres, alors il y a totalitarisme. De façon sous-jacente,
on voit apparaître ici une critique de la théorie du
prolétariat et du marxisme. Proudhon va reprendre cette théorie
de la monade en la débarrassant de son postulat divin pour
ouvrir vers la toute puissance d’un individu qui trouve à
l’intérieur de lui-même, une infinité
de mondes possibles qu’il suffit de sélectionner. Tarde
complètera cette dé-marche avec une « monadologie
renouvelée » dans laquelle les monades s’ouvrent
aux autres et « s’entre-pénêtrent réciproquement
». Simondon actualiserait cela avec sa théorie de l’individuation,
dans laquelle l’individu sans substance (page 160) est devenir
au sens où il est toujours plus que ce qu’il est, parce
que processus incessant d’individuation. Chez ce logicien
atypique que fut Simondon, D.Colson emprunte une autre notion :
la transduction [2], qui lui permet de caractériser les formes
d’action spécifique de cet individu désubstantialisé,
notamment la « propagande par le fait » et « l’action
directe ».
Science des cas particuliers et de leurs flux chaotiques, aléatoires,
arborescents, sériels et attractifs, la transduction offre
en effet des possibilités d’analyse non négligeables
sur la décomposition ultra-rapide des anciens rapports sociaux.
Elle est en prise avec l’intensification des « communications
» et la généralisation des « interactivités
» entre le mega-système et chaque individu-particule.
Une combinaison de l’individu souverain de Stirner et de Sade
avec celui, passionné et sériel, de Fourrier, mais
le tout réalisé dans l’empire cybernétique
de Bill Gates !
La puissance chez Spinoza fournit le second concept explicateur
qui s’enchaîne à celui de monade dans la mesure
ou la puissance est avant tout puissance de la monade (elle existe
en chaque être), puissance émancipatrice qui s’oppose
non pas à « la volonté de puissance »
de Nietzsche, mais au pouvoir et à la domination. Cette puissance
est active et non pas réactive (influence de Nietzsche) et
elle ne provient pas d’une lutte au sein du système
et de ses contradictions ( traduction : à l’inverse
de ce que croît la dialectique marxiste des luttes de classes),
mais du dehors de ce système [3] ; système qui représente
une totalité trop étroite pour recouvrir vraiment
toute la richesse de la réalité sociale. Cet en dehors
se manifesterait même dans un en dehors de l’Histoire,
dans ses failles, comme s’il exprimait toujours l’autre
possible (page 127). On ne peut qu’être gêné
par cette façon de réécrire les événements
en faisant des défaites prolétariennes et / ou anarchistes
des signes de leur spécificité. Il y a une certaine
indécence à faire de la FAI une simple faille !).
Cette puissance doit donc être délivrée de toute
contrainte, de toute détermination. À la limite elle
doit être débarrassée de la société
comme chez Stirner et les tenants de l’individualité
non sociale [4] ; pour Proudhon, c’est de la dialectique hégélienne
et de sa négativité dont il faut se débarrasser,
car tout antagonisme qui ne débouche pas sur une solution
positive est perte de puissance. À la lutte mortelle entre
forces opposées (les luttes de classes), il préfère
l’équilibre des forces, le choix des bonnes contradictions
(page 324), celles qui, tout en étant radicalement différentes,
sont riches d’affinités antinomiques. Cette idée
du meilleur agencement possible se retrouve chez Simondon, auteur
abondamment cité tout au long du livre pour ses thèses
sur l’individuation et sa recherche de « la meilleure
forme », définie comme tension ordonnée du différent
et non comme ordre stable et défini des êtres (page
325). Ce qui doit être dépassé dans la contradiction
hégéliano-marxienne devient ici (et chez Proudhon)
ce qui doit être conservé en tant que : « une
réunion de contraires en unité » (page 325).
Cette théorie de l’équilibre des forces a toutefois
connu un plus grand succès dans les rangs de l’extrême-droite
que dans ceux de l’extrême-gauche. La « révolution
conservatrice » allemande des années 20 a ainsi magnifié
Der Arbeiter (Jünger) à qui on devait permettre d’exprimer
toute sa force face, mais aussi avec la force déchaînée
de la machine. Le thème de « la mobilisation totale
» représente aussi cette tentative (étatique,
il est vrai) de réunir toutes les énergies au lieu
de les opposer. D’où l’idée, plus tardive,
d’une « Troisième voie » entre un capitalisme
et un socialisme qui se révèlent incapables de mobiliser
toutes les énergies parce qu’ils les opposent dans
la lutte des classes. Le corporatisme fasciste français se
rattache encore plus précisément à la théorie
de Proudhon, dans l’idée d’association capital-travail.
L’idée d’une insuffisance de la dialectique
hégélienne et aussi de la dialectique marxiste est
toutefois une idée à creuser si on la débarrasse
de ses oripeaux philosophiques pour la revêtir d’un
costume plus théorique, au sens où la théorie
n’est pas simplement une conceptualisation du réel,
mais une perspective. Sinon on ne dépasse pas les polémiques
autour du statut de la dialectique, sur le fait de savoir si elle
doit être « laïcisée » (Feuerbach),
renversée (Marx), positivée (Proudhon), rejetée
(Deleuze). Dans Temps Critiques, nous abordons cette question d’un
point de vue à la fois théorique et pratique quand
nous parlons de la tension entre individu et communauté.
Tension qui ne peut déboucher sur le dépassement de
la contradiction et où ce qui se joue réside dans
le niveau d’intensité de la tension. Les exemples historiques
n’ont malheureusement réalisé (dans le bolchévisme
et le fascisme), au sommet de la tension, qu’une liquidation
d’un pôle par l’autre et le triomphe d’une
communauté-Gemeinschaft engloutissant les individus.
Cet équilibre entre forces, on le retrouve aussi dans la
philosophie taoïste [5]. En effet, « l’anarchisme
essaie toujours d’éviter le piège mortifère
des oppositions frontales entre entités distinctes et donc
extérieures (par exemple la division en classes et la lutte
des classes [6]) soit qu’il s’identifie à de
vastes mouvements affirmatifs et émancipateurs, ne vivant
que de leur propre puissance et de leur propre développement
; soit qu’il renaisse sans cesse à l’intérieur
de tout ce qui existe, comme force de subversion (parfois infinitésimale),
comme autre possible et comme condition multiforme d’une affirmation
émancipatrice d’ensemble. » Si je cite ce passage
in extenso, c’est qu’il contient à la fois le
meilleur du livre et le plus critiquable ; le meilleur en ce qu’il
dépasse la vision étroite d’une révolution
entre deux camps et l’idéologie léniniste qui
voudrait qu’il y ait toujours une ligne de classe, qu’on
doive toujours « choisir son camp ». Ce point est d’ailleurs
assez ambigu chez Daniel Colson qui tout en critiquant la guerre
fait l’apologie du guerrier à la suite de Proudhon
[7], Bakounine et Nietzsche (pages 136 à 141) ; le meilleur
aussi, quand il fait de l’anarchisme, non un principe organisé,
mais la simple transcription « politique » (même
s’il n’ose pas employer le mot, c’est bien le
sens !) d’une force de subversion toujours latente ; et le
plus critiquable quand il critique toute pré-détermination
et confie à la simple volonté et au désir de
la monade « individu collectif » la tâche d’accomplir
l’émancipation. Nous ne sommes alors plus loin du solipsisme
de l’individu egogéré [8].
C’est ensuite Deleuze qui est convoqué comme recouvrant
aussi bien Leibniz que Spinoza et Nietzsche. En effet de la monade
Deleuze fait la nomade ! Une nomade aux visages multiples. Et D.Colson
de le citer : « L’anarchie et l’unité sont
une seule et même chose, non pas l’unité de l’Un,
mais une plus étrange unité qui ne se dit que du multiple
» (page 199). De la dialectique il fait un « faux mouvement
(page 77) qui ne procède que par représentations et
médiations, alors que le mouvement est le but lui-même,
ce qui permet de recouvrir les actes de propagande par le fait,
quels que soient leurs effets (nous ferons remarquer qu’il
n’y a là rien de particulièrement anarchiste
puisque de celui qui a dit « Qu’importe… si le
geste est beau », aux fascistes du « viva la muerte
», nombreux sont ceux qui vont « jusqu’au bout
de ce qu’on peut, jusqu’à cette puissance du
dehors que l’on porte en soi, là où, peut être,
vie et mort se confondent » : page 138. Anarchisme et nihilisme
ne sont plus ici qu’une seule et même chose). Mais surtout,
Deleuze serait à l’origine d’une lecture libertaire
de Spinoza, une vision de l’émancipation dans un mouvement
qui fait retour à la puissance de la Nature. Il s’agit
donc d’agir au niveau de l’existence même (page
209), dans l’obscure complexion du réel. Il faut passer
de la confusion et de la tension des situations à une raison
collective (on retrouve là Proudhon et sa « dialectique
positive ») qui ne peut s’exprimer que dans des «
notions communes » (p. 211). Ces notions communes sont elles-mêmes
le fruit de l’expérimentation et de l’association.
Il est maintenant temps d’aborder les critiques et réserves
qu’impose cette conception de l’anarchisme.
Ce qui est implicitement à la base théorique du livre,
c’est la critique de la totalité en tant que concept.
Cette critique procède elle-même de plusieurs approches
différentes, mais complémentaires.
Tout d’abord, le Tout est trop hégélien ; il
est le fruit de la pensée du négatif. Il faut le remplacer
par une pensée de l’affirmation disent Deleuze et Guattari
et plus précisément, une affirmation des différences.
Ainsi, pour D.Colson, la spécificité et l’originalité
de l’anarchisme résident dans le fait de penser le
commun à partir du différent, « une unité
qui ne se dit que du multiple » (page 199). Alors que pour
nous, il s’agit de le penser à partir de la singularité,
ce qui n’est pas la même chose [9]. Contre les identités
répressives, il faudrait « inventer des identités
et des formes de subjectivité émancipatrices »
(page 152). Il faudrait affirmer « le caractère sans
cesse changeant des identités possibles et la possibilité
tout aussi infinie d’expérimenter sans cesse de nouveaux
modes de composition de ces identités » (page 153).
On ne peut rêver plus belle combinatoire qui est à
la base de toutes les idéologies de la libération
et qui à ce titre a grandement contribué à
l’adhésion de très nombreux individus aux exigences
de la société capitalisée. Cela appelle deux
remar-ques : premièrement, les critiques de la vie quotidienne
menées par Lefebvre d’un côté et l’Internationale
situationniste de l’autre, ne se sont jamais affirmées
à partir d’une position identitaire, mais du point
de vue de l’universel et il est vrai, pour Vaneigem, du point
de vue de la subjectivité [10]. Deuxièmement, que
les idéologies de la libération (à la suite
du féminisme) aient pu correspondre à une poussée
des forces subversives à l’époque de la fin
des années 60-début des années 70 et donc reposer
elles-mêmes sur un mouvement réel de désaliénation
(par ex. : le mouvement des femmes), ne doit pas occulter le fait
qu’aujourd’hui, ces idéologies prospèrent
au sein de la combinatoire du capital [11] où effectivement
toutes les combinaisons sont possibles en tant que formes dynamisantes
de la structure d’ensemble. Nous sommes dans l’apologie
de l’immédiat, sous prétexte de refus de la
transcendance, de la représentation et de la médiation.
C’est la relation immédiate entre des individus qui
ont déjà tout à l’intérieur d’eux-mêmes
(page 155) et dont on se demande si ce n’est pas simplement
l’instinct grégaire qui les pousse à se rencontrer
!
Ensuite, le tout est totalitaire car il est fondamentalement répressif
[12] comme d’ailleurs tous les statuts et les rôles
qui sont imposés comme base de la structuration des personnalités.
Par extension, tous les rôles sont répressifs et participent
des pratiques de domination. Foucault complète cela en décrivant
un pouvoir politique présent partout et donc quasi invisible.
Il faut donc le traquer partout, dans les moindres comportements
et discours. La voie est alors ouverte pour toutes les chasses aux
sorcières, telles celles à partir des pratiques des
« cultural studies » et de la politically correctness
». Comme, dans cette perspective, on est toujours le dominant
de quelqu’un, D.Colson et le collectif de La Gryffe, s’apercevront
à leurs dépens de la logique politique qui sous-tend
la critique de toutes les dominations [13].
Enfin, le Tout est un faux universel, abstrait et donc sans pertinence,
alibi de la domination de l’homme-occidental-blanc-chrétien-hétérosexuel-bouffeur
de viande. D.Colson est bien conscient d’évoluer sur
pente savonneuse et il cherche à s’en expliquer et
à s’en défendre en trois points :
- premièrement par une critique de l’antispécisme
(pages 33 et ss), mais une critique qui n’est pas une critique
sur la démarche ou les principes de cette tendance emblématique
des particularismes, mais uniquement une critique sur l’objet
de la lutte - le fait que cet objet non humain ne puisse par définition
s’approprier sa lutte et donc devenir force autonome, ce qui
réintroduit l’idéologie de la Cause à
défendre, de la représentation des opprimés
et rompt donc avec une « vraie démarche anarchiste
» ;
- deuxièmement par la critique de tout particularisme qui
voudrait s’ériger en totalité et ne pourrait
le faire qu’à partir de « la conquête totalitaire
du monde » (page 333). D.Colson ne critique pas les particularités,
les identités, mais seulement leur radicalisation qui les
amènent à former un nouveau Tout, pour être
lui aussi totalitaire que les autres. Il ne s’agit pas d’évaluer
la qualité de ce Tout, mais seulement de condamner la démarche.
Il ne peut donc vraiment comprendre ce qui s’est passé
un certain jour de Mai 1998 à Lyon ;
- enfin, troisièmement, il développe une très
bonne analyse d’un effet pervers de la critique des dominations
qui est de faire de la position de dominé ou de dominant
une essence et non une position réversible [14] et surtout
de faire de la position de dominé, la garantie de la faculté
d’émancipation. Malheureusement, il me semble que cette
remarque, à laquelle je ne peux que souscrire, ne se fait
pas à partir du bon point de vue. En effet, du point de vue
de ce que DC développe en général sur cette
question, il y a une certaine incohérence à émettre
cette critique vis-à-vis des dominés et je pense que
vu le degré de culpabilité religieuse rentrée
qui règne dans les milieux dits radicaux, les cloches vont
lui sonner aux oreilles. En fait la critique de D.Colson, pour s’exercer,
opère une rupture de champ explicatif (putain, c’est
presque du Bourdieu !) et se déploie à partir de la
critique nietzschéenne des dominés (« les esclaves
» dans son jargon) et du ressentiment (la révolte contre
l’injustice qui alors ne s’exprime que de façon
négative). D.Colson nous le dit d’ailleurs tout de
go : « Avec Nietzsche et au sens que ce dernier donne à
ces mots, l’anarchisme est toujours et sans hésitation,
du côté des maîtres et non des esclaves »
(page 176). On retrouve ici une chose qui ne nous a jamais vraiment
quitté au cours de ce voyage philosophique : la critique
de la dialectique et de la nécessaire implication réciproque
entre les deux pôles d’une même contradiction.
Pour D.Colson, l’anarcho-syndicalisme n’est pas défini
par la lutte des classes, ni par l’opposition à l’État
(la CNT appréciera !), mais par sa capacité à
exprimer l’autonomie ouvrière, sa séparation
d’avec la société. Ce qu’expose alors
D.Colson (p. 177 à 180), c’est une sorte de programme
d’une société ouvrière qui se substituerait
peu à peu à l’ancienne société
de la domination et de la misère. En bref, c’est là
le programme des Bourses du travail à l’origine. On
ne peut nier que cela ait représenté un moment du
mouvement ouvrier révolutionnaire, mais cela ne correspond
plus en rien à la situation actuelle. De quelle autonomie
ouvrière peut-on encore parler aujourd’hui ? De quel
séparatisme ouvrier ?
C’est bien le problème d’une philosophie de
l’anarchisme sans politique anarchiste On peut même
en déduire que ce positionnement à partir de la philosophie
exprime implicitement que l’anarchisme est mort en tant que
mouvement et qu’il s’agit de remplir un ensemble vide
mais qui existe encore en tant que représentation (c’est
ce que certains appellent « l’imaginaire libertaire
»).
Là encore, comme pour les désirs, les particularismes,
les dominations, tout peut se côtoyer puisque l’histoire
n’existe pas, que des rapports sociaux situés relèvent
du totalitarisme. Nous avons vu que la critique de la totalité
est un soubassement de la thèse de D.Colson. Pour expliquer
ce à quoi nous sommes maintenant arrivés, il faut
faire intervenir un autre élément qui est celui de
« forces ».
La force est à l’origine de tout mouvement dit Pouget
(page 120) et l’humanité et l’individu sont des
composés de forces. Il n’y a pas d’essence des
êtres mais une résultante d’une infinité
de combinaisons possibles des forces (page 121). Cette force, on
la retrouve aussi bien dans le travail (la « force plastique
» de Proudhon) que dans l’action directe de Pouget ou
que dans l’image du guerrier, la « volonté de
puissance » de Nietzsche. À partir de là, D.Colson
va évacuer la notion clé, chez Marx, de « rapports
sociaux » au profit de celle de « rapports de forces
». En effet les rapports sociaux sont de l’ordre du
déterminé, donc du pré-déterminé,
donc de l’objectivité, donc en dehors du pouvoir interne
des individus ; alors que l’anarchie serait de l’ordre
de la détermination, au sens « d’avoir la volonté
de… » (p. 74). La révolution est ainsi vue comme
quelque chose qui vient de l’extérieur, qui relève
de l’ordre de la domination « et n’est donc pas
le produit des contradictions de l’ordre ou du système
existant » (pages 25-26), mais de ce que le système
laisse à sa marge, pille ou nie parmi des forces qui ne demanderaient
qu’à s’exprimer. En conséquence de quoi,
le capital [15] ne peut être vu, au plus, que comme quelque
chose d’extérieur à nous, au moins, comme n’ayant
pas d’existence objective.
Il en est de même de l’État, que D.Colson pense
définir à partir de deux « jolies » citations
de Nietzsche (p. 99). Leur beauté rétrospective rend
compte de la violence avec laquelle un monde nouveau s’est
imposé à l’ancien monde… en égalisant
tout sur son passage. Le Romantisme avait déjà dénoncé
cela, mais comme pour Nietzsche on ne voit pas ce qui fait d’une
position réactionnaire (au sens strict) une position anarchiste.
Ou alors il faudrait expliciter plus précisément,
et pas simplement à partir de philosophes, ce qui fait de
chaque grande période de bouleversement, de chaque grande
période révolutionnaire, une période où
le nouveau et le passé se mêlent et s’entremêlent
[16].
Nietzsche dénonce l’Etat, ce « monstre froid
», mais c’est cette froideur qui a été,
dans une certaine mesure, fondatrice d’une « sécurité
sociale » à laquelle aspiraient les opprimés.
Tous les individus ne sont pas capables d’être des génies,
des fous lumineux ou des « guerriers nomades » [17],
ni même des « en dehors ». L’État
actuel n’a plus désormais grand rapport avec l’État
de l’époque de Bakounine et de Nietzsche, ce que les
anarchistes d’aujourd’hui tendent à méconnaître.
Quand la plupart des anarchistes travaillent directement ou indirectement
pour le service public ou vivent de ses allocations, il est mal
venu de jouer les « en-dehors » ! A fortiori quand l’État
moderne, dans sa forme réseau, prend plutôt l’apparence
du compagnon obligé de tous les jours : dans le transport
en commun, l’école publique pour les enfants, la poste,
la carte bleue et le chèque, la carte Vitale…
La boucle est maintenant bouclée et je pense qu’on
aura compris pourquoi nous disions au début que la forme
du livre est adéquate à son contenu. A la version
plurielle de l’anarchisme que revendique D.Colson, correspond
la pluralité d’entrées qu’offre la méthode
du lexique. Le but semble donc atteint… si on se satisfait,
pour théorie, d’une combinatoire qui convoque des auteurs
qui n’en peuvent mais. Bien sûr, cela permet de les
faire revivre sous d’autres couleurs que celles de leur époque,
en déplaçant ainsi des clivages politiques et théoriques
produits par des contextes historiques qui ont aujourd’hui
changé, mais ily a quand même le danger de tirer un
auteur un peu trop loin de son milieu naturel. Il y a une marge
entre interpréter et réinterpréter Proudhon,
Stirner ou Marx et chercher chez Tarde et Simondon des signes d’anarchisme.
D.Colson n’est d’ailleurs pas seul sur son chemin, déjà
occupé par les néo-opéraïstes italiens
( il y a ainsi un « Spinoza de Negri », un « Simondon
de Virno », un « Tarde de Lazzarato »). D.Colson
a d’ailleurs du mal à se distinguer de cette autre
grille d’interprétation tant les modernismes issus
du marxisme et de l’anarchisme se ressemblent. Dans «
Lectures libertaires de Spinoza [18], D.Colson écrit qu’on
pourrait reprendre l’analyse de Negri développée
dans son ouvrage sur Spinoza, L’Anomalie sauvage, du point
de vue libertaire, mais en fait, il n’en est pas question
car Negri…c’est Pol Pot ! Le raccourci serait justifié
par le fait que Negri garde la perspective de l’unitaire-universel
(totalitaire en soi pour D.Colson) qui est à la fois point
de départ de la dérive des multiples et point de retour
vers une nouvelle unité de l’humanité. Pour
P.Virno, par exemple, très proche de Negri, l’universalité
n’est plus vraiment une perspective, mais une prémisse
pour autre chose [19]. Mais pour Negri, « la multitude »
n’existe pas déjà là comme une force
latente. Il s’agit de construire une puissance collective
en faisant réapparaître la médiation politique,
alors que toute son analyse à partir de Spinoza se situe
sur le plan de l’immanence. D.Colson relève bien cette
contradiction, mais sa haine de la politique et du marxisme le conduit
à des amalgames que même BHL et Glücksmann n’oseraient
pas tenter. DC amorce à peine la critique de la notion de
multitude, mais c’est pour la référer à
celle d’indifférenciation, de foule et donc à
une mauvaise individuation et lui opposer le multiple, le différent,
le sujet. Sa critique manque son objet car sa méconnaissance
du courant néo-opéraïste ne lui permet pas de
voir dans cette multitude, une actualisation des notions d’
« ouvrier-masse », puis d’ « ouvrier social
» développées il y a 20 ans par le courant opéraïste.
Pour Virno, par exemple, la multitude n’est pas exactement
le successeur de la classe ouvrière, mais la nouvelle figure
ouvrière dans le multiple (le polyvalent, le précaire,
l’intermittant). Ce retour au multiple de Virno montre bien
la difficulté objective à distinguer les deux interprétations.
Toutes deux collent à ce qu’on pourrait appeler «
une subjectivité du capital » qui s’exprime bien,
aujourd’hui, dans les figures du « pluriel »,
du « diffus », du « nomade », des réseaux.
Un autre inconvénient de la méthode du lexique pour
refonder théoriquement l’anarchisme c’est de
noyer le poisson, puisque tous les mots retenus dans le lexique
semblent avoir la même importance. Et si l’enjeu du
livre apparaît bien, les enjeux (politiques) restent brouillés,
d’autant plus que les brûmes philosophiques ne se lèvent
pas toujours. Ainsi, des questions comme celle de la révolution
et de l’alternative (ou des alternatives) restent en filigrane
derrière la question de la critique de la dialectique négative.
Or ce n’est pas tant le sort de cette dernière qui
nous intéresse, que savoir quoi faire des deux premières
! Un état des lieux des concepts ne peut dispenser d’un
bilan et d’une perspective. Bien sûr, on peut dire qu’il
y un bilan en creux dans la mesure où les rares références
historiques au mouvement anarchiste se déclinent à
l’imparfait (p. 290 : Révolution : Vieille conception
du XIXe siècle, issue de la Révolution française…
», Révolution sociale :… a supplanté quelques
temps l’idée de révolution léguée
par la destruction de la monarchie absolue française »
et p. 292 : « (…) Le projet de révolution sociale
s’est prolongé jusqu’à la guerre de 1914-1918,
en particulier à travers l’idée de grand soir
[20] et de grève générale »).
Il y a un peu plus de dix ans, D. Colson faisait la constatation
suivante dans le n°19 de la revue Noir et Rouge : « Il
y a beaucoup plus à prendre à l’extérieur
que dans notre fonds propre ». Cette phrase s’éclaire
aujourd’hui à la lumière de son lexique. Cet
extérieur, ce ne sont pas les autres références
historiques et théoriques du mouvement révolutionnaire.
Il se garde bien d’intégrer des aspects de Marx ou
de différents courants communistes de gauche (les conseillistes
par exemple) comme s’il y avait une incompatibilité
totale, à partir du moment où ils expriment des positions
politiques. Pourtant, historiquement, il y a eu de nombreux rapports
entre ces courants, aussi bien à Cronstadt que dans la République
des conseils de Bavière, ou en Espagne avec le POUM et finalement
en 1968 dans le « Mouvement du 22 Mars ». Le côté
pluriel de l’anarchisme ne résiderait-il que dans sa
capacité à intégrer des positions philosophiques
d’auteurs dont on jugerait négligeables les positions
ou la descendance politique ?
Si c’est le cas, l’anarchisme n’est plus tant
doctrine, projet, utopie, qu’une certaine façon d’appréhender
le monde, une manière de vivre, un goût particulier
[21].
Temps critiques
Mars 2002
Notes
[1] D.Colson cite Courbet et son entrevue avec un représentant
du gouvernement (page 132).
[2] Selon Simondon, la transduction est « une opération,
physique, biologique, mentale, sociale, par laquelle une activité
se propage de proche en proche à l’intérieur
d’un domaine, en fondant cette propagation sur une structuration
du domaine opérée de place en place » (Colson,
p.334)
[3] Cf. l’entrée « Puissance du dehors »,
pages 257 à 272.
[4] Sur cette question, on se reportera aux différents numéros
de la revue L’Unique et son ombre… et à la dérive
de ses membres !
[5] Voir l’entrée « taoïsme », pages
321-322.
[6] D.Colson cite en note, page 322, l’exemple de la révolution
espagnole qui est défaite à partir du moment où
elle se transforme durablement en guerre civile.
[7] Proudhon se verra créditer, par certains théoriciens
socialistes comme Berth, influencé par Sorel, d’avoir,
le premier, fournit les « principes d’une culture héroïque
», où le Prolétaire, en rupture complète
avec les « bourdes idéologiques bourgeoises »
devient un ascète guerrier, un combattant de la grève
générale, un adversaire farouche des « consommateurs
égoïstes et ratatinés ». « Il appartient
aux syndicalistes révolutionnaires, tout pénétrés
d’esprit guerrier, et qui veulent, par la grève, cette
forme économique de la guerre, exalter le travailleur en
tant que travailleur et engendrer la morale des producteurs en partant
du point d’honneur syndical, de redonner au monde moderne
le sens d’une culture héroïque fondée sur
le travail ». E. Berth : Le centenaire de Proudhon. 1809-1909.
Le mouvement socialiste. 1959, page 52, cité par G. Navet
dans la revue Mil neuf cent n° 10 : « Proudhon, l’éternel
retour ».
Cet aspect guerrier est aussi magnifié par Deleuze («
la machine de guerre nomade », page 139) et opposé
au militaire. Question : le train blindé du commandant de
l’armée rouge Trotsky, est-il une machine de guerre
nomade ou une machine de guerre tout court ?
[8] Pour une critique de cette tendance, cf. : « La Cité
des Ego » de J. Guigou. Éd. de L’impliqué,
1987.
[9] « De l’individu à la singularité
du tout autre ». Loïc Debray, Temps Critiques n°6-7.
[10] Nous ne pouvons souscrire à ce vocable que D.Colson
met aussi en avant dans un anarchisme défini comme une «
subjectivité radicale » qui prendrait trois formes
complètement intemporelles (pages 310 à 312). Sur
ces questions, cf. : « Sur l’individu, le sujet, la
subjectivité » Temps Critiques n°6-7, pages 121
à 125 et « La fabrication sociale de la subjectivité
féminine », article d’Ilse Binseil, pages 177
à 199 du même numéro.
[11] Ce que j’essaie de montrer dans mon livre : Capitalisme
et nouvelles morales de l’intérêt et du goût.
Éd. L’Harmattan. 2002.
[12] Dans L’Anti-Œdipe, Minuit. 1972, Deleuze et Guattari
développent une analyse critique de la famille et le refus
du triangle oedipien, mais ils le font au nom d’une combinatoire
d’individus particularisés rendus disponibles aux multiples
« agencements » de la vie capitalisée.
[13] Cf. sur cette question et le « scandale » des
« 20 ans » de la librairie La Gryffe, la première
partie de l’ouvrage de J.Wajnsztejn déjà cité
: « Le cours présent des particularismes ».
[14] Ce que J. Louis Rocca développe bien dans « Les
droits démocratiques et leurs morales », cf. «
Capitalisme et nouvelles morales de l’intérêt
et du goût » op. cité, partie 2, pages 35 à
37.
[15] Si vous trouvez le terme rébarbatif, il ne servira
à rien de se reporter à notre petit lexique car à
« Capital » (page 52), vous ne trouverez qu’un
renvoi à… Dieu ! État, libertariens ! classe
et utilitarisme ! Quant à « capitalisme », le
terme n’apparaît pas ! On sait que l’anarchisme
n’est ni un historicisme ni un mouvement politique, mais quand
même, on peut être surpris. On trouvera bien, à
un endroit « économie » (page 85), mais c’est
pour nous dire qu’il faut s’en méfier car elle
est séparée et survalorisée. C’est un
fait, mais est-ce bien raisonnable de la laisser aux marxistes,
ce qui conduit nombre d’anarchistes à reprendre telles
quelles, les thèses les plus éculées de Marx
parfois, mais surtout des léninistes et staliniens ( la loi
de la valeur et la théorie de l’impérialisme
par ex.).
[16] Mai 68 en est un exemple pour la France et l’Italie,
où une irruption révolutionnaire se rattache encore
à l’histoire du mouvement ouvrier, au mythe du prolétariat,
mais aussi à autre chose qu’on a du mal à définir.
C’est une époque de basculement et de dévoilement.
[17] Pages 136 et ss ; pages 169 et 170 on trouve une apologie
du guerrier par opposition au militaire.
[18] Réfractions, n°2.
[19] « Multitude et principe d’individuation »,
n°7 de Multitude.
[20] Même traitement au passé : « Le grand soir,
comme l’ensemble des projets libertaires dont il fut l’expression
à un moment donné, entretient un rapport particulier
avec l’espace et le temps » (p. 134).
[21] J.Wajnsztejn souligne cette tendance dans : « L’identité
libertaire : une drôle de conception du renouveau »,
pages 59 à 67 de son livre Capitalisme et nouvelles morales
de l’intérêt et du goût.
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