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Origine : http://lagryffe.net/spip.php?article132
l C’est une idée originale qu’a eu Daniel Colson,
auteur de plusieurs textes sur l’anarcho-syndicalisme [1],
d’établir un dictionnaire philosophique de l’anarchisme.
369 notices constituent ce livre étonnant. Un dictionnaire
par définition est une invitation aux chemins détournés,
en l’absence de toute balise. L’exercice n’est
pas sans danger et nul doute que des militants qui parcourront cette
somme ne s’y retrouveront pas [2]. Mais l’auteur s’en
est expliqué par avance dans sa préface : " Le
ton péremptoire ou pédagogique adopté ici,
celui des dictionnaires et des manuels, est évidemment une
parodie ". Il finit en précisant : " le subjectivisme
absolu affirmé dans ce lexique (…) est seulement, si
l’on peut dire, la condition intérieure et subjective
de la définition de l’anarchie proposée par
Gilles Deleuze et Félix Guattari, "cette étrange
unité qui ne se dit que du multiple" " (p. 13 &
14).
Le projet de l’auteur est de mobiliser des notions et des
termes spécifiques à la philosophie pour se livrer
à un exposé de sa conception de l’anarchisme.
Pour se faire il va s’appuyer sur de nombreux philosophes.
Certains de ces auteurs sont attendus, voire incontournables. C’est
le cas bien sûr de Bakounine, l’auteur avec Proudhon
le plus cité, Alain Pessin n’écrivait-il pas
à ce propos que " s’il faut désigner une
figure qui sera, en ce domaine du mythe, celle de l’ancêtre
fondateur, ce sera indiscutablement celle de Bakounine " [3]
? Mais force est de constater que Daniel Colson a fort peu fait
appel aux auteurs anarchistes : Malatesta et Stirner sont quelquefois
mentionnés... Par contre Deleuze et Nietzsche se taillent
la part du lion.
Cette dernière référence peut paraître
surprenante mais s’éclaire quand on lit par exemple
cette phrase tirée de la notice " maître/esclave
" : " avec Nietzsche, et au sens que ce dernier donne
à ses mot, l’anarchisme est toujours et sans hésitation
du côté des maîtres et non des esclaves. Le point
de vue émancipateur n’est pas un point de vue d’esclave
mais un point de vue de maître, lorsque le dominé (…)
devient son propre maître ". (p.177). La lutte de classe
dans cette optique est relativisée et dépouillée
de tous les oripeaux dialectiques dont le marxisme [4] l’avait
ornée. Elle n’est plus qu’" un acte fondateur
sans cesse répété, (…) une rupture qui,
à travers la multiplication des conflits partiels et son
mouvement même, contribue de façon décisive
à transformer l’être même de l’ouvrier
" (p.179). La notion d’"éternel retour"
de Nietzsche encore est revendiquée pour signifier la volonté
de dominer voire de modifier le passé, coupable d’emprisonner
le champ des possibles par la détermination.
Pour Daniel Colson, l’anarchie se définit comme "
l’affirmation du multiple, de la capacité illimitée
des êtres et de leur capacité à composer un
monde sans hiérarchie, sans domination (…) " (p.27).
Le but de l’anarchie se confond avec ses moyens et se confond
finalement avec le désir considéré comme l’"
équivalent de la volonté de puissance nietzschéenne
" (p.73), bref l’affirmation de soi. Affichant un "
monisme radical " - significativement le mot "conscience"
renvoie à "personne, moi et corps" - L’anarchisme
de D. Colson se trouve une proximité avec le taoïsme
chinois. D’ailleurs " pour la pensée libertaire
tout se passe à l’intérieur des choses, des
êtres et de leurs rencontres. Rien ne vient de l’extérieur,
(…) tout est à l’intérieur " (p.
155, "immanence").
De lecture ardue, ce livre qui confronte plusieurs philosophies
avec l’anarchisme les réconcilie en une pensée
cohérente de l’émancipation personnelle. A sa
manière, il contribue au renouveau de la pensée anarchiste.
Stéphane Moulain
P.-S. Dissidences : http://www.dissidences.net/
NOTES
[1] Il s’agit d’un livre, Anarcho-syndicalisme et communisme,
Saint-Etienne, 1920-1925, ACL, 1986 et d’une contribution
à un ouvrage collectif, Anarcho-syndicalisme & anarchisme,
ACL, 1994. Par ailleurs, D. Colson a donné en 1996 une contribution
au colloque de Grenoble sur la culture libertaire dont les actes
ont été publiés par ACL en 1997.
[2] Il faut dire que ce livre semble bénéficier d’une
audience inespérée puisqu’il est lu jusque dans
l’émission télévisée "Loft
Story" !
[3] In La rêverie anarchiste, ACL, 1999, p.63.
[4] On ne peut que regretter que l’auteur qui pourtant connaît
ses classiques a tendance à réduire le marxisme à
sa caricature déterministe.
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