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Origine http://raforum.info/spip.php?article2038
http://www.monde-libertaire.fr/syndicalisme/item/12062-lanarchisme-et-le-syndicalisme-revolutionnaire-au-bresil?format=pdf
Du 8 au 10 septembre à Sao Paulo et du 13 au 15 à
Rio de Janeiro, se tient un colloque international libertaire sur
l’histoire des mouvements ouvriers révolutionnaires
Il est organisé par le collectif anarchiste Terre Libre de
Sao Paulo et la Fédération anarchiste de Rio Janeiro,
et fait suite à la traduction en portugais du livre publié
en France, De l’histoire du mouvement ouvrier révolutionnaire
(CNT-Nautilus). L’histoire passée et récente
de l’anarchisme au Brésil est mal connue en France
et en Europe. Parmi les quelques ouvrages disponibles, et pour ce
qui concerne le passé, on peut signaler un livre déjà
ancien mais particulièrement intéressant, celui de
Jacy Alves de Seixas : Mémoire et oubli : anarchisme et syndicalisme
révolutionnaire au Brésil, (éditions de la
Maison des sciences de l’homme, 1992). Dans cet ouvrage J-A
de Seixas fournit une analyse historique et théorique particulièrement
utile pour tous ceux qui s’interrogent sur ce que furent les
mouvements ouvriers libertaires au tournant du XIX et du XXe siècles.
L’originalité de la situation brésilienne
La spécificité du Brésil, au début
du XXe siècle, c’est d’abord son immensité
et son caractère ouvert contrairement aux vieux pays européens
enfermés depuis longtemps derrière leurs frontières.
D’où deux conséquences importantes aux yeux
de J-A de Seixas. Fortement influencées par le syndicalisme
révolutionnaire et l’anarchisme français, les
forces ouvrières libertaires brésiliennes font de
l’action directe un concept essentiel à leur développement,
mais elles ne se réclament pas de la grève générale
et du Grand Soir qui, à la façon de la « marmite
» des dynamiteurs, suppose sans doute un espace clos et saturé.
Seconde conséquence paradoxale : l’internationalisme
des mouvements ouvriers brésiliens ne revêt pas les
formes externes d’une association comme l’AIT. La dimension
internationale, le mouvement ouvrier brésilien du début
du XXe siècle la trouve d’abord en lui-même,
dans l’extrême diversité de ses composantes.
L’anarchisme au Brésil prend corps à la fin
du XIXe siècle, à partir de deux principaux foyers
: Sao Paulo et Rio de Rio de Janeiro. Comme le souligne J-A. de
Seixas, la classe ouvrière qui se constitue alors a pour
double caractéristique son extrême pauvreté,
mais aussi sa très grande hétérogénéité
d’origine, un cosmopolitisme que les noyaux naissants de l’anarchisme
revendiquent aussitôt comme un atout décisif sur le
terrain de l’internationalisme émancipateur. Immigrants
italiens, portugais, espagnols, russes, canadiens, anglais, grecs,
etc. rejoignent par flots continus, dans les favelas des deux grandes
villes, une classe ouvrière locale composée en grande
partie d’anciens esclaves noirs, mais aussi d’une forte
proportion de femmes et d’enfants (en particulier dans le
textile). Comme l’écrit J-A de Seixas : « la
classe ouvrière au Brésil s’est donc formée
de et dans la diversité : ethnies, sexes, âges, cultures,
coexistence de rapports de production divers » ( p. 21). Et
c’est à juste titre, contre un marxisme abstrait et
réducteur, mais avec Proudhon, que l’auteur parle «
des » classes ouvrières au Brésil. Cette diversité,
on la retrouve dans la formation et les conceptions des groupes
anarchistes. Liés à l’anarcho-communisme malatestien
à Sao Paulo, ils sont d’inspiration individualiste,
stirnérienne et nietzchéenne, à Rio de Janeiro,
mais avec tous comme points communs de surgir après l’échec
du socialisme et surtout de s’investir aussitôt dans
les luttes de résistance ouvrière de ces deux grands
centres industriels. Y compris et surtout, paradoxe apparent, à
Rio de Janeiro, là où les anarchistes stirnériens
et nietzschéens invitent les ouvriers à promouvoir
l’apparition de « surhommes », d’ «
hommes-dieux », capables de sortir le peuple de sa léthargie
et de libérer les forces révolutionnaires dont il
est porteur.
Diversité des formes d’action et d’organisation
C’est donc sans surprise que cette double hétérogénéité
des mouvements ouvriers libertaires brésiliens (dans la composition
de la classe ouvrière comme dans les différences de
conceptions des groupes et des journaux anarchistes) peut se retrouver
dans le développement et les formes d’action et d’organisation
des luttes ouvrières : depuis la grève des ouvriers
du textile de Rio de Janeiro en 1903 jusqu’à la série
de grèves générales de 1917-1920. Unions de
métier, sociétés de secours mutuels, coopératives,
« ligues de quartier », « commissions d’usine
», avec leurs délégués, leurs coordinations,
leurs commissions techniques, etc. Comme le souligne J-A de Seixas,
cette souplesse et cette diversité des formes d’action
et d’organisation se retrouvent, sur le terrain de la durée,
dans le paradoxe d’une grande discontinuité des sigles
et des organisations qui expriment pourtant, en même temps
« une insistante et déconcertante continuité
» (p. 181). Prenons l’exemple de Rio de Janeiro, l’union
ouvrière générale de cette ville ne revêt
pas moins de cinq dénominations successives de 1903 à
1920 (FAC, FORB, FORJ, UGT, FTRJ), avec parfois des « trous
» où elle cesse d’exister (comme de 1910 à
1912).
Cette discontinuité apparente ne tient pas d’abord
à une difficulté à s’unir à l’échelle
de la ville, on la retrouve en effet pour chaque organisation d’industrie
ou de métier, dans le textile par exemple (avec successivement
trois appellations différentes : FOFT, SOFT, UOFT), chez
les maçons (ACUP, SPS, UOCC) ou les peintres (CIP, UGP, UOCC).
À l’inverse de ce que nous connaissons depuis trop
longtemps, là où la multiplication des organisation
est contemporaine et concurrentielle, en particulier sur le marché
des élections, la multiplicité des sigles et des organisations
brésiliennes du début du XXe siècle est l’expression
d’un seul et même mouvement mais multiforme dont elle
se contente de rythmer les phases, les reculs et les renaissances,
les tournants et les changements. Cette transformation incessante
dans le temps des sigles et des modes d’organisation est pensée
et voulue par les militants anarchistes qui animent alors le mouvement
ouvrier brésilien. Comme l’écrit l’un
d’entre eux, Neno Vasco : « Les organisations artificielles
sont inutiles et nocives ; l’organe mort et vide de fonction,
encombre. Mais le temps ne peut pas être un élément
de discussion, l’organisation aura la durée d’une
seconde ou d’un siècle, conformément aux besoins.
[…] Le secret de la vitalité de l’association
est précisément d’agir constamment, de maintenir
vivant l’esprit d’initiative, l’activité
des associés ». (cité p. 183)
Sous la plume des libertaires brésiliens, le mot «
organisation » ne doit pas prêter à confusion.
Dans leur grande diversité de formes et d’équilibres,
leurs changements incessant d’intitulés, les mouvements
ouvriers de Sao Paulo et de Rio de Janeiro sont effectivement, comme
l’écrit Vasco, des « associations », c’est
à dire des agencements de forces émancipatrices dont
la « vitalité » n’a rien d’organique
ou de biologique, qui tiennent entièrement au « mouvement
» qui, à un moment donné, les rend possibles
et les exige, à la nature toujours changeante des forces
qui s’associent, aux circonstances, aux rapports de forces
induits par la situation économique et politique, et, en
fin de compte, à l’ « action » et à
l’ « esprit d’initiative » des forces «
associées ». Comme le souligne J-A de Seixas, le «
Mouvement » et l’ « esprit » (ou la raison)
qui l’accompagne doivent être entendus ici dans une
« acception matérielle, physique ; c’est ce qui
bouge et peut faire bouger les hommes et les classes sociales, ce
qui peut créer des pouvoirs. L’organisation, bien qu’essentielle,
en est tributaire » (p. 176). En résumé et pour
caractériser l’originalité des luttes libertaires,
au Brésil comme en Europe, en Russie ou en Amérique
du nord (avec les IWW), on pourrait dire qu’à un état
des choses où les mouvements naissent et disparaissent alors
que les sigles et les organisations demeurent (non sans fétichisme),
les mouvements ouvriers libertaires brésiliens opposent un
rapport au monde où ce sont au contraire les sigles et les
organisations qui disparaissent alors que seuls comptent les «
mouvements » et leur rythme, leur variation incessante de
formes, de compositions et d’intensité émancipatrice.
L’action directe
Cette prééminence du mouvement et de l’action
sur les organisations et les sigles, leur pouvoir de « sélectionner
», de « recomposer » et d’unir des forces
et des réalités multiples, leur capacité à
permettre l’ « unité plurielle du mouvement ouvrier
» (p. 142) les libertaires brésiliens lui donne un
nom qu’ils empruntent au syndicalisme révolutionnaire
français, un nom qui s’enracine dans l’origine
même du mouvement anarchiste (la propagande par le fait) et
qui caractérise l’ensemble des mouvements libertaires
d’alors. Ils l’appellent l’action directe, ce
« processus actif » qui « implique une dimension
assimilatrice des réalités multiples » (p. 42),
cette « force plastique » diraient Proudhon et Pouget,
qui « traverse et légitime entièrement »
(p. 177) la multiplicité des formes d’action et d’association.
« Centres d’action » (ibid), le « syndicat
», la « ligue de quartier », la « commission
d’usine », comme le groupe anarchiste lui-même,
ne sont que l’autre face des forces et des agencements émancipateurs
qui les produisent et qu’ils rendent possibles sous des formes
multiples et changeantes. En aucun cas ils trouvent en eux-mêmes
leur justification sauf à se transformer en fétiches
ou en idoles, en puissances dominatrices substancialisées,
visant d’abord à leur propre reproduction et finissant
toujours par craindre et combattre les mouvements qu’ils prétendaient
d’abord incarner et servir, comme trop d’exemples permettent
de le montrer.
Mais l’action directe et les mouvements qu’elle exprime
ne permettent pas seulement d’unir de l’intérieur
la grande diversité des forces et des agencements de forces
qui caractérise la situation brésilienne, sous la
forme d’une « liberté dans l’unité
[…] un océan remué dans toutes ses vagues »
(A Terra Livre, 1906, cité p. 142). Ils ne s’opposent
pas seulement à la permanence, à la fétichisation
et à l’auto-reproduction des organisations. L’action
directe constitue également le principe interne de distinction
et d’évaluation du caractère émancipateur
ou dominateur des forces en présence. Dans des termes très
proches de Griffuelhes, un des leader de la CGT française,
les courants ouvriers libertaires brésiliens n’attachent
jamais, - comme ce sera le cas par la suite, en particulier dans
le cadre du communisme autoritaire -, la dimension révolutionnaire
des ouvriers à l’appartenance à telle ou telle
organisation, ou à la classe ouvrière elle-même,
mais uniquement à leur capacité à se mettre
en « mouvement », à « agir » par
eux-mêmes pour leur émancipation. Le clivage n’est
ni idéologique, ni la conséquence d’un déterminisme
économique. Il oppose apathie et action, soumission et révolte.
Et, dans le contexte ouvrier d’alors, c’est la grève
qui sert de principe sélectif entre le révolutionnaire
et « celui qui refuse l’action de classe, celui qui
refuse de faire grève. Le briseur de grève, le crumiro
(kroumir), voilà le traître » (p. 169).
Contre la morgue et l’esprit obtus de tous ceux qui pensent
dans les catégories étroites de l’ordre existant,
J-A. de Seixas contribue ainsi à mettre à jour la
richesse et la signification de mouvements certes passés
et oubliés, ayant laissé bien peu de traces, mais
qui, au même titre que toute autre révolte face à
l’injustice, mais aussi l’art ou toute forme de création,
toute autre tentative d’exprimer la puissance de vie que chaque
être porte en lui-même, nous redisent ce que peut la
lutte émancipatrice, quelles que soient les circonstances.
Comme l’écrit J-A. de Seixas, à propos du mouvement
ouvrier brésilien mais d’une façon qui pourrait
s’appliquer à l’ensemble des expériences
libertaires : « L’histoire ouvrière s’exprime
sous des formes baroques : discontinuités, mouvements brusques
et inattendus, vides, chocs entre zones de lumière et d’ombre
; mais aussi continuité, harmonie et unité qui ne
se dégagent que du conflit. Et si la comparaison ne s’avère
pas trop impertinente, je dirais que le premier mouvement ouvrier
brésilien garde en lui quelque chose des prophètes
du maître Aleijadinho [un sculpteur brésilien baroque
connu sous le nom de l’"Estropié"] qui avec
leurs formes tordues et expressives, lourdement plantées
sur des socles de pierre, tournent leurs regards visionnaires vers
l’horizon » (p. 188).
Universalisme abstrait du socialisme et pluralisme concret
de l’anarchisme
Une dernière remarque. Dans son livre J-A de Seixas montre
bien ce qui sépare l’anarchisme du socialisme d’inspiration
marxiste, mais aussi les raisons du succès de l’anarchisme
au Brésil, pendant cette courte période (une vingtaine
d’années) où les classes ouvrières de
cette région parviennent à se mettre en mouvement
et à se constituer en force émancipatrice. Elle cite
tout d’abord un texte significatif de la Seconde Internationale
dominé par le marxisme et qui, en devenant politique, homogène
et uniforme, sous la forme des partis sociaux démocrates,
venait d’expulser de ses rangs les forces libertaires et leur
diversité : « Pour atteindre le but, il est nécessaire
et indispensable que le prolétariat s’organise avant
tout et que les travailleurs au Brésil, sans distinction
de nationalité, de couleurs ou de sexe, se constituent en
parti, en vue de l’émancipation de leur classe »
(cité p. 48, souligné par nous).
La divergence entre libertaires et socialistes (puis « communistes
») ne porte pas seulement sur l’importance déterminante
que le socialisme marxiste accorde à l’ « organisation
», là où sous la direction des savants et des
intellectuels, le socialisme scientiste se donne durablement les
moyens de diriger des masses abstraites et universalisées,
réduites à la puissance uniforme du nombre et de la
foule, et en attendant que l’ « organisation »
conquiert l’État, son homologue, cet instrument suprême
du socialisme dont le « parti » n’est qu’une
figure provisoire d’opposition. La divergence porte aussi
sur le refus logique du socialisme autoritaire de prendre en compte
la diversité et donc la réalité des composantes
de la classe ouvrière (sexes, âges, métiers,
nature et taille des lieux de production, couleurs de peau, origines
linguistiques et nationales, traditions locales et communautaires,
etc.). La divergence porte sur la volonté du socialisme autoritaire
de transformer (à l’instar du libéralisme économique)
la multiplicité et les singularités de cette réalité,
en individus et en masse universels abstraits.
Partout où ouvriers et ouvrières prenaient leur destin
en mains, à travers l’infinie diversité de leurs
conditions et de leurs formations, de l’East End juif de Londres
aux groupes anarchistes tchétchènes, russes, arméniens
et juifs d’Odessa, en passant par les paysans ukrainiens et
la multitude des métiers et des conditions de travail et
de vie des différents pays en voie d’industrialisation,
l’universalisme abstrait du socialisme autoritaire n’avait
effectivement que peu de chance d’imposer ses moules uniformateurs,
comme le montre l’exemple brésilien décrit par
J-A. de Seixas : « Quel aurait pu être, pour les jeunes
classes ouvrières, l’attrait d’un tel discours,
qui soulignait l’homogénéité alors qu’elles
étaient plurielles, qui songeait à gommer les différences
plutôt qu’à les prendre en considération.
» (p. 48)
Il est vrai que le marxisme autoritaire devait finir par triompher,
au Brésil comme ailleurs et au même moment (au début
des années vingt). Mais cette victoire s’identifie
à l’effondrement des mouvements ouvriers, à
leur perte d’autonomie, une victoire à la Pirrhus qui,
dans le cas du Brésil, comme en Allemagne, en Italie ou en
Russie et dans tant d’autres endroits, devait se traduire
par la victoire des dictatures fascistes ou communistes. Là
encore J-A. de Seixas analyse bien, pour ce qui concerne le Brésil,
les caractéristiques de cette victoire communiste sur l’autonomie
émancipatrices des forces ouvrières. « Répétitions
de mots, opiniâtreté à l’égard
de ce qui est tenu pour essentiel : l’unité-un(iniformité)
du mouvement ouvrier international » (p. 250). Une unité
et une uniformité que l’on retrouve sans cesse réaffirmées
sous la plume des dirigeants communistes brésiliens : «
Il n’y a pas un parti communiste […] sans la base fondamentale
de l’homogénéité doctrinaires entre tous
les adhérents. » (Movimento Communista, 1922, cité
ibid.). « Les intérêts et les aspirations du
PC ne sont pas différents des intérêts et des
aspirations du prolétariat en général. Au contraire,
le PC est l’unique parti ouvrier qui représente véritablement
les intérêts globaux de la classe ouvrière.
[…] Tous les intéressés devront s’unifier
et concentrer leurs efforts dans un bloc unique qui aille vers le
combat en rangs serrés, obéissant à un plan
commun unique. » (cité ibid.)
Daniel Colson
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