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Origine : Réfraction n°12 2004
http://refractions.plusloin.org/spip.php?article84
Les rapports de l’anarchisme avec la démocratie sont
trop souvent réduits à une analyse sommaire : soit
que l’on fasse des anarchistes (principalement en raison de
leur supposée violence politique) des « anti-démocrates
» plus ou moins bornés et finalement complices et frères
jumeaux de leurs (tout aussi supposés) ennemis autoritaires
; soit que l’on transforme leurs conceptions politiques en
rêveries ultra-démocratiques, en visions excessives,
utopiques et procédurières d’une vie politique
qui - le mieux étant toujours l’ennemi du bien - exigerait
au contraire, dans ses modalités imparfaites, le sens de
la mesure, du possible, du compromis et du juste milieu.
Transformées en procédés techniques autonomes,
applicables en toute circonstance et réduites le plus souvent
à la seule sphère des rapports de pouvoir et de prises
de décisions, les pratiques historiques des mouvements libertaires,
- démocratie directe, assemblées générales,
fédéralisme, mandats impératifs, syndicats,
soviets, contrats, communes, pactes, plénum, unanimité,
etc. - ne manquent pas par ailleurs, une fois salués la pureté
et le caractère idéal de leurs intentions initiales,
de susciter moqueries, colère ou indifférence. Comment,
en effet et par exemple, penser un système de « conseils
» sans une pyramide hiérarchisée extrêmement
lourde et incommode où, comme devait le montrer la révolution
russe, le haut (et ses « services spéciaux »)
finit toujours par dominer le bas et substituer sa dictature aussi
bien à la démocratie représentative classique
qu’aux rêves vite dissipés de la démocratie
directe ? L’expérience syndicale, avec ses congrès,
ses permanents, ses appareils et ses « bureaux », sa
langue de bois, ses votes, ses tendances et ses luttes pour le contrôle
de l’organisation, peut-elle vraiment prétendre révolutionner
les règles et les habitudes éprouvées de la
démocratie ? Comment, sérieusement, imaginer, sinon
de façon ponctuelle et exceptionnelle, qu’une assemblée
générale un peu importante puisse échapper
aux manipulations, aux décisions improvisées et, surtout,
à la rapide indifférence, à l’absentéisme
et au découragement du plus grand nombre, privé de
tout autre expression que ses cris et ses applaudissements ? Faut-il,
à l’inverse mais sans être plus convaincant,
rappeler les pratiques pour le moins étranges de la CNT espagnole
de 1934 décidant nationalement (par « plénum
») de ne pas participer à l’insurrection armée
proposée par l’UGT socialiste, alors même que
la CNT du Pays Basque choisissait pour sa part de s’y associer,
mais sans parvenir à empêcher, ici où là,
que des syndicats locaux ne décident à leur tour,
au nom du fédéralisme et de l’autonomie, de
ne pas se mêler d’un soulèvement qui, écrasé,
devait se solder par des milliers de morts et d’emprisonnés
? Faudrait-il, sur le mode comique cette fois, rappeler comment
les délégués espagnols au congrès de
l’Internationale à La Haye, en 1871, après avoir
fait un long et coûteux voyage, se sont systématiquement
abstenus au cours des votes, alors même que le Congrès,
par de multiples manipulations et autres mandats fantômes,
excluait de l’organisation tous leurs amis anarchistes ? Libertaires
eux aussi, les délégués espagnols respectaient
le mandat impératif qui leur avait été confié
plusieurs semaines auparavant et qui ne prévoyait en rien
ce qui allait se passer. Et comme il n’était pas question
qu’ils retournent en Espagne demander à leurs mandants
de prendre position sur les problèmes en cours - ils s’abstenaient
- en attendant de rentrer chez eux avec autant de difficultés,
de fatigues et de frais qu’à l’aller, mais indiscutablement
enrichis d’une nouvelle expérience, et plus convaincus
que jamais - après ce qu’ils avaient vu - de la justesse
de leurs propres pratiques collectives. En effet, au-delà
d’une ironie facile et bornée, on ne peut rien comprendre
au mode de fonctionnement des mouvements libertaires, sans le réinscrire
dans un projet d’ensemble beaucoup plus radical encore et
au côté duquel les différentes pratiques de
gestion directe, dans leur utopie apparente, peuvent être
perçues à juste titre sinon comme un moindre mal tout
au moins comme un contrepoids relevant presque du bon sens et du
réalisme. Assemblées générales, conseils,
syndicats, mandats impératifs, contrats, pactes, groupes
affinitaires, unanimité (au sein d’une entité
collective donnée), autonomie des individus et des groupes,
neutralité et passivité bienveillante (en cas de désaccords
mineurs ou non contradictoires), etc. : tous ces procédés
n’ont, en soi, aucun sens, ou très peu. Ce ne sont
pas des règles que l’on pourrait codifier et opposer
à d’autres, au nom d’un au-delà de la
démocratie. Dans ce qui les constitue, ils impliquent au
contraire un grand nombre d’autres conditions et transformations
préalables et concomitantes tout aussi radicales, dont ils
font intimement partie et sans lesquelles ils ne sont que formules
vides ou intempestives.
Démocratie directe et projet libertaire
Rappelons la nature d’un projet grâce auquel les modes
de fonctionnement des mouvements libertaires cessent d’être
une simple utopie constitutionnelle et procédurière.
Pour les anarchistes, mandats impératifs, assemblées
générales, conseils, syndicats, groupes affinitaires,
pactes, contrats ou consensus, ne relèvent pas d’une
sphère « politique » qu’ils prétendent
justement abolir. Ils constituent les aspects les plus visibles
d’une conception des rapports entre les êtres qui embrasse
la totalité de ce qui est, du plus petit au plus grand, des
interactions les plus immédiates aux associations les plus
vastes. En effet, pour l’anarchisme, et comme le montre plus
particulièrement Proudhon, toute réalité, toute
entité donnée est, à des degrés divers
d’intensité et de complexité, une force subjective
composée d’autres entités et d’autres
forces subjectives, et ceci à l’infini, en direction
du plus grand comme du plus petit. En conséquence, tout être
collectif, aussi vaste ou éphémère qu’il
puisse être, est un individu doté de subjectivité
et d’un vouloir propre. Et inversement ou réciproquement
tout individu est un groupe, un composé de forces et d’entités
inclues les unes dans les autres ; dans un rapport d’égalité
paradoxal fondé sur l’autonomie subjective des êtres,
là où, suivant la formule de Deleuze, « le plus
petit devient l’égal du plus grand dès qu’il
n’est pas séparé de ce qu’il peut »
[1]. Cette composition à l’infini d’entités
ou de forces collectives et subjectives pouvant chacune prétendre
à l’indépendance, à la révolte
et à la sécession, est au principe de l’anarchisme.
C’est elle qui justifie, pratiquement et théoriquement,
son combat contre toute entité prétendant imposer
sa loi à ses composantes, même et surtout lorsque cette
domination propose naïvement ou hypocritement diverses procédures
chargées de justifier ou d’atténuer ses prétentions
exorbitantes : votes, délégation, sacres, investitures,
examens, représentations royale, religieuse ou savante, bureau
politique, comité directeur, etc.
Comment expliquer qu’un être puisse s’approprier
et dominer d’autres êtres, quitte ensuite à leur
proposer différents moyens de donner leur avis, de «
participer », de croire qu’ils contrôlent leur
propre servitude ? Comment, à l’inverse, chaque être
peut-il retrouver sa liberté d’action, se poser comme
absolu et s’associer librement à d’autres pour
constituer une entité plus puissante et plus libre, là
où comme l’explique Bakounine, la liberté de
chacun trouve dans la liberté des autres la possibilité
de s’étendre « à l’infini »
[2] ? C’est à ces deux questions que l’anarchisme
prétend répondre, et ceci à travers une démonstration
en deux volets. [3] D’un côté, pour le mouvement
libertaire et pour ses nombreuses expérimentations, syndicales,
conseillistes, affinitaires ou insurrectionnelles, et comme nous
venons de le voir, tout être est une réalité
propre et singulière (nouvelle donc), dotée de subjectivité
et d’autonomie. Mais d’un autre côté et
en même temps, de façon égale et indissociable,
tout être ou toute entité, subjective par conséquence,
n’est que la « résultante » des entités
(tout aussi subjectives, autonomes et nouvelles puisque singulières)
qui la composent et la rendent possible à un moment donné,
sans lesquelles elle n’est rien, dont elle dépend entièrement
alors même qu’elle est plus et autre que chacune d’entre
elles comme de leur somme. C’est à l’intérieur
non de cette contradiction logique, mais de cette tension radicale
et antinomique, réelle et irréductible et donc source
incessante de vie et de transformation, que l’anarchisme peut,
à la fois, penser l’oppression et l’émancipation.
Les conditions de l’oppression et de l’émancipation
Parce qu’il est plus que ses composantes et que leur addition,
tout être (famille, entreprise, syndicat, communauté,
etc.), collectif et multiple par définition, tend, à
la fois : 1. à produire et posséder une existence
et une force propres, dotées de subjectivité ; 2.
mais aussi à hypostasier et à essentialiser cette
existence et cette force propres dans une entité qui, avec
raison, se vit comme un « moi » absolu, comme source
d’elle-même, mais en oubliant du même coup (second
terme de l’antinomie) qu’elle dépend entièrement
des êtres et des forces qui la composent et dont elle tire
toute sa puissance. C’est alors que de « résultante
» cette existence et cette force propres se transforment en
principe premier et illusoire, en source originaire mythique des
forces qui les rendent possibles. Refusant, à juste titre,
de se vivre comme un simple « effet » (déterminé)
puisqu’elle est plus et autre que ses composantes, toute entité
tend à se vivre comme la « cause » tout aussi
mensongère (déterminante) des êtres qui la composent
et dont elle dépend, en permettant ainsi à certaines
de ses composantes de s’approprier cette force collective
commune par la magie symbolique de la « propriété
» et des signes, de s’identifier à elle (une
partie pour le tout), de la « représenter » et
de la retourner ainsi contre les forces qui la produisent, de la
transformer en puissance dominatrice capable, à la manière
de Dieu et de ses prêtres, du Capital et de ses propriétaires
et de ses gestionnaires, de l’État et de ses représentants,
d’exploiter et de dominer les êtres sans lesquels elle
n’est rien.
Source d’oppression et d’exploitation, la réalité
collective des êtres est cependant - en même temps et
pour les mêmes raisons - une source d’émancipation,
et ceci de deux façons.
1. En raison de leur caractère composé et composite
en premier lieu qui ne manque jamais de se rappeler à eux,
comme devaient le montrer le traumatisme subjectif des grèves
à la fin du xixe siècle, puis le projet révolutionnaire
de la « grève générale », mais
aussi toutes les insurrections, depuis la retraite de la plèbe
romaine sur l’Aventin jusqu’au soulèvement des
Iraniens contre la domination impériale de ce pays, en passant
par la moindre insolence ou passivité d’écolier.
Toute révolte, toute défection ou toute « absence
», aussi fugitive et minuscule qu’elle puisse être,
contribue à déchirer le voile de la domination, à
révéler à tous que le roi est nu, que les empereurs,
les papes, les dirigeants d’entreprise ne sont rien sous leurs
uniformes, leurs costumes croisés, leurs signes ostentatoires
de puissance, dès lors que des forces constitutives de cette
puissance décident de ne plus agir ou d’agir autrement,
en découvrant, d’un seul coup, pratiquement, et la
réalité du monde qui les constitue et le mensonge
et le caractère odieux de l’ordre qu’elles avaient
supporté jusqu’ici, et la possibilité d’inventer
ainsi un ordre radicalement différent.
2. Mais, en second lieu, il n’est pas jusqu’au sentiment
subjectif (et justifié) du « moi absolu » propre
à chaque être qui ne soit lui aussi la source de l’émancipation
comme il l’est de l’oppression. Si tout être peut
se croire autorisé, à travers certains de ses organes
(le bureau politique, le gouvernement, le conseil d’administration
ou, pour l’individu, le cerveau et la « conscience »),
à dominer ses composantes, à les transformer en effets
subalternes de sa puissance, il est tout autant conduit, et pour
les mêmes raisons, à refuser de subir lui-même
cette domination de la part d’une autre force, à toujours
chercher à être dominant, en multipliant ainsi - à
l’infini - les absolus, en provoquant anarchie et lutte de
tous contre tous, à l’intérieur de soi comme
avec les autres ; mais en suscitant également sans cesse
la révolte contre toute forme d’oppression et finalement
la possibilité ou la volonté de construire un autre
monde libéré de l’oppression, la « libre
association de forces libres » dont parle Bakounine.
A partir de cette perception subjective et anarchique de ce qui
est, les différentes pratiques et conceptions des mouvements
libertaires - assemblée générale, groupes affinitaires,
conseils, syndicats, mandats impératifs, associations, coopérations,
scissions, dissidences, violence, non-violence, etc. - peuvent,
dans leur grande diversité, sinon convaincre les sceptiques
tout au moins exiger leur attention. Aussi chaotiques qu’elles
puissent paraître - à l’image de la réalité
qui nous constitue et qui constitue le monde -, ces modalités
d’existence et de relation des mouvements libertaires, durables
ou ponctuelles, affirmées comme tels ou non, cessent d’être
rabattues sur les moments exceptionnels de troubles et de révolutions
et, surtout, sur le seul terrain de la gestion du pouvoir, comme
si l’ordre et l’existence du monde établi reposaient
sur l’organisation des États, des religions ou des
marchés, comme si cet ordre et cette existence ne dépendaient
pas entièrement de la multitude infinie des interactions
et des êtres plus ou moins associés et « sériés
» (dirait Proudhon) par le hasard des rencontres et des rapports
de forces, mais aussi par l’expérience, le sens pratique
et l’amour de chaque être pour sa liberté. Dans
leur diversité, les modalités d’existence des
mouvements libertaires, minuscules ou de grande ampleur, deviennent
les expressions pratiques et théoriques de la totalité
de ce qui est. Elles deviennent les expressions expérimentales
des mille manières de recomposer la réalité,
d’établir des relations entre les êtres qui respectent
le pluralisme de ce qu’ils sont et de ce qu’ils peuvent,
le droit à l’indépendance et à la dignité
absolue de toutes les forces qui les constituent, et ainsi de permettre
le déploiement d’un monde émancipé capable
de libérer le maximum de puissance et donc de liberté.
Il est vrai cependant qu’à cette analyse et à
cette pratique (indéniablement optimiste) on peut opposer
de très nombreuses objections qu’il n’est pas
possible de toutes considérer ici ; mais on peut rapidement
examiner deux d’entre elles.
Les arguments intéressés du haut et du bas
Aveuglés par les évidences fonctionnelles et topologiques
de la hiérarchie, du commandement et des pouvoirs du haut
sur le bas, les observateurs cyniques et intéressés
du monde présent peuvent à juste titre faire remarquer
que, « résultante » ou non, les forces collectives
ne manquent pas de posséder une indéniable consistance
dont les libertaires devraient avoir appris à reconnaître
depuis longtemps (par expérience et à leur dépens)
la vigueur et la résistance. Et il est vrai que les mouvements
anarchistes n’ont pas attendu leurs contradicteurs pour observer
en quoi les puissances collectives ne sont pas seulement l’expression
directe et évidente de la pluralité des êtres
et des forces qui les composent, en autorisant ainsi un refus ou
une réappropriation potentiels dont on pourrait effectivement
se demander pourquoi ils ne sont pas plus fréquents. En effet,
chaque force collective, chaque résultante, tend à
se doter d’un corps propre et hiérarchisé, à
la fois physique et symbolique - imposant, coercitif et persuasif
-, certes toujours dépendant des associations et des êtres
qui le rendent possible (à travers l’impôt par
exemple), mais seulement de façon indirecte et de plus en
plus imperceptible, en dressant devant eux la puissance de leur
association, en la retournant contre eux, sous la forme d’appareils
et d’organes de pouvoir (armées, polices), de règles
et d’institutions commerciales et juridiques (bourses, tribunaux),
de cérémonies et de symboles divers (bijoux, écharpes,
sceptres, tiares, bureaux de ministre), en donnant un corps propre
et permanent à des résultantes métamorphosées
en transcendances (États, religions, fortunes et marchés)
capables de traverser le temps, au-dessus de la multitude des êtres
éphémères et anonymes qui s’épuisent
à les produire et à les entretenir, de loin (comme
les mineurs d’Afrique du Sud) ou de façon invisible
(comme les femmes de ménage des ministères), en éprouvant
ainsi eux-mêmes combien ils en diffèrent de nature.
L’État possède sa police, son armée,
ses calendriers, ses appareils administratifs et juridiques, ses
fastes et ses industries de luxe (dorure, reliure, galons, armement),
ses marches militaires, ses savoirs et ses techniques. Le Capital
possède ses comptes, ses symboles financiers, ses bourses,
ses banques et ses agents de change, ses tableaux clignotants et
ses journalistes spécialisés, ses bureaux des méthodes
et ses fiches de paie, ses organes de gestion et ses marchés,
son arithmétique simpliste du plus et du moins. Dieu possède
ses prêtres et ses prédicateurs, ses églises
et ses mosquées, ses rituels, ses calendriers et ses cantiques,
ses génuflexions et autres prosternations. Tous possèdent
des discours et des techniques longuement éprouvés
(confessions, auditions, entretiens thérapeutiques, publicités,
écoles, cercles de qualité, examens de conscience,
calcul économique), capables d’introduire et d’entretenir
dans la moindre force et entité dont ils dépendent
pourtant, dans le moindre repli des corps et des choses, la légitimité
de leur domination et de leur suffisance. Tous possèdent,
grâce à des techniques, des intermédiaires,
des chargés d’affaire et des services nombreux et variés,
l’art de la coordination, de la gestion, de l’unification
et de l’harmonisation justifiant leur raison d’être
et leur caractère indispensable.
Comment ces énormes appareils pourraient-ils disparaître
autrement que par une destruction pure et simple, frontale, difficile,
et au risque certain de substituer aux institutions et aux rouages
détruits une anarchie invivable appelant rapidement à
la recomposition d’un ordre d’autant plus inflexible
que le chaos fut plus grand ? Comment, avec raison et réalisme,
ne pas se contenter de doubler les organes imposants de la domination
politique, économique et religieuse, par un système
de contrôle « démocratique », par un surmoi
citoyen certes largement impuissant mais doublé à
son tour de « modérateurs », de « cours
des comptes », de « commissions de contrôle »,
d’« observatoires » et autres « comités
d’éthique », servant, sinon de garde-fou, tout
au moins de signal sonore aux limites à ne pas dépasser
trop visiblement ? Bref, comment l’autonomisation radicale
des êtres collectifs pourrait-elle offrir une autre alternative
que le chaos assuré, la démonstration par l’absurde,
d’une part du caractère effectivement « anarchique
» du projet révolutionnaire qu’elle implique
et, d’autre part, du caractère absolument nécessaire
des raisons d’être de Dieu, de l’État et
de la loi d’airain du marché ?
À ces questions impressionnantes, ne semblant devoir souffrir
aucune autre réponse que l’acquiescement du bon sens,
l’anarchisme se doit pourtant - avec patience et modestie
- d’opposer la pertinence et la subtilité trop souvent
mal perçues de ses analyses et de ses expérimentations,
et plus particulièrement de sa conception des êtres
et du réel. En effet, si la pensée libertaire n’ignore
pas la puissance des dominations sociales, politiques et économiques,
leur capacité à se doter d’organes propres,
capables de masquer leur caractère de résultantes,
de démultiplier à l’infini leurs fonctions de
contrôle et de lien, et d’ordonner ainsi le monde à
leur profit, elle refuse de se laisser impressionner par les apparences
formidables et lourdement métaphoriques du haut et du bas,
du ciel et de la terre, du centre et de ses marges, de la tête
et des bras, là où sous le vernis ou les manteaux
semés d’étoiles des formes et des apparats,
chaque puissance cherche à masquer sa propre dépendance
à ce qui la constitue. Parce que, dans l’analyse anarchiste,
tout être, sans exception, du plus petit au plus grand, est
forcément le composé d’un grand nombre d’autres
êtres tout aussi multiples (à l’infini), ce qui
est vrai des États, des Églises ou des multinationales
l’est tout autant du moindre des organes et rouages que ces
grandes entités se donnent pour croire et faire croire un
moment - à la façon du baron de Münchhausen se
tenant par les cheveux - qu’elles existent par elles-mêmes.
Comme le président ou le roi, obligé d’enfiler
sa culotte tous les matins, mais aussi de lever la main pour se
peigner ou s’asseoir pour qu’on le fasse à sa
place, ou encore de manger et de digérer, en mobilisant chaque
fois un grand nombre d’êtres associés dans de
multiples directions (cuisiniers, fourneaux et fabricants de fourneaux,
écoles hôtelières, enzymes, chauffe-plats, papilles,
serveurs, saucisses de Lorraine, eau de Vichy, estomac, etc.), chaque
organe du pouvoir, aussi superfétatoire qu’il puisse
être par ailleurs - le protocole par exemple - ne manque pas
lui aussi, pour s’effectuer, d’exiger l’association
d’un nombre tout aussi infini d’éléments
concrets et matériels - chambellans, voitures, chauffeurs,
tapis rouge, tisseuses indiennes, etc. - eux-mêmes composés
à l’infini. Comme les entités auxquelles ils
obéissent et auxquelles ils pensent (non sans une certaine
vérité) tout devoir (leur rang, leur fonction, leur
paie), les organes « fonctionnaires » des différentes
dominations, même les plus dérisoires, les plus inutiles
et les plus artificiels, impliquent tous et pour chacun d’entre
eux la totalité des éléments associés
de la production matérielle qu’ils étaient pourtant
chargés de survoler à la façon des dieux du
ciel d’où tout émanerait et proviendrait, et
sans lesquels pourtant ils ne sont rien ; comme le montre le moindre
court-circuit d’une voiture officielle, ou encore le «
concours » de circonstances (autre association possible) qui
devait tuer lady Di (paparazzi, lecteurs de la presse à «
sensation », stress de la vie moderne, état alcoolique
du chauffeur, tunnel routier, voiture trop puissante, etc.). Du
point de vue de ce qui est, la réalité matérielle
est partout, à grande et à petite échelle,
dans le fond et en surface, en haut et en bas, au centre et à
la périphérie des êtres existant à un
moment donné et qui, du point de vue de leurs formes cette
fois, pourraient aussi bien marcher la tête en bas, avoir
leurs centres nerveux au bout de leurs antennes ou revêtir
leur dirigeant suprême d’une veste de garde champêtre
(Staline), d’un bleu de chauffe (Mao), le voir tisser lui-même
ses vêtements (Gandhi) ou, à la manière de Napoléon
cette fois, s’habiller en « petit caporal » avec
bicorne et gilet (où passer la main et ranger sa montre)
- sans cesser pour autant d’associer, de près comme
de loin, partout et en chaque lieu, et aussi minuscules qu’ils
soient, la totalité de ce qui est (depuis le big-bang jusqu’aux
langues indo-européennes en passant par le coup de main d’un
chauffeur de maître faisant briller les phares de sa voiture
de fonction avec une peau de chamois).
Vision d’ensemble et singularités
La seconde objection au projet libertaire, plus défensive,
est assez proche de la première et pourrait se formuler ainsi
: On voit bien où, vous anarchistes, vous voulez en venir.
Sous prétexte qu’il n’existe que des singularités,
vous voulez affirmer que toute réalité humaine est
potentiellement toujours l’égale d’une autre,
quelle que soit sa nature, son lieu ou sa fonction du moment - le
président dans son bureau (et ses démangeaisons produites
par le stress), les différentes branches industrielles qui
assurent la puissance de l’État qu’il dirige,
mais aussi les femmes de ménage qui vident ses corbeilles
-, et ceci à l’infini d’une anarchie foncière
qui refuse toute prééminence durable, toute coordination
centralisée, toute compétence et toute autorité
instituées à laquelle les autres êtres devraient
accepter de se plier, de soumettre et de limiter ce qu’ils
peuvent par ailleurs.
Et il est vrai que du point de vue libertaire, en droit et au regard
du caractère composé du réel mais surtout de
la subjectivité et de la singularité des êtres,
tout être est l’égal d’un autre. Mais cette
égalité, affirmée avec tant de force et d’entêtement,
n’a rien de juridique ni d’idéal, dans le ciel
des déclarations et des Constitutions officielles (pour les
« hommes » par exemple, au moment de la Révolution
française, puis pour les femmes, les enfants, les «
gens de couleur », les handicapés, ou, depuis peu,
les vieux et un certain nombre d’animaux rares ou familiers
et menacés eux aussi de disparition, en attendant la couche
d’ozone ou les fromages non pasteurisés). Pour l’anarchisme,
l’égalité entre les êtres n’a rien
d’idéal ou de transcendant. Elle est réelle
et trivialement matérielle, dans l’effectivité
de leur existence et de leur singularité, de ce dont chacun
d’entre eux est porteur comme associations possibles, comme
virtualités infinies et inouïes. C’est pourquoi
les femmes de ménage du palais de l’Élysée
- ne serait-ce que sur le seul terrain social et politique (la fameuse
« cuisinière » du Lénine de 1917) - sont
les égales du président qu’elles servent, non
en droit mais en fait, du point de vue du réel, de la matérialité
de leurs activités, et sans préjuger de l’évaluation
des effets positifs ou négatifs, émancipateurs ou
mutilants, des unes et de l’autre. Pire encore, du point de
vue libertaire et à la manière des occupants cénétistes
du central téléphonique de Barcelone en 1936, mais
aussi des grévistes de l’EDF, et comme le soutint Lénine
(dans un bref moment d’égarement politique), les femmes
de ménage en question peuvent aussi bien, en tant que «
syndicat des femmes de ménage du palais présidentiel
» (SFMPP) ou tout autre « conseil » ou «
collectif », prétendre être maîtresses
d’elles-mêmes là où elles sont avec tout
ce qui y existe (pourquoi d’autres plutôt qu’elles-mêmes
?), y compris bien sûr pour ce qui concerne la possibilité
d’appuyer sur les boutons de la force de frappe, après
- éventuellement - une concertation avec le syndicat des
chauffeurs de voitures officielles, et le soviet des huissiers ou
des employé.e.s des cuisines.
Pourquoi en effet, le « syndicat des techniciennes de surface
de l’Élysée » (STSE) devrait-il, d’un
point de vue anarchiste, être renvoyé aussitôt
(après des troubles révolutionnaires), à ses
serpillières et à ses balais, confier la garde des
locaux présidentiels à une milice populaire (et virile)
(envoyée par qui ? obéissant à quelle autorité,
dotée de quelle légitimité ?) ou, au mieux,
continuer de se charger de l’occupation des lieux mais en
prenant ses consignes (en particulier pour ce qui concerne la force
de frappe) auprès de son union locale ou de sa fédération,
elles-mêmes priées d’obéir à l’union
départementale et, finalement aux décisions du bureau
confédéral réuni jour et nuit et forcément
un peu débordé par le nombre des décisions
à prendre ? Pourquoi, et bien que de façon plus raisonnable,
le syndicat des femmes de ménage, transformé en organe
d’autogestion, devrait-il forcément s’attacher
à ce qui faisait la spécificité fonctionnelle
de ses adhérentes : passer l’aspirateur, tenir les
locaux « propres » pour les nouveaux représentants
du pouvoir révolutionnaire ? Ou bien encore, et pour résumer
les questions précédentes, en quoi le collectif des
femmes de ménage de l’Élysée (collectif
syndical, mais aussi, sans doute, de travail, d’amitié,
de conflits et de sous-groupes divers et changeants), devrait-il
choisir entre : 1. se limiter, avec sagesse et raison, à
la modestie de son rôle antérieur (un petit syndicat,
une fonction subalterne, même « haut placée »)
; 2. se laisser aller au contraire, dans l’exaltation des
événements, avec Lénine et comme lui, au maléfice
des lieux, à la folie des grandeurs, au désir du pouvoir,
des ors, des ordres, des tapis (rouges) et des boutons transparents
(mais déterminants pour l’avenir de l’humanité)
; 3. ou encore, de la façon la plus rationnelle qui soit,
du point de vue « démocratique » et de ses fausses
égalités numériques, se contenter - comme tout
le monde - d’inviter ses membres à aller voter, à
participer au jeu du pouvoir et de la hiérarchie vite reconstitués,
et, avec l’apport de ses quelques dizaines de voix, contribuer
(à bulletin secret) à l’élection d’un
nouveau président dont personne ne doute qu’il ne puisse
aussitôt, comme Lula au Brésil ou Aristide à
Haïti, faire à son tour tomber sa cendre de cigare sur
les tapis et remplir de nouveau les corbeilles à papier.
Parce qu’il prétend bien, et de façon tout
à faire rationnelle (entre autres grâce aux miracles
plus ou moins maîtrisés de la chimie), transformer
les épées en socs de charrue ou les canons en statues
de bronze [4] et redonner aux lanternes leur réalité
de vessies, le projet libertaire se propose effectivement d’explorer
de tout autres possibles. Pour lui - et pour continuer d’examiner
les conditions locales d’une révolution -, les chauffeurs,
huissiers, femmes et hommes de ménage du palais de l’Élysée,
disposent d’un grand nombre d’autres modalités
de recomposition de ce qu’ils étaient précédemment.
Ils peuvent par exemple, avec une simple paire de tenailles et un
ami informaticien compétent, non seulement couper les câbles
du drapeau bleu blanc rouge, mais aussi les fils hiérarchiques
reliant le bureau présidentiel aux silos atomiques, et transformer
aussitôt la mallette de commande et de commandement, avec
ses cuirs et ses cadrans multicolores, en œuvre d’art
plus ou moins psychédélique capable en tout cas d’amuser
les enfants. En effet, dans le cadre indéterminé et
expérimental des moments révolutionnaires, les différents
personnels de l’ancien palais présidentiel, peuvent
également découvrir qu’ils avaient aussi des
enfants (par ailleurs), et décider, éventuellement
sur le modèle ponctuel des anciens arbres de Noël, de
transformer l’Élysée en crèche pour les
habitants du premier arrondissement de Paris, de monter une école,
de transformer le parc en jardin potager expérimental et
- le haut devenant non pas le bas, mais un endroit égal aux
autres, sur un même plan de réalité - de faire
de l’ancien site suprême du pouvoir un des innombrables
lieux d’innovation sociale et révolutionnaire.
En d’autres termes, ce que peut d’abord la multitude
des lieux dominés et subalternes ou bien sûr des lieux
de production des forces collectives, tout lieu, aussi inutile ou
asservi au pouvoir qu’il puisse être tout d’abord,
le peut également dès lors qu’il fait appel
à une réalité certes jusqu’ici ordonnée
de façon extrêmement restrictive - le « ménage
» dans les ministères par exemple -, mais disposant,
comme toute chose, de virtualités infinies, quelles que soient
les figures et la magnificence superfétatoires que cette
réalité donne à voir ici ou là. En effet,
si, d’un point de vue anarchiste, les rapports d’oppression
et de discrimination hiérarchisés définissent
les principaux espaces où peuvent naître et se déterminer
la révolte et une recomposition émancipatrice de ce
qui est, cette corrélation n’a rien d’automatique.
Et elle n’exclut en rien que la révolte et le désir
d’une transformation radicale ne puissent naître également
ailleurs lorsque les circonstances les rendent possibles, au cœur
même des lieux de pouvoir là où règnent
également, d’une autre façon, l’oppression
et la mutilation des possibles, sous les uniformes illusoires, les
fonctions faussement honorifiques ou tout aussi triviales qu’ailleurs
(balayer, nettoyer les toilettes, même luxueuses mais forcément
plus ou moins monofonctionnelles). La possibilité de voir
naître des forces émancipatrice est présente
partout, même là où on les attend le moins,
dans la vie (souvent sordide) des commissariats et des casernes
par exemple, en autorisant parfois les révoltés à
crier « la police avec nous », et à être
effectivement entendus, comme ce fut le cas à Budapest en
1956 (après quelques coups de fusils, il est vrai), ou à
Barcelone vingt ans plus tôt, lorsque jusqu’ici ennemis
irréconciliables, les ouvriers de la CNT et les gardes d’assaut
firent le coup de feu côte à côte et patrouillèrent
ensemble dans les rues de la ville, en attendant que les vareuses
et les casquettes militaires disparaissent d’elles-mêmes
quelque temps dans le paysage insurrectionnel, puis ne renaissent
(plus rutilantes que jamais) sous les ordres et l’impulsion
de la Généralité et du parti communiste.
Anarchie, raison collective et démocratie directe
En conclusion et donc de façon ramassée et un peu
obscure, on pourrait dire ceci. Pour l’anarchisme il ne s’agit
pas de substituer aux organes et aux procédés de pouvoir
et de gestion, d’autres organes et procédures, même
qualifiés de « libertaires » ou d’«
autogestionnaires », et que l’on pourrait choisir dans
le catalogue de La Redoute. Pour l’anarchisme, il s’agit
d’abolir tout organe et toute procédure de pouvoir
institué, de les dissoudre, de l’extérieur comme
de l’intérieur, au profit d’une affirmation et
d’un agencement directs et horizontaux des forces et des êtres
constitutifs de cette vie et de cette réalité, au
profit de ce que les mouvements libertaires les plus récents
ont appelé l’autogestion généralisée.
Bref, et comme chacun le sait, pour l’anarchisme il s’agit
de détruire l’État et, à travers lui
et avec lui, toutes les puissances (politiques, idéologiques,
économiques) prétendant unifier la réalité,
la représenter, l’ordonner, la dominer et jouir ainsi
de ce qu’elle peut. Aux puissances dominatrices et centralisatrices,
l’anarchisme prétend substituer la libre association
de forces libres. À l’un et au même, l’anarchisme
prétend substituer le multiple et le différent qui
ne cessent jamais de s’affirmer, de protester et, parfois
de se révolter sous les apparences oppressives des mises
en ordre et des représentations.
Comment la libération de l’anarchie du réel,
comment l’affirmation absolue de l’autonomie tout aussi
absolue d’êtres en incessantes transformations pourraient-elles
substituer au monde existant un autre monde émancipé
de toute domination, capable de libérer toute la puissance
et donc toute la liberté dont il est porteur ? En d’autres
termes, qu’est- ce qui, du point de vue du réel, peut
autoriser un être quelconque et à un moment donné
(parfois extrêmement bref), à devenir, de façon
singulière mais égale, un des multiples lieux où
se jouent l’émancipation mais aussi l’harmonisation
et l’équilibre d’un monde commun, la rencontre
de tous avec tous ? Qu’est-ce qui autorise cet être
quelconque (mais au même titre que tous les autres) à
nouer une multitude de rapports avec d’autres entités,
ou encore à se défaire et se recomposer en un nombre
tout aussi grand d’êtres nouveaux, et surtout à
constituer ainsi - à travers ce mouvement et ces changements
incessants de ce qu’il est, par lui-même et dans ses
rapports avec les autres - un des innombrables foyers d’une
interaction collective à la fois entièrement horizontale
et démultipliée à l’infini ? Ce sont
toutes ces questions auxquelles l’anarchisme prétend
répondre, en particulier (et entre autres choses) à
partir de deux grands postulats ou affirmations :
-1. La première est au fondement de la néo-monadologie
proudhonienne et elle possède deux dimensions intimement
liées : a) tout être existant à un moment donné,
aussi modeste qu’il soit, possède en lui même,
mais sous un certain point de vue, la totalité de ce qui
est, la totalité des possibles, en justifiant ainsi, réellement,
et son autonomie absolue, et sa capacité à appréhender
(à partir de lui-même, de son propre fond), la totalité
des autres êtres, des autres points de vue ; b) tout être
est un « groupe », un « composé de puissances
», en multipliant ainsi à l’infini les composés
ou les agencements possibles (de façon interne, comme dans
ses relations avec les autres êtres), mais aussi, à
un moment donné, sa façon de posséder la totalité
de ce qui est ; à travers une infinité d’infinis
associés les uns aux autres, les uns dans les autres, à
l’intérieur de ce que Bakounine appelle la «
nature ». [5]
2. Le second postulat porte sur la nature des êtres collectifs
et sur ce qui les autorise à refuser toute médiation
et toute représentation. Pour l’anarchisme, tel qu’il
a pu se développer et s’expérimenter à
la suite de Proudhon tout au moins, toute entité collective
possède deux faces distinctes et indissociables : a) une
face matérielle tout d’abord, exprimable en termes
de forces, de puissances, mais aussi d’affects, de volontés
et de désirs ; b) une face d’expression justement,
exprimable en termes de signes et de symboles, et dont le langage
fournit l’indication la plus perceptible. En refusant la représentation
- politique en l’occurrence -, source de tous les pouvoirs
et de toutes les dépossessions, l’anarchisme ne lui
oppose pas l’ineffable, le brut, l’instinctif ou l’affectif.
Il lui oppose une autre façon de concevoir les rapports entre
les signes et les choses, la matière et la forme, les signifiés
et les signifiants. Dans le projet et les mouvements libertaires,
ces rapports cessent d’obéir à la représentation,
là où les signes se mettent frauduleusement à
la place des choses en masquant leur propre puissance, leur propre
volonté, leur propre matérialité. Ils relèvent
de l’expression, là où choses et signes, force
et signification vont toujours de pair, sont indissociables. C’est
en ce sens que l’anarchisme conçoit la démocratie
directe, la capacité des êtres à penser et à
exprimer eux-mêmes, directement, à partir de leur expérience
et de leur subjectivité, toutes les nuances des rapports
qui les unissent et qui les opposent, la transformation parfois
extrêmement rapide de ces rapports, leur complexité,
leur capacité à posséder une multitude de devenirs
mais aussi de valeurs et de significations possibles. C’est
en ce sens que le projet libertaire peut prétendre élaborer
un monde émancipé où raison et désir,
signification et force ne seraient plus séparés, où
raison et signification seraient directement l’expression
des forces, des désirs et des subjectivités, sans
lesquels aucun critère, aucun Dieu, aucune vérité
extérieure, ne peut permettre de dire où est l’émancipation,
où est l’oppression. C’est en ce sens que le
projet libertaire prétend bien se réapproprier, autrement,
les signes, les discours et la raison des choses, à travers
ce que Spinoza appelle les « notions communes » et Proudhon
la « raison publique » ou la « raison collective
».
Daniel Colson
[1] 1. Différence et Répétition, PUF, 1968,
p. 55.
[2] 2. M. Bakounine, l’Empire knouto-germanique, Œuvres
complètes, vol. VIII, éd. Champ libre, 1982, p. 173.
[3] 3. Pour une analyse plus détaillée de ces questions,
voir Daniel Colson, Trois essais de philosophie anarchiste, Islam,
Histoire, Monadologie, Léo Scheer, 2004.
[4] Voir Gustave Courbet, Appel à l’armée allemande
et aux artistes allemands, 1870.
[5] Considérations philosophiques sur le fantôme divin,
le monde réel et sur l’homme, Œuvres, Stock, 1908,
tome III, pp. 216 et suivantes.
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