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Origine : http://nervenne.com/spip.php?article671
D’après lagryffe.net. Article paru dans le n°1319
du Monde Libertaire, paru le jeudi 8 mai 2003.
Cet article a été recopié collé du site
cybertaria.net, qui met l’ensemble du Monde Libertaire en
ligne !
Voir en ligne :
http://lagryffe.net/spip.php?article352
L’ouvrage de Daniel Colson, son Petit Lexique philosophique
de l’anarchisme, arrive au bon moment. La réflexion
théorique anarchiste connaît en effet un certain regain
parallèlement à l’implication des libertaires
sur le terrain social et l’altermondialisation. Tandis que
piétinent les réflexions de ladite écologie
sociale, qui n’ose rompre clairement avec les dérives
de l’écologie profonde ou du primitivisme, à
l’exception des bookchinistes, et que réapparaissent
au sein des publications libertaires des références
à la théorie marxiste dans ce qu’elle a d’acceptable
sans que cela suscite trop de cris d’orfraie, mais ce qui
pose quand même question, il y a assurément de la place
pour une réflexion originale qui parte sans complexe, sans
culte des racines mais sans amnésie ni regret non plus, des
acquis de la philosophie anarchiste.
Là où Daniel Colson vise juste, tout en se montrant
très habile sans duplicité aucune, c’est dans
l’interrelation entre le fond et la forme de son livre. Non
seulement les entrées du lexique se détachent des
conventions, en innovant sur certains intitulés, en opérant
des choix draconiens, criticables parfois, mais toujours cohérents
et explicités, mais elles reposent aussi sur un jonglage
réflexif en renvoyant systématiquement à d’autres
entrées, les unes aux autres, sans ordre strict. Le lecteur
peut précisément « entrer » dans le livre
et sa pensée par tous les bouts, au hasard de la page, de
la définition qu’il cherche ou même le parcourir
en continu.
Autrement dit, à partir de la subjectivité affirmée
par Colson, hautement revendiquée en tant que telle, le lecteur
peut bâtir librement sa propre réflexion personnelle,
tout autant subjective. C’est une démarche hautement
libertaire dans son principe, dans sa sensualité même
car les chemins de la pensée épousent avec désir
les méandres qui s’offrent à lui. Elle est fondamentalement
novatrice car, à ma connaissance, elle n’est guère
courante, même dans la tradition anarchiste. N’oublions
pas toutefois qu’il ne s’agit pas d’un quelconque
supermarché de la pensée, car la réflexion
de Colson est construite et cohérente, son subjectivisme
absolu n’est en rien la justification d’une sorte de
relativisme comme l’introduction le signale avec vigueur.
Ce serait plutôt une maison que le lecteur bâtit avec
l’auteur, ou d’un jardin qu’il cultive, ou contemple,
au gré du temps et de l’espace.
Très modestement - au vu de la réflexion fournie
- mais aussi très justement, le lexique se dénomme
« petit » : car au-delà des pistes ouvertes ou
réouvertes, des sociologues et des philosophes traditionnellement
situés au-dehors de la pensée libertaire et appelés
à la rescousse, comme les Tardé, Deleuze et Simondon
raccrochés au train de la monadologie, Colson sait qu’il
en existe bien d’autres, notamment en dehors de la sphère
occidentale, du côté, par exemple, des mondes arabo-persan
(Ibn Khaldoun, al-Khayyâm, al-Bîrunî), indien,
chinois (les dissidents du taoïsme et du confucianisme) ou
japonais (Andô Shôeki au XVIIIe siècle).
Bien sûr, on tiquera sur tel ou tel oubli, sur ces rapprochements
que l’on pourra estimer abusifs, extrapolés (Whitehead,
par exemple), ou simplement frustrants faute de pouvoir disposer
de plus amples développements. Cette critique en a déjà
été faite ailleurs. Il n’en reste pas moins
que certaines perspectives ouvertes par Colson sont tout à
fait passionnantes et stimulantes non seulement intellectuellement,
dans le bouillonnement de la pensée, mais aussi politiquement,
dans la compréhension de la marche du monde à travers
la philosophie.
Cela dit, c’est précisément sur ce point que
l’approche achoppe. De l’ensemble, il ressort en effet
qu’un certain nombre d’idées, de principes et
d’aspirations libertaires (ou leurs contraires) ont, au sein
de l’humanité, une existence « quasi universelle
et ontologique », comme l’a remarqué Jean-Pierre
Duteuil dans son compte-rendu du livre (Courant alternatif, décembre
2002). On peut même accentuer la critique en considérant
que l’existence de ces idées semble être considérée
comme éternelle et an-historique. La contextualisation historique
(et donc économique, sociale, culturelle, géographique,
etc.) de ces principes manque singulièrement, pour ne pas
dire totalement. Ce qui pose une série de problèmes
à la fois philosophiques et politiques.
Certes, l’objectif n’était pas d’élaborer
une histoire des idées. Mais la multiplicité, malgré
tout, des références à certains événements
ou personnages de l’histoire montre que l’ouvrage ne
peut pas vraiment y échapper, et qu’il biaise. Il n’est
pas loin, parfois, de l’idéalisme philosophique, ce
qui serait un comble vu ses citations fréquentes de Bakounine
qui s’affirmait matérialiste comme bien d’autres
anarchistes. L’influence récurrente et féconde
de Proudhon, dont c’est le grand retour, en est probablement
à l’origine, mais on sait que l’idéo-réalisme
de Proudhon, comme l’appelait le philosophe Yves Roucaute,
est complexe.
Cette lacune historique s’avère contradictoire même
en gardant le point de vue de l’auteur. En effet, si Colson
se montre plutôt nuancé quant à l’héritage
des Lumières, on sent bien une nostalgie quant à la
philosophie traditionnelle antérieure à Descartes
ou postérieure à celui-ci en étant réactivée
sous la forme du monisme, qui n’est à mon avis rien
d’autre que le holisme traditionnel des chamans et des gourous,
voire de certains incubateurs de la Gnose, de la Bible ou du Coran.
Cette préférence indique bien, a contrario, que certaines
périodes historiques, comme le tournant de la Renaissance,
ont connu des ruptures dans la pensée humaine, qui correspondent
de surcroît à des tournants politiques et socio-économiques.
Les évolutions idéologiques sont indissociables du
contexte matériel. De multiples facteurs interagissent de
différentes façons, sans hiérarchie causale
immuable, à moins de tomber dans un déterminisme marxien,
mais interagissent quand même. Le refus d’une vision
linéaire de l’histoire, que rejette avec raison Daniel
Colson en opposition avec les marxistes, doit-il impliquer un ballottement
des choses et des faits, sans logique autre que celle de quelques
principes philosophiques bien ou mal menés ?
On voit bien les conséquences politiques de cette approche.
L’essor du mouvement anarchiste en tant que tel, ou même
socialiste au sens noble et premier du terme, est historiquement
daté, et formulé. Ses modes d’organisation le
sont aussi, c’est-à-dire qu’ils ont évolué,
et qu’ils sont évolutifs. Les aspirations idéalistes
et matérielles de la société humaine sont variables,
dans leurs conceptions et dans leurs réalisations. Qu’elles
ont bougé, et qu’elles bougeront encore - ce «
possible » sur lequel insiste joliment Colson. Les organisations
« politiques » anarchistes, qui sont un peu le fantôme
du lexique - mais ce n’était pas non plus son objectif
d’en parler -, que doivent donc-t-elles être : des fétus
de paille ballottées sous le jeu des « monades »,
des bribes en recomposition permanente, des structures inébranlables,
des composites multiples sous l’ombrelle du fédéralisme
? Mine de rien, il y a là un bel enjeu sociologique (le transfert
des générations, la succession des cultures, la variété
des milieux ou des statuts socio-économiques) et organisationnel.
Le livre suscite donc bien des réflexions et des interrogations,
c’est la preuve de son impertinence pertinente. Car Colson
a le dogme en horreur, il lui préfère la pluralité,
ce qui n’exclut nullement l’affirmation forte, c’est-à-dire
la vie dans toutes ses contradictions motrices. Et, sans jeu de
mot, il a bien raison !
Enfin, ce qui ne gâte rien, mieux encore ce qui demeure dans
le sillage des bons vivants rabelaisiens que furent les anarchistes
depuis toujours à part quelques psycho-rigides, l’humour
est omniprésent. Là aussi, c’est le bon moment
d’un livre écrit par un individu qui, au bout de quelques
lustres de militantisme avec ses petits et gros coups de canifs,
témoigne d’un beau recul et d’une indéniable...
philosophie.
Philippe Pelletier
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