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Introduction à ce qu’il faudrait préciser et
approfondir.
Il semble qu’on perçoit un peu mieux la nouveauté
de la renaissance du mouvement libertaire. L’anarchisme était
mort ou moribond là où il avait pu connaître
une certaine force. Avec mai 68 il a trouvé une nouvelle
jeunesse avec les jeunes, ce qui avait une valeur symbolique, puis
révélateur des divers mouvements comme la lutte des
femmes, les mouvements autonomistes, néo-ruraux écologistes,
la remise en cause de la vie familiale amoureuse, et jusqu’au
mouvement ouvrier lui-même, depuis longtemps englué
dans le piège autoritaire qui redécouvre le concept
d’autogestion.
Les espérances nées il y a plus de 30 ans peuvent
paraître dérisoires, mais elles constituent un acquis
et une promesse, dont le plus important peut-être est sur
le terrain de la pensée et de la philosophie : remarque qui
peut sembler bien optimiste.
La pensée anarchiste proprement dite est loin d’être
à la hauteur de ses espérances, du moins en ce qui
concerne le mouvement que l’on connaît depuis trente
ans. De même que le renouveau dépasse l’anarchisme
historique, de même la pensée est irréductible
à la pensée anarchiste proprement dite, ou plutôt
à ce qu’elle est devenue au fil du temps.
Deleuze n’est pas anarchiste au sens que l’on donne
à ce mot et à cette appartenance. Il n’en fait
que très rarement allusion, notamment par ses allusions à
Artaud et dans Mille Plateaux où il montre la différence
radicale entre anarchisme et socialisme et plus curieusement ses
liens avec la pensée orientale.
Mais il ne s’agit pas de regarder ces indices de reconnaissance,
mais l’originalité de leur pensée, à
leur spécificité qui nous permet de développer
ces théories.
Deux erreurs possibles : réduire ce philosophe à
une référence anarchiste purement extérieure
pour l’annexer ; considérer cette philosophie comme
nouvelle. On trouve cette tentation dans l’ancienne revue
anarchiste Les oeillets rouges, une des rares tentatives pour voir
son intérêt pour la pensée libertaire.
L’anarchiste idéologique, signalétique, réduit
le plus souvent à quelques slogans, est souvent sans rapport
avec le mouvement de son histoire. Le paradoxe de Deleuze est que
l’extrême nouveauté de sa pensée est liée
au passé, est une réappropriation de son passé.
Au-delà des représentations anarchistes les plus courantes,
elle renoue avec le mouvement libertaire d’une manière
beaucoup plus riche.
La pensée de Deleuze permet de renouer avec la pensée
initiale du mouvement anarchiste. Il ne faut pas se crisper sur
les grandes figures du passé. Ces références
sont trop souvent mythologiques. Le problème pour l’anarchiste
n’est pas d’être trop fidèle au passé
mais de le transformer en simple référence signalétique.
Il a des excuses, du fait de son existence dramatique, de la difficulté
d’accès aux textes — par exemple les textes tronqués
de Bakounine, ou les oeuvres introuvables de Proudhon. A quelques
exceptions près, le mouvement anarchiste spécifique
a cessé assez tôt de lire Proudhon et Bakounine, dès
l’entre deux guerres.
Cette incapacité est, comme souvent, ambiguë. Le mouvement
libertaire ne disposait pas des moyens étatiques et institutionnels
qui lui permettaient de transformer les textes anarchistes en textes
canoniques et dogmatiques. Il pouvait difficilement se transformer
en église, mais plutôt en chapelles. Il est loin d’être
sûr que les texte fondateurs puissent se prêter à
un traitement dogmatique ; c’était possible avec Marx,
malgré Rubel, moins avec un Stirner ou un Bakounine aux digressions
interminables. L’oeuvre de Proudhon se prête aussi aux
contradictions.
L’oubli de l’inspiration originaire de l’anarchisme,
était lui-même un effet de son époque, inaugurée
par les massacres de 14-18 et qui se poursuivaient par le stalinisme
et le nazisme. Seul un certain type de vie et de pratique pouvait
donner renaissance à certains textes.
Comprendre le type de rapport de Deleuze avec l’anarchisme,
c’est redécouvrir la lumière du temps, ce qu’il
autorise comme possible. Comme chez Spinoza ou Nietzsche, ou Bakounine
la nature n’est réductible ni au règne du vivant
ni à l’ensemble du monde physique. Pour eux, la nature
c’est l’être, la totalité de ce qui est,
qu’il oppose à toute forme d’idéalisme,
de transcendance. Opposé à toute aspiration à
un autre monde qui existerait comme un autre monde déjà
là, c’est un monisme et un immanentisme absolu : tout
est donné et tout est possible. Les possibilités se
jouent dans la manière dont les êtres humains peuvent
en tirer parti.
Un second point de la pensée de Deleuze, qui porte sur le
coeur du projet et de la démarche libertaire, il définit
l’anarchie comme l’unité, une seule et même
et chose, "une étrange unité qui ne se dit que
du multiple". L’anarchie, comme pensée du multiple,
a perdu au fil du temps son sens problématique et s’est
transformée en vague modèle politique, l’absence
de gouvernement. Elle peut retrouver sa force originaire à
l’affirmation du multiple, de la multiplicité des êtres
et à leur capacité à composer un monde sans
hiérarchie ni domination.
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