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Origine : http://raforum.info/article.php3?id_article=3035
Une des questions sous-jacentes à ce qui suit pourrait
se formuler ainsi : quel rapport l’anarchisme entretient-il avec
ce qu’il est convenu d’appeler la modernité ? [1] Comme le montre
plus particulièrement Bruno Latour, on peut en effet considérer
que la société moderne occidentale s’est essentiellement construite
sur l’idée d’une séparation radicale entre l’homme et la nature,
entre la liberté de l’homme et le déterminisme de la nature, entre
l’homme comme pur sujet, guidé par la raison, libre et responsable
de ses actes, et le monde, comme pur objet offert aux manipulations
de l’homme.
Dans cette construction dualiste de la réalité, dominante
en Occident depuis trois siècles, tout ce qui existe serait partagé,
selon la formule de Bruno Latour, en deux “ zones ontologiques entièrement
distinctes, celles des humains d’une part, celle des non-humains
de l’autre ” . Avec d’un côté le monde social et politique, “ la
société libre des sujets parlants et pensants ” , construite de
façon volontaire par les hommes, qui se donnent lois et constitutions
politiques ; de l’autre le monde naturel des “ choses ”, évidemment
inconscient de lui-même, mécanique et entièrement soumis au déterminisme.
Sans doute, dans cette représentation, l’homme est-il
toujours issu de ce monde naturel dont il dépend encore, extérieurement
et intérieurement. Mais c’est en s’en libérant qu’il devient homme,
en s’opposant radicalement à cette nature qui l’enveloppe, qu’il
est supposé faire naître un autre monde, qualitativement différent,
non-naturel, le monde de la “ liberté ”.
Dans la pensée moderne, la liberté n’a rien de naturel.
Elle exige beaucoup d’efforts, beaucoup de contraintes : de contrainte
pour soi et de contrainte pour les autres. Pour la pensée moderne,
cette lutte de l’humain contre le non-humain (en nous et hors de
nous), de la liberté contre la nécessité, de l’esprit contre la
matière, constitue la tâche essentielle de l’humanité. C’est sa
façon de devenir humaine, en accédant à la maîtrise de soi, par
la raison, la morale et la loi, en imposant sa domination sur la
nature et sur le monde, par la science qui permet de maîtriser les
lois de son déterminisme, par la technique qui permet de la modifier
et de l’ajuster à la liberté de l’homme. Sous sa forme extrême,
alors que la coupure radicale entre l’homme et la nature se redouble
dans une séparation “ révolutionnaire ” tout aussi radicale entre
le passé et l’avenir, - “ du passé faisons table rase ! ” -, l’anarchisme
peut ainsi apparaître comme un héritier tardif mais direct des bouleversements
que connaît l’Europe à partir du XVIe siècle ; un rejeton excessif
mais légitime de l’idée moderne de liberté ; l’extrême déviation
d’un mouvement beaucoup plus large, persuadé de pouvoir soumettre
la réalité à la libre volonté de l’homme ; l’ultime manifestation
des utopies de la Révolution française, pour qui la société pouvait,
selon la formule de M. de Certeau, "se constituer en page blanche
par rapport au passé, (..) s’écrire elle même (..), refaire l’histoire
sur le modèle de ce qu’elle fabrique" ( ).
C’est cette interprétation de l’anarchisme, comme
manifestation extrême et utopique des représentations modernes,
que ce livre voudrait contribuer à contester. Né en Occident, dans
le contexte de la modernité à qui il doit beaucoup et avec qui il
partage de nombreux points communs, l’anarchisme n’est pas une variante
même sympathique de cette modernité. Il ne relève pas d’avantage
de la tradition, d’une volonté nostalgique de retour à une période
pré-moderne, même si la tradition joue une grand rôle dans son histoire
et dans sa pensée. Dans les repères et les classements des représentations
dominantes, l’anarchisme peut tout d’abord sembler inclassable,
incongru et incohérent. Ce qui explique sans doute le peu d’intérêt,
autre qu’anecdotique, dont il a longtemps été l’objet dans l’histoire
de la pensée et de la vie sociale et politique.
Cette différence entre l’anarchisme et la vision moderne
de l’homme, de la politique et de la société, peut être abordée
de plusieurs manières. Mais c’est sans doute à propos du "sujet"
et de la "subjectivité", là ou anarchisme et modernité
semblent les plus proches, que l’on peut le mieux la saisir. Le
"sujet", l’individu comme "sujet" libre et responsable
de lui-même et du monde, c’est à proprement parler la grande invention
de la pensée moderne : celle de Descartes et du cogito ; de Kant
et du sujet transcendantal ; celle de la phénoménologie transcendantale
du Husserl des Méditations Cartésiennes. C’est aussi celle des “
droits de l’homme et du citoyen ”, celle des Lumières et de la Révolution
Française, celle de l’économie libérale, du droit moderne, de la
morale laïque et de la démocratie représentative. Mais le sujet,
la subjectivité n’occupent-ils pas également une place centrale
dans l’anarchisme, dans la révolte qui l’anime, dans son souci constant
de justice, dans sa volonté de changer le monde ?
Oui, sans aucun doute. Que ce soit dans ses conceptions
de la révolution (qui est le “ sujet ” de la révolution, qui peut
changer les choses ?), ou dans celles de la liberté dont il se réclame,
(qui doit et peut se révolter ? qui peut se libérer, et se libérer
de qui ou de quoi ?) l’anarchisme est du côté du sujet, de la subjectivité.
En ce sens, il n’a effectivement strictement rien à voir avec tous
ceux qui, de Joseph de Maistre à Heidegger, ont dénoncé inlassablement
le subjectivisme moderne, que ce soit au nom de l’Etre, d’un ordre
naturel ou d’un ordre traditionnel des choses. L’anarchisme est
un subjectivisme, un subjectivisme radical. Et ses adversaires réactionnaires
ou traditionalistes ont raison de ne pas s’y tromper. Mais cette
radicalité, contrairement aux apparences, ne doit pas grand chose
à la subjectivité moderne dont elle semble n’être tout d’abord que
l’exagération. La subjectivité anarchiste est d’une autre nature,
mal comprise le plus souvent, parce que doublement opposée à la
pensée traditionnelle ou réactionnaire comme et à la pensée libérale
moderne.
Qu’est ce qui différencie la subjectivité anarchiste
de la subjectivité moderne ? On peut souligner deux différences
fondamentales :
- première différence ; le sujet moderne est unifié,
permanent et homogène. Il existe sous une seule forme, dupliquée
en autant d’exemplaires qu’il existe d’individus. A l’inverse, le
sujet anarchiste est multiple, changeant et hétérogène. Ses formes
varient sans cesse, de taille et de qualité. Il est le plus souvent
collectif même lorsqu’il est individuel . Et l’individu, au sens
courant du terme, ne représente qu’une figure largement mensongère
de ses nombreuses métamorphoses.
- seconde différence ; le sujet moderne s’est construit
en s’opposant radicalement à la nature, en se distinguant du monde,
en se posant comme pure pensée et comme pure liberté, comme “ altérité
vis- vis de la nature et du monde des choses ” nous dit un philosophe
aussi moderne que Alain Renaut.
Le sujet anarchiste, s’il doit beaucoup à la modernité,
à sa lutte contre l’ordre naturel et traditionnel, opère par contre
un retournement étonnant qui définit sa spécificité. S’il se constitue
contre l’ordre des choses, c’est pour revenir aussitôt de leur côté,
pour se réclamer d’elles, du monde et de la nature. Radicalement
subjectif, c’est pourtant au nom du réel et du monde, que l’anarchisme
est conduit à retourner l’essentiel de ses forces contre le “ sujet
” moderne dont il semblait d’abord si proche ; contre ses prétentions
de “ pur esprit ”, contre l’abstraction et l’esclavage de son soi-disant
“ libre-arbitre ”, contre toutes les formes de domination et d’oppression
dont son idéalisme est la justification. Subjectif, c’est à l’intérieur
de la réalité où il naît, dont il s’empare et qu’il modifie, que
le projet anarchiste prétend prendre forme.
Comment montrer cette double spécificité de la subjectivité
anarchiste , multiplicité d’un côté, inscription dans le monde et
dans la réalité de l’autre ? Deux voies sont possibles (parmi d’autres
sans doute) :
- l’une, plus théorique, en amont du mouvement anarchiste,
du côté de Proudhon et de Bakounine, mais qui dépasse les limites
et les ambitions de cet article.
- l’autre en aval, dans la façon dont le mouvement
anarchiste a été conduit, après plusieurs décennies d’expériences,
à essayer de penser son histoire et ses formes d’existence. C’est
celle que nous allons suivre maintenant, partiellement tout du moins,
en nous arrêtant à la période de l’entre-deux-guerres, à la fin
des années 1920 pour être plus précis, au moment où se clôt une
première période de sa courte histoire et où ses principaux militants
essaient de se représenter qui il est, et ce dont il est capable.
La fin des années 1920 est une période difficile pour
l’anarchisme, après sa quasi élimination du mouvement syndical français,
l’écrasement des anarchistes bulgares, la clandestinité de la CNT
espagnole pourchassée par la dictature de Primo de Rivera, l’affaiblissement
de l’anarchisme argentin, l’écrasement du mouvement libertaire en
Russie sous les coups de la dictature bolchevique, en Italie, sous
les coups du fascisme. Terre d’exil pour les anarchistes européens,
la France se transforme, selon la formule de J. Maitron, en “ petit
congrès international permanent ” , mais un congrès réduit à l’impuissance,
à l’impossibilité d’atteindre au moindre accord un peu durable,
un congrès dominé par la violence des affrontements personnels et
idéologiques. C’est alors, dans ce climat, que prend forme une représentation
d’ensemble du mouvement libertaire, une représentation commune,
au delà des divergences, sur les forces qui le composent. L’anarchisme
serait composé de trois grands courants : l’anarcho-syndicalisme,
le communisme-libertaire (ou communisme-anarchiste), l’individualisme
; trois courants qui, avec des hauts et des bas, devaient perdurer
jusqu’à nos jours comme formes organisationnelles ou identitaires.
Sans doute ne faut-il pas trop attacher d’importance à cette distinction
qui est loin, comme on va le voir, de rendre compte de la multiplicité
des formes de subjectivité anarchiste. Elle est intéressante cependant.
Car, dans sa façon de mettre de l’ordre dans plus de soixante ans
d’histoire libertaire, elle est conduite à son tour, après Proudhon
et Bakounine, et même si c’est de façon beaucoup plus rudimentaire,
à mettre en évidence l’originalité de la subjectivité anarchiste
par rapport à la pensée moderne et à sa conception habituelle du
sujet. Elle conduit à reposer la question du sujet anarchiste et,
déjà, à démultiplier les réponses possibles.
Qui, dans l’anarchisme, est le “ sujet ” de la liberté,
le “ sujet ” de l’histoire et de la transformation révolutionnaire
dont ce mouvement se réclame ? Est-ce “ l’individu ” des individualistes,
identifié à un “ moi ” irréductible, ennemi implacable de la société,
de toute extériorité et de tout lien social et politique ? Est-ce
au contraire “ l’organisation anarchiste ” des communistes-libertaires,
une structure collective dotée d’une “ volonté ” propre, comme l’écrit
la plateforme, dite d’Archinov, rédigée en 1926 , chargée de fixer
les objectifs de la révolution, d’élaborer les moyens de des atteindre
et de guider le peuple vers ce but ? Ce rôle de sujet doit-il au
contraire encore, être confié aux “ syndicats ” des anarcho-syndicalistes
et des syndicalistes-révolutionnaires, comme expression multiforme
du travail et, à terme, d’une économie libérée du capital et de
l’Etat ?
Aussi grossières et générales qu’elles puissent être,
ces trois réponses suffisent, par l’irréductibilité de leur point
de vue, à récuser toute affirmation unitaire du sujet anarchiste.
Elles sont loin cependant de rendre justice de la multiplicité dont
ces trois courants sont porteurs ; non plus seulement dans le rapport
contradictoire qui les lient et les opposent entre eux, mais dans
ce que chacun d’eux dit sur l’anarchisme, dans le niveau de réalité
que chacun tend à exprimer.
L’individualisme anarchiste.
Considéré en lui-même (donc sans souci de synthèse
avec les autres composantes) “ l’individu ” que célèbre ce courant
peut tout d’abord sembler très proche du sujet moderne, le moment
négatif de son émergence. En effet, dans son rejet de tout lien
social, de toute inscription dans un monde extérieur au moi, perçu
comme forcément aliénant, l’individualiste ne contribue-t-il pas
à créer les conditions d’un sujet libéré, d’une pure conscience,
capable de revenir vers le monde pour le soumettre à sa volonté
? Sans doute l’insistance de l’individualiste à ne jamais vouloir
sortir de ce mouvement négatif, à n’en avoir jamais fini de refuser
le lien social qu’il est censé rebâtir, suffirait-elle à introduire
un doute sur la nature et le sens de ce mouvement, sur la volonté
qui l’anime et qui le pousse ainsi dans une fuite sans limites vers
le “ moi (...) qui se dévore lui-même ” dont parle Stirner, vers
le “ Rien ” .
Mais cette fuite vers le néant, ce refus et cette
dénonciation des pièges du lien social, ne constitue de toute façon
que la face négative d’une affirmation beaucoup plus inquiétante
encore pour l’unité du sujet moderne. Si le “ moi ” de l’individualiste
peut tendre, dans la radicalité de sa critique, vers le “ rien ”,
c’est qu’il possède en même temps une “ propriété ” inaliénable,
irréductible : son existence propre. Or le “ propre ” de cette propriété
individuelle (si l’on peut dire) c’est justement sa singularité
absolue : “ l’homme tel qu’il est dans sa singularité irréductible,
(nous dit Eugène Fleischmann à propos de Stirner), toujours différent
des autres et toujours renvoyé à lui-même dans son commerce (..)
avec les autres ” . Pour l’individualiste anarchiste, et comme l’écrit
Martin Buber à propos de Kierkegaard et de Stirner, “ la catégorie
de l’Individu ne vise pas au sujet (..) ni à l’<>, (avec un
grand H) mais à la concrète singularité ” . Subjectivité absolue,
l’individu anarchiste qu’on le réfère ou non à Stirner, ne crée
pas une entité qui pourrait unifier une multitude d’individus semblables.
Il démultiplie au contraire, à l’échelle de tous les êtres humains
possibles, l’irréductibilité de la subjectivité. Pour l’anarchiste
individualiste et quelles que soient les critiques que l’on puisse
faire à sa façon de voir les choses, il existe autant de subjectivités
que d’êtres humains, une multitude de subjectivités singulières,
chaque fois différentes, “ particulières ” nous dit Stirner.
Le communisme libertaire.
Le courant communiste libertaire serait-il plus favorable
à une conception moderne du sujet, de l’action politique et de
la maîtrise des choses par la conscience, le savoir et la science
? Oui sans doute, si on le compare à la singularité individualiste,
et dans sa version organisationnelle la plus affirmée (dite “
plateformiste ”). Une fois d’accord sur l’objectif final - le
communisme libertaire - les anarchistes “ conscients ” s’uniraient
dans une organisation politique chargée 1) d’élaborer la tactique
et la stratégie que commande cet objectif, 2) de se doter des
militants disciplinés, capables de les mettre en oeuvre
. Comment ne pas reconnaître dans cette forme de groupement
anarchiste les conceptions modernes de la politique et des partis
politiques : la croyance dans un lieu spécifique, défini par ses
seuls attributs politiques et rationnels, un lieu où hommes, femmes,
petits, grands, jeunes, vieux, manuels, intellectuels, maçons,
musiciens, français, italiens, coléreux, apathiques, myopes et
bossus aboliraient leurs différences réelles pour raisonner en
commun des meilleurs moyens d’atteindre le but qui les réunit,
décider de la voie à suivre et se soumettre ensuite aux décisions
adoptées.
On peut observer cependant que sous sa forme extrême cette
conception de l’organisation communiste libertaire (ou anarchiste
communiste) n’a jamais eu de réalité. Et il est significatif que
sa critique la plus catégorique ait été justement formulée par
Malatesta, le principal théoricien du courant communiste libertaire.
Pour Malatesta, les conceptions “ plateformistes ” cessent effectivement
d’appartenir à l’anarchisme. Elles se contentent de reprendre
à leur compte le modèle de la “ représentation gouvernementale
” et des appareils politiques et religieux que l’anarchisme refuse
:
"Est ce là de l’anarchisme ? (écrit Malatesta
à propos de la plateforme) c’est à mon avis un gouvernement et une
église. Il y manque, il est vrai, la police et les baionnettes,
comme manquent les fidéles disposés à accepter l’idéologie dictée
d’en haut, mais cela signifie simplement que ce gouvernement serait
un gouvernement impuissant et impossible et que cette église serait
une pépinière de schismes et d’hérésies."
Survivant écouté et influent des premiers cercles Bakouniniens,
Malatesta développe une conception de “ l’organisation ” communiste
libertaire sensiblement différente qui, dans sa diversité et sa
souplesse, et pour s’appuyer de façon prioritaire sur la “ volonté
” des individus, tient soigneusement compte de la diversité et
des différences qui définissent le mouvement libertaire : diversité
et différences des “ milieux ”, des “ conditions ”, des “ préférences
”, des “ tempéraments ”, des “ compatibilités ” et des “ incompatibilités
personnelles ” :
"les milieux et les conditions de lutte différent
trop, les modes possibles d’action qui se partagent les préférences
des uns et des autres sont trop nombreux et trop nombreuses aussi
les différences de tempérament et les incompatibilités personnelles
pour qu’une Union générale (puisse) coordonner et totaliser les
efforts de tous"
A géométrie et à finalité variables, en fonction des circonstances
et des événements, “ intime, “ secrète ”, “ publique ”, les organisations
que Malatesta s’est efforcé de construire toute sa vie, peuvent
bien faire appel à la “ volonté ” individuelle
. C’est à tort que l’on interpréterait ce concept de volonté
sur le registre d’une “ philosophie volontariste ”, conçue, par
opposition au déterminisme, comme libre imposition aux faits d’un
idéal abstrait et intemporel . Si l’individu
malatestien, avec son “ tempérament ”, ses “ affinités ” , n’est
sans doute pas moins multiple que l’individu des individualistes,
la “ volonté ” qui l’anime n’obéit certainement pas à la mise
en oeuvre de la liberté abstraite et intellectualisée que la pensée
moderne reconnaît au “ citoyen ” de la scène politique représentative.
“ Puissance créatrice
dont nous ne pouvons comprendre la nature et la source ” () écrit
Malatesta, la "volonté" est d’abord une "puissance"
justement, beaucoup plus proche, à tout prendre, du "vouloir
vivre" que dénonce Schopenauer, ou même de la "volonté
de puissance" de Nietzsche, que de la liberté d’indifférence
ou du "libre-arbitre" moderne .
Comme l’explique Malatesta, fidèle en celà à Bakounine
:
"La liberté
que nous voulons, pour nous et pour les autres, n’est pas la liberté
absolue, abstraite, métaphysique, qui se traduit fatalement dans
la pratique par l’oppression des faibles"
Inscrites dans chaque individu par le “ raffinement de la
sensibilité, conséquence de la multiplicité des rapports ”, par
“ la possibilité pour l’homme de s’associer à un nombre toujours
croissant d’individus, en rapport toujours plus intimes et complexes,
jusqu’à étendre l’association à toute l’humanité, à toute vie
” , la “ liberté ” et la “ volonté ” anarchistes ne sont pas la
conséquence présente d’un idéal à venir, en aval de l’action humaine,
mais au contraire l’expression de forces nées en amont, dans la
complexité des rapports qui les produit. Comme l’écrit Malatesta
:
"La liberté même de chaque individu n’est que
la résultante, reproduite continuellement, de cette masse d’influences
matérielles, intellectuelles et morales exercée sur lui par tous
les individus qui l’entourent, par la société au milieu de laquelle
il naît, se développe et meurt." ( )
L’anarcho-syndicalisme
Avec l’anarcho-syndicalisme, le courant de loin le
plus important dans l’histoire du mouvement libertaire , la multiplicité
du sujet anarchiste se donne un nouveau plan de consistance où elle
change complètement d’échelle, de dimension et de qualité. Ses différences
d’intensité et de qualité n’affectent plus seulement, comme dans
le communisme libertaire, une “ volonté humaine ” individuelle,
résultante singulière d’une multitude de conditions extérieures,
ou encore la singularité existentielle du subjectivisme radical
de l’individualisme anarchiste. D’ ”individuelle ” cette subjectivité
multiple devient collective, sous la forme d’un grand nombre d’agencements
complexes de forces, de désirs, d’individus et de choses, de réalités
humaines et non humaines.
De taille, de contenu et de structure variable, emboîtés
les uns dans les autres, ces agencements ou plutôt ces agents collectifs
ne se contentent pas de fournir une partie des conditions capables
de faire varier l’intensité, la qualité et les buts de la volonté
individuelle, ou d’offrir le répondant à intérioriser de la singularité
individualiste. Ils tendent aussi à briser la similitude et la fermeture
illusoires des individus qu’ils réunissent ou plutôt encore, comme
le montre G. Simondon, à révéler en eux des potentialités antérieures
à leur individuation . En effet, produit en amont par une multitude
de conditions hétérogènes l’individu est également conduit, en aval,
à se modifier sans cesse, à disperser de nouveau les qualités réunies
ainsi de façon si événementielle, à les transformer elles-mêmes
(par dilatation, contraction, changement de sens...) dans une suite
incessante et imprévisible de compositions, de décompositions et
de recompositions. Un processus qui tend, de ce point de vue, à
sérieusement relativiser la distinction entre un amont hétérogène
soumis à l’événement et un aval unifié dans des qualités de volonté
individuelle durables et caractérisées .
Organisation de métier puis d’industrie, des mineurs,
du verre, du bois, des métaux, du bâtiment, etc. avec (pour ces
derniers) leurs nombreuses et si particulières sections de métier
(maçons, cimentiers, charpentiers, terrassiers, briquetier- fumistes,
mouleurs, fondeurs, battendiers, toliers-fumistes, etc.), chaque
syndicat des anarcho-syndicalistes possède une physionomie propre,
une identité particulière, une subjectivité singulière et fragile,
durable et changeante, dépendant sans cesse d’une multitude d’éléments
: nombre d’adhérents, nombre d’ouvriers du secteur géographique
où il est implanté, taille et nombre d’entreprises, nature dominante
des activités industrielles, ancienneté et origine géographique
de la main d’oeuvre, ancienneté de l’organisation, traditions ou
ruptures de tradition qui trament son histoire, événements qui l’ont
marqué, origine de ses militants et adhérents, etc. Organisation
singulière, le syndicat est lui-même pris, chaque fois de façon
différente, dans des identités plus vastes, elles-mêmes emboîtés
: fédérations locales, bourses du travail, fédérations de métiers
ou d’industries, confédération, associations internationales qui
définissent à leur tour, à des degrés divers et changeant, à travers
la composition singulière qui les constituent à un moment donné,
des entités et des identités dotées de leur propre physionomie,
de leur propre subjectivité.
A ce plan de réalité proprement syndical et à sa si
particulière multiplicité de sujets collectifs, qui viennent couper,
croiser ou intégrer le plan des “ volontés ” communiste-libertaires,
comme celui du subjectivisme individualiste, il faudrait sans doute
joindre bien d’autres, qui se déploient ailleurs et ne viennent
que par raccrocs, mais parfois déterminants, prendre place dans
la composition d’ensemble des mouvements libertaires : la famille
par exemple, sa structure propre à telle région ou à telle tradition
culturelle, et sa figure chaque fois singulière ; les liens de générations
et les sociabilités d’enfance sans lesquels on ne peut comprendre
par exemple, la nature de “ l’affinité ” qui donnait force aux petits
groupes activistes de la F.A.I. à Barcelone, ou, d’une autre façon,
au mouvement insurrectionnel makhnoviste, etc.
A l’anarcho-syndicalisme et au formalisme de ses multiples
organisation, il faudrait surtout associer une perception plus souple
et plus diversifiée encore des sujets collectifs capables d’agir
pour une transformation libertaire de la réalité : le “ prolétariat
” la “ classe ouvrière ” le “ peuple ”, les “ rasses ” ou encore
la “ révolution ”elle-même comme l’affirment tous ceux que, de façon
diverse, on pourrait qualifier de "spontanéistes", de
Proudhon à Voline, en passant par Bakounine, James Guillaume et
Kropotkine.
C’est donc à une multiplicité de “ sujets ” que se réfère
l’anarchisme pour penser une transformation libertaire de la réalité
: multiplicité des “ plans de consistance ” où ces sujets prennent
forme ; multiplicités des sujets dans chaque plan de consistance.
Mais en se multipliant ainsi, les subjectivités anarchistes ne
se contentent pas de donner corps à “ l’anarchie ” dont le mouvement
libertaire se réclame et qu’il a parfois tant de mal à justifier.
Elles fournissent également le moyen de penser positivement cette
“ anarchie ”.
[
1] Ce texte a été rédigé en 1996 et il est paru sous une autre forme
au Colloque de Grenoble.
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