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Origine : http://raforum.info/article.php3?id_article=2039
Introduction de Trois essais de philosophie anarchiste
L’histoire de la pensée et du projet libertaire est
homologue au problème que ce livre voudrait traiter. À
travers ses nombreux et insolites développements, - de la
« gymnastique » des grèves au végétalisme,
des bombes à l’espéranto, du naturisme au Grand
Soir, de l’action syndicale à la reprise individuelle,
du nietzschéisme à la non-violence, de l’amour
libre à l’éducation rationnelle -, cette histoire
est placée sous le signe du multiple, du disparate et du
singulier, de la discontinuité et de la répétition
du différent, mais dans un rapport où chacune de ses
manifestations inclut, annonce et répète toutes les
autres. C’est ainsi, - chronologiquement et à vaste
échelle, comme événements dotés d’un
début et d’une fin, mais porteurs d’une multitude
infinie d’autres événements -, que l’on
peut distinguer trois grandes périodes ou trois grands déploiements
de l’anarchisme.
La naissance de la pensée libertaire
"l’anarchie, cette étrange unité qui ne
se dit que du multiple" (Deleuze et Guattari)
Le premier est celui de son apparition comme courant de philosophie
politique. Il est lié aux transformations et à la
situation explosive de l’Europe du milieu du XIXe siècle,
et plus particulièrement aux événements et
aux mouvements révolutionnaires de 1848. Au cours de cette
période, - du début des années 1840 à
la création, vingt-cinq ans plus tard, de l’Association
Internationale des Travailleurs (AIT) -, l’anarchisme n’existe
pas comme courant politique effectif, identifiable dans des organisations,
des groupes ou des symboles de manifestations publiques. Sa réalité
est principalement philosophique et journalistique, mais une philosophie
et un journalisme intimement mêlés à l’ébullition
théorique et politique d’alors comme aux bouleversements
matériels et sociaux que connaît l’Europe. De
manières diverses, faisant appel à de nombreuses formes
littéraires, la pensée anarchiste prend corps en quelques
années, du mémoire de Proudhon, Qu’est-ce que
la propriété ? (1840), à son livre posthume
De la Capacité politique des classes ouvrières (1865),
en passant par L’Unique et sa Propriété de Stirner
(1845), les premiers textes de Bakounine, ceux de Joseph Déjacque,
d’Ernest Coeuderoy, mais aussi les tableaux et les conceptions
artistiques de Gustave Courbet par exemple ou encore une multitude
d’expressions, de proclamations, d’utopies et de notations
éparses dans tout ce qui se dit et s’écrit au
cours de cette période. Les principaux inventeurs de l’anarchisme,
- Proudhon, Bakounine, Déjacque, Coeuderoy -, ont pu se lire
et se sont lus, se sont rencontrés parfois, mais ils ne se
sont jamais concertés, n’ont jamais essayé de
constituer un groupe ou une école politique. Ils se sont
influencés les uns les autres, et Proudhon, par le nombre
de ses livres, et surtout la force de ses conceptions sociales et
philosophiques, occupe sans aucun doute une place prépondérante
dans la naissance de la pensée libertaire. Mais, - et on
n’en attendait pas moins d’eux -, aucun de ces auteurs
n’est le maître ou le théoricien des autres.
Chacun élabore l’essentiel de ses conceptions à
partir de lui-même, à partir de ce qu’il perçoit
et du monde (parfois très particulier) où il vit ;
dans une mystérieuse unité où toute une dimension
de l’époque et de ses possibles s’exprime spontanément
dans chacun de leurs écrits.
C’est seulement un siècle et demi plus tard, à
la lumière de son renouveau de la fin du XXe siècle,
qu’il est devenu enfin possible de saisir l’originalité
de cette pensée libertaire en train de naître, une
originalité qui tient à son étrange référence
: l’anarchie. Comme aujourd’hui, l’anarchie a
toujours été une notion à la fois négative
et familière, synonyme de chaos et de pagaille. Avec Proudhon,
Déjacque, Coeuderoy, Courbet, Bakounine et quelques autres,
elle acquiert pour la première fois une signification positive
[1]. Contrairement à ce que l’on croit parfois, cette
référence positive n’est pas d’abord une
provocation. Et elle ne relève pas non plus d’une autre
erreur que l’on commet souvent à son propos et qui,
d’une autre manière, cherche également à
désamorcer la bombe théorique et pratique que constitue
le concept d’anarchie. En effet, en acceptant, du bout des
lèvres, de sortir cette notion de la vulgarité et
du mépris réprobateur qui l’entourent, les sciences
politiques veulent bien, éventuellement, accepter d’en
faire une sorte de modèle constitutionnel théorique,
à côté d’autres beaucoup plus empiriques
: la monarchie, l’oligarchie, la dictature, la démocratie
par exemple. L’anarchie serait un système politique
utopique qui se caractériserait par l’absence de gouvernement,
un système politique qui (pourquoi pas si des gens veulent
y croire et tenter, démocratiquement, d’en convaincre
les autres), pourrait arriver un jour, peut-être, dans un
avenir aussi lointain que le jugement dernier. Mais comme le montre
justement le renouveau de la pensée libertaire de ces trente
dernières années, l’anarchie positive qui apparaît
au milieu du XIXe siècle n’est ni une provocation,
ni une utopique notion de sciences politiques. L’anarchie
n’est pas non plus un idéal, une société
parfaite que les rêveurs auraient dans la tête, au temps
où l’on rêve, quand on est jeune donc, une belle
idée, mais irréalisable comme toutes les idées
parfaites, vers laquelle on se contenterait de tendre, et dont la
possible réalisation s’éloignerait au fur et
à mesure que l’on devient vieux. Pour ses inventeurs,
l’anarchie est un concept éminemment empirique et concret,
le seul capable de rendre compte de ce qui nous constitue présentement,
et alors même que les injonctions et les mises en ordre réalistes
de l’économie, des constitutions politiques et des
religions, ne sont que des formes illusoires et trompeuses dans
ce qu’elles se donnent à voir, d’autant plus
contraignantes et visibles qu’elles sont illusoires et trompeuses,
qu’elles dénient l’anarchie des choses et des
êtres. Dans la pensée libertaire naissante, anarchie
et réalité sont synonymes. L’anarchie n’est
pas d’abord en aval, dans un avenir indéterminé,
mais en amont et comme déjà là, et ceci à
travers deux visages distincts et pourtant indissociables.
L’anarchie renvoie tout d’abord à sa signification
à la fois la plus ordinaire, celle de désordre et
de confusion, mais aussi la plus savante, celle d’absence
de principe premier (an-arkhé). L’anarchie c’est
le multiple, la multiplicité infinie et la transformation
incessante des êtres, le fait que toute chose est constituée
d’une multitude infinie de forces et de points de vue en perpétuel
changement, d’une multitude infinie de modes d’être
et de possibles qui s’entrechoquent, se composent, se défont
et se détruisent sans cesse, en aveugles, et qui exigent
sans cesse des mises en ordre oppressives et coercitives où
certains dévorent, exploitent et asservissent les autres,
se dressent au-dessus d’eux, à la manière du
Capital, de l’Etat et de la Religion, en provoquant de nouveaux
troubles, de nouvelles révoltes et de nouveaux combats, le
plus souvent tout aussi aveugles et désespérés.
Bref, l’anarchie dans sa première acception, c’est
cette histoire pleine de bruits et de fureurs, racontée par
des fous à des idiots, dont parle Shakespeare, l’histoire
que chacun vit tous les jours, qu’il constate sans cesse en
lui et autour de lui et que les mises en ordre de la science, des
livres d’histoire, des cartes d’identité, de
la morale et des prescriptions religieuses, malgré leurs
mensonges, leurs simplifications et leur violence, ne parviennent
jamais à masquer complètement.
Mais la notion d’anarchie, si réaliste dans le pessimisme
de ce qu’elle dit, possède également une seconde
signification intimement liée à la première,
que l’on ne peut pas séparer d’elle. Et c’est
là que réside l’originalité et l’intuition
philosophique des premiers théoriciens de l’anarchisme.
Que disent-ils ? Ils disent que cette anarchie première et
réaliste de ce qui est, des choses et des êtres, cette
affirmation du multiple au dépend de l’un, de la transformation
incessante au dépend de l’identique, du désordre
au dépend de l’ordre, du discontinu au dépend
du continu, de la différence au dépend du même,
est justement la condition et la chance, non seulement d’une
émancipation des êtres humains mais de l’affirmation
d’un monde et d’une vie libérés des mutilations
et des pertes de possibles qu’entraînent le hasard des
heurts et des associations destructives, mais aussi toutes les tentatives
autoritaires pour maîtriser ce hasard, unifier le multiple
et ordonner l’inordonnable. Comme Spinoza et Leibniz avaient
pu déjà l’affirmer et le pressentir, l’anarchie
du réel offre la possibilité de construire, de façon
volontaire, de l’intérieur des choses et des situations,
un monde pluraliste où les êtres, en s’associant,
et sans jamais renoncer à leur autonomie première
(pourtant si fragile et éphémère), ont la capacité
de se libérer de la servitude, de libérer et d’exprimer
la puissance et les possibles qu’eux, les autres et le monde
portent en eux-mêmes.
En d’autres termes encore, l’anarchie de Proudhon,
de Déjacque, de Coeuderoy ou de Bakounine, c’est principalement
deux choses, d’égale importance et qui vont toujours
ensemble. 1. L’anarchie c’est un concept philosophique,
un concept majeur dont seul le caractère radicalement explosif,
au regard d’un grand nombre d’autres notions, peut expliquer
le dédain ou l’ignorance dont il a fait l’objet
dans le champ philosophique ; un concept qu’avec Deleuze on
peut, non définir bien sûr, mais caractériser
ainsi : « l’anarchie, cette étrange unité
qui ne se dit que du multiple » [2]. 2. Mais l’anarchie
n’est pas seulement une notion philosophique. Comme tous les
vrais concepts c’est également une Idée particulièrement
puissante, une idée pratique et matérielle, un mode
d’être de la vie et des relations entre les êtres
qui naît tout autant de la pratique que de la philosophie
; ou pour être plus précis qui naît toujours
de la pratique, la philosophie n’étant elle-même
qu’une pratique, importante mais parmi d’autres.
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Colson Daniel L’anarchisme et les discontinuités
de l’Histoire - 2 -
http://raforum.info/article.php3?id_article=2041
Anarchisme et mouvements ouvriers
La seconde manifestation de la pensée et du projet libertaire
éclaire plus particulièrement cette dimension pratique
de l’Idée anarchiste. Elle se cristallise à
Londres, en 1864, avec la création de la première
internationale, et disparaît assez précisément
à Barcelone, en mai 1937, lorsque, à l’ombre
des fascismes (rouges et bruns) et leur servant de répondants,
l’Etat républicain et l’Internationale communiste
mettent un terme aux mouvements révolutionnaires espagnols
et catalans. Sa durée est importante, un peu plus de soixante-dix
ans, - cinq à six générations ouvrières
concernées environs [1] -, et elle est elle-même composée
d’un grand nombre de moments ou de modes d’être
spécifiques, à la fois historiques et géographiques,
qui se chevauchent, s’enchaînent ou resurgissent après
un temps et un vide plus ou moins grands, avec, par exemple, la
première internationale anti-autoritaire, de 1871 à
1881, les attentats et les tentatives d’insurrection de la
propagande par le fait de la fin du XIXe et du début du XXe
siècle, le syndicalisme révolutionnaire français,
l’illégalisme, le forisme argentin [2], l’anarcho-syndicalisme
espagnol, etc., avec chaque fois, pour chacun d’entre eux
ou les traversant, un grand nombre d’autres expérimentations
singulières et discontinues plus ou moins éphémères
et plus ou moins vastes, dispersées ou incluses les unes
dans les autres au fil du temps et de leur émergence ici
ou là. Malgré ou en raison de son caractère
composite et éclaté, ce second déploiement
du projet et de la pensée libertaire peut être rapporté
à trois grandes caractéristiques.
Première caractéristique. Le projet libertaire s’identifie
principalement aux différents mouvements ouvriers révolutionnaires
qui apparaissent alors un peu partout dans les failles et à
la périphérie du capitalisme industriel naissant.
Cette caractéristique est importante, car elle éclaire
les critiques et les incompréhensions dont l’anarchisme
de cette seconde période a pu faire l’objet de la part
de ses adversaires politiques comme des rares historiens qui se
sont intéressés à son existence. Contrairement
à ce que l’on affirme encore parfois, l’anarchisme
comme projet et comme pensée sociale et philosophique, a
bien été étroitement et intimement lié
aux mouvements ouvriers, aux classes ouvrières de la fin
du XIXe et du début du XXe siècle, que ce soit en
Espagne bien sûr, là où il fut le plus puissant,
mais aussi en France, en Italie, aux USA, au Canada, en Suisse,
dans la plupart des pays d’Amérique latine (Argentine,
Brésil, Chili et Uruguay principalement), en Bulgarie, en
Hollande, en Suède et, dans les périodes les plus
révolutionnaires, en Russie (en 1905 et 1917) et en Allemagne
au lendemain de la première guerre mondiale. Mais en même
temps, et comme ses adversaires n’ont pas manqué de
le pressentir, cette identification (historiquement indiscutable)
ne va effectivement pas de soi alors même qu’elle est
la plus éclatante ; et ceci pour deux principales raisons.
1. Une raison théorique tout d’abord qui tient à
la nature même du projet et de la pensée libertaires.
Sans doute, par ce qui le constitue, l’anarchisme est-il toujours
du côté des mouvements que l’on peut qualifier
d’émancipateurs, du côté des révoltes
contre toute forme de domination ou d’exploitation, contre
toute mutilation des possibles. Et c’est bien pour cette raison
qu’il a pu si longtemps et dans autant d’endroits se
développer au sein des mouvements ouvriers, mais aussi, paradoxalement,
donner sans cesse le sentiment de leur être en partie étranger,
ailleurs, disponible pour d’autres luttes, et sans illusions
exagérées sur les capacités émancipatrices
de la classe ouvrière. Pour l’anarchisme en effet,
et contrairement à ce que la transposition des illusions
religieuses et scientifiques dans le champ social et politique a
longtemps voulu nous faire croire, les rapports de domination et
les possibilités d’émancipation ne se limitent
en rien à la seule condition ouvrière, à cette
situation humaine particulière dont on perçoit mieux,
au fil du temps, le caractère éphémère.
Pour la pensée libertaire, la condition ouvrière et
salariale, comme toute situation de domination (coloniale, de sexe,
d’âge, etc.), est circonstancielle et changeante, porteuse
d’une multitude de devenirs possibles. Il s’agit d’une
réalité multiple, parmi une multitude d’autres,
qui se transforme sans cesse et peut même disparaître,
sans que le projet ou l’idée anarchiste ne perde aucune
de ses raisons de se déployer. C’est ici, historiquement,
que l’on peut saisir l’originalité sociale et
politique de la pensée libertaire. Pour l’anarchisme,
l’émancipation humaine, la puissance, les désirs
et les aspirations que nous percevons parfois en nous et autour
de nous avec tant de force et d’intensité, ne sont
pas déterminés par un moment et une condition de l’histoire.
Par définition pourrait-on dire, ils ne dépendent
en rien d’une détermination extérieure hypostasiée
et historiquement orientée, dont la dimension religieuse
et providentielle mais aussi les oripeaux à prétention
scientifiques masquent mal la naïveté et les simplifications.
Puissances d’émancipation et puissances d’oppression
traversent toute chose, en tout temps et en tout lieu, voilà
ce qu’affirme l’anarchisme à partir d’une
perception pratique et théorique dont on aurait tort de simplifier
les implications.
2. D’où une seconde raison, - empirique et historique
cette fois -, de la complexité des relations entre l’anarchisme
et la condition ouvrière. Si l’anarchisme, au cours
de son second et long déploiement, s’est massivement
identifié aux mouvements ouvriers dans leurs dimensions les
plus émancipatrices, il n’a été lui-même,
du même coup, au regard de la nature et des devenirs de la
condition ouvrière et salariale, qu’un aspect ou une
des manifestations le plus souvent minoritaire ou éphémère
de ces mouvements, que ce soit en France, en Suisse, en Italie ou
en Amérique Latine, sans rien dire des mouvements ouvriers
anglais et allemands, massivement dominés par le réformisme
du travaillisme et de la social-démocratie. Même en
Espagne où l’anarchisme et l’anarcho-syndicalisme
ont été particulièrement et durablement puissants,
il leur a fallu coexister (et donc composer) avec des partis et
des organisations syndicales socialistes largement aussi influentes.
En d’autres termes, si le projet émancipateur de l’anarchisme
ne s’identifie pas à la seule histoire ouvrière,
mais à toute possibilité de transformation émancipatrice,
à toute faille dans l’ordre existant, quelle que soit
sa nature, ses formes, ses acteurs et ses possibilités ;
à l’inverse, l’histoire et la condition ouvrière
et salariale sont très loin d’obéir aux seules
logiques révolutionnaires que la tradition marxiste a bien
voulu leur prêter. Comme l’avait déjà
montré Proudhon, la classe ouvrière ou plutôt
les classes ouvrières ne sont pas révolutionnaires
par essence ou par détermination structurelle et historique.
C’est plutôt l’inverse (dans l’hypothèse
où, sur ce terrain comme sur un autre, les simplifications
du déterminisme aient un sens). Sous ses formes diverses,
les mouvements ouvriers ont montré historiquement qu’ils
étaient profondément dépendants du monde qui
les a produits, et le plus souvent incapables d’exprimer les
possibles dont ils étaient porteurs par ailleurs, autrement
que sous la forme d’un réformisme intégrateur
et aliénant. Un réformisme apolitique et sans perspective
émancipatrice comme en Amérique du Nord. Un réformisme
socialiste et social-démocrate, en Allemagne et Grande-Bretagne
par exemple, là où les classes ouvrières étaient
les plus nombreuses et les plus modernes. Mais aussi, paradoxe apparent,
le réformisme communiste qui devait, pendant près
de cinquante ans, se développer sur les ruines des mouvements
ouvriers libertaires, lorsque désertant les réalités
et les luttes sociales immédiates, l’Idée révolutionnaire
s’est travestie quelque temps dans le mythe de la révolution
russe, en justifiant ainsi l’existence d’appareils et
de régimes politiques particulièrement oppressifs,
exploiteurs et totalitaires.
Seconde caractéristique. Elle découle en partie de
la première. L’étrangeté ou la singularité
de l’expression ouvrière libertaire, au regard des
formes dominantes des mouvements ouvriers et de ce qu’ils
devaient devenir par la suite, se retrouve dans l’hétérogénéité
interne de cette expression, dans son extrême diversité.
Comme le souligne Jacy Alves de Seixas à propos du seul Brésil
[3], le paradoxe des mouvements ouvriers libertaires réside
dans la contradiction entre « une insistante et déconcertante
unité » [4] et une hétérogénéité
et une discontinuité presque invraisemblables : hétérogénéité
et discontinuité des sigles et des formes de groupement,
hautement et explicitement revendiquées par des militants
qui considèrent que « le temps ne peut pas être
un élément de discussion », que « l’organisation
aura la durée d’une seconde ou d’un siècle,
conformément aux besoins » [5] ; hétérogénéité
des projets et des références mises en oeuvres dans
un renouvellement incessant de journaux et de périodiques
éphémères ; hétérogénéité
de la classe ouvrière brésilienne elle-même,
composée d’anciens esclaves noirs, d’indiens,
de femmes et d’enfants (en particulier dans le textile) et
que vient rejoindre un flux ininterrompu d’immigrants italiens,
portugais, espagnols, russes, canadiens, anglais, grecs, en autorisant
ainsi les anarchistes de cette région du monde à se
réjouir d’un internationalisme et d’un cosmopolitisme
présents dès le départ, au cœur même
des pratiques émancipatrices les plus immédiates [6].
« Nous sommes unis parce que nous sommes divisés »
s’écriait un délégué au cours
d’une rencontre anarchiste internationale tenue à Genève
en août 1882. Parce qu’on peut effectivement la caractériser
comme une « étrange unité qui ne se dit que
du multiple », l’anarchie des mouvements ouvriers libertaires,
- de l’interaction la plus immédiate à ses compositions
et ses figures les plus larges -, se diffracte ainsi dans une multitude
de différences, mais toutes capables d’exprimer les
autres, de leur faire écho, d’utiliser chaque fois
de manière singulière des références,
des symboles et des textes certes communs mais tout aussi hétéroclites,
échevelés et désordonnés que les mouvements
qui les utilisent et les réutilisent dans des contextes et
des agencements toujours nouveaux. Qui y a-t-il de commun en effet,
entre d’un côté la très sérieuse
et cultivée Fédération Jurassienne de la première
internationale, avec sa mono-industrie horlogère, sa tradition
protestante, son travail à domicile, ses tarifs, ses nombreuses
associations techniques, et de l’autre côté,
au même moment, les syndicats du sud de l’Espagne et
leurs ouvriers agricoles arabo-judéo-catholiques, illettrés,
millénaristes et le plus souvent sans travail et sans ressources
? Comment expliquer la diversité de formes d’un mouvement
se réclamant du même projet, se référant
aux mêmes textes, et pourtant aussi différent que les
actions itinérantes des I.W.W. des Etats-Unis, les associations
culturelles et révolutionnaires de l’East End juif
de Londres, les ouvriers et les paysans ukrainiens et leur armée
insurrectionnelle, les bourses du travail françaises, ou
encore les groupes anarchistes tatars, russes, arméniens,
juifs, ukrainiens, géorgiens d’Odessa décrits
par Michaël Confino [7], puisant dans leurs langues et leurs
traditions une profusion d’images et de notions capables de
dire de façon toujours nouvelle leurs colères et leurs
espérances, toutes les nuances de l’oppression et des
possibles émancipateurs ? [8]. Comment expliquer que deux
centres ouvriers aussi proches que Rio de Janeiro et Sao Paulo,
puissent, au même moment (au tournant du XIXe et du XXe siècles),
se réclamer tous les deux de l’anarchisme, animer avec
la même énergie de vastes et durs conflits sociaux,
des organisations et des initiatives ouvrières nombreuses,
alors que l’un (Sao Paulo) se reconnaît dans les conceptions
et le modèle organisationnel communiste libertaire de Malatesta,
tandis que l’autre (Rio de Janeiro), tout aussi actif et puissant,
est largement issu de l’individualisme de Nietzsche, de Stirner,
et n’hésite pas à inviter les militants des
unions de métier, des sociétés de secours mutuels,
des coopératives de consommation et de production, des commissions
d’usine, des ligues de quartier, des délégués
et autres coordinations ou commissions techniques, à s’identifier
à Zarathoustra, à promouvoir l’apparition de
surhommes, d’hommes-dieux capables de sortir le peuple de
sa léthargie et de son abrutissement, de libérer les
forces et les possibles révolutionnaires dont il est porteur
[9] ?
Ce sont bien ces questions auxquelles la pensée et le projet
libertaires prétendent répondre. Théoriquement,
à partir de l’effervescence philosophique et littéraire
du milieu du XIXe siècle. Mais pratiquement également,
à travers plus de soixante-dix ans d’expérimentations
ouvrières et libertaires, à travers l’évidence
de leurs combats, de leur diversité et, sinon de leur unité,
tout au moins de cette attraction commune que l’anarchisme
appelle analogie et affinité. C’est ainsi, parce qu’ils
relèvent de la discontinuité, de la différence
mais aussi de la répétition, que les événements
et les situations constitutifs des mouvements ouvriers libertaires,
quelle que soit leur échelle, justifient tous l’appréciation
de J.A. de Seixas lorsqu’elle parle du mouvement ouvrier brésilien
:
« L’histoire ouvrière [...] se produit, s’exprime
sous des formes baroques : discontinuités, mouvements brusques
et inattendus, vides, chocs entre zones de lumière et d’ombre
; mais aussi continuité, harmonie et unité qui ne
se dégagent que du conflit. Et si la comparaison ne s’avère
pas trop impertinente, je dirais que le premier mouvement ouvrier
brésilien garde en lui quelque chose des prophètes
du maître Aleijadinho [10] qui avec leurs formes tordues et
expressives, lourdement plantées sur des socles de pierre,
tournent leurs regards visionnaires vers l’horizon. [11] ».
Troisième caractéristique : Anarchisme théorique
et anarchisme ouvrier et pratique se succèdent sans hiatus,
avec même une transition particulièrement éloquente
dans la personne et l’action de Bakounine qui, pendant presque
dix ans (de 1864 à 1873) et d’un même mouvement,
produit la majeure partie de ses écrits théoriques
et contribue à jeter les bases d’un certain nombre
des modèles organisationnels et idéologiques des mouvements
ouvriers libertaires en train de naître. Il ne faudrait pas
penser cependant que le second moment du projet libertaire n’est
finalement que la mise en œuvre pratique du premier, son application.
Si Bakounine joue un rôle déterminant dans la cristallisation
de l’anarchisme ouvrier, en Suisse, en France, en Italie et
en Espagne principalement, c’est d’abord en raison de
son activisme incessant, de sa personnalité, de sa capacité
à fédérer et à intensifier, dans l’intimité
affective de ses sociétés secrètes, l’énergie
contagieuse d’une poignée de convaincus. Bakounine
écrit beaucoup au cours de cette période, mais la
plupart de ses écrits les plus théoriques restent
alors inédits et cachés. La puissance de l’Idée
qu’il exprime par tout ce qui le constitue (sa grande taille,
ses lettres, ses entretiens, ce que l’on dit de lui, etc.)
et qui se déploie un peu partout en Europe, n’a besoin
que d’une infime rencontre pour produire tous ses effets dans
des situations et des contextes autosuffisants et prêts à
l’accueillir, portant tout en eux-mêmes, à la
manière de « l’état pré-révolutionnaire
» dont parle Simondon, un « état de sursaturation
[...] où un événement est tout prêt à
se produire, où une structure est toute prête à
jaillir », parfois même à l’occasion de
simples « rencontres de hasard. [12] »
L’introduction de l’Idée libertaire en Espagne
est ainsi un bon révélateur de la nature du lien que
les deux grands moments de l’anarchisme (théorique
et pratique) ont entretenu, mais aussi du problème que ce
livre voudrait élucider. Nous suivons ici l’interprétation
de Brenan [13]. En 1868, après avoir vainement tenté
d’envoyer Elisée Reclus dans ce pays pour y faire connaître
les positions de l’Alliance de la Démocratie Sociale
(le courant anarchiste au sein de la première internationale),
Bakounine confie cette « mission » à l’ingénieur
Giuseppe Fanelli qui, non sans mal, parvient à trouver l’argent
nécessaire au voyage et se rend à Barcelone où
il erre quelque temps sans connaître personne, puis à
Madrid où il rencontre les adhérents d’un club
culturel ouvrier principalement composé de typographes et
d’imprimeurs. Fanelli ne parle pas l’espagnol. Des ouvriers
présents, à l’exception de l’un d’entre
eux qui possède quelques rudiments de français, aucun
ne comprend une langue étrangère. Personne n’a
pensé faire venir un interprète et soumettre ainsi
la rencontre à un dispositif de « traduction ».
C’est donc directement, sans se comprendre, - du point de
vue de la langue et de ses logiques si spécifiques -, que
le premier noyau anarchiste espagnol s’empare immédiatement
et de manière durable, d’une pensée et d’un
projet dont manifestement il possédait déjà
toute la puissance et tous les prérequis, et qui trouve dans
l’étrangeté de la langue l’expression
de cet autre qu’il portait en lui-même. Écoutons
le récit qu’en donne Anselmo Lorenzo, un des participants
de la réunion.
« Fanelli était grand ; il avait l’air bon
et sérieux, portait une épaisse barbe brune et ses
grands yeux noirs et expressifs lançaient des éclairs,
ou reflétaient la plus grande commisération selon
les sentiments qui l’animaient. Sa voix qui avait une sonorité
métallique était capable de prendre toutes les inflexions
qui convenaient à son propos, passant rapidement de la colère
et de la menace, quand il fulminait contre les tyrans et les oppresseurs,
aux accents de la pitié, du regret, de la consolation, pour
évoquer les souffrances des opprimés, soit qu’il
les comprit sans les avoir subies, soit qu’en véritable
altruiste il prit plaisir à présenter un idéal
ultra-révolutionnaire de paix et de fraternité. Il
parlait en français et en italien, mais nous comprenions
sa mimique expressive et nous suivions son exposé [...] “
Cosa orribile ! Spaventosa ! ” » [14].
Après trois ou quatre rencontres de ce type, Fanelli part
répéter sa performance à Barcelone qu’il
doit très vite quitter faute de ressources, en laissant quelques
textes en viatique : les statuts de l’Alliance de la démocratie
sociale, le règlement d’une société de
travailleurs genevois, quelques numéros de la revue d’Herzen
La Cloche, et des comptes-rendus de journaux des discours de Bakounine.
Comme l’écrit Brenan :
« c’étaient là les textes sacrés
sur lesquels devait se fonder le mouvement nouveau [...] en moins
de trois mois, sans connaître un seul mot de la langue, et
en ne rencontrant que rarement un espagnol qui comprit son français
et son italien, [Fanelli] avait donné naissance à
un mouvement qui, avec des fortunes diverses, devait durer soixante-dix
ans, et affecter profondément les destinées de l’Espagne
». [15]
La relative ironie de Brenan (« textes sacrés »)
ne doit pas masquer l’importance de sa remarque. Il s’agit
bien pour lui comme pour nous, de saisir la puissance mystérieuse
et magique des rares et pauvres documents laissés par Fanelli.
Dans le vocabulaire de Simondon, on pourrait dire qu’il s’agit
effectivement de comprendre en quoi consiste leur « capacité
» mystérieuse et explosive « [à] structurer
un domaine, [à] se propager à travers lui, [à]
l’ordonner », ou encore, autre formule de Simondon,
à « traverser, animer et structurer », «
par réverbération intérieure », «
un domaine varié, des domaines de plus en plus variés
et hétérogènes », à les rendre,
par un « principe analogique », « homogènes
les uns par rapport aux autres » [16].
L’exemple espagnol, là où l’anarchisme
devait connaître sa plus grande extension, est particulièrement
significatif. En Espagne comme ailleurs, les mouvements ouvriers
libertaires n’ont jamais cessé d’entretenir des
liens avec la pensée libertaire des années précédentes.
Mais ces liens revêtent un double caractère, apparemment
contradictoire. À la fois fugitifs et intimes dirait Bakounine
[17], ils passent par des points de rencontre étroits, discontinus
et hasardeux, imprévus et sans lendemains propres, excluant
tout développement, toute permanence et toute institutionnalisation
communicationnels ou pédagogiques. Mais en même temps
il s’agit de rencontres extrêmement intenses et sensibles,
- des journaux, des statuts manuscrits, les yeux de Fanelli, le
son métallique de sa voix, la couleur de sa barbe, un mot
étrange et étranger sans cesse répété,
« spaventoza ! » - ; qui permettent à des expériences
multiples mais aussi une expérience ouvrière et révolutionnaire
commune (espagnole ou catalane en l’occurrence) de faire sienne,
- à partir d’elles mêmes et à l’occasion
de presque rien, en un instant -, la charge physique et symbolique
accumulée ailleurs et autrement au cours des années
précédentes. Le paradoxe du lien qu’entretiennent
les expérimentations ouvrières de l’anarchisme
avec ses élaborations théoriques antérieures
pourrait se formuler en trois points ou trois étapes.
- 1. Ces expérimentations tirent tout d’elles-mêmes,
de leur propre fond, de leur propre puissance, de la charge d’expériences
et de significations qu’elles possèdent déjà
;
- 2. du même coup et pour cette raison, elles ont la possibilité
de saisir au vol des significations et des possibles élaborés
ailleurs et autrement, qui révèlent ce qu’elles
peuvent et qu’elles ignoraient jusqu’ici, qui, à
la manière d’une révélation ou d’un
coup de foudre amoureux, leur donnent brusquement sens et devenir,
les exaltent et les transforment ;
- 3. mais ceci à partir d’un autre fond que le leur,
auquel elles n’ont pas besoin d’avoir accès pour
développer d’autres possibles, analogues mais autres
(ou propres), à travers seulement une affinité immédiate,
fugitive et intense du même et du différent qui non
seulement autorise les mouvements ouvriers libertaires à
s’emparer de ce qu’ils n’ont pas produit et qui
leur arrive de façon si ponctuelle et discontinue, mais encore
à se transformer et à le transformer complètement
en le faisant leur, en l’investissant de la qualité
et de la singularité de leur propre puissance, en le répétant
autrement sans l’avoir connu, en le multipliant et en le portant
à une puissance autre.
De cette rencontre mystérieuse que l’on peut étendre
à tous les êtres et que ce livre voudrait explorer,
découle une conséquence importante pour comprendre
la discontinuité de l’histoire du mouvement et de la
pensée libertaire, mais surtout pour comprendre l’importance
du troisième moment de l’anarchisme, non seulement
de sa résurrection philosophique à la fin du XXe siècle,
mais également de sa nouvelle invention, de sa capacité
à répéter les deux moments précédents,
à non seulement leur redonner sens et puissance, mais à
multiplier ce sens et cette puissance, à les autoriser à
se redire l’un à l’autre ce qu’ils s’étaient
déjà dit mais aussi ce qu’ils avaient tu, ignoré
ou seulement pressenti et que seule une résurrection pouvait
faire surgir, en attendant la série des renaissances et des
répétitions à venir.
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[1] Sur les modifications d’ensemble des classes ouvrières
correspondant à la fin de cette seconde période, pour
ce qui concerne la France, voir G. Noiriel, Les Ouvriers dans la
société française, XIXe siècle - XXe
siècle, Paris, Seuil, 1986.
[2] Du nom de la Fédération Ouvrière Régionale
Argentine et de l’originalité de son mode de composition
à la fois syndical et politique.
[3] J.A. de Seixas, Mémoire et oubli, Anarchisme et syndicalisme
révolutionnaire au Brésil, Paris, Éditions
de la Maison des Sciences de l’Homme, 1989.
[4] Ibid., p. 181.
[5] Neno Vasco, 1913, cité ibid., p. 183.
[6] Ibid., p. 16.
[7] M. Confino, « Idéologie et sémantique :
le vocabulaire politique des anarchistes russes », dans Cahiers
du monde russe et soviétique, n° 3-4, juillet-décembre
1989.
[8] Sur ce renouvellement incessant du vocabulaire anarchiste,
en particulier au regard du caractère stéréotypé
du discours bolchevique et social démocrate, ibid. p. 259.
[9] E. Carvalho, Asgarda, n° 1, 18/03/1902, dans ibid., p.
66.
[10] Un sculpteur brésilien baroque connu sous le nom de
l’ « Estropié »
[11] Ibid., p. 188.
[12] G. Simondon, L’Individuation psychique et collective,
Paris, Aubier, 1989, p. 63.
[13] G. Brenan, Le Labyrinthe espagnol, Paris, Ruedo Ibérico,
1962. (Le livre a été écrit pendant et immédiatement
après la guerre civile).
[14] A. Lorenzo, El Prolétariado militante, vol I, in G.
Brenan, ibid., p. 103.
[15] Ibid.
[16] G. Simondon, op. cit., pp. 54, 53 et 65.
[17] M. Bakounine, Considérations philosophiques sur le
fantôme divin, sur le monde réel et sur l’homme,
Oeuvres, Paris, Stock, 1908, t. III, p. 393.
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Colson, Daniel. L’anarchisme et les discontinuités
de l’Histoire - 3 -
http://raforum.info/article.php3?id_article=2042
Le renouveau de la pensée anarchiste à la
fin du XXe siècle
Pour bien comprendre la force éruptive de cette troisième
période il faut faire un effort d’imagination, remonter
trente ou quarante ans en arrière, à une époque
où un peu partout dans le monde renaissaient pour quelque
temps les espérances d’une transformation radicale
de l’ordre des choses. Dans la tristesse et l’angoisse
des temps présents, on a du mal à concevoir, le bonheur,
la force et les aspirations qui, minoritaires ou non, - des universités
aux usines, des quartiers des grandes villes aux plus petits villages,
mais aussi au cœur des âpres combats de la décolonisation
-, ont pu traverser la plupart des pays et des sociétés
de cette époque. Mais à l’inverse, on a du mal
également à imaginer la pauvreté de la pensée
capable de donner sens à cette force et à ces aspirations,
d’entrer en phase avec elles et d’augmenter et de prolonger
ainsi leur puissance. Au milieu du désert et du rétrécissement
philosophique de l’époque, aucun Fanelli (et il y en
avait beaucoup) n’était capable de transmettre le feu
d’une pensée émancipatrice oubliée depuis
longtemps, enfouie dans les archives et les bibliothèques.
Les théories à prétention révolutionnaire
étaient alors entièrement dominées par la suffisance
et la langue de bois du marxisme des décennies précédentes,
ces longues années de dictature du socialisme d’Etat
mais aussi de soumission et d’intégration à
l’ordre social et économique des forces ouvrières
antérieures. Hégémonique, ce marxisme recouvrait
tout de ses multiples visages, avec le marxisme rudimentaire, autoritaire
et pontifiant des appareils communistes inféodés à
l’État russe ; le marxisme néophyte et de stricte
observance des prêtres-ouvriers, des chrétiens de gauche
mais aussi d’un certain nombre de libertaires à la
recherche de certitudes politiques et théoriques ; le marxisme
diffus, intéressé et sommaire des nationalistes anti-colonialistes
; le marxisme entêté mais tout aussi rudimentaire des
opposants et des dissidents du trotskysme et de l’ultra-gauche
; ou encore et pour ne s’en tenir qu’à la France,
le marxisme structuraliste et savant des élites de gauche
et des normaliens de la rue d’Ulm qui, - à la suite
d’Althusser, et les casquettes sulpiciennes de Pékin
remplaçant les chapeaux mous de Moscou -, devait imposer
quelque temps son terrorisme théorique stérile et
étouffant.
C’est à l’intérieur de ce contraste et
de cette tension entre une immense et multiforme explosion de vie
et de révoltes et un carcan idéologique mortifère
prétendant l’enfermer dans ses codes et ses directives
qu’il faut situer l’événement Deleuze,
mais aussi, de manière diverse et fragmentaire, un grand
nombre d’autres philosophes et théoriciens, de Scherer
à Foucault et Derrida, en passant par Castoriadis, Blanchot,
Klossowski et bien d’autres. Avec Deleuze et Foucault principalement,
surgissait dans la situation émancipatrice des années
soixante et soixante-dix du siècle précédent,
une conception philosophique qui n’était pas nouvelle,
mais qui, oubliée, revêtait alors tous les traits d’une
foudroyante nouveauté. En transformant la formule de l’ancien
secrétaire des bourses du travail Fernand Pelloutier, face
à la social-démocratie de son temps, on pourrait caractériser
l’originalité de cette pensée de la façon
suivante : pas moins révolutionnaire que la scolastique et
la vulgate marxistes, - c’est le moins qu’on puisse
dire -, cette philosophie, en se référant d’abord
principalement à Nietzsche, en inventant un « Nietzsche
de gauche », rompait radicalement avec les représentations
issues de Marx et du marxisme. De façon très proche
des conditions d’apparition de l’anarchisme un siècle
plus tôt, la pensée libertaire de la fin du XXe siècle
retrouvait la dimension ouverte d’un projet émancipateur
éclaté et multiforme, sans lien direct avec des mouvements
ou des organisations politiques ou sociales particulières,
mais capables de dire ou d’exprimer les situations d’alors,
les possibles qui, pendant deux décennies environ, devaient
traverser la plupart des régions du monde.
Il est vrai que le lien entre Nietzsche et l’anarchisme ne
date pas des années soixante et soixante-dix du siècle
précédent. Comme on l’a vu à propos du
Brésil, mais comme le montre également l’exemple
français et comme pourraient sans doute le montrer beaucoup
d’autres régions du monde [1], c’est dès
la fin du XIXe siècle, dès les premières traductions
de Nietzsche, qu’un certain nombre d’anarchistes ou
d’ouvriers révolutionnaires, - souvent les plus impliqués
dans l’action collective -, se sont reconnus en lui, dans
ses livres, sur le terrain des mots, du style et des représentations,
mais aussi (au-delà d’une interprétation individualiste
simpliste) dans leurs propres pratiques, leur propre façon
de déconstruire et de recomposer les grandes distinctions
modernes (entre individu et collectif, théorie et pratique,
dominants et dominés, mort et vie, économie et culture),
et de pressentir ainsi des formes de pensée homologues à
leurs manières d’agir, de combattre et de concevoir
le monde. Cette reconnaissance n’est pas unilatérale.
On sait maintenant que Nietzsche avait lu Stirner. Et ses amis les
plus proches et les plus perspicaces, comme Overbeck, n’ont
pas manqué d’observer comment, malgré son anti-socialisme
et son anti-anarchisme affirmés, Nietzsche était proche
de Proudhon [2]. Mais c’est pourtant un siècle plus
tard, avec la redécouverte d’un Nietzsche émancipateur,
que cette rencontre improbable a pu enfin rendre explicite la force
de ses raisons, donner sens à une histoire ouvrière
longtemps réduite à des péripéties énigmatiques,
insignifiantes et dérisoires, rendre perceptibles la radicalité,
l’ampleur et la nouveauté passées de ses pratiques
et de ses projets.
Mieux encore, avec le renouveau de la pensée libertaire
de la fin du XXe siècle, il devenait également possible
de relire ou de lire Proudhon, Bakounine, Déjacque et Coeuderoy,
de mettre à jour l’idée philosophique dont l’histoire
ouvrière était elle-même le répondant
et la répétition. Par-delà une idéologie
anarchiste trop longtemps fermée à son inspiration
première, réduite à un bricolage de substitution,
au bon sens utilitaire de l’école de Jules Ferry, à
un humanisme, un individualisme et un rationalisme étroits
et scientistes, il devenait enfin possible non seulement de saisir
la nature des affinités entre Nietzsche et les mouvements
libertaires, mais aussi de ressaisir l’analogie entre ces
mouvements et une pensée philosophique et politique antérieure
largement oubliée, alors même qu’elle avait contribué
si fortement à leur naissance et à leur affirmation.
Et c’est ainsi que l’Idée anarchiste, à
travers la redécouverte de sa double et successive inflexion,
- théorique et pratique -, pouvait à son tour intensifier
l’expression philosophique qui les rendait visibles, une expression
philosophique née ailleurs et plus tard, dans d’autres
circonstances, à partir d’autres mouvements et d’autres
conditions. À son tour l’Idée anarchiste pouvait
donner sens à une affirmation commune de la vie, à
une critique radicale de la science et de la modernité, à
une même perception de la transformation incessante et de
la subjectivité irréductible des forces et des êtres,
à une conception du monde, de l’oppression et de l’émancipation,
qui ruinait radicalement les vieilles distinctions entre individu
et société, subjectivité et objectivité,
unité et multitude, éternité et devenir, réel
et symbolique. À son tour, l’Idée anarchiste
pouvait réaffirmer une conception du monde où tout
chose est rapportée à une pluralité infinie
de forces et de points de vue en lutte pour leur affirmation, une
conception où, comme l’avait affirmé Proudhon,
tout groupe est un "individu", doté de subjectivité,
puisque tout individu est lui-même un groupe, une résultante
(et donc un foyer subjectif), un composé de puissances et
de volontés.
Cette redécouverte de la pensée libertaire du XIXe
siècle, comme la prise en compte de l’histoire et des
expérimentations de l’anarchisme ouvrier mais aussi
la mise à jour de la puissance et de l’intimité
des relations entre ces deux premiers moments de l’anarchisme,
ne constituent cependant qu’un aspect de son renouveau philosophique.
En effet, en redécouvrant un Nietzsche émancipateur,
Deleuze ou Foucault ne se contentent pas de rendre perceptible ce
que l’histoire proprement libertaire avait déjà
brièvement affirmé et expérimenté :
l’affinité de l’anarchisme avec une pensée
et une expérience humaines beaucoup plus larges, qui débordent
de partout les limites historiques et géographiques de la
modernité européenne. Cette affinité, Deleuze
et un certain nombre d’autres philosophes de la fin du XXe
siècle contribuent, dans un contexte nouveau, à la
rendre particulièrement perceptible et ceci de deux façons
:
1. En l’inscrivant tout d’abord dans une longue tradition
philosophique, certes sans cesse déniée et déformée
par un savoir dominant et réducteur, mais pourtant insistante
et tenace, cachée et le plus souvent peu perceptible, mais
porteuse d’incessantes menaces pour les représentations
et les pratiques de l’ordre existant. Des pré-socratiques
et des cyniques de la Grèce ancienne aux apparences bourgeoises
de Gabriel Tarde ou de Bergson, en passant par les plus ou moins
inquiétants Spinoza, Bakounine et Nietzsche, mais aussi les
inclassables Proudhon, Déjacque et Simondon, ou encore le
conformisme faussement rassurant de Leibniz, le renouveau de la
pensée libertaire de la fin du XXe siècle met à
jour et intensifie des conceptions du monde, de la vie et de ce
que peuvent les êtres humains certes issues de la philosophie
occidentale, présentes dans son histoire, ne serait ce qu’à
ses marges, mais dont les détracteurs les plus perspicaces,
en les qualifiant parfois d’orientales, n’ont pas manqué
de percevoir avec acuité combien ces conceptions du monde
pouvaient, dans la singularité et la discontinuité
de leurs répétitions, ignorer les frontières
et l’architecture de la pensée dite moderne, combien
elles pouvaient assumer et reprendre à leur compte un rapport
au monde beaucoup plus large et divers dans ses expérimentations
comme dans les espaces géographiques et historiques de leurs
déploiements. En effet, le renouveau de la pensée
libertaire de ces trente dernières années, si malignement
et si faussement désignée de post-moderne, ne s’inscrit
pas seulement dans une longue et ancienne tradition de la pensée
européenne, qui contribue à lui donner sa force et
son sens. Par l’ampleur des problèmes qu’elle
assume, par la richesse des possibles qu’elle met à
jour, cette pensée peut enfin sortir de l’étroit
canton de l’Europe et de ses dérivés d’outre-atlantique.
Elle peut, par exemple, redonner vie et renouveler sa propre puissance
aux sources (cousines et non moins occidentales) de la pensée
arabo-persane, ou encore comprendre et répéter des
traditions de pensée apparemment aussi différentes
que les cultures de l’Inde ou de la Chine ; ces cultures que
seules les perceptions dominantes, étroites et aveugles,
de la philosophie européenne avaient pu transformer en énigmes
et en étrangeté radicale.
2. Mais cet élargissement et cette multiplication d’expressions
et d’expérimentations à caractère libertaire,
- là où, suivant la formule de Jacy Alves de Seixas,
discontinuités et formes baroques, vides et mouvements brusques
et inattendus, ombres et lumières, vont de paire avec continuité,
harmonie et unité -, ne concernent pas seulement les domaines
de la pensée et de la philosophie. Ils affectent d’autres
plans d’expérimentations pratiques tout aussi larges.
Les mouvements collectifs de révolte et d’affirmations
collectives par exemple, enfouis dans la multitude des grèves,
des insurrections et des conflits minuscules et oubliés ou
passés à la postérité par leur ampleur.
Mais aussi et de manière complètement différente,
cette multitude d’événements et de situations
mal ou peu enregistrés dans les sources officielles, mais
dont on peut retrouver les traces, pour peu que l’on s’attache,
par exemple avec Foucault et Arlette Farge, à la vie des
hommes infâmes, ou à tous les détails (si longtemps
insignifiants) mis à jour par l’archéologie
contemporaine. Ou encore, de façon beaucoup plus implicite
parce que quotidienne et de tout temps, la multiplication et la
répétition incessante des désirs, des rêves,
des gestes, des élans, des volontés et des actes le
plus souvent imperceptibles mais qui nous parlent pourtant, à
partir de rien ou de presque rien, et que la littérature
et la poésie parviennent si souvent à nous rendre
sensibles, sans lesquels aucun ordre, aucune domination, aussi oppressive
et mutilante qu’elle fut, ne pourrait subsister un instant.
De manière partielle et limitée, c’est à
l’intérieur de cet élargissement, de cette différenciation
et de cette répétition des expérimentations
libertaires que ce livre voudrait prendre effet. Et ceci à
travers trois études à la fois singulières
dans leur objet et communes dans leur approche comme dans la façon
dont elles sont étroitement liées du point de vue
de leur exposition logique et démonstrative. Islam et histoire
tout d’abord, Hannah Arendt et les brèches du temps
dans une second temps, et enfin événements et traditions
des mouvements révolutionnaires européens, les trois
parties de ce livre, constituent trois entités distinctes,
trois points de départ particuliers, mais étroitement
articulés entre eux. D’autres auraient été
possibles, le taoïsme chinois par exemple ou l’histoire
technique de la métallurgie en Europe, mais aussi l’histoire
de la piraterie, ou encore les courants religieux minoritaires du
Moyen-Orient, le phénomène hacker, la dimension politique
de la figure du serviteur dans la littérature mise à
jour par Alain Brossat [3], l’approche de tel ou tel mouvement
ouvrier et paysan libertaire en Europe ou dans les Amériques,
et bien d’autres choses encore qui toutes autorisent la prise
en compte des discontinuités de l’histoire, en bien
comme en mal, en forces émancipatrices comme en forces oppressives,
mais aussi, le plus souvent, comme mélanges instables, incertains
et indécis : ces "composés" proudhoniens
auxquels aucun être n’échappe, même lorsqu’on
croit, à un moment donné et avec certitude, pouvoir
le qualifier.
Sans doute la première partie de ce livre (Islam et Histoire)
risque t elle de dérouter ou de rebuter le lecteur, moins
familier de la pensée arabo-persane que de la philosophie
politique d’Hannah Arendt ou de l’histoire révolutionnaire
européenne. Elle est pourtant essentielle pour la suite,
y compris dans ses références à de nombreux
concepts arabes, forcément étranges et étrangers
mais dont les deux autres parties ne manqueront pas de faire usage.
En effet, grâce au livre (difficile mais passionnant) d’Abdallah
Laroui qui sert ici de point de départ [4], on ne découvre
pas seulement combien les traditions philosophiques et scientifiques
de l’Europe et du monde arabo-persan participent d’une
même histoire intellectuelle, issue à la fois de la
tradition grecque et du berceau des trois monothéismes. Comme
l’affirme la pensée anarchiste et en raison de leur
spécificité et de leurs origines communes, Europe
et Moyen-Orient ne se font pas seulement écho. Ils se donnent
l’un à l’autre les concepts qui manquent à
chacun et qu’ils pressentent pourtant au fond de ce qui les
constitue. Des concepts suffisamment proches et éloignés
pour permettre dès maintenant une association émancipatrice
plus riche et plus puissante. En attendant d’autres rencontres
et d’autres compositions (avec les pensées chinoise
ou indienne par exemple), mais surtout la multitude infinie des
révoltes, des luttes et des désirs capables de donner
corps à l’anarchie positive que Proudhon et les théoriciens
libertaires du XIXe siècle avaient perçue et pensée
avec tant de force et d’intensité.
Éditions Lignes & Manifeste, 2004.
[1] Sur ce point, voir D. Colson « Nietzsche et l’anarchisme
», dans Lignes, n° 7, Paris, Éditions Léo
Scheer, février 2002.
[2] F. Overbeck, Souvenirs sur Nietzsche (1906), Paris, Allia,
1999
[3] A. Brossat, Le Serviteur et son maître, Essai sur le
sentiment plébéien, Paris, Lignes & Manifeste,
Éditions Léo Scheer, 2003.
[4] A. Laroui, Islam et Histoire, essai d’épistémologie,
Paris, Champs Flammarion, 1999.
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