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Origine : http://refractions.plusloin.org/textes/refractions1/colson-chimie.htm
Daniel Colson "La science anarchiste " Réunis en congrès
international, à Londres, en juillet 1881, dans le cadre fondateur
de ce qui allait devenir pendant une dizaine d'années le "parti"
anarchiste, les forces et les militants les plus représentatifs
du mouvement d'alors votent, pour seul programme politique et pour
longtemps, deux grandes motions, l'une, mort née, décidant la création
d'un "bureau international de renseignements", l'autre, à caractère
scientifique, dont nous pouvons citer l'essentiel :
"Considérant que l'A.I.T. a reconnu nécessaire de joindre
à la propagande verbale et écrite la propagande par le fait. Considérant,
en outre, que l'époque d'une révolution générale n'est pas éloignée
[…]. Le congrès émet le voeu que les organisations adhérentes […]
veuillent bien tenir compte des propositions suivantes :
[…] propager par des actes, l'idée révolutionnaire et l'esprit
de révolte […]. En sortant du terrain légal […] pour porter notre
action sur le terrain de l'illégalité qui est la seule voie menant
à la révolution, il est nécessaire d'avoir recours à des moyens
qui soient en conformité avec ce but.[…] Les sciences techniques
et chimiques ayant déjà rendu des services à la cause révolutionnaire
et étant appelées à en rendre encore de plus grands à l'avenir,
le Congrès recommande aux organisations et individus […] de donner
un grand poids à l'étude et aux applications de ces sciences, comme
moyen de défense et d'attaque" .
Propagande par le "fait", imminence de la "Révolution", étude
et applications des "sciences techniques et chimiques" : c'est
au moment où l'anarchisme se constitue en "parti", en force indiscutablement
"politique", aux côtés du "socialisme" dont il se sépare, que les
"sciences" et les "techniques" les plus modernes font leur apparition
dans le projet libertaire. Une apparition qui n'a rien d'accessoire
et d'éphémère puisqu'elle définit pour longtemps l'essentiel du
programme et de la stratégie anarchistes . Une apparition, qui,
en articulant (ou en mélangeant?) "politique" et "science", les
deux grands piliers de la modernité occidentale, nous invite à réfléchir
sur le rapport que l'anarchisme entretient avec cette modernité.
Il n'est pas indifférent que cet appel aux "faits" comme expression
de la réalité, à la "science" et à la "technique" comme "moyens"
pour la transformer, puisse émaner d'un mouvement qui considère
par ailleurs la "liberté" comme sa raison d'être . Avec B. Latour
, on peut en effet considérer que la société moderne occidentale
s'est construite, pour l'essentiel, d'Erasme à Sartre pour la philosophie,
(en passant par Descartes, Kant, Husserl), et du débat entre Boyle
et Hobbes à la prolifération des laboratoires, machines et manipulations
en tout genre pour les sciences et les techniques , sur l'idée d'une
nette séparation entre la liberté de l'homme et le déterminisme
de la nature. Dans cette construction dualiste de la réalité, dominante
en Occident depuis trois siècles, tout ce qui existe devrait être
partagé en deux "zones ontologiques entièrement distinctes, celles
des humains d'une part, celle des non-humains de l'autre" . D'un
côté le monde social et politique, "la société libre des sujets
parlants et pensants" , volontairement définie par les hommes qui
se donnent lois et constitutions politiques ; de l'autre le
monde "naturel" des "choses", évidemment inconscient de lui-même,
mais mécanique également et entièrement soumis au déterminisme.
Sans doute, dans cette représentation, l'homme est-il issu de ce
monde "naturel" dont il dépend encore, extérieurement et intérieurement.
Mais c'est en s'en libérant qu'il devient homme, en s'opposant radicalement
à cette nature qui l'enveloppe, qu'il est supposé faire naître un
autre monde, qualitativement différent, non-naturel, le monde de
la "liberté". Cette lutte de l'humain contre le non-humain (en nous
et hors de nous), de la liberté contre la nécessité, de l'esprit
contre la matière, constituerait ainsi, pour la pensée moderne occidentale,
la tâche essentielle de l'humanité, sa façon de devenir humaine,
en imposant sa domination sur la nature, par la science qui permet
de maîtriser les lois de son déterminisme, par la technique qui
permet de la modifier et de l'ajuster à la liberté de l'homme.
Sous sa forme extrême, alors que la coupure radicale entre l'homme
et la nature se redouble dans une séparation "révolutionnaire" tout
aussi radicale entre le passé et l'avenir, - "du passé faisons table
rase!" -, l'anarchisme peut ainsi apparaître comme un héritier direct
des bouleversements que connaît l'Europe à partir du XVIe siècle ;
le rejeton excessif mais légitime de l'idée moderne de liberté ;
l'extrême déviation d'un mouvement beaucoup plus large, persuadé
de pouvoir soumettre la réalité à la libre volonté de l'homme ;
l'ultime manifestation des utopies de la Révolution Française pour
qui la société pouvait "se constituer en page blanche par rapport
au passé, (..) s'écrire elle-même […] refaire l'histoire sur le
modèle de ce qu'elle fabrique" .
C'est cette interprétation de l'anarchisme, comme manifestation
extrême et utopique des représentations modernes, que nous voudrions
discuter ici.
Le premier anarchisme ouvrier et le "parti" anarchiste
Pour saisir le sens de la "propagande par le fait" et de l'irruption,
particulièrement violente, des "sciences techniques et chimiques"
dans l'histoire du mouvement libertaire, il faut bien considérer
la période de cette appropriation théorique et pratique de la science :
une quinzaine d'années, de la fin des années 1870 au milieu des
années 1890. Une durée relativement courte, souvent perçue par l'historiographie
du mouvement anarchiste comme un moment d'égarement, une parenthèse
vite refermée ; alors que, selon nous, elle constitue au contraire
un moment clé de l'anarchisme . Pour comprendre sa forme ouvrière,
de sa naissance au sein de la Première Internationale à sa quasi
disparition en Espagne en 1939. Mais aussi pour comprendre l'originalité
d'un courant politique inclassable, pour comprendre l'étrangeté
du rapport que ce mouvement a pu entretenir avec les conceptions
modernes de la politique et de la science.
Sans doute, à la décharge de l'historiographie du mouvement libertaire,
peut-on remarquer que la "propagande par le fait" et l'utilisation
explosive de la chimie ne sont pas premières dans la naissance de
l'anarchisme. Elles apparaissent au terme d'une première phase de
développement ou de fondation (au sein de l'Association Internationale
des Travailleurs) beaucoup plus calme et rassurante, qui, passé
le vent de folie des attentats et de la propagande par le fait,
semble reprendre son cours quelques années plus tard, comme si de
rien n'était. Aussi n'est-il pas inutile de rappeler quelles furent
les formes de cette première manifestation de l'anarchisme comme
mouvement politique et social, de rappeler en quoi ce mouvement,
sans laisser vraiment deviner ses futures utilisations de la science
, avait pourtant déjà toutes les raisons d'inquiéter ou de dérouter
une vision moderne du rapport entre science et politique, entre
libre action de l'homme et nécessité de la nature.
Lorsque l'anarchisme se constitue en courant politique, à la fin
des années 1860, il tend à prendre forme dans deux grands types
de groupements :
- les chambres syndicales et corporatives de la Première Internationale
tout d'abord. Un mode de groupement à la fois entièrement nouveau
(de par sa dimension révolutionnaire) et pourtant étrangement archaïque
au regard des représentations politiques "modernes" : parce
qu'étroitement confondu avec l'identité différenciée des "métiers"
et la base matérielle et productive de la société ; parce que
lié de façon immédiate, par le travail, à la nature et à ses relations
avec l'homme (le bois, le fer, le feu, la pierre, l'encre, la farine,
l'extraction du charbon, etc.). "Mineurs", "boulangers", "doreurs
sur bronze", "horlogers", "fondeurs", "ébénistes", "verriers"...,
autant d'identités ou d'individualités collectives fortement typées,
spécifiques, différentielles, qui s'opposent au modèle "moderne"
et démocratique, abstrait et individualiste, des groupements politiques
issus de la Révolution française. Le "producteur" concret et différencié
contre le "citoyen" abstrait et uniforme ; l'expression matérielle
complexe de la grande diversité des liens de l'homme à la nature
contre un idéal démocratique qui refuse longtemps, au nom même des
conceptions politiques modernes, de donner une existence "légale"
à cette réalité "corporative" ;
- la "société secrète" enfin, tout aussi déroutante, qui ne peut
être réduite à la survivance romantique des conditions de l'action
politique de la première moitié du XIXe siècle, sans pour autant
obéir à la forme moderne des "partis politiques". "Secrète", l'association
que Bakounine propose aux premiers "anarchistes", constitue certes
un cercle d'"idées", mais défini par son "intimité", où les "idées",
communes à une poignées d'affiliés, font "corps" elles aussi , dans
une proximité de tempéraments et de sensibilités, sur le modèle
explicitement "alchimique" de l'"affinité élective" . "Individuation"
spirituelle et corporelle , le groupe affinitaire bakouninien n'est
pas pour autant une "secte" séparée du reste de la société par la
cohérence de ses programmes ou ses rituels symboliques et disciplinaires
. "Individualité" nouvelle, comme l'écrit Bakounine , âme et corps
ou, plutôt, "diable au corps" , le cercle "intime" des premiers
anarchistes veut être un "noyau" caché , en deçà des associations
corporatives ou locales, sans aucun des attributs symboliques du
pouvoir . Un "noyau" capable d'"inclure" et d'"impliquer" , dans
l'"intimité" de la conviction et de l'énergie de ses membres, toute
la puissance d'action et de réflexion du "peuple", des pratiques
et des idées que les organisations corporatives ou locales de l'Internationale
expriment par ailleurs à leur façon. Un "noyau" capable, le jour
venu, de déchaîner les "passions" populaires, de permettre leur
propagation spontanée partout où c'est possible, d'empêcher qu'elles
ne retombent et qu'un ordre étatique extérieur puisse se reconstituer
.
Cette première étape de l'anarchisme est brève. L'Internationale
antiautoritaire disparaît comme force significative au milieu des
années 1870. Doublement livrés à eux-mêmes par l'effacement du mouvement
ouvrier et le retrait puis la mort de Bakounine, les cercles libertaires
se trouvent quelques temps privés de l'énergie et du sens révolutionnaires
qui faisaient leur force. C'est alors que l'anarchisme, effectivement
réduit à l'état de "parti", de simples cercles d'opinion politique
, aurait dû (ou pu) prendre acte de cette situation nouvelle :
renoncer à l'intensité d'une action secrète qui ne trouvait plus
autour d'elle les ressorts et les raisons de s'exercer ; renoncer
aux espérances qu'il avait pu placer dans les formes d'expression
du mouvement ouvrier ; tenter de se convertir en organisation
politique, se doter d'une autre raison d'être matérielle . C'est
la voie qu'empruntent alors la plupart des courants "socialistes".
C'est celle que l'anarchisme refuse, en s'engageant sur un tout
autre chemin .
En effet, contrairement à l'intitulé que lui donnent les circonstances,
le "parti" anarchiste qui se forme de façon éphémère en Europe à
la fin des années 1870 , n'adopte pas les modes de groupements et
d'action politiques qui s'imposent alors dans la plupart des pays
industrialisés ou en voie d'industrialisation. Bien loin de constituer
une cristallisation partisane et idéologique, un point de fixation
stable et clos sur lui-même, en attendant des temps meilleurs, ou
encore un rouage représentatif défini sur la scène des opinions
démocratiques, le "parti" libertaire n'est, d'une toute autre façon,
que le point de rencontre provisoire et instable de deux processus
de "différenciations" qui, par leur direction et leur intensité
, concourent tous les deux à détourner l'anarchisme des modèles
d'action et d'organisation politiques modernes.
Une différenciation que l'on pourrait qualifier de négative (ou
de répulsive) tout d'abord, du côté "socialiste", à travers le refus
de l''électoralisme et de la transformation du projet socialiste
ouvrier en organisations politiques nationales, pensées dans le
cadre représentatif des démocraties naissantes. Un peu partout en
Europe, à partir de 1880, des fractions notables de militants ou
de groupes locaux, jusqu'ici membres des courants socialistes, extérieurs
ou postérieurs aux premiers réseaux libertaires, tendent à se définir
comme anarchistes : en Allemagne, dès 1880, avec le ralliement
à l'anarchisme de militants sociaux-démocrates (J. Most, H. Stenzleit,
J. Neve, J. Peukert...) puis des jeunes socialistes autonomes qui
devaient se grouper autour du journal Der Sozialist, (G.
Landauer, P. Kampffmeyer...) ; en France, au même moment,
de façon plus massive encore, où de nombreuses sections ou groupes
locaux fournissent une grande partie des forces anarchistes des
années suivantes ; mais aussi en Angleterre avec des militants
comme Frank Kitz ou J. Lane , la "Ligue Socialiste" et, un peu plus
tard, dans le quartier juif "East end" de Londres, autour du journal
Arbeter Fraint ; en Italie, en 1891, avec la création
du "Partito socialista anarchico rivoluzionario" ; au Pays
Bas, au même moment, avec le ralliement d'un des principaux leaders
de la social-démocratie naissante, F.D. Nieuwenhuis . Comme le souligne
Y. Lequin pour la France : "Concrètement, le mouvement anarchiste
naît, entre 1880 et 1882, du débat qui agite le [parti ouvrier]
naissant sur la question de la participation électorale" . Ce débat
n'a pour nous rien de très original et il peut sembler secondaire
alors qu'au cours des années 1880 il est tout à fait essentiel.
On interprète généralement assez mal la signification du refus anarchiste
d'aller voter, une attitude réduite le plus souvent à une prise
de position individuelle abstraite et intemporelle, comparable finalement
à bien d'autres "interdits" de type religieux. Mais lorsque à partir
de 1880 , dans le contexte social et politique du moment, de nombreux
"socialistes" refusent l'électoralisme et se déclarent "anarchistes",
ils opèrent une rupture d'ordre pratique, théorique et politique
qui revêt une toute autre signification. Refuser d'aller voter et,
surtout, de se présenter aux suffrages, les conduit à rompre radicalement
avec toute la tradition démocratique et légaliste issue des modèles
anglais et français et, plus fondamentalement encore, à refuser
toute séparation, entre la pensée et l'action, le social et le politique,
la réalité et l'idée, la nature et la culture, les nécessités matérielles
et les libertés humaines, les choses et les signes, à rompre avec
la "représentation", un des fondements de la pensée moderne d'Occident :
- la "représentation" politique, et sa propension naturelle à
s'autonomiser comme puissance propre (en particulier sous la forme
de l'Etat) stable et unitaire, à se transformer, contre la multiplicité
concrète des réalités humaines, en instance de pouvoir et de libre
décision transcendante (la "volonté générale" de Rousseau) ;
- mais aussi la "représentation" scientifique et sociale, sous
toutes ses formes , comme l'annonçaient déjà (de façon positive)
les groupements de métiers et les cercles "affinitaires" de la Première
Internationale, ou encore une des dimensions essentielles de la
pensée de Proudhon .
D'où l'importance du congrès organisé à Londres en juillet 1881,
qui permet enfin la rencontre entre les nombreux groupes et organisations
révolutionnaires en train d'abandonner le "socialisme", de devenir
quelque chose d'autre, et les premiers cercles anarchistes issus
de l'Internationale. D'abord réticents , les bakouniniens sont venus
nombreux (Kropotkine, Malatesta, Merlino...). Ce sont eux qui dominent
les débats et qui font adopter les conclusions extrêmes de leur
propre transformation : la résolution sur la "propagande par
le fait" et l'"étude des sciences techniques et chimiques". A une
différenciation socialiste, répulsive et critique (refus de l'électoralisme,
de la "représentation" et de la "légalité") répond ainsi une autre
différenciation, paradoxalement beaucoup plus positive, propre aux
réseaux bakouniniens, à la façon dont ils se transforment eux-mêmes
dans le contexte de l'effondrement de la Première Internationale
.
Associées aux attentats individuels du début des années 1890,
la "propagande par le fait" et la "chimie" ont mauvaise réputation.
Et leurs effets désastreux pour l'anarchisme ne sont plus à démontrer :
pour le "parti" anarchiste bien sûr qui, coïncidence ou non, ne
survit pas à leur mise en oeuvre ; pour l'anarchisme lui-même,
durablement identifié, dans son image publique, à la violence, à
l'assassinat, aux bombes et à l'"illégalisme" de la reprise individuelle.
Une mauvaise réputation qu'il conviendrait pourtant de corriger,
car elle masque le sens de cette seconde affirmation de l'anarchisme,
en amont comme en aval de sa longue histoire.
La propagande par le fait
Comme son nom l'indique la "propagande par le fait" constitue
d'abord une transformation radicale de la conception habituelle
de la "propagande" et une explicitation théorique particulièrement
heureuse, contrairement aux apparences, de la démarche des premiers
réseaux anarchistes . Les conditions de son apparition sont connues.
C'est Bakounine qui en formule le premier l'idée, sans le mot, en
1873, dans le Bulletin de la Fédération jurassienne :
"J'ai cette conviction que le temps des grands discours théoriques,
imprimés ou parlés, est passé. Dans les neuf dernières années, on
a développé au sein de l'Internationale plus d'idées qu'il n'en
faudrait pour sauver le monde, si les idées seules pouvaient le
sauver, et je défie qui que ce soit d'en inventer une nouvelle.
Le temps n'est plus aux idées, il est aux faits et aux actes".
Trois ans plus tard, Malatesta et Cafiero, sur le point de déclencher
un soulèvement armé dans la province italienne de Bénévent, reviennent
à la charge, sans le mot toujours, mais, comme le souligne H. Becker,
sous une forme qui deviendra une "formule classique" de la "propagande
par le fait" :
"la Fédération italienne croit que le fait insurrectionnel, destiné
à affirmer par des actes les principes socialistes, est le moyen
de propagande le plus efficace et le seul qui, sans tromper et corrompre
les masses, puisse pénétrer jusque dans les couches sociales les
plus profondes et attirer les forces vives de l'humanité dans la
lutte que soutient l'Internationale" .
Malatesta et Cafiero emprisonnés, c'est Costa, un autre leader
italien, qui tire le sens de la tentative d'insurrection de Bénévent,
au cours d'une conférence donnée à Genève en juin 1877, où il emploie
pour la première fois l'expression "propagande par le fait" ;
une formulation aussitôt reprise, en août, par P. Brousse pour la
Fédération française de l'Internationale antiautoritaire :
"L'Idée sera jetée, non sur le papier, non sur un journal, non
sur un tableau, elle ne sera pas sculptée en marbre, ni taillée
en pierre, ni coulée en bronze : elle marchera en chair et
en os, vivante, devant le peuple" .
Après avoir fait ainsi son chemin dans les prises de positions
des Fédérations italiennes et françaises, la "propagande par le
fait" est officieusement adoptée, avec son complément des "sciences
techniques et chimiques", au cours d'une réunion internationale
privée, à Vevey, en octobre 1880 , huit mois avant d'être reprise,
officiellement cette fois, dans les mêmes termes, par le congrès
de Londres.
Nous avons insisté sur cette longue genèse car elle est importante.
Si l'idée de "propagande par le fait" a un succès immédiat dans
les milieux les plus radicaux des classes ouvrières des pays industrialisés,
il ne s'agit pas d'une invention sauvage et circonstancielle que
le "parti" anarchiste, un peu démagogue et inorganisé, reprendrait
à son compte. Largement spontanée, dans le contexte de la grande
crise économique de la fin des années 1870, elle est aussi le produit
d'une intense réflexion des principaux théoriciens du mouvement
d'alors, ceux qui se sont formés dans les cercles intimes crées
par Bakounine, de Bakounine lui-même à Kropotkine, en passant par
E. Reclus, Malatesta, Cafiero, Costa.... Cette élaboration a pris
du temps, et c'est clairement mûrie et acceptée qu'elle est enfin
proposée à tous ceux qui se reconnaissent alors, de façon encore
vague, dans le mouvement anarchiste.
En s'identifiant à un premier contenu - le "fait insurrectionnel"
de Cafiero et de Malatesta, "les sciences techniques et chimiques"
des réunions de Vevey puis de Londres - la "propagande par le fait"
ne doit pas faire oublier l'impulsion initiale qui lui donne corps
et la transformation que l'anarchisme naissant fait subir ainsi
au mot "propagande". Isolés et affaiblis par l'effondrement du mouvement
ouvrier et révolutionnaire des années précédentes, réduits à quelques
cercles aux effectifs infimes, les anarchistes refusent de limiter
leur "propagande" à un simple contenu discursif, à des "idées" qu'il
conviendrait ensuite de "répandre" par le journal, la parole, les
brochures, les livres, l'éducation, le raisonnement. Ils refusent
de séparer et de hiérarchiser l'"idée" comme préalable logique et
savant, hors du temps, et sa diffusion militante comme conséquence
seconde et instrumentalisée. De "propaganda", ce qui doit être propagé,
l'idée anarchiste passe directement à "propagare", "propager par
des actes", à la volonté de faire croître une puissance révolutionnaire
et transformatrice dont l'anarchisme n'est plus, si l'on peut dire,
que l'écho, l'amplificateur et le détonateur. Au lieu d'être un
simple "message" idéologique émanant des cercles étroits de l'anarchisme,
elle prétend trouver l'essentiel de son énergie et de ses relais
en dehors de ces cercles, dans la multitudes des "faits" et des
"événements" capables de la dire . Au lieu d'être prisonnière de
la pauvreté expressive et signifiante du discours politique et utopique
, elle acquiert tout à coup, en passant du côté des choses, une
dimension infinie : infinité répétée des événements susceptibles,
dans leur singularité, de dire l'"Idée" ; infinité des transformations
dont cette propagande se veut immédiatement porteuse . Commentant
l'article de P. Brousse, J. Maitron parle de "matérialisation de
l'idée" . Ambiguë, la formule est heureuse cependant, car elle
traduit bien ce retournement programmatique et théorique de l'anarchisme
où l'idée cesse de dire la vérité des choses (et donc de prétendre
agir sur elles), où ce sont les "choses", les "situations", les
"événements", mais aussi l'"action" et l'"énergie" personnelle des
anarchistes, qui sont chargés, par leur mouvement même, de dire
l'"Idée", de révéler aux yeux de tous en quoi un autre monde est
possible, ou plutôt, mais c'est la même chose, en quoi cet "autre"
monde que révèle la "propagande par le fait" est le seul vrai monde
qui vaille, contre les illusions et l'injustice de celui qui s'offre
pour le moment à nos regards. La vérité et la justice de la vie
et de la réalité, contre le mensonge, les illusions, la mort et
l'injustice des mots, des signes et des symboles. La critique négative
du socialisme "représentatif" qui ne peut que "tromper" et "corrompre
les masses" par l'artifice de ses mises en scène discursives et
imaginaires, trouve ainsi son répondant affirmatif dans le "fait
insurrectionnel", dans les "actes" seuls capables de "pénétrer",
au delà des apparences et de l'embrouillamini trompeur des discours
et des mots, "dans les couches sociales les plus profondes", d'"attirer"
à eux, par delà la faiblesse mortifère des signes, "les forces vives
de l'humanité".
Que l'anarchisme choisisse de parler de "faits" pour définir le
mode d'expression de sa "propagande" n'a rien d'accidentel. Dans
la violence du retournement que ce mot impose à ce qui dépendait
jusqu'ici des raisonnements et des discours, l'anarchisme prétend
bien faire référence à la science qui lui fournit cet intitulé.
Si, pour les anarchistes, seuls les "faits parlent", comme l'écrivait
E. Coeurderoy quelques années plus tôt , c'est parce qu'ils prennent
place dans une conception "scientifique" et matérialiste de la réalité
dont on trouve l'exposé le plus systématique sous la plume de Bakounine :
"Quelle est la méthode scientifique ? C'est la méthode réaliste
par excellence. Elle va […] de la constatation […] des faits […]
aux idées". "[…] pour l'homme, il n'est point d'autre moyen de s'assurer
de la réalité certaine d'une chose, d'un phénomène ou d'un fait,
que de les avoir réellement rencontrés, constatés, reconnus dans
leur intégrité propre, sans aucun mélange de fantaisies, de suppositions
et d'adjonctions de l'esprit humain."
Et lorsque Bakounine critique la science de son temps, c'est,
entre autres choses, parce qu'elle n'est pas suffisamment "matérialiste",
qu'elle laisse encore trop de part à la "métaphysique", à des "fantaisies
[…] non à des faits" .
Mais comme le montrent la nature des "faits" sélectionnés ou produits
par l'anarchisme et l'implication de ceux qui se reconnaissent en
eux ou qui les produisent, cette "science" libertaire, "réaliste"
et "matérialiste", n'a pas grand chose à voir avec le positivisme
de la science moderne. Anarchistes et savants ne perçoivent pas
les mêmes choses et, surtout, n'entretiennent pas la même relation
avec ce qu'ils perçoivent.
"Les faits parlent […] Est-ce ma faute si les faits ne sont pas
à l'avantage de la société légale?" s'écrit Coeurderoy . "Emeutes",
"insurrections", "révolutions" mais aussi transgressions beaucoup
plus modestes et circonscrites , les "faits" anarchistes n'ont pas
besoin d'être spectaculaires pour révéler le "néant" de l'"ordre",
de la "légalité" et des "lois", qu'elles soient "sociales", "politiques"
ou "scientifiques" . Ils prennent sens et force à l'intérieur d'une
tout autre réalité, banale et ordinaire, passagère et fréquente,
mais trop fugitive, immédiate et apparente pour intéresser la science.
Une réalité que Bakounine appelle l'"être intime des choses", dans
un retournement saisissant où le superficiel devient le plus intime,
l'extérieur l'intérieur, le "fugitif" et le "passager" la seule
et durable réalité :
"Il existe réellement dans toutes les choses un côté ou, si vous
voulez, une sorte d'être intime qui n'est point inaccessible, mais
qui est insaisissable pour la science. Ce n'est pas du tout l'être
intime dont parle M. Littré avec tous les métaphysiciens et qui
constituerait selon eux l'en-soi des choses, et le pourquoi des
phénomènes ; c'est au contraire le côté le moins essentiel,
le moins intérieur, le plus extérieur, et à la fois le plus réel
et le plus passager, le plus fugitif des choses et des êtres :
c'est leur matérialité immédiate, leur réelle individualité, telle
qu'elle se présente uniquement à nos sens, et qu'aucune réflexion
de l'esprit ne saurait retenir, ni aucune parole ne saurait exprimer".
Priorité des "sens", "réalité" du "fugitif", de l'"extérieur",
de l'"immédiat" qui échappent radicalement à la "science" officielle :
les formules de Bakounine annoncent, à quelques années près, le
Nietzsche du Crépuscule des idoles :
"Le monde [apparent] est le seul. Le monde [vrai] n'est qu'un
mensonge qu'on y rajoute. […] Nous ne possédons à l'heure actuelle
de science que dans la mesure exacte où nous sommes décidés à accepter
le témoignage de nos sens […] Tout le reste est avorté, ou encore
pré-scientifique : je veux dire métaphysique, théologie, psychologie,
épistémologie - ou alors une science purement formelle, une théorie
des signes : comme la logique, et cette logique appliquée que
sont les mathématiques. En elles la réalité n'est jamais présente
[…]."
Au delà de ses références à Hegel , en se réclamant, comme Nietzsche,
d'une "science" nouvelle, authentique, qui préfigure les critiques
contemporaines de la physique et des mathématiques , Bakounine renoue
avec le Schelling de sa jeunesse . Inaccessible à l'"esprit", l'"être
intime des choses", comme la "subjectivité inhérente à la nature"
de Schelling , affirme de façon irrémédiable, l'"excès de l'Etre
sur la conscience de l'Etre" . "Etoffe fondamentale de toute vie
et de tout existant", ce "sur-être (übersein)", au sens de "surréalisme",
peut bien, pour Schelling, être "effrayant" et obéir à un "principe
barbare" . Il n'a rien qui puisse effrayer ou décourager l'intrépidité
de l'anarchiste, car il relève d'un autre ordre et d'une autre perception.
Ceux de la "vie" qui, en deçà des illusions de la conscience et
de la science moderne, nous traverse et nous constitue tous, comme
toute chose :
"Seule", la "vie […] est en rapport avec le côté vivant et sensible,
mais insaisissable et indicible des choses" .
"La science n'a affaire qu'avec des ombres […]. La réalité vivante
lui échappe, et ne se donne qu'à la vie, qui, étant elle-même fugitive
et passagère, peut saisir et saisit en effet toujours tout ce qui
vit, c'est à dire tout ce qui passe ou ce qui fuit." .
La notion de "vie" n'a ici rien de mystérieuse. Liée aux "sens",
elle désigne d'abord, pour Bakounine comme pour Nietzsche, le "mouvement",
l'"action", le "devenir" des choses et des êtres. Ainsi, chez Bakounine :
"Telle est donc la nature de cet être intime qui réellement reste
toujours fermé à la science. C'est l'être immédiat et réel des individus
comme des choses : c'est l'éternellement passager, ce sont
les réalités fugitives de la transformation éternelle et universelle"
Chez Nietzsche :
"(Les sens) ne mentent pas du tout. […] C'est ce que nous faisons
de leur témoignage qui y introduit le mensonge de l'objectivité,
de la substance, de la durée. […] Tant que les sens montrent le
devenir, l'impermanence, le changement, ils ne mentent pas."
Pour Bakounine, comme pour Schelling ou Nietzsche, les mots "vie"
et "nature" n'ont rien de vitaliste. Si pour Schelling "il n'y a
pas […] de différence essentielle entre la Nature organique et la
Nature inorganique" , et si pour Nietzsche la "volonté de puissance"
est propre à toute "force" qu'elle soit "organique", "psychologique",
"morale" ou "inorganique" , la "vie" dont parle Bakounine, parce
qu'elle est synonyme de "mouvement", d'"action" et de "changement
incessant", s'applique également à toute chose sans exceptions :
"Dans la nature, tout est mouvement et action : être ne signifie
pas autre chose que faire. Tout ce que nous appelons propriétés
des choses : propriétés mécaniques, physiques, chimiques, organiques,
animales, humaines, ne sont rien que des différents modes d'action.
[…] d'où il résulte que chaque chose n'est réelle qu'en tant qu'elle
[…] agit . […] C'est une vérité universelle qui n'admet aucune exception
et qui s'applique également aux choses inorganiques en apparence
les plus inertes, aux corps les plus simples, aussi bien qu'aux
organisations les plus compliquées : à la pierre, au corps
chimique simple, aussi bien qu'à l'homme de génie et à toutes les
choses intellectuelles et sociales."
Anarchistes et savants ne perçoivent pas les même choses. Mais
cette différence ne tient pas d'abord à l'"objet" perçu, à la sélection
que les uns et les autres sont censés opérer dans le monde qui les
entoure. Plus "intimement" ou "réellement" nous dit Bakounine, elle
tient à la nature du rapport que chacun entretient avec le monde.
En effet, contrairement à ses prétentions d'"objectivité", la science
est prise elle aussi dans la réalité qu'elle érige en "fait", une
réalité fixe, abstraite et morte, qui justifie si bien la "cruauté",
l'"inhumanité", l'"oppression", l'"exploitation", la "malfaisance",
l'absence de "sens" et de "coeur" des lois et des institutions qui
prétendent en rendre compte :
"Le gouvernement de la science et des hommes de la science […]
ne peut être qu'impuissant, ridicule, inhumain, cruel, oppressif,
exploiteur, malfaisant. On peut dire des hommes de la science, comme
tels, ce que j'ai dit des théologiens et des métaphysiciens ;
ils n'ont ni sens, ni coeur pour les êtres individuels et vivants.
On ne peut pas même leur en faire un reproche, car c'est la conséquence
naturelle de leur métier. En tant qu'hommes de science, ils n'ont
à faire, ils ne peuvent prendre intérêt qu'aux généralités ;
qu'aux lois..."
Et comme l'individualité du "lapin sacrifié à la science" :
"L'individualité humaine, aussi bien que celle des choses les
plus inertes, est également insaisissable et pour ainsi dire non-existante
pour la science. Aussi les individus doivent-ils se prémunir et
se sauvegarder contre elle, pour ne point être par elle immolés,
comme le lapin, au profit d'une abstraction quelconque ; comme
ils doivent se prémunir en même temps contre la théologie, contre
la politique et contre la jurisprudence, qui toutes, particip(ent)
également à ce caractère abstractif de la science".
Un diagnostic qui fait de nouveau écho à Nietzsche :
"Tout ce que les philosophes ont manié depuis des millénaires,
ce n'étaient que des momies d'idées ; rien de réel n'est sorti
vivant de leurs mains. Ils tuent, ces Messieurs les idolâtres des
notions abstraites, ils empaillent lorsqu'ils adorent, ils mettent
tout en péril de mort lorsqu'ils adorent."
A cette fausse séparation entre le savant et son objet , indice
du rapport d'oppression et de mort qui les unit, l'anarchisme oppose
une tout autre relation. L'"intimité" bakouninienne ou, pour Schelling,
la "subjectivité" des choses (là où "toute chose est Je") , est
partout, en nous comme hors de nous. Elle constitue un "milieu d'expérience
où il n'y a pas projection de la conscience sur toute chose, mais
participation de ma propre vie à toute chose et réciproquement"
. Aussi, pour Bakounine, comme pour Schelling et avant eux Leibniz
, on pourrait dire que la réalité du monde est toute entière dans
le regard et le pouvoir de perception de l'homme, non dans ce qu'il
voit et perçoit, mais dans ce qui lui permet de voir et de percevoir
. Si je peux saisir l'"intimité des choses" qui échappe aux savants
et à la "conscience" des philosophes, c'est parce que "la nature
perçoit en moi" . Or cette "nature" qui me permet de percevoir l'"intimité"
des réalités extérieures, relève elle aussi de l'"intimité", comme
"vie" qui saisit la "vie", comme "mouvement" qui saisit le "mouvement",
comme "nouveauté" qui saisit la "nouveauté", à travers des formes
multiples de "subjectivités" ou d'"individualités" :
- l'intimité des sociétés secrètes bakouniniennes, puis des groupes
affinitaires, avec leur tension et leur extrême vitesse ;
- l'intimité beaucoup plus lente et d'intensité variable des associations
de métiers, et des groupements corporatifs ;
- l'intimité des "grèves" , des émeutes et des mouvements insurrectionnels ;
- mais aussi l'intimité instantanée de la perception et de la
réflexion "individuelles", là où suffisamment "sensible" à sa "matérialité
immédiate", à sa "réelle individualité", chacun peut, comme le pensait
Schelling, accéder à "l'Etre préréflexif" , pour l'exprimer ensuite
sous forme d'actes, mais aussi de poèmes, de discours et d'écrits
qui se transforment alors en actes et en cris, en forces matérielles
.
"Voyez ! comme ils sont nerveux et blêmes, les chercheurs
de pensées, les hommes que ronge l'ambition, que l'orgueil et les
petites jalousies consument". "Ne leur demandez ni un sentiment
vrai, ni un style original, ni une appréciation propre".
A la fausse neutralité désintéressée des savants, dévorés de l'intérieur
par le "néant" de l'ambition et des rivalités, à la "modestie" contrainte
de leur attitude, à la simplicité apparente que leur imposent leurs
prétentions à l'objectivité , E. Coeurderoy peut opposer une autre
manière d'être, où les mots et les écrits expriment directement,
sans honte et sans hypocrisie, la puissance et l'affirmation de
la subjectivité anarchiste :
"ce livre c'est moi […] je ne crois pas à la modestie […] pour
écrire il faut que je sente vivement" . "Pourquoi n'ai-je qu'une
tête et dix doigts qui se fatiguent si vite ? Je voudrais tout
dire à la fois, mais il y a tant à dire ;... je n'ai pas le
temps d'être complet. […] Une irrésistible puissance me force à
dire vite et confusément ce qui doit se passer confusément et vite"
Une puissance "subjective" surabondante qui dépend tout autant
du "dehors" que du lieu instable et provisoire où elle s'affirme :
"Tant qu'il y aura du cerveau sous les os du crâne, et du minerai
dans les entrailles de la terre, l'homme passera par-dessus la frayeur
que lui cause l'opinion, et écrira. […] Il est des temps où, plus
que jamais, l'homme a besoin de rayonner sur ce qui l'entoure par
la voix, la pensée, l'éclat des actes ; c'est lorsque les sociétés,
prises de convulsions, courent d'émeutes en émeutes à une révolution
profonde. Alors les tribunes tremblent sous la parole des Mirabeau
et des Danton ; le papier s'allume sous la plume des Camille
et des Marat, les sociétés secrètes sillonnent le sol, et la pensée
circule dans l'air avec la rapidité de la foudre" .
Dans le retournement de sens que la "propagande par le fait" impose
au mot "propagande", à ce qu'il désignait comme pratiques et comme
rapport au monde, paroles, discours, écrits et mises en forme symboliques
ne disparaissent pas. Ils changent de nature eux aussi. De "représentatifs"
ils deviennent "expressifs" . Et si les "faits" se mettent à parler,
les paroles deviennent elles-mêmes des "actes". Comme l'écrivait
déjà J. Déjacque en 1857 :
"Ce livre n'est point écrit avec de l'encre ; ses pages ne
sont point des feuilles de papier. Ce livre, c'est de l'acier tourné
en in-8° et chargé de fulminate d'idées. C'est un projectile autoricide
que je jette à mille exemplaires sur le pavé des civilisés. Puissent
ses éclats voler au loin et trouer mortellement les rangs des préjugés.
Puisse la vieille société en craquer jusque dans ses fondements !
Ce livre n'est point un écrit, c'est un acte. […] il est pétri avec
du coeur et de la logique, avec du sang et de la fièvre. C'est un
cri d'insurrection, un coup de tocsin tinté avec le marteau de l'idée
à l'oreille des passions populaires. […] Ce livre c'est de la haine,
c'est de l'amour"
Lorsque Kropotkine, en 1880, invite à "la révolte permanente par
la parole, par l'écrit, par le poignard, le fusil, la dynamite […]
tout est bon pour nous qui n'est pas de la légalité" , "parole"
et "écrit" n'ont pas de statut spécial au regard du "poignard",
du "fusil" ou de la "dynamite". Ce sont eux aussi des armes, des
instruments balistiques ou explosifs, des actes, porteurs de tous
les mouvements, qu'ils cherchent à instaurer dans les corps et les
esprits . Y. Lequin perçoit assez bien l'originalité du discours
et des moyens d'expression anarchistes lorsqu'il montre comment
"les anarchistes sont aussi - et peut-être avant tout - les hommes
du verbe" , un verbe qui mobilise "le langage de l'émotion" , de
l'indignation et de la colère. Louise Michel, à chacune de ses tournées,
attire des foules considérables qui se déplacent en manifestations
dans les rues pour venir l'accueillir à la gare, comme à Lyon en
1897, qui vibrent, s'émeuvent et s'exaltent à ses discours, quand
elles ne s'ébranlent pas de nouveau pour transformer les meetings
en émeutes comme à Vienne en 1890 . Lorsque la presse, commentant
l'intervention de J. Grave, au congrès du "Parti Ouvrier" tenu à
Paris en 1880, parle de "discours à la dynamite", elle définit assez
bien la signification des écrits et des discours anarchistes de
cette période ; des "brûlots" où, pour à peine parodier la
linguistique la plus moderne, "dire c'est faire" , comme le souligne,
en 1888, la reproduction dans le journal havrais si bien nommé l'Idée
Ouvrière, d'un placard affiché sur tous les murs de la ville :
"Vous qu'on exploite et qu'on vole journellement ; vous qui
produisez toutes les richesses sociales ; vous qui êtes las
de cette vie de misère et d'abrutissement, REVOLTEZ-VOUS !
Forçat du travail, flambe le bagne industriel ! Etrangle le
garde-chiourme ! Assomme le sergeot qui t'arrête ! Crache
à la gueule du magistrat qui te condamne ! Pends le propriétaire
qui te jette à la rue aux heures de purée ! Forçat de la caserne,
passe ta baïonnette à travers le corps de ton supérieur ! Boucher
du peuple ! Futur maître assassin !
Forçats de tous ordres, égorgez vos patrons ! Sortez de vos
poches le couteau libérateur ! Pillez ! Incendiez! Détruisez!
Anéantissez! Purifiez!
"VIVE LA REVOLTE ! Vive l'incendie, mort aux exploiteurs !
[Le Comité Exécutif]" .
La chimie anarchiste.
Du "point de vue" des nouvelles formes d'"intimité" ou de "subjectivité"
libertaire qui prennent corps à la fin des années 1870, et à l'exception
notable de l'intense et brève aventure insurrectionnelle du Bénévent,
la "propagande par le fait" reste d'abord une expérience en grande
partie littéraire où, comme pour J. Déjacque et E. Coeurderoy, seuls
les mots et les cris de colère sont des "actes" et des "projectiles
autoricides" ; un acte de "voyance" et d'"alchimie du verbe"
d'autant plus bref et instable qu'il ne dispose que de mots, d'encre
et de papier pour dire l'intensité qui le traverse . D'où l'importance
de la découverte soudaine des vertus de la "chimie" comme nouveau
registre expressif, en attendant qu'émeutes, insurrections, grèves,
action directe et renouveau du mouvement ouvrier ne permettent à
l'anarchisme de se déployer autrement et à une toute autre échelle.
La "chimie" ne se contente pas de donner tout à coup à la propagande
par le fait, comme par miracle, une expression matérielle et symbolique
capable de répondre pendant une quinzaine d'années à la solitude
et à l'extrême concentration des espaces libertaires. En mélangeant
"science" et "politique", "nature" et "culture", ces réalités que
la pensée moderne avait pris tant de soin à séparer, elle parvient
à lier et à exprimer l'ensemble de l'expérience et de l'histoire
libertaire, celle, passée, de la Première Internationale, comme
celle, à venir, de ce qui allait devenir l'anarcho-syndicalisme.
Paradoxe de la chimie anarchiste, la résolution de Londres, en
privilégiant les vertus "explosives" de la science la plus moderne
bien loin d'affirmer la naïveté "scientiste" des pouvoirs de l'homme
sur la nature, la distance, la maîtrise et la responsabilité que
lui donnent la science et ses applications techniques, profite au
contraire des propriété de cette science en plein développement
pour produire un nouveau mélange, exorbitant et monstrueux.
"Illégale", dans son usage comme dans ses pouvoirs destructeurs,
irrespectueuse de l'ordre, des classements et des partages, la chimie
anarchiste, en envahissant le champ du politique, vise paradoxalement,
grâce aux acquis scientifiques les plus récents, à "naturaliser"
le projet socialiste. Dans cette inflexion du programme libertaire,
la "Révolution" bakouninienne, excessive et violente, pensée le
plus souvent sur le modèle millénariste des vieux embrasements paysans,
de l'"instinct", de la "passion" et de la "vie", de la destruction
instantanée et sauvage de l'ordre existant, ne perd pas son caractère
naturel. Au contraire, avec la dynamite, les pouvoirs terrifiants
de la nitroglycérine et l'engouement d'alors pour les procédés d'explosion
les plus divers , la Révolution anarchiste dispose enfin de l'expression
la plus juste et la plus suggestive, la plus à même de dire, presque
sans phrases, sa dimension de cataclysme cosmique. Grâce aux vertus
signifiantes et physiques de la chimie, au caractère éclatant de
ses applications, la "propagande par le fait" peut enfin donner
corps, de façon ponctuelle et ramassée, à la "matérialisation de
l'idée" dont parlait J. Maitron à propos du texte de P. Brousse,
non plus seulement comme conséquence (l'"idée" qui se "matérialise"),
mais comme dévoilement immédiat et effectif de la nature "matérielle"
et "explosive" de l'"Idée" anarchiste.
En effet, la force et l'évidence de la "chimie" comme expression
théorique et programmatique du mouvement anarchiste international
ne tiennent pas seulement à la puissante charge symbolique dont
cette science est porteuse. Elles sont liées aussi à ses dimensions
pratiques et concrètes : à la mise en oeuvre des attentats
à venir bien sûr, à la rapidité et à la simplicité d'un geste qui
tire tout son contenu de l'importance de ses effets et de l'extrême
concentration d'"énergie" physique et individuelle qu'il exige ;
mais aussi, de façon beaucoup plus répandue et diffuse, au "rêve"
toujours recommencé d'"explosions" que sa possibilité autorise ,
aux préparations "chimiques" qui donnent une réalité à ce rêve,
aux manipulations et expérimentations qui, pendant plusieurs années,
mobilisent un grand nombre d'anarchistes, les transforment en "chimistes"
ou plutôt en "alchimistes" de la Révolution sociale. Ecoutons J.
Grave :
"Au groupe des Ve et XIIIe venait un camarade, nommé Bayout qui
était garçon de laboratoire à l'Ecole d'agriculture de la rue de
l'Arbalète. Fabriquer de la dynamite était une des tocades du moment
. J'ai toujours été tenté par la chimie. Bayout se fit mon fournisseur
en produits chimiques, éprouvettes, et tout ce qu'il fallait pour
faire concurrence à Nobel, car je m'étais mis en tête de fabriquer
de la nitroglycérine […] les maux de tête que j'attrapai !
car l'opération finissait toujours par un dégagement de fumées,
jaunâtres, épaisses, vous prenant à la gorge. […] Enfin, à force
de patience et de ténacité, au lieu de dégager comme d'habitude
son contingent de fumées, mon mélange resta clair, et je vis descendre
au fond du vase, un liquide d'un beau jaune doré […] c'était la
nitroglycérine ! J'étais sur la voie. Je passai à un autre
exercice. Il me fallait fabriquer le fulminate de mercure. Les mêmes
difficultés se produisirent, les mêmes déboires. […] Ce ne fut qu'après
des centaines d'expériences que je vis les cristaux de fulminate
se déposer au fond du bocal. Mais j'étais pressé de vérifier. Je
fis sécher le produit dans un cuvette sur le couvercle du poêle
[…] et allant dans le couloir, je laissai tomber le tout. […] Ce
fut comme un coup de canon - un petit canon - qui éclata […]. Fier
de mes résultats, je les communiquai à deux camarades : Rozier
et Seigné, et je leur passai mon matériel lorsque je partis pour
la Suisse" .
Plus de "cent fois" répétées, les "expériences" chimiques d'un
militant aussi "sérieux" et représentatif de l'anarchisme des années
1880-1890 ne se contentent pas d'absorber quelques temps l'essentiel
de son énergie et de ses activités militantes. A proprement parler
"en chambre", elles tiennent lieu, sinon de "Révolution", tout du
moins, à échelle réduite, dans la fumée et les maux de tête, d'initiation
à la Révolution et à son caractère explosif . Après avoir concentré
la nitroglycérine au fond d'une cornue, sous la forme d'"un liquide
d'un beau jaune doré", J. Grave peut se contenter, pour exprimer
la puissance symbolique et réelle dont elle est chargée, de tirer
un "petit" "coup de canon" dans le corridor mansardé de l'étage
de bonnes où il réside, avant de se rendre en Suisse pour assumer
d'autres taches militantes .
Instantanée dans ses effets, chargée d'exprimer toutes les espérances
d'un acte irrémédiable et définitif, toutes les craintes et tous
les espoirs d'une volonté individuelle confrontée à la vie et à
la mort , porteuse dans sa matérialité même de l'idée d'"explosion"
de l'ordre du monde, de restructuration radicale des particules
qui le compose, la "bombe" anarchiste et sa mise au point cessent
d'être des opérations purement techniques. Indifférente aux conception
modernes de la science et de la politique, la "chimie" anarchiste
prend sens sur le double registre de la métaphore et de l'action
pratique. Symbolique et réelle, elle se charge d'un sens infini
où le local, l'individuel et le directement manipulable fournissent
le répondant visible de l'idée et du désir de révolution, où Science
et Société, Technique et Transformation Sociale, Explosion et Révolution
viennent, à la façon des liujia taoïstes, élire quelques
temps domicile dans l'"éprouvette" de chaque dynamiteur . Comme
les "corps de métier" de la Première Internationale et du futur
syndicalisme d'"action directe", la "science" anarchiste cesse d'obéir
au partage entre culture et nature, entre liberté idéale et nécessité
matérielle. Alchimique, elle tend à réunir ce qui avait été séparé,
l'homme et la nature, l'idée et la matière, l'opération purement
technique à caractère utilitaire et le souci mystique d'une transformation
radicale du monde. Comme l'alchimie , elle tend à resserrer l'espace
et le temps en un acte unique et immédiat : l'espace, dans
l'opération minuscule d'un mélange de nitroglycérine et de fulminate
de mercure capable par "propagation" de transformer de fond en comble
l'ordre du monde et de la société ; le temps, dans la certitude
messianique que le moment de ce geste correspond à celui de l'histoire,
que la Révolution est proche, que l'heure du "Grand Soir" est venue
.
Dans cette réduction alchimique de la "propagande par le fait"
et de la "Révolution", la forme étrange que revêt l'anarchisme ne
rompt pas avec le mouvement des années précédentes. Elle en est
le prolongement, particulier mais direct, comme "expression" nouvelle
de l'idée et des pouvoirs de la révolution, mais également, de façon
plus étonnante et paradoxale, sur le terrain de l'identité libertaire
et de son lien avec les forces ouvrières et populaires qui s'étaient
affirmées au moment de la Première Internationale. Les pouvoirs
symboliques et physiques de la chimie ne permettent pas seulement
à la nouvelle vague anarchiste des années 1880 d'accepter sans découragement
l'effondrement de l'Internationale, d'être indifférente au caractère
minoritaire et souvent incompris de son action, de donner corps
à l'imminence de la Révolution, à la possibilité de la "provoquer"
et de la "précipiter", au double sens chimique et temporel de ce
mot. Ils lui permettent également, à travers le rôle destructeur
et à proprement parler démiurgique ou "diabolique" qu'elle s'assigne
, de se donner une identité sociale et ouvrière en continuité avec
les formes de regroupement antérieurs . En effet, si cette identité
nouvelle de "dynamiteurs" solitaires du vieux monde ne leur est
disputée par personne, elle trouve naturellement sa place dans le
contexte ouvrier et populaire d'alors. Comme le souligne Y. Lequin :
"L'anarchie devient la force mystérieuse de la revanche sociale,
avec toute la part d'irrationnel qui s'attache à la démarche. De
fait elle est, à sa manière, prophétique et se teinte d'accents
messianiques où l'annonce des Temps se pare des apparences scientifiques
d'une philosophie cyclique de l'Histoire. […] Cette communauté du
coeur explique en partie que la rencontre se fasse plus souvent
qu'il n'y peut paraître, sauf quand la dynamite parle trop fort"
.
Même les leaders ouvriers les plus modérés sont obligés, publiquement,
de reconnaître la légitimité d'une pratique anarchiste violente
et minoritaire. Comme en 1886 le député "socialiste indépendant"
Camélinat, lorsqu'il formule la façon dont l'ensemble de l'opinion
populaire susceptible de le faire élire, pouvait percevoir l'action
anarchiste :
"les anarchistes ont leur raison d'être, car dans la société actuelle,
il y a aussi les démolisseurs, pour faire place à de nouvelles constructions.
S'(ils) sont sincères, ils seront peut-être les démolisseurs de
la société actuelle […]" .
En cessant quelques temps d'être "horlogers", "cordonniers" ou
"maçons" les anarchistes ne s'effacent pas derrière une identité
purement idéologique, abstraite et intemporelle. Ils n'abandonnent
en rien la référence matérielle ou naturelle, "productrice", qui
avait servi jusqu'ici de base au développement du mouvement ouvrier
révolutionnaire. Pendant quelques années, ils acquièrent seulement
une nouvelle identité professionnelle, largement reconnue par l'ensemble
de l'opinion ouvrière, celle des "démolisseurs" dont parle Camélinat,
celle des "forgerons" alchimistes , que chante E. Pottier dans l'Internationale
et qu'incarne quelques temps la condition moderne et mystérieuse
de "chimiste".
Il est significatif qu'au congrès de la Fédération Française de
l'Internationale antiautoritaire, tenu à Berne en 1876, deux des
cinq membres de la Commission Administrative, Ch. Alerini et P.
Brousse (par ailleurs médecin de son état), se présentent comme
"chimistes" (à côté d'un "plombier", d'un "peintre" et d'un "fondeur")
. "Etudiez la chimie!" s'écrit le mécanicien Henri Tricot au cours
d'un meeting à Roanne en 1883 . Comme J. Grave, la plupart des militants
anarchistes d'alors se découvrent une vocation de "chimiste", et
dans presque tous les journaux libertaires des années 1880 on trouve
une rubrique régulière consacrée à cette science . Les bombes et
la dynamite ne constituent d'ailleurs que l'aspect le plus spectaculaire
(et le plus dangereux) d'une vaste panoplie des moyens chimiques
chargés de manifester la Justice Révolutionnaire. En septembre 1883,
Le Drapeau Noir publie le "Manifeste des Nihilistes français"
qui fait part de toutes les recettes qu'il a mis au point pour "empoisonner
les patrons" dont les "parcelles de viande corrompue", la "ciguë",
mais aussi l'"extrait" de "saturne", la vieille dénomination alchimique
du plomb, censé "dévorer" l'"or" et l'"argent". Un appel qui n'a
rien de circonstanciel, puisque trois ans plus tôt un premier manifeste
proposait déjà ses poisons (en particulier une macération de plomb
dans du vinaigre) pour obtenir "la débilitation graduelle et successive
de tous les représentants de cette maudite engeance" (la bourgeoisie)
.
Poisons, dynamite, phosphore, "essence minérale" et pétrole pour
l'incendie des entrepôts, des casernes , des habitations, des meules
de foins et des églises , des usines ou plus simplement des urnes
les jours d'élection , constituent ainsi, à côté des plus classiques
poignards et pistolets, un vaste éventail de procédés techniques
qui, par leur nature chaque fois particulière, sont à la fois en
rapport d'affinité spécifique et mystérieuse avec le tempérament
de chaque anarchiste et, tous ensemble, avec la totalité d'un renouvellement
de la nature.
Comme l'écrit le journal L'En-Dehors au début des années
1890 :
"Nous voulons nous laisser aller à nos pitiés, à nos emportements,
à nos douceurs, à nos rages, à nos instincts" .
Chacun doit pour cela trouver son propre chemin, dans un rapport
où, comme l'explique un autre texte, de 1887, liberté et nécessité
du "tempérament" ne forment plus qu'une seule réalité :
"Mettons-nous hardiment à l'oeuvre [souligné dans le texte],
que chacun de nous agisse librement selon son tempérament et sa
manière de voir, par le feu, le poignard, le poison, que chaque
coup porté dans le corps social bourgeois y fasse une plaie profonde !"
.
En attendant l'embrasement général de la Révolution et la recomposition
générale de la réalité :
"Un jour l'horizon qui de plus en plus s'obscurcit des opaques
et lourdes nuées de la haine, un jour de tous les points du globe,
l'horizon noir s'embrasera de la grande et rouge lueur de l'Insurrection.
Et toutes les souffrances endurées, toutes les humiliations et les
servitudes subies, toutes les rages contenues, toutes les colères
amassées, tout cela crèvera enfin dans une colossale explosion […].
Revanche complète et sublime où, sur les ruines du passé, enfin
resplendira, majestueux et clair, l'astre radieux de la Liberté"
.
"Chimiste", "médecin de la civilisation" ou, plus modestement,
"pharmacien de l'humanité", l'anarchiste ouvrier des années 1880-1890,
peut ainsi s'identifier au "Père La Purge" le personnage d'une chanson
célèbre dans les milieux ouvriers et libertaires français de cette
période :
"Je suis le vieux Père la Purge
Pharmacien de l'humanité. […]
J'ai ce qu'il faut dans ma boutique,
J'ai le tonnerre et les éclairs,
Pour watriner toute la clique,
Des affameurs de l'univers."
Grève générale et action directe.
Sous sa forme systématique et prioritaire, l'intérêt anarchiste
pour la chimie dure peu, une dizaine d'années qui, en France, se
prolongent et s'achèvent dans le fracas des attentats de 1892-910.
Dès 1888, la presse libertaire cesse d'en faire la propagande ,
avant de multiplier, pour une partie d'entre elle, les appels en
faveur de l'action corporative et l'entrée dans les syndicats .
Généralement interprétée par l'historiographie du mouvement anarchiste
sur le registre moderne du choix politico-stratégique et de l'action
libre et volontaire, en termes d'"efficacité" et de "rectification"
, la brusquerie apparente de ce tournant tend à masquer la grande
continuité dans laquelle il s'inscrit. Une continuité loin en amont
bien sûr , avec les formes syndicales et ouvrières de la Première
Internationale ; mais une continuité immédiate également, avec
la propagande par le fait et ses manifestations les plus explosives.
J. Maitron a tort de s'étonner qu'une revue syndicaliste révolutionnaire
aussi modérée que La Révolution Prolétarienne puisse célébrer,
de nombreuses années plus tard, l'importance décisive qu'auraient
eu les attentats anarchistes dans la renaissance et le développement
du mouvement ouvrier en France . Dès 1907, P. Monatte faisait du
syndicalisme révolutionnaire l'héritier direct de la propagande
par le fait, "depuis que la dynamite anarchiste a […] tu sa voix
grandiose" . Si l'"action directe" succède à la "propagande par
le fait" dans la pensée et le discours du mouvement syndical, et
si l'appel à la "grève générale et insurrectionnelle" vient relayer
la puissance explosive de la chimie, il ne s'agit que d'une nouvelle
métamorphose du projet libertaire dont les éléments changent de
place et de sens mais sans cesser de composer un mélange (effectivement
étonnant) entre signes et réalité, "force" et "idée", science et
politique.
La grève générale tout d'abord. Lorsque en août 1888, Joseph Tortelier,
dans un meeting parisien, se fait pour la première fois, aux côtés
de Louise Michel et de Malato, le "propagandiste" de la "Grève générale",
il ne rompt ni l'intensité, ni le sens du mouvement qui le faisait
agir jusqu'ici :
- au sein du syndicat parisien des menuisiers de la Seine, l'organisateur
de la manifestation des sans travail qui devait piller plusieurs
boulangeries en 1883, et dont le journal, La Varlope, proposait
à ses lecteurs une rubrique scientifique sur la chimie et les "produits
anti-bourgeois" ;
- au sein du groupe anarchiste "La panthère des Batignolles" qui
avait mis à l'ordre du jour de sa première réunion "la fabrication
des bombes à main", et auquel appartenait le célèbre "illégaliste"
et cambrioleur Clément Duval .
Dans le contexte du renouveau ouvrier de la fin des années 1880,
la Grève générale, comme appel à la révolte et comme aspiration
à une transformation immédiate et radicale de l'ordre du monde,
ne constitue qu'une recomposition de la démarche anarchiste des
années précédentes, un "renversement", non plus seulement de la
"marmite" explosive des dynamiteurs, mais du site et de la nature
des ingrédients métaphoriques et réels qui la composaient . Avec
la "Grève générale révolutionnaire" (le "grand soir" de l'imaginaire
populaire), réalité et sens politique et social de la chimie anarchiste
s'inversent. La signification révolutionnaire de la bombe anarchiste
devient réalité dans l'intense mobilisation et concentration des
forces ouvrières qui se préparent pour la grève générale. Sa réalité
chimique et explosive se charge de son côté de donner le sens politique
d'une stratégie et d'un projet pensés sous la forme de l'"explosion"
sociale, d'"une révolution de partout et de nulle part" "éclatant
soudain" comme la "foudre" . Comme l'écrit F. Pelloutier, la "dynamite"
de l'action collective vient remplacer la "dynamite individuelle"
des attentats . La bombe anarchiste cessant de dire la révolution
sociale, c'est la révolution sociale qui prend la parole pour tenir
le discours physique et chimique de la nitroglycérine et du fulminate.
Plus tardive , l'idée d'"action directe" exprime sans doute une
relative détente au regard de l'extrême tension et de l'imminence
explosive de la grève générale, une prise en compte du temps et
l'aménagement d'une période d'attente et de préparation de la révolution.
Mais c'est à la fois pour retrouver l'inspiration initiale de la
propagande par le fait et conserver le double visage, physique et
alchimique, que cette dernière avait pu revêtir au cours des années
1880. La définition de E. Pouget est significative :
"L'action directe, manifestation de la force et de la volonté
ouvrière, se matérialise, suivant les circonstances et le milieu,
par des actes qui peuvent être très anodins, comme aussi ils peuvent
être très violents. C'est une question de nécessité, simplement.
Il n'y a donc pas de forme spécifique à l'Action Directe"
. [Souligné par nous].
Ce n'est pas sans raisons que le sens commun a pu percevoir l'"action
directe" sur le registre de la violence, dans le prolongement de
la "propagande par le fait" des années précédentes. "Manifestation
de la force et de la volonté ouvrière", l'action directe n'a pas
de "forme spécifique". Du plus "anodin" au "plus violent", tout
peut lui donner corps, la "matérialiser". Et c'est en ce sens, "informel",
sans limites, sans contenu signifiant et politique assignable, qu'elle
acquiert justement une signification politique, qu'elle devient
"l'expression symbolique de la révolte ouvrière" , le "drapeau"
et le principal "mot d'ordre" de la C.G.T.
Mais cette vacuité et cette imprécision apparente ne doivent pas
faire illusion. Ouverte sur l'infini des possibles, l'action directe
peut bien déserter l'espace restreint et concentré des préparations
explosives et des attentats individuels, s'étendre à une multiplicité
d'"actes", de "faits" et d'"événements". Elle ne rompt pas avec
le resserrement alchimique de la "propagande par le fait". Elle
ne cesse pas d'être liée à une "intimité" ou une "subjectivité"
spécifique : le syndicat, objet de tous les soupçons de la
légalité , "foyer" capable de percevoir, de concentrer et de restituer
à la énième puissance le sens et l'énergie nécessaires au caractère
extensif de l'action directe.
Bien qu'écrits rapidement et de façon circonstancielle, les textes
des principaux militants du syndicalisme révolutionnaire permettent
cependant de saisir l'enchaînement (qui peut être simultané et réversible)
des métamorphoses dont le syndicat est l'"opérateur" ; dans
un mouvement d'échanges et de transformations, d'intériorisation
et d'extériorisation, très proche de celui qui avait présidé à l'élaboration
de la "propagande par le fait".
1) Une opération fondatrice tout d'abord. Le syndicat doit impérativement
se libérer (par le "conflit" et la rupture) des pièges symboliques
de la loi et de la représentation, de la dilution et de la mise
à plat (discursives, juridiques et rationnelles) des négociations
avec l'Etat et les patrons . Il doit refuser d'être l'"intermédiaire"
, le "chargé d'affaires" des intérêts ouvriers ou encore la "personne
interposée" qui, par son statut de "représentant" neutre et objectif,
instrumental et transparent, sépare ce qu'elle prétend unir, diffère
et démultiplie indéfiniment toute relation , transforme le "lien"
qu'elle propose en "chaînes" et en entraves , interdit toute "association"
directe et toute "combinaison" effective des "forces physiques,
intellectuelles et naturelles" . Refusant de se déployer sur la
scène faussement rationnelle et transparente du droit et de la représentation,
le syndicat doit non seulement se retirer dans l'"irrégularité",
la "diversité" et l'apparente "incohérence" de la "vie ouvrière"
, mais, pli dans plis, s'inclure et s'impliquer dans sa seule intimité
de "groupement autonome" .
2) Paradoxe et puissance de ce double repli. C'est grâce à lui
que le syndicat est à même d'accomplir une première "besogne" :
"exprimer" la "vie ouvrière", devenir la "tribune" et l'"écho" des
"préoccupations intimes du travailleur" . Le mot "écho" est important
car il donne le sens du rôle "expressif" du syndicat. Si, séparé
d'un ordre symbolique qui tente de le capturer et de le dénaturer,
le syndicat peut "exprimer" la "vie ouvrière" qui l'entoure c'est
d'abord parce qu'en raison de l'autonomie de son "intimité" préservée,
de la concentration qu'elle suppose, il devient capable de percevoir
cette "vie", de la focaliser, d'être suffisamment "sensible", comme
le voulait Bakounine, aux "préoccupations intimes du travailleurs"
pour en répercuter le sens et la réalité.
3) "Echo" et "tribune" de la "vie ouvrière", parce qu'"agglomérat
vivant et vibrant", disposant de la "vitalité" et de l'"influence"
correspondant à son "organisme" , le syndicat peut alors accomplir
une seconde tâche alchimique : s'unir et se confronter à d'autres ;
élargir son intimité singulière à ces autres singularités que constituent
les syndicats d'industrie et les unions de syndicats (Bourses et
fédérations) ; enrichir sa propre puissance grâce à cette union
et à cette confrontation ; produire ainsi une "vie sociale
plus élevée", "une vie sociale qui […] engendre l'action" et qui
permette de multiplier les effets d'une dernière métamorphose.
10) "Faire jour" à la puissance de vie ainsi créée et accumulée,
la "développer" au dehors, "dans des manifestations de lutte" où,
sous des formes toujours nouvelles, singulières et répétées, cette
"vie" "prend corps et se matérialise" , "aguerrit" le prolétariat
tout entier "en vue d'une lutte suprême qui sera la grève générale
révolutionnaire […] le mouvement formidable qui mettra debout le
prolétariat conscient en face de l'exploitation" .
"Laboratoire des luttes économiques" selon la formule de F. Pelloutier
, le syndicat devient ainsi le nouveau creuset alchimique de la
révolution sociale où, comme le "carrier" travaillant sa pierre,
l'"extracteur de minerai" cherchant ses métaux, le "prolétaire",
grâce à ses "manipulations" et ses "préparations", "utilise les
formes d'action que porte le mouvement, […] les extrait, les extériorise"
. Ou d'une autre façon, plus impersonnelle, dans le vocabulaire
scientifique moderne d'"information" et d'"électro-magnétisme" qu'utilise
G. Simondon, on pourrait dire que le syndicat libertaire, - comme
les chambres corporatives de la Première Internationale, les sociétés
secrètes, les groupes affinitaires, les préparations chimiques et
les attentats -, est conçu sous la forme d'une "tension d'information",
d'un "arrangement capable de moduler des énergies beaucoup plus
considérables" . Dans un contexte "pré-révolutionnaire", "un état
de sursaturation" "où un événement est tout prêt à se produire,
où une structure est toute prête à jaillir", il devient capable
"de traverser, d'animer et de structurer un domaine varié, des domaines
de plus en plus variés et hétérogènes", " de se propager" à travers
eux ; ou encore, d'une façon qui rappelle les analyses de Proudhon,
de "les ordonner" .
"Sabotage", "boycott", multiplications des "grèves partielles"
comme "stimulation" , comme "gymnastique salutaire" , ou tout autre
forme de "lutte" et d'"action", peuvent alors, de l'intérieur de
ce qui les constitue, s'ouvrir sur l'infini du temps et des espaces
de la révolution, "répéter" avec une intensité croissante l'explosion
finale . Minorités conscientes et masses asservies, localisme étroit
des organisations et vaste espace de la société, action immédiate
et transformation finale cessent d'être sans rapports, incommensurables.
Comme l'écrit E. Pouget, "lutte quotidienne" et "oeuvre préparatoire
de l'avenir" ne sont plus "contradictoire (s)" . Grâce à l'"incomparable
plasticité" de l'"action directe", "les organisations que vivifie
sa pratique" peuvent enfin "viv(re) l'heure qui passe avec toute
la combativité possible, ne sacrifiant ni le présent à l'avenir,
ni l'avenir au présent" :
"jusqu'au déclenchement général ! Jusqu'au jour où la classe
ouvrière, après avoir préparé en son sein la rupture finale, après
s'être aguerrie par de continuelles et de plus en plus fréquentes
escarmouches contre son ennemi de classe, sera assez puissante pour
donner l'assaut décisif […] l'Action Directe portée à son maximum :
la Grève Générale !" .
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