|
Origine :
http://refractions.plusloin.org/textes/refractions2/spinoza-colson.html
Daniel Colson "Lectures anarchistes de Spinoza"
I - Bakounine et Proudhon
Vraisemblablement Bakounine n'a jamais eu le temps ni la volonté
de lire directement ou de façon approfondie Spinoza. Il le connaît
cependant. Il le cite parfois, et ses textes les plus philosophiques
ne sont pas sans être marqués par l'influence de ce philosophe.
Chez Bakounine, on peut ainsi distinguer au moins deux appréhensions
de Spinoza.
Une appréhension de jeunesse, principalement à travers la première
philosophie de Schelling 3 qui, de façon diffuse, ne cesse jamais
d'inspirer sa pensée; comme le montrent le type de liberté dont
il se réclame 4, sa dénonciation constante du libre arbitre et,
surtout, sa conception matérialiste de la nature et du monde.
" La nature c'est la somme des transformations réelles qui se produisent
et se reproduisent incessamment en son sein [...]. Appelez cela
Dieu, l'Absolu, si cela vous amuse, peu m'importe, pourvu que vous
ne donniez à ce Dieu d'autres sens que celui que je viens de préciser
: celui de la combinaison universelle, naturelle, nécessaire et
réelle, mais nullement prédéterminée, ni préconçue, ni prévue, de
cette infinité d'actions et de réactions particulières que toutes
les choses réellement existantes exercent incessamment les unes
sur les autres. " 5
La seconde référence, sans doute influencée par la lecture de Proudhon,
est tardive, explicite et fortement critique. Pour Bakounine, Spinoza,
malgré son panthéisme, n'échappe pas aux illusions de tous ceux,
et ils sont nombreux, qui prétendent considérer toute chose du "
point de vue de l'absolu, ou, comme disait Spinoza, sub aeternitatis
", en renvoyant ainsi l'homme au néant de son existence " relative
"6.
" Ils commencent par Dieu, soit comme personne, soit comme sub
stance ou idée divine, et le premier pas qu'ils font est une terrible
dégringolade des hauteurs sublimes de l'éternel idéal dans la fange
du monde matériel; de la perfection absolue dans l'imperfection
absolue; de la pensée à l'être, ou plutôt de l'Être suprême dans
le néant. "7
Deus sive natura, Dieu ou la nature. Il y aurait ainsi, chez Bakounine,
deux lectures possibles de Spinoza :
- Avec, d'un côté, un Spinoza théologien, certes atypique, mais
théologien quand même, pour qui Dieu s'identifie à la nature, à
la substance, mais toujours sous la forme d'un principe premier
et transcendant, cause absolue et infinie d'une infinité d'êtres
finis, irrémédiablement renvoyés au néant de leur finitude.
- De l'autre, un Spinoza athée, inspirateur silencieux, via Schelling
et Diderot, d'une conception de la nature pensée sous la forme d'une
" combinaison universelle, naturelle, néces saire et réelle, nullement
prédéterminée ", d'une " infinité d'actions et de réac tions particulières
". Une nature qu'il importe peu alors qu'on l'appelle Dieu ou absolu.
Dans cette double et contradictoire appréhension de Spinoza, on
peut ainsi retrouver l'ambiguïté des inter pré tations contemporaines
de ce philosophe, et d'abord du sens qu'il convient de donner à
la formule célèbre de l'Éthique, Deus sive natura.
- Dieu/ou/la nature; s'a git-il de deux définitions équivalentes
d'une même réalité; la substance, cause infinie, absolue, lointaine
et verticale de tout ce qui existe? 8
- Dieu/c'est-à-dire/la nature; le concept de Dieu n'est-il au contraire
que le point de départ conventionnel d'un processus de pensée qui
le transforme en autre chose, en une perception nouvelle du monde
qui est le nôtre? Un monde radicalement immanent, où la cause efficiente
de la scolastique se transforme en cause de soi 9, où, comme le
voulait Bakounine, la nécessité peut enfin se transformer en véritable
liberté 10.
Deus sive natura, Dieu/ou/la nature. Au-delà des mots, il faut effectivement
choisir, à travers une troisième traduction possible de la formule
célèbre de Spinoza, une traduction résolument disjonctive, certes
erronée, mais qui, paradoxalement, donne peut-être le sens des choix
de Spinoza face à Descartes et à la pensée de son temps, des choix
et de l'engagement qu'impliquent l'intérêt actuel pour ses textes
et le sens qu'ils peuvent prendre pour nous.
o o o
Proudhon ignore longtemps Spinoza. Ses cahiers de lectures, soigneusement
répertoriés de 1838 à 1844, ne le mentionnent jamais. Il est absent
de De la création de l'ordre (publié en 1843), alors que ce livre
consacre deux grandes parties à la philosophie et à la métaphysique.
À l'exception de rares allusions, en passant, dans les Contra dictions
économiques, il faut attendre 1858 et son grand ouvrage De la Justice
dans la Révolution et dans l'Église pour que Proudhon s'engage enfin
dans une critique de Spinoza; à la mesure de tout ce qui peut rapprocher,
donc opposer, les deux pensées, et d'une façon qui manifeste une
lecture directe et attentive des textes. Cité plusieurs fois, Spinoza
fait l'objet de trois développements critiques; dans la qua trième
étude, à propos du problème de l'État; dans la septième, à propos
de l'absolu; dans la huitième, à propos de la conscience et de la
liberté.
De ces trois critiques, c'est certainement la première qui est
la plus sévère et la plus expéditive. Proudhon range Spinoza aux
côtés de Platon et de Hegel, du côté du despotisme 11. " Saint de
la philosophie ", persécuté par toutes les Eglises, Spinoza a su,
avec Machiavel et Hobbes, se libérer des ombres et des dominations
de la religion 12. Mais " en désapprenant l'Évangile " il s'est
contenté de " rapprendre le destin ", le fatum des Anciens, la raison
d'État de Platon 13. Nécessité et raison, tel est l'insupportable
couple conceptuel que réinventent Machiavel, Hobbes et Spinoza;
un couple qui justifie le " plus effroyable despotisme "14. En effet,
parce qu'il obéit au principe de nécessité, l'État échappe à tout
jugement, à toute distinction entre le bien et le mal. Il " a le
droit de gouverner, au besoin par la violence, et d'envoyer, même
pour les causes les plus légères, les citoyens à la mort "15. "
Balancées " par la seule et hypothétique prudence du souverain face
à une révolte toujours possible des gouvernés, les formes gouvernementales,
longtemps monarchiques ou aristocratiques, ont beau devenir démocratiques,
elles ne cessent jamais d'obéir à la raison d'État, à la raison
politique 16.
La seconde critique ne vise plus les ouvra ges politiques de Spi
noza, mais l'Éthique, son œuvre philosophique majeure. On pourrait
la résumer par cette formule de Proudhon : " Spinoza [...] commence
[...] par un acte de foi dans l'absolu. "17 On retrouve la critique
de Bakounine. Comme pour la plupart des philosophes, l'erreur de
Spinoza est dans son point de départ. " Principe d'illusion et de
charlatanisme ", l'absolu peut bien s'" incarne(r) dans la personne
[...], dans la race, dans la cité, la corporation, l'État, l'Église
", il aboutit inévitablement à Dieu 18. Que Spinoza, dans l'Éthique,
commence directement par Dieu est donc à mettre au crédit de son
extrême rigueur, mais la rigueur d'un " grand esprit dévoyé par
l'absolu "19.
Cette erreur du commencement n'est pas seulement philosophique.
Pour Proudhon elle est directement au fondement des conceptions
politiques de Spinoza, de sa célébration inévitable du despotisme
et de la raison d'État. En effet, face à l'absolu, être infini,
que peut l'homme du fond de sa finitude, de l'esclavage de ses passions?
Rien, sinon se soumettre à " une discipline de fer organisée sur
le double principe de la raison théologique et de la raison d'État
"20.
" Spinoza, qui croyait faire l'éthique de l'humanité, a refait,
more geometrico, l'éthique de l'Être suprême, c'est-à-dire le système
de la tyrannie politique et religieuse sur lequel l'humanité vit
depuis soixante siècles. On l'a accusé d'athéisme : c'est le plus
profond des théologiens. "21
La troisième critique, peut-être la plus discutable, est en même
temps la plus intéressante, pour trois raisons : 1) parce qu'en
abordant la question de la liberté elle est au cœur du problème
spinoziste, le problème du couple nécessité-liberté; 2) parce que,
en pensant déceler une contradiction dans le système de Spinoza,
Proudhon ouvre, à ses yeux, une faille dans ce système, dans l'enchaînement
nécessaire (donc despotique) de ses développements; 3) parce que,
ce faisant, Proudhon est conduit à expliciter toute une dimension
de ses propres conceptions de la liberté et, peut-être, les liens
que celles-ci entretiennent avec le spinozisme.
Rappelons l'essentiel de la thèse de Proudhon. Fidèle à son habitude
du paradoxe et du contre-pied, Proudhon prétend montrer : 1) comment
Descartes, partisan du libre arbitre, cons truit une théorie qui
aboutit à le nier; 2) comment Spinoza, négateur du libre arbitre,
propose au contraire une théorie qui le suppose nécessairement 22.
Descartes philosophe du despotisme, Spinoza philosophe de la liberté.
Au-delà de l'intérêt qu'une telle thèse peut avoir pour une oreille
anarchiste, et avant même de considérer la force de l'intuition
de Proudhon, on ne peut tout d'abord qu'être surpris par son inconséquence
apparente. Comment Spinoza, le philosophe de l'absolu, de la nécessité
et de la raison d'État, qui, très logiquement, refuse toute signification
au libre arbitre, peut-il être en même temps le philosophe de la
liberté, une liberté inhérente à son sys tème? Entraîné par son
goût de la provocation, Proudhon est conduit à développer une argumentation
paradoxale.
Ennemi du libre arbitre, Spinoza ne l'est que parce qu'il est d'abord
un cartésien conséquent. En affirmant avec Descartes la nécessité
absolue de l'Être (Dieu), Spinoza se contente de montrer l'inconséquence
d'une pensée qui se réclame par ailleurs de la liberté, puisque,
en dehors de Dieu lui-même, un tel système exclut toute liberté
23. Mais cette incohérence de Descartes, que Spinoza met au jour
à partir du système de Descartes, on la retrouve, inversée, dans
la philosophie de Spinoza, sous le regard de Proudhon cette fois.
Comment Spinoza peut-il nier le libre arbitre, puisque, dans l'Éthique,
il prétend montrer comment l'homme, création dégradée et misérable
de la toute- puissance divine, soumise à l'obscurité et aux illusions
des passions, peut malgré tout " remonter le courant de la nécessité
" qui l'a produit, s'affranchir des passions qui l'entravent et
le trompent, accéder à la " liberté aux dépens de la nécessité qu'elle
se subordonne "? 24
" Il faut le voir pour le croire; et comment les traducteurs et
les critiques de Spinoza ne le voient-ils point? L'Éthique, que
tout le monde connaît comme une théorie de la nécessité en Dieu,
est en même temps une théorie du franc-arbitre de l'homme. Le mot
n'y est pas, et il est juste de dire que l'auteur n'en croit rien;
mais depuis quand juge-t-on un philosophe exclusivement sur ses
paroles? "25
On est sans doute ici au plus près de l'intuition de Proudhon,
l'intuition que Spinoza peut dire autre chose que ce qu'il semble
dire à ses lecteurs du XIXe siècle; l'intuition d'une autre signification
du spinozisme, masqué par le " système de Descartes " et par deux
siècles de traductions et de critiques plus ou moins aveugles; une
signification qui n'apparaîtrait à l'œil à demi perspicace
de Proudhon que sous la forme d'une contradiction. Contra diction
chez Spinoza, mais contra diction (ou hésitation) chez Proudhon
lui-même. En effet, dans sa fougue démons trative et rhétorique,
Proudhon ne parvient pas écarter de ses phrases l'ambivalence qui
le saisit tout à coup. L'affirmation de la liberté (le franc-arbitre)
qu'il croit déceler chez Spinoza est-elle une simple contradiction
de son système ou, au contraire, comme il le dit plus loin, sa conséquence
nécessaire? 26 Spinoza n'est-il que le disciple de Descartes, un
disciple intransigeant et rigoureux qui irait jusqu'aux extrêmes
conclusions du système de son maître, ou bien au contraire le génial
inventeur d'une théorie nouvelle, d'une " originalité sans égale
"? 27
" Depuis quand juge-t-on un philosophe exclusivement sur ses paroles?
" On mesure mieux, cent cinquante ans plus tard, la grande difficulté
où se trouvait Proudhon pour expliciter son intuition. Pour cela
il aurait fallu qu'il revienne au texte latin et qu'il accorde à
Spinoza une attention et une sorte de désintéressement personnel
qui n'étaient ni dans son tempérament, ni dans ses habitudes. Il
aurait surtout fallu qu'il aille jusqu'au bout de sa critique des
traducteurs et des critiques de son temps, car malgré l'acuité de
son regard et ses propres qualités de limier ou de chien de chasse,
il était effectivement doublement prisonnier de cette traduction
et de cette critique : prisonnier du texte de E. Saisset, particulièrement
calamiteux 28; prisonnier d'une interprétation française de Spinoza
soucieuse de réduire ce dernier à n'être qu'un continuateur de Descartes,
un sectateur de l'absolu, un rationaliste et un idéaliste impénitent,
un pur logicien, ennemi de toute expérience, de toute démarche expérimentale
29.
Âme pour mens, passions pour affectus, générale pour commune, etc.,
comment, avec une telle traduction, Proudhon aurait-il pu échapper
à une lecture idéaliste et chrétienne d'un texte qui, écrit en latin,
prend bien soin d'utiliser le vocabulaire et les catégories de pensée
de son temps? Sous la plume trompeuse de Saisset et le regard méfiant
de Proudhon, Spinoza ne se contente pas d'apparaître comme un héritier
de la gnose chrétienne et de sa théorie métaphysique de la Chute
et de la Rédemption 30. Sa pensée semble s'inscrire naturellement
dans une catharsis et un dualisme tout aussi tradi tionnels : la
liberté contre la nécessité, la connaissance opposée aux passions
du corps, l'âme comme principe spirituel de salut et de liberté
31.
Mais c'est pourtant ici, à l'intérieur même de son incompréhension
de Spi noza, que l'analyse de Proudhon est la plus intéressante,
pour la question qu'il lui pose, et pour la réponse que cette question
implique :
" Je demande donc à Spinoza comment, si tout arrive par la nécessité
divine, après que les vibrations de cette nécessité de plus en plus
affaiblies ont donné naissance aux âmes engagées dans la servitude
des passions, comment, dis-je, il arrive que ces âmes retrouvent,
au moyen de leurs idées adéquates, plus de force pour retourner
à Dieu qu'elles n'en ont reçu au moment de leur existence, si par
elles-mêmes elles ne sont pas des forces libres? "32
Forces libres, franc-arbitre, sans doute Bakounine n'a-t-il pas
complètement tort de reprocher à Proudhon son fréquent idéalisme,
sa fascination pour les catégories de Kant et sa fâcheuse tendance
à faire parfois de la conscience et de la liberté humaine une faculté
a priori et transcendantale, absolue 33. Mais si Proudhon devait
vraiment succomber à ses penchants idéalistes, c'était certainement
au moment de sa lecture de Spinoza, de ce Spinoza rationaliste et
logicien en train d'être inventé par la tradition fran çaise. Or
il n'en est rien. Proudhon pose une tout autre question à Spinoza.
Il ne se satisfait pas de la liberté abstraite que lui présente
la traduction de Saisset, ce degré zéro de la liberté que Proudhon
appelle joliment " communion sèche, l'hypothèse de la liberté en
attendant la liberté "34. Mais, du même coup, il montre comment
lui-même refuse de se satisfaire du vide métaphysique qu'implique
habituellement la théorie du libre arbitre 35. Son problème n'est
plus celui du franc-arbitre, conçu sous la forme d'une faculté abstraite
et transcendantale, a priori et générale, mais au contraire celui
de la force ou plutôt des forces capables de produire l'homme comme
être cons cient et libre. En effet, aux yeux de Proudhon, ce que
le système de Spi noza présuppose invinciblement, au même titre
que son propre système, ce n'est pas la liberté absolue, abstraite,
métaphysique, que dénonce ront Bakou ni ne et Malatesta, ce sont
des forces et des puissances, ces " forces libres " dont il demande
à Spinoza comment il peut ignorer l'existence pour penser la libération
de l'homme 36.
o o o
Comment penser ces puissances préalables et fondatrices? Comment
celles-ci peuvent-elles donner vie à une liberté suffisamment radicale
pour mériter qu'on la nomme libre arbitre? On connaît (ou l'on devrait
connaître) la réponse de Proudhon que l'on pourrait résumer ainsi.
1) Puissance et liberté sont indissociables. Toute puissance est
une liberté; toute liberté est une puissance. Et c'est sous ce double
aspect, indissociable, que l'une et l'autre sont, ensemble, la "
condition préalable et productrice " de tout exercice de la raison
37.
2) Condition, cette puissance et cette liberté ne relèvent ni d'une
faculté a priori et transcendantale, ni d'une nature humaine préalable
et fondatrice. Comme la raison et comme toutes les propriétés que
l'homme peut développer, elles sont elles-mêmes une " résultante
"38; la résultante d'un composé d'autres puissances 39, elles-mêmes
résultantes d'autres composés, d'autres forces, etc. Ce que Proudhon
résume en disant que " l'homme est un groupe "40.
3) D'où un premier principe proudhonien. Dans l'homme, comme dans
toute chose, ce qui semble être au principe, au commencement, ne
vient qu'après, n'est qu'un effet de composition, la liberté comme
l'âme, les facultés comme l'ensemble des éléments ou des essences
apparemment à l'origine du composé humain, l'unité de la création
comme l'unité du moi 41.
4) Résultante d'un enchaînement et d'un enchevêtrement d'autres
résultantes, puissance et liberté humaines ne sont pas pour autant
un simple effet, déterminé, réductible à la somme des forces et
des éléments qui se sont associés pour les produire. Elles n'entrent
en rien dans un schéma déterministe de causes et d'effets. Elles
sont à la fois plus et autres, distinctes des forces qui les rendent
possibles 42. Elles sont radicalement nouvelles.
5) D'où une seconde affirmation de Proudhon. Résultante et liberté,
la puissance humaine est à la fois une réalité radicalement nouvelle,
autonome, porteuse de sa propre force, et à la fois l'expression
des forces et des puissances qui, en se composant, la rendent possible
43. Pour Proudhon on ne peut pas sortir de cette double affirmation,
volontairement antinomique : autonomie radicale de cette résultante
comme réalité propre; dépendance radicale de cette résultante par
rapport aux forces qui la rendent possible 44.
6) On peut ainsi comprendre l'ambiguïté apparente des formules de
Proudhon lorsque, pour définir la liberté humaine, il parle à la
fois de forces libres et de libre arbitre. Puis sance nouvelle au
regard des puissances qui la rendent possible, la liberté humaine
justifie tout à fait qu'on lui reconnaisse l'ensemble des caractéristiques
qui s'attachent généralement à la notion de libre arbitre. En effet,
contrairement à ce que pense Bakou nine et à ce que suggèrent certaines
formules de Prou dhon, la notion de libre arbitre et le " sentiment
intime " qui l'affirme n'ont rien d'idéalistes 45. Leur idéalisme
n'est que l'effet de leur ignorance, l'igno rance de ce qui les
rend possibles, des forces et du jeu de composition de forces sans
lesquels ils ne seraient rien et dont ils sont pourtant l'expression
autonome 46.
7) C'est en ce sens, essentiel à l'ensemble des analyses de Proudhon,
que la liberté humaine ou le libre arbitre peuvent aussi se transformer
en illusion despotique, en absolu mensonger et autoritaire, se croire
à l'origine de ce qui le rend possible, transformer l'erreur déterministe
de l'effet en erreur tout aussi déterministe de la cause. La puissance
de la liberté humaine n'est ni un effet ni une cause mais la résultante
forcément autonome, comme toute résultante, d'un composé de forces
sans lesquelles elle n'est rien. Voilà ce qu'il faut comprendre
pour Proudhon.47
8) Dernière caractéristique de la réponse de Proudhon, qui découle
de toutes les autres, mais en reconduisant, et en bouclant de façon
élargie, à l'échelle de tout ce qui existe, le balancement et les
contradictions qui donnent force et vie à sa pensée. Puissance supérieure,
la liberté humaine peut à juste titre, de par la complexité et la
richesse du composé qui la produit, prétendre s'affranchir de toute
nécessité externe et interne, prétendre à l'absolu 48. Elle ne cesse
jamais d'être une partie intégrante du monde qui la produit et dont
elle semble si fortement se distinguer 49. Cela pour quatre grandes
raisons.
a - Le composé humain ne diffère en rien de tout autre composé,
de tout ce qui compose la nature, si ce n'est en degré de puissance
:
" L'homme vivant est un groupe, comme la plante et le cristal,
mais à un plus haut degré que ces derniers; d'autant plus vivant,
plus sentant et mieux pensant que ses organes, groupes secon daires,
sont dans un accord plus parfait entre eux, et forment une combinaison
plus vaste. "50
b - La liberté propre au composé humain n'est elle-même que le
degré supérieur d'une liberté présente dans tout composé, aussi
rudimentaire soit-il, dans la mesure où la liberté est coextensive
à la puissance des êtres :
" [...] la spontanéité, au plus bas degré dans les êtres inorganisés,
plus élevée dans les plantes et les animaux, atteint, sous le nom
de liberté, sa plénitude chez l'homme qui seul tend à s'affranchir
de tout fatalisme, tant objectif que subjectif, et qui s'en affranchit
en effet. "51
c - Résultante d'un enchevêtrement de puissances et de spontanéités,
la liberté humaine n'est pas un achèvement. C'est une liberté en
devenir, le degré intermédiaire d'une puissance et d'une liberté
plus haute à construire, à partir de l'ensemble des puissances constitutives
du monde et du jeu de composition qu'elles autorisent :
" [...] en tout être organisé ou simplement collectif, la force
résultante est la liberté de l'être, en sorte que plus cet être,
cristal, plante ou animal, se rapproche du type humain, plus la
liberté en lui sera grande, plus le libre arbitre aura de portée.
Chez l'homme même, le libre arbitre se montre d'autant plus énergique
que les éléments qui l'engendrent par leur collectivité sont eux-mêmes
plus développés en puissance : philosophie, science, industrie,
économie, droit. "52
d - Inscrite, en aval et en amont, dans l'ensemble des puissances
cons titutives de ce qui est, la liberté humaine est à la fois une
partie et le tout, à la fois " ce qu'il y a de plus grand dans la
nature " et, comme l'écrit Proudhon, " le résumé de la nature, toute
la nature "53 :
" [...] l'homme, multiple, complexe, collectif, évolutif, est partie
intégrante du monde, qu'il tend à absorber, ce qui constitue le
libre arbitre. "54
C'est en ce sens que la liberté humaine, telle que la conçoit Proudhon,
peut rompre avec les illusions despotiques et idéalistes de la liberté
cartésienne et s'affirmer comme révolutionnaire 55. C'est en ce
sens qu'elle annonce les conceptions anarchistes à venir, en particulier
celles d'Elisée Reclus, lorsque celui-ci affirme " le lien intime
qui rattache la succession des faits humains à l'action des forces
telluriques ", lorsqu'il explique comment " l'homme est la nature
prenant conscience d'elle-même ", mais aussi lorsqu'il affirme dans
la même page, au plus près de la pensée de Proudhon, comment " c'est
de l'homme que naît la volonté créatrice qui construit et reconstruit
le monde "56.
On connaît donc le problème posé par Proudhon et sa façon d'y répondre.
Un lecteur de Spinoza, même peu expérimenté, ne manquera pas d'être
frappé, intuitivement, de façon vague mais certaine, par la proximité
(intime dirait Bakounine) qui unit ces deux auteurs. En quoi les
lectures contemporaines de Spinoza, débarrassées des vieilles interprétations
idéalistes et logiciennes, permettent-elles de vérifier ou d'infirmer
cette intuition?
II - L'interprétation marxiste
Dans l'intérêt actuel pour Spinoza, la lecture marxiste occupe
une place importante, au plus près des préoccupations sociales et
révolutionnaires de Proudhon et plus généralement de la pensée libertaire,
mais au plus loin également, comme nous allons essayer de le montrer.
L'opposition la plus visible, et sans doute la plus déterminante,
porte sur le lien que cette lecture marxiste prétend établir entre
les textes politiques de Spinoza et l'ensemble de sa philosophie.
Parce que, aux yeux de ce courant, elle " est de part en part politique
", la pensée de Spinoza n'admettrait pas d'être scindée entre des
textes de pure philosophie et des textes politiques en partie circonstanciels
57. Au contraire, comme A. Matheron s'est efforcé de le montrer,
la doctrine politique de Spinoza, parce qu'elle est homologue à
la structure de l'Éthique, permettrait seule de penser les relations
interhumaines et surtout de construire le concept d'individualité
si essentiel à la compréhension de la pensée de Spinoza et à l'intérêt
que nous pouvons lui porter 58. Mieux, comme le montre A. Negri
(et comme on avait pu le dire de Marx en d'autres temps), c'est
dans son dernier ouvrage politique, laissé inachevé, le si bien
nommé Traité de l'autorité politique (TP), que Spinoza deviendrait
enfin lui-même, que, au terme d'un long processus de maturation,
de promesses et de crises, sa pensée connaîtrait son achèvement,
l'ul time fondation capable de donner sens à l'ensemble des écrits
antérieurs.
Sans doute une lecture aussi politique de Spinoza, pour qui " l'innovation
spinozienne [...] rend vraie l'imagination du communisme "59, pour
qui le spinozisme " est une philosophie du communisme ", a-t-elle
toutes les raisons de confirmer les objections de Proudhon. Et pourtant,
avec son génie de frôler parfois les positions libertaires alors
même qu'elle s'en éloigne le plus, cette interprétation peut également
sembler satisfaire largement aux exigences d'une lecture anarchiste;
cela de trois façons.
- À propos de la question de Dieu et du commencement en premier
lieu, la principale objection de Proudhon et de Bakounine. Contre
une interprétation jusqu'ici largement dominante, la thèse de A.
Negri prétend justement montrer comment Spinoza parvient, au fil
de son œuvre, à se libérer de Dieu comme commencement absolu.
Pour A. Negri, " l'Éthique commence [...] in media res. Elle ne
suit [...] qu'en apparence le rythme d'une abstraction fondatrice.
L'Éthique n'est en aucun cas une philosophie du commencement. [...]
Chez Spinoza il n'y a pas de commencement "60.
- Seconde raison d'être satisfait par l'interprétation marxiste
et politique de Spinoza : la question de la force et de la puissance.
Comment, demandait Proud hon, Spinoza peut-il penser la libération
de l'homme sans présupposer nécessairement l'existence de forces
libres capables d'une telle libération? Là encore, certaines formules
de Negri peuvent tout à fait sembler satisfaire à l'objection de
Proudhon. À la subjectivité humaine, collective et individuelle,
conçue par Proudhon sous la forme d'un composé de forces et de puissances,
répond, presque en des termes identiques, la façon dont le Spinoza
de Negri est censé penser le sujet et la subjectivité : sous la
forme d'une " continuité subjective " de la " puissance de l'être
"61, un " être puissant, qui ne connaît pas de hiérarchie, qui ne
connaît que sa propre force constitutive "62.
- Troisième et dernier point d'accord, qui découle du précédent
: le refus de la médiation. Contre une interprétation traditionnelle
qui tend, d'une façon ou d'une autre, à placer Spinoza du côté de
Hobbes ou de Rousseau, du côté du contrat social et d'une vision
juridique de la démocratie, Negri prétend bien établir le " positivisme
juridique de Spinoza "63. Comme l'écrit brutalement Matheron dans
sa préface, pour le Spinoza de Negri, " le droit, c'est la puissance,
et rien d'autre "64. État (hérité du vieil absolutisme précapitaliste),
société bourgeoise comme contrepoids démocratique, rapports de production
comme organisation et comme forme de commandement : toutes ces "
médiations des forces productives " sont radicalement récusées par
le Spinoza de Negri65. " Chez Spinoza, il n'y a [...] plus la moindre
trace de médiation : c'est une philosophie de l'affirmation pure,
[...] c'est une philosophie totalisante de la spontanéité "66. Comment
l'anarchisme, qui a fait de l'action directe et du refus de tout
intermédiaire, de tout représentant, un des axes essentiels de sa
pensée et de sa pratique, pourrait-il ne pas faire sienne une interprétation
pour qui " le refus du concept même de médiation est au fondement
de la pensée de Spinoza "67?
Trois bonnes raisons donc, pour la pensée libertaire, de faire sienne
l'interprétation marxiste de Spinoza; mais trois raisons presque
trop belles, qui accentuent jusqu'à la caricature les traits que
l'on reconnaît habituellement à l'anarchisme : son immanentisme
absolu et l'immédiateté de ses repères et de ses prises de position;
son refus de toute médiation, de toute attente, de tout échelonnement,
de toute délégation et de toute représentation; le volontarisme
exacerbé et subjectif d'une vision utopique prétendant se soumettre
la réalité, immédiatement et directement. Trois raisons qui, par
leur radicalité même, ne sont pas sans susciter tout aussi immédiatement
la méfiance d'un mouvement habitué, depuis plus d'un siècle - du
Marx de la Guerre civile en France au Kampuchéa démocratique de
Pol Pot, en passant par l'État et la Révolution de Lénine et la
Révolution culturelle maoïste -, à d'autres travestissements de
ses positions, à d'autres simplifications, à d'autres mises en scène
d'une pratique et d'une vision libertaires beaucoup plus complexes
et subtiles que ne le voudraient ses manifestations les plus visibles
et ses détracteurs les plus courants.
o o o
Sans entrer dans une discussion approfondie des analyses de Negri,
il suffit d'observer comment, dans leur démarche et leurs conclusions,
elles tendent à vérifier les pires inquiétudes de Proudhon. In media
res, partir du milieu des choses, nous dit A. Negri; et, plus précisément,
partir de la multiplicité des " êtres particuliers " qui peuplent
le " monde des modes "68. Mais à la radicalité de cette première
et de cette seconde affirmation, qui ne font l'objet d'aucun développement
conséquent, s'oppose aussitôt l'abstraction négative et tout aussi
radicale, mais longuement développée cette fois, de la troisième
: le refus de toute médiation. Un refus violent et absolu qui conduit
aussitôt Negri, sans transition donc, à affirmer l'" unité " et
l'" univocité " de l'" être " dont toutes ces " choses " ne sont
plus que l'" émanation ", à affirmer la " potentialité absolue de
l'être " comme " source " des " mille et une actions singulières
de chaque être ", à affirmer la " compa cité ", la " totalité "
et la " centralité " d'un être unique dont les modes ne sont que
des " formes ", des " variations " et des " figures ", à affirmer
la " transparence " et la " force unifiante " de l'être, bref à
affirmer et réaffirmer sans cesse l'" être " ou le " divin " comme
" production infinie de puissance "69.
Entre les modes et la substance il n'y a rien. Telle est la thèse
de Negri sur Spinoza. Ou plutôt, et c'est ici que les affirmations
apparemment si libertaires de Negri s'éloignent infiniment du projet
anarchiste, dans ce rien il y a la politique qui l'autorise et qui
l'exige, le pouvoir politique, la toute-puissance politique, l'absolu
du politique dénoncé par Proudhon, ce presque rien qui fait tout
et qui fait toute la différence avec le projet libertaire. Écho
théorique assourdi du maoïsme de la Révolution culturelle, Negri
récuse toute médiation de l'être, mais c'est pour mieux confier
au seul politique la redoutable prérogative, non seulement de "
médiatiser " sa puissance et sa vérité, mais encore de le " constituer
" comme " puissance " et comme " vérité ", de le faire " être ",
à travers sa " cons titution " la plus parfaite, cette " révo lution
" sans " devenir " qu'est l'omnino abso lu tum imperium de la démocratie
70.
Chez le Spinoza de Negri, l'" être " et la " subjectivité politique
" ne sont que les deux faces d'une seule et même puissance, vérifiant
ainsi jusqu'à l'absurde, le diagnostic sans appel de Proudhon et
de Bakounine : l'enchaînement inéluctable d'une pensée fondée sur
le double absolu de la religion et de la politique, de la nécessité
et de l'arbitraire, de la " nécessité absolue " comme justification
absolue d'un arbitraire absolu 71; un absolu en miroir où l'être
communiste se réalise directement dans le ballet sans failles de
la politique qui lui donne corps, là où les choses et les hommes
sont effectivement condamnés à participer au plus effroyable des
despotismes, à l'harmonie ou (selon les moments) à la vin dicte
de masse d'une mise en scène politique des corps et des âmes qui
ne tolère aucun écart, aucun vide, aucune hésitation, aucune mala
dresse, aucun différend, aucune crise, aucune critique forcément
négative, aucune histoire forcément incertaine, aucune expérience
forcément tâtonnante, bref, aucun devenir.
Comme l'écrit Negri :
" L'actualité de Spinoza consiste avant tout en ceci : l'être ne
veut pas s'assujettir à un devenir qui ne détient pas la vérité
72. La vérité se dit de l'être, la vérité est révolutionnaire, l'être
est déjà révolution. [...] Le devenir manifeste sa fausseté, face
à la vérité de notre être révolutionnaire. Aujourd'hui, le devenir
veut en effet détruire l'être, et supprimer sa vérité. Le devenir
veut anéantir la révolution; [...] une crise est toujours une violation
négative de l'être, contre sa puissance de transformation. "73
Et c'est spontanément et sans surprise que l'enthousiasme révolu
tionnaire de Negri renoue, comme naturellement, avec les références
religieuses de soumission à l'absolu que Proudhon et Bakounine avaient
cru si vite déceler chez Spinoza :
" Le monde est l'absolu. Nous sommes écrasés avec félicité sur
cette plénitude, nous ne pouvons fréquenter que cette circularité
surabondante de sens et d'existences. "Tu as pitié de tout parce
que tout est à toi, Seigneur ami de la vie/ toi dont le souffle
impérissable est en toute chose"(Livre de la sagesse, 11, 26-12,1)
[...] Tel est le contenu de l'être et de la révolution. "74
Dans le cadre de cette étude, il n'est pas possible ni même utile
d'analyser en détail les impasses et l'impuissance d'une interprétation
qui, à travers les concepts de multitude, d'imagination et d'individu,
s'efforce en vain de donner ne serait-ce que ld'un contenu matériel
à la politique comme " constitution de l'être ". Fidèle à la tradition
despotique dont il se réclame, Negri se contente de masquer le vide
terrifiant de ses conceptions politiques derrière une interminable
évaluation pédagogique des progrès et des reculs de Spinoza sur
le chemin de la vérité : à travers " discriminations " et " césures
", " limites " et " interruptions ", " destructions " et " reconstructions
", " passages décisifs " et " seuils critiques "; mais aussi " crises
" et " stades intermédiaires ", " blocages " et marches en " avant
"; ou encore, " approximations " et " faiblesses " momentanées,
" confusions " et " dissymétries ", " retours en arrière " et "
accidents ", " incertitudes " et " déséqui libres internes "; et
puis, de nouveau, " reculs " et " banalités ", " ambiguïtés " et
" confusions ", " renver sements " et " réapparitions résiduelles
", etc.75, en attendant le très attendu silence final de l'inachèvement
du TP, là où, faussement désolée, l'" imagination " des dirigeants
révolutionnaires (et autres Pol Pot de l'être) peut enfin se déployer
sans entraves.
Proudhon reprochait trois choses à Spinoza : 1) partir de Dieu,
de l'absolu; 2) lier ses conceptions politiques à cette métaphysique
de l'absolu, en débouchant ainsi sur le plus " effroyable des despotismes
"; 3) être incapable de rendre compte de la liberté que, paradoxalement,
son système présuppose nécessairement. Sous l'apparat de ses proclamations
révolutionnaires, l'interprétation marxiste ne fait que confirmer,
à la énième puissance pourrait-on dire, les deux premières objections.
Mais ce faisant, et comme Proudhon, elle ne peut que buter sur la
troisième, une objection à rebours, qui s'étonne du texte même de
Spinoza, de ce qu'" incroyablement " il continue de dire malgré
ce qu'il semble dire, malgré ce qu'on lui fait dire; une objection
entêtée et entêtante que Negri lui même ne peut s'empêcher d'opposer
à ses propres conclusions :
" Si la démocratie, selon Spinoza, est une organisation constitutive
de l'absoluité (c'est la thèse de Negri), comment en même temps
peut-elle être un régime de liberté? Comment la liberté peut-elle
devenir un régime politique sans renier sa propre naturalité? "76
Ou encore, dans des termes presque identiques à la critique de
Proudhon :
" Comment une philosophie de la liberté peut-elle se résumer en
une forme absolue de gouvernement ou au contraire comment une forme
absolue de pouvoir peut-elle être compatible avec une philosophie
de la liberté? [...] Comment rendre compatible absoluité et liberté?
"77
Et, un peu plus loin :
" Ne serions-nous pas en présence d'une utopie totalitaire [...]
(là où) toute distinction et toute détermination s'évanouissent?
"78
Il est difficile de mieux dire et d'exiger avec plus de force une
autre interprétation de Spinoza.
III - Une autre lecture de Spinoza
Dans un texte récent 79, A. Matheron, un de ceux qui, bien avant
Negri, ont contribué le plus à développer une lecture politique
et marxisante de Spinoza, fournit, après des années de recherches
et d'interrogations, une ultime explication de l'inachèvement du
TP, de la non-rédaction de la partie finale sur la démocratie qui,
selon Negri, est censée, par son absence même, donner le sens de
l'ensemble de la démarche philosophique de Spinoza. De façon un
peu désabusée, A. Matheron se demande si Spinoza, dans son souci
d'intervenir efficacement dans les luttes politiques de son temps,
n'a pas hésité à divulguer une vérité terrifiante : non plus, comme
le pense Negri, le joyeux secret de la libération et de la révolution
à venir, mais, au contraire, et dans un sens indiscutablement anarchiste
cette fois, la certitude accablée qu'" à la racine même " de la
société politique et de l'État il y a " quelque chose d'irrémédiablement
mauvais "80. Pour le tardif Spinoza anarchiste de Matheron, et contre
le Spinoza communiste de Negri, il n'y aurait rien à attendre du
politique, fût-il démocratique, puisque " la forme élémentaire de
la démocratie, selon Spinoza, c'est le lynchage " et que la " puissance
de la multitude " ne cherche qu'à assurer la sécurité des " conformistes
" et à réprimer les " déviants "81. En conséquence, seule une "
communauté de sages " pourrait prétendre à une vie collective libérée
de la crainte et de l'obéissance, mais, comme le remarque A. Matheron,
" nous aurions alors une démocratie sans imperium, et ce ne serait
plus vraiment un État "82. L'anarchie donc.
Au-delà de l'ironie facile que l'esprit logicien du marxisme théorique
ne man que jamais de provoquer, la conclu sion finale de A. Matheron,
qui, à la façon d'un grain de sable, fait trébucher trente ans d'une
lourde interprétation politique de Spinoza, offre cependant l'intérêt
de rappeler qu'une autre lecture de ce philosophe est possible;
une lecture qui, dans un premier temps, viserait à soigneusement
séparer ce que l'interprétation marxiste s'efforce de confondre
: séparer les écrits politiques (avec leurs raisons d'être si particulières)
de l'Éthique et des autres ouvrages philosophiques (avec leurs propres
fins, radicalement autres)83; séparer la " forme absolue du pouvoir
", que l'on peut effectivement déduire des premiers, de la " philosophie
de la liberté " propre aux seconds.
Comme le rappelle G. Deleuze, parce qu'elle est soumise " à un ordre
extrinsèque, déterminé par des sentiments passifs d'espoir et de
crainte " et qu'elle est fondée sur l'obéissance, le commandement
et l'interdit, la faute et la culpabilité, le mérite et le démérite,
le bien et le mal 84, la société politique, la meilleure soit-elle,
ne peut en aucun cas avoir les mêmes fins que le philosophe.
" Il est certain que le philosophe trouve dans l'État démocratique
et les milieux libéraux les conditions les plus favorables. Mais
en aucun cas il ne confond ses fins avec celles d'un État, ni avec
les buts d'un milieu, puisqu'il sollicite dans la pensée des forces
qui se dérobent à l'obéissance comme à la faute, et dresse l'image
d'une vie par-delà le bien et le mal, rigoureuse innocence sans
mérite ni culpabilité. Le philosophe peut habiter divers États,
hanter divers milieux, mais à la manière d'un ermite, d'une ombre,
voyageur, locataire de pensions meublées. "85
Il est vrai, si l'on excepte la réfé rence explicite à Nietzsche,
que la distinction de Deleuze peut sembler tout d'abord s'inscrire
dans une interprétation de Spinoza tout à fait traditionnelle, avec
d'un côté un programme pour la multitude, la foule et le vulgaire
irrémédiablement soumis aux passions et à l'imagination, qu'un État
" civilisateur " doit guider et manipuler de l'extérieur, et de
l'autre le petit nombre, l'élite des philosophes, ermites et individus
sans attaches, seuls capables d'accéder à la raison, par eux-mêmes,
de l'intérieur, par la force de la pensée et par leur solitude même.86
Hérétique (pour Yovel), déviant (pour le dernier Matheron), grand
vivant pour Deleuze, soucieux d'inventer un homme nouveau qui rompt
avec l'homme de la masse, de la plèbe, de la foule et du troupeau,
sans doute le philosophe spinoziste peut-il prétendre, de Stirner
à Onfray, en passant par Nietzsche, Guyau, Libertad et Palente,
faire écho à toute une dimension de l'anarchisme : sa dimension
indivi dualiste. Mais comment, dans une perspective libertaire,
cette opposition tranchée de l'individu au social pourrait-elle
ouvrir à une interprétation de Spinoza qui, en relativisant ou en
écartant les écrits politiques, prétendrait trouver dans l'individualité
du philosophe le lieu et le principe d'une émancipation collective
de l'humanité? Par quel paradoxe de la pensée libertaire, la libération
collective devrait-elle justement s'écarter du politique proprement
dit, de l'action de masse, de la multi tude (pensée sous le signe
négatif du communisme, du despotisme et du conformisme) pour se
frayer un pas sage du côté des exigences et des possibilités de
la libération individuelle?
Ce paradoxe, on a vu comment Proudhon s'efforçait de le penser,
en particulier à travers son refus d'opposer l'individu et le groupe,
à travers sa conception de l'individu comme composé de puissances
et son affirmation selon laquelle l'individu est un groupe 87. Mais,
d'une autre façon, il n'est pas moindre du côté des différentes
interprétations de Spinoza, là où la multi tude et l'individu (au
sens moderne du terme) ne sont pas forcément où l'on croit d'abord
les trouver.
Le communisme et la multitude des individus
Paradoxe de l'interprétation politique tout d'abord, tout entière
tendue vers l'émergence du politique et sa " constitution de l'être
" : une émergence à venir, puisqu'elle s'identifie à la révolution,
et une constitution en " projet " qui ne peut trouver sa pleine
et véritable expression que dans le vide et l'inachèvement du TP
88. Projetée sur l'avenir, il faut bien cependant que cette constitution
ait un présent et un passé (ou des antécédents) qui justifient que
l'on puisse, présentement, parler d'elle, qui puissent fonder matériellement
l'existence future de la multitude. Ce présent et ce passé comme
genèse de ce qui est en train de naître, comme tension vers l'avenir,
Negri s'efforce de les saisir à travers ce qu'il appelle une généalogie
: la " généalogie du collectif "89.
Cette généalogie offre un double visage. Elle s'attache tout d'abord
à la démarche de Spinoza, à la trajectoire d'une recherche difficile
et discontinue, depuis l'" utopie positive ", " mystique " et "
panthéiste " du Court Traité, jusqu'à l'inachèvement du TP, en passant
par une succession parfois récurrente de conceptions " métaphysiques
", " physiques ", " baroques " et " mystiques ". Forcément rétrospective,
et bien qu'elle occupe l'essentiel de l'Anomalie sau vage, cette
lecture chronologique du chemin ou, plutôt, des chemins suivis par
Spinoza dans sa quête de l'être, n'est pourtant pas encore, à proprement
parler, la " généalogie du collectif " que Negri prétend mettre
au jour 90. Pédagogique et interprétative, elle vise surtout à montrer
comment Spinoza devient Spinoza 91. Prégénéalogie à la rigueur,
ou généalogie négative 92 puisque, de crise en crise, elle s'attache
au devenir spinoziste, cette lecture, parce qu'elle connaît la fin
de l'histoire, peut bien épouser patiemment les errements et les
aléas qu'implique tout devenir; avec ses " impasses " et ses " blocages
", ses " approximations " et ses " faiblesses ", ses " ambiguïtés
" et ses " confusions ", ses " incertitudes " et autres " erreurs
", " énigmes " et " hypo stases "93. Elle ne peut en aucune façon
être confondue avec la généalogie du collectif et de la révolution,
que, à la façon de Jean-Baptiste pour le Christ, elle se contente,
au mieux, de préparer.
Dans l'analyse de Negri, la véritable généalogie spinoziste du collectif
et de la révolution est ailleurs. Elle commence là où s'achève la
quête de Spinoza, en 1664 ou 1665 pour être précis, au moment de
la seconde guerre anglo-hollandaise, lorsque, égaré dans les contradictions
et le labyrinthe panthéiste de la fin du livre II de l'Éthique,
il opère une véritable coupure épistémologique 94. C'est alors que
Spinoza découvre enfin ce qu'il pressentait depuis le début et qu'il
avait si longtemps cherché : l'importance du politique; et plus
précisément encore du " sujet " de l'action politique.
En effet, avec la rédaction du TP et sa traduction philosophique
supposée des livres III et IV de l'Éthique, ce ne sont pas seulement
la politique et sa phénoménologie pleine de fureur et de superstitions
qui font irruption dans le système de Spinoza. La nouveauté essentielle,
le " renversement ontologique " qui, pour Negri, fondent enfin la
possibilité d'une véritable généalogie du collectif, c'est la mise
au jour du " sujet " de cette action politique 95; c'est l'invention
de l'" individualité humaine " comme condition première, comme fondement
de la multitude et donc de la constitution de l'être 96. Pour Negri,
avec le TP et les livres III et IV de l'Éthique, Spinoza sort enfin
(non sans rechutes) des brumes panthéistes, naturalistes, physiques
et métaphysiques de ses tentatives antérieures. Il peut enfin "
passer de la physique à la physiologie, et de celle-ci à la psychologie
"; il peut enfin " parcourir la généalogie de la conscience ", passer
" du "conatus" au sujet "97. Aban donnant les vastes horizons panthéistes
et métaphysiques du monde et de la nature, " la potentia, figure
générale de l'être ", peut enfin se concentrer dans la cupiditas,
cette forme humaine du conatus, et " investir " " le monde des passions
et des relations historiques "; en attendant que le TP parachève
cette première généalogie et montre, par son inachèvement même,
comment, à partir de cette " constitution de l'individu ", de ces
" individus formés ", de ces " puissances individuelles " (" premier
niveau de socialisation "), " souveraineté et pouvoir " sont enfin
" aplatis sur la multitude et sur les processus de constitution
de l'État à partir des individus "98.
Paradoxe de l'interprétation politique de Spinoza. En croyant s'ouvrir
sur l'infini de la multitude, elle est conduite à s'enfermer derrière
l'étroite et incertaine clôture de l'individu 99. L'infini collectif
se transforme en indé fini 100. Et le défini se limite à la pau
vreté conceptuelle d'un sujet réduit au mot à mot des traités de
morale du XVIIe siècle 101.
L'anarchie et l'individualité multiple
Si le paradoxe de la multitude du politique c'est d'être pensée
à partir de l'individu, sur le registre quantitatif du même (communisme),
on pourrait dire que le paradoxe de l'" individualité " du philosophe
c'est d'être pensée à partir du multiple, sur le registre qualitatif
du différent (anarchie).
Pour bien saisir le sens (physique et conceptuel) de ce double paradoxe,
il faut franchir deux siècles, aller un instant en Ukraine, là où
anarchie et communisme se sont directement affrontés. Dans le livre
qu'il écrit, à chaud, en 1921, sur le mouvement libertaire makhnoviste,
après quatre ans de luttes cruelles et multiformes dans les immenses
plaines d'Ukraine, Archinoff conclut ainsi, solennellement, en contrepoint
du vieux mot d'ordre de la Première Internationale :
" Prolétaires du monde entier, descendez dans vos propres profondeurs,
cherchez-y la vérité et créez-la : vous ne la trouverez nulle autre
part. "102
Par son étrangeté, cet appel exprime assez bien le mouvement d'une
autre lecture de Spinoza, une lecture apparemment strictement philo
sophique et individuelle, qui semble vouloir se détourner de la
politique proprement dite alors même qu'elle annonce un projet collectif
d'une tout autre nature 103.
Fondement psychologique archaïque d'un avenir collectif hypothétique,
l'individualité humaine du Spinoza politique est d'abord une fin,
comme on vient de le voir, un but longtemps cherché, prometteur
pour la suite, mais qui, une fois trouvé, efface les longues errances
qui l'ont précédé. Philo sophique et libertaire, l'autre interprétation
est très exactement inverse. À une lecture politique qui part des
vastes espaces de la pensée spinoziste, mais pour les transformer
en simples horizons et aboutir à l'étroit jardin des passions humaines,
elle oppose une lec ture qui part de l'individualité humaine, de
la simplicité et de la banalité apparentes de son fonctionnement
psychologique, mais pour l'ouvrir sur l'immensité de la nature dont
elle n'est qu'une partie, sur l'infini de ce qui est et de ce qu'elle
peut 104. Fortitudo (avec son double aspect d'Animositas et de Generositas),
Titillatio, Presentia Animi, Humanitas, etc., la longue liste des
définitions (plus de soixante-dix) dont se sert Spinoza pour saisir
les nuances de l'expérience humaine peut bien être empruntée aux
représentations les plus courantes du XVIIe siècle, aux traités
de morale les plus éculés et à l'utilisation volontairement mécanique
de la théorie des passions 105. Comme les notions scolastiques ou
tout simplement le latin très ordinaire qu'emploie Spinoza, elles
servent à de tout autres fins, ouvrent à de tout autres réalités
que ce que leur banalité psychologique peut laisser croire. C'est
en ce sens (entre autres choses) que Spinoza peut être rapproché
de Nietzsche :
" Le philosophe s'empare des vertus ascétiques - humilité, pauvreté,
chasteté - pour les faire servir à des fins tout à fait particulières,
inouïes, fort peu ascétiques en vérité. Il en fait l'expression
de sa singularité. [...] Humilité, pauvreté, chasteté, c'est sa
manière à lui (le philosophe) d'être un Grand Vivant, et de faire
de son propre corps un temple pour une cause trop orgueilleuse,
trop riche, trop sensuelle. "106
" Prolétaires du monde entier, descendez dans vos propres profondeurs!
" Point d'arrivée dans l'interprétation marxiste, point de départ
dans l'interprétation philosophique et libertaire, l'individualité
humaine et ses passions n'occupent pas seulement une position opposée
dans la façon de lire Spi noza 107. À cette différence de place
corres pond d'autres oppositions qui portent en premier lieu sur
la nature de cette individualité et sur l'orientation dans le temps
du processus de transformation dans lequel elle est engagée.
L'orientation dans le temps tout d'abord. Si le Spinoza politique
pro cède en deux temps nettement distincts, du panthéisme initial
à l'individu, puis de l'individu à la multitude, ces deux mouvements
opèrent dans une direction commune où le temps des choses vient
coïncider avec le temps de la pensée, du passé vers l'avenir, du
début à la fin, de l'origine naturaliste et métaphysique de l'être
à sa constitution politique, " de la nature à la seconde nature
", " de la physique à l'activité de l'homme ", du fond infini des
choses et des signes (cette " obscure complexion " de l'existence
dont parle Negri) à l'étroit champ clos des désirs humains, au champ
de bataille du politique, là où, cri du cœur, Negri rêve de
voir un jour l'" infini " enfin " organisé "108.
Le mouvement du Spinoza philosophe et libertaire est d'une nature
radicalement différente. Etranger à une conception linéaire du temps
où Macherey n'a aucun mal à reconnaître, malgré les dénégations
de Negri, la vision profondément hégélienne du marxisme 109, il
met en œuvre un temps tout autre, multiple et qualitatif, qui
tient à la durée des choses, " à la réa lité des choses qui durent
" dont parle B. Rousset 110, et aux rapports de composition, de
recomposition et de décomposition qui augmentent, diminuent ou détruisent
la puissance d'agir de ces choses existantes 111. S'il fallait à
tout prix, pour pouvoir les comparer, convertir la durée du Spinoza
libertaire sur le registre temporel du Spinoza politique, il faudrait
parler d'aval et d'amont. Alors que le Spinoza politique procède
d'amont en aval, du fond des choses aux individus, puis des individus
à la multitude, on pourrait dire que l'autre Spinoza opère d'aval
en amont, des individus tels qu'ils existent présentement vers ce
qui les constitue comme individus, du champ clos des passions politiques
vers le fond obscur et infini des réalités qu'elles masquent, du
donné immédiat vers l'infini dont il est issu comme composition
finie et donc comme expression singulière d'une altérité infinie.
Le Spinoza philosophe et libertaire, ne se réclame pas moins de
la révolution que son frère ennemi politique, mais pour lui la révolution
à venir n'est pas en aval, dans le vide et l'arbitraire d'une constitution
politique dont la matérialité se réduirait aux seules passions de
la nature humaine. Elle est en amont, dans l'infini des " possibles
" dont les formes d'individuation présentes ne sont qu'une expression
actuelle, celle dont on part 112. Comme tend à le montrer B. Rousset
et contrairement au vide et à la pauvreté matérielle de l'imagination
du politique, ces possibles ou potentiels, en amont de l'individualité
humaine, fondement de ce qu'elle peut, ne sont ni les produits irréels
et erronés de l'imagination ni de simples virtualités (au sens scolastique
du terme)113. " Possibles pratiques ", " réellement possibles ",
ils sont " impliqués " dans l'" être infini " où se déploie l'expérimentation
humaine 114. Ils existent " par implication " dans une durée qui
s'identifie au " mouvement " et à la " vie ", ou, dans le vocabulaire
de Deleuze, sur un " plan d'immanence ou de consistance, toujours
variable, et qui ne cesse pas d'être remanié, composé, recomposé,
par les individus et les collectivités "115.
Que le possible spinoziste puisse être ainsi pensé en amont du moment
actuel ou que l'avenir spinoziste puisse être pensé dans le passé,
n'est absurde ou paradoxal que sur le registre du temps linéaire
ou du temps dialectique (si étranger à Spinoza). Dans l'interprétation
libertaire de la durée spinoziste, passé et avenir, amont et aval,
se confondent dans un présent intem pestif où tout est donné, où
la durée dépend de la multiplicité des choses, virtuelles et formelles,
où, contrairement à l'acception scolastique de ces termes, le virtuel
n'est pas moins réel que le formel, la puissance moins ré elle que
l'acte 116. C'est en ce sens que le " fond " spinoziste et les "
profondeurs " libertaires dont parlent Archi noff et Proudhon, sont
très précisément une surface, un déjà-là, un présent, patient et
impatient, où tout est toujours là comme possible, un présent où
" tout est possible ". C'est en ce sens également, en deçà ou parallèlement
à la pensée libertaire proprement dite, que Spinoza peut être rapproché
du très leibnizien G. Tarde pour qui il convenait de refuser de
considérer les êtres ou les individus comme des " souches premières
", comme des " données absolument premières ", mais seulement comme
des " émergences " présentement existantes d'une infinité d'autres
émergences possibles, d'autres " possibles ", en lutte les uns contre
les autres pour exister 117. C'est en ce sens enfin, au plus près
de nous, que les conceptions de Spinoza peuvent être rapprochées
de toute une dimension de la pensée de G. Simondon pour qui " l'individuation
des êtres n'épuise pas complètement les potentiels d'individuation
", pour qui " l'individu [...] existe comme supérieur à lui-même,
car il véhicule avec lui une réalité plus complète, que l'individuation
n'a pas épuisée, qui est neuve encore et potentielle, animée par
des potentiels "; une réalité que G. Simondon appelle " nature ",
c'est-à-dire la " réalité du possible, sous les espèces de cet apeirôn
dont Anaximandre fait sortir toute forme individuée "118.
Nous ne savons même pas ce que peut un corps. Balibar a raison
de souligner, contre Negri, en quoi l'individualité humaine spinoziste
n'est en rien assimilable à un sujet, une conscience ou une personne.
Il a raison d'expliquer que l'objet de l'Éthique n'est pas l'individu
(au sens moderne du terme), mais " la forme de l'indivi dualité
"; raison d'affirmer, après Proudhon, que " toute individualité
humaine est prise [...] dans l'entre-deux des formes d'individualité
inférieures qui se composent en elle, mais ne s'y dissolvent pas
pour autant, et des formes d'individualité supérieures dans lesquelles
elle peut entrer [...] "119.
Mais Balibar a tort de réduire cet immense jeu de composition des
indi vidus possibles à l'étroit champ passion nel et affectif des
relations inter humaines (théorie des passions), de lui confier,
non sans une certaine approximation, le soin de constituer, de façon
transversale, la subjectivité humaine et de penser ainsi assurer,
mieux que Negri, la transition vers la multitude du politique 120.
Parce qu'elles sont prises non dans l'entre-deux mais dans l'entre-mille
de tous les autres rapports et individus qui composent la nature,
les passions humaines, pas plus que les individu alités qu'elles
affectent, ne sont " un empire dans un empire "121. Parce qu'ils
sont pris entre des formes d'individu alités inférieures qui se
composent en eux et des formes d'individualités supérieures dans
lesquelles ils peuvent entrer, les différents individus humains
ne sont eux-mêmes qu'une modalité des formes infinies d'individus
qui, à des degrés divers et par emboîtements successifs, composent
le monde existant 122.
" Voilà pourquoi Spinoza lance de véritables cris : vous ne savez
pas ce dont vous êtes capables, en bon et en mauvais, vous ne savez
pas d'avance ce que peut un corps ou une âme, dans telle rencontre,
dans tel agencement, dans telle combinaison. "123
o o o
Dans la préface qu'il a donnée à la traduction française du livre
de Negri, Deleuze résume ainsi sa propre manière de lire et de comprendre
Spinoza et, d'une certaine façon, compte tenu des circonstances,
sa propre façon de concevoir la politique chez Spinoza :
" Les corps (et les âmes) sont des forces. En tant que tels, ils
ne se définissent pas seulement par leurs rencontres et leurs chocs
au hasard (état de crise). Ils se définissent par des rapports entre
une infinité de parties qui composent chaque corps, et qui le caractérisent
déjà comme une "multitude". Il y a donc des processus de composition
et de décomposition des corps, suivant que leurs rapports caractéristiques
conviennent ou disconviennent. Deux ou plusieurs corps formeront
un tout, c'est-à-dire un troisième corps, s'ils composent leurs
rapports respectifs dans des circonstances concrètes. Et c'est le
plus haut exercice de l'imagination, le point où elle inspire l'entendement,
de faire que les corps (et les âmes) se rencontrent suivant des
rapports composables. "124
C'est sans doute dans ce texte, ramassé et abstrait et pourtant
si proudhonien par sa forme et son contenu, que la rencontre entre
une lecture philosophique et libertaire de Spinoza et la pensée
anarchiste proprement dite apparaît le plus nettement; de trois
grandes façons :
1) À propos de la multitude en premier lieu. Sans doute les guillemets
qu'emploie Deleuze servent-ils à marquer une certaine distance,
à signifier qu'il s'agit d'une notion propre à l'auteur qu'il préface
et que ce mot ne fait pas partie des principaux concepts de Spinoza
125. Mais ils servent aussi à montrer comment, en employant le mot
multitude et en le réintroduisant au cœur de la philosophie
de Spinoza, Deleuze transforme complètement sa signification politique
initiale. Si, pour Proudhon, l'individu est un groupe, un composé
de forces ou de puissances qui ne diffère que de degré de tous les
autres composés (minéraux, végétaux et animaux)126, le Spinoza de
Deleuze ne dit pas autre chose. Avec Proudhon et contre Negri, la
multitude cesse d'être l'horizon hypothétique et insaisissable d'une
révolution à venir; elle est déjà-là, à portée de la main, en nous
et autour de nous. La multitude n'est plus la synthèse finale et
unifiante de toutes les individualités humaines conduites par une
seule âme, du côté de l'infiniment grand (la " constitution de l'être
"); elle se démultiplie en une infinité de multitudes, à l'intérieur
d'une infinité de corps et d'âmes, du côté d'une infinité d'infiniment
petits 127. Mieux encore, parce qu'elle est intérieure à chaque
corps et à chaque âme, donc à tous les corps et à toutes les âmes,
la multitude cesse d'être attachée aux seules réalités humaines,
à l'individualité humaine et à l'étroitesse de ses passions. De
l'intérieur de toute chose, elle embrasse la totalité des corps
et des âmes, la totalité des individualités qu'elles soient humaines
ou non humaines.
2) La force en second lieu. " Les corps (et les âmes) sont des
forces ", nous dit Deleuze et c'est " en tant que tels " 1) que
par des rapports entre une infinité de parties ils se définissent
comme multitude; 2) qu'ils sont pris (âmes et corps) dans des "
processus de composition et de décomposition [...] suivant que leurs
rapports carac téristiques conviennent ou disconviennent ". En quelques
mots, cette force que Proudhon exigeait de Spinoza, qu'il identifiait
lui-même à la résul tante de tout composé, et qui, chez Negri, s'était
transformée en entité abstraite et générale (la " puissance de l'être
"), Deleuze la réintroduit au centre des analyses de Spinoza, dans
chaque corps (et dans chaque âme) et dans son acception la plus
matérielle qui soit (physique, chimique, biologique).
Grâce à la force et à la multitude, ce que l'interprétation politique
de Spinoza s'était efforcée de séparer, la nature et la seconde
nature (Negri), l'humain et le non-humain (Mathe ron)128, le Spinoza
de Deleuze les réunit de nouveau :
" Une seule Nature pour tous les corps, une seule Nature pour tous
les individus, une Nature qui est elle-même un individu variant
d'une infinité de façons. "129
Comme le dit encore Deleuze, le " plan de la nature " " ne sépare
pas du tout des choses qui seraient dites naturelles et des choses
qui seraient dites artificielles "130. Plan d'immanence et unité
de composition 131, ou, dans le vocabulaire de Bakounine cette fois,
" combinaison universelle [...] d'une infinité d'actions et de réactions
par ticulières que toutes ces choses réel lement existantes exercent
inces samment les unes sur les autres "132, les proces sus de composition
et de décomposition des corps et des âmes obéissent tous, humains
ou non-humains, à un modèle physico-chimique 133. Même les notions
communes qui, à partir des plus universelles, commandent l'architecture
et le développement rationnels et géométriques de l'Éthique, sont
aussi, dans leur construction, non seulement une " mathématique
du réel ou du concret ", mais surtout " des Idées physico-chimiques,
ou biologiques, plutôt que géométriques "134. Et l'éthique elle-même,
cette spécificité de la puissance humaine, est également, dans ce
qui la fonde comme dans sa mise en œuvre, une " épreuve " d'ordre
physico-chimique 135.
3) La liberté enfin. Rabattues sur ce qui est, sur l'amont des
possibles, les différentes formes d'individualités que peut revêtir
l'existence humaine peuvent bien embrasser la totalité infinie des
déterminations matérielles, être de part en part matérielles. Contrairement
aux apparences et aux a priori idéalistes d'une pensée dualiste,
elles ne sont en rien réduites aux forces naturelles, au non-humain
(voire à l'inhumain). Bien au contraire; c'est grâce à ce retour
entêté sur ce qui fonde et constitue son existence, sur l'infini
matériel des possibles, que l'homme peut prétendre accéder à un
monde de liberté, à un monde humain, un monde à soi, un monde où,
cessant d'être séparé de sa force, il devient enfin maître de sa
puissance d'agir. Comme l'écrit Deleuze :
" Ce qui définit la liberté, c'est un "intérieur" et un "soi" de
la nécessité [...]. L'homme, le plus puissant des modes finis, est
libre quand il entre en possession de sa puissance d'agir [...].
"136
Puissance, liberté, puissance d'agir, intérieur, " soi ", même
si les références théoriques sont différentes, nous retrouvons ainsi
le vocabulaire et les perspectives de Proudhon :
" Si l'homme pense par lui-même, s'il produit ses idées comme son
droit, il est libre. "137
Tel est le but, pour Proudhon comme pour le Spinoza de Deleuze,
le Spinoza de la connaissance par notions communes 138. Et la question
qu'implique ce but commun est également la même : comment penser
par soi-même? Comment produire ses idées et son droit?139 Pour le
Spinoza de Deleuze il y faut les signes et l'expérience : les signes
ou les idées comme " sombres précurseurs " des notions communes
140; l'expérience ou l'expérimentation comme préalable à toute pensée,
à toute réappropriation de la puissance et donc à toute liberté
141. Pour Proudhon il y faut les signes et l'action : les signes
ou les idées comme a priori certes mensonger et source d'esclavage
mais dont on peut retrouver les origines et qui, rapportés à ce
qui les produit (les actes, les faits, la pensée instinctive), peuvent
permettre à l'homme de se libérer et de penser par lui-même 142;
l'action comme condition des signes et de la pensée, comme fondement
de la puissance et de la liberté 143. Dans les deux cas la démarche
est la même : partir des signes comme condition immédiate et à venir
d'une pensée libre et par soi-même (ou en soi pour Deleuze) mais
pour remonter aussitôt à la source de toute pensée et de toute liberté
: l'expérimentation pour Spinoza, l'action pour Proudhon et, après
lui, pour les principaux courants du mouvement libertaire.
Il est vrai que Proudhon (dans De la Justice tout du moins) tend
à lier cette action au seul travail, " un et identique dans son
plan (et) infini dans ses applications, comme la création elle-même
"144, alors que pour le Spinoza de Deleuze le " plan " de l'expérience
humaine, " plan d'immanence ou de consistance, toujours variable
", c'est la " Nature " tout entière. Mais, dans les deux approches,
aussi différentes qu'elles puissent être par ailleurs, il s'agit
bien : 1) de situer cette expé rience ou cette action humaine sur
un plan de composition infini, à travers des rapports que Spinoza
appelle notions communes (pensées sur un modèle physico-chimique
et biologique) et Proudhon éléments du savoir ou éléments du travail
(plutôt pensés sur un modèle physico-mathématique)145; 2) de rapporter
ces expériences ou ces actions de composition aux formes d'intériorité
toujours plus complexes et étendues que constituent les composés
humains; par sélection chez le Spinoza de Deleuze, sélection des
" corps qui conviennent avec le nôtre, et qui nous donnent de la
joie, c'est-à-dire augmentent notre puissance "146; par intériorisation
des rapports de travail chez Proudhon, une intériorisation immémoriale
(à l'origine de l'humanité comme de chaque individu) mais sans cesse
répétée et élargie au plan de composition infinie de l'industrie
humaine 147.
Corps et âme parmi d'autres corps et d'autres âmes, mais " le plus
puissant des modes finis ", et " libre quand il entre en possession
de sa puissance d'agir ", l'homme a ainsi le pouvoir d'expérimenter,
d'apprendre à connaî tre ce qui est bon et mauvais pour sa puissance
d'agir, pour sa liberté 148. Et c'est à travers cette expérimentation
des rapports qui lui conviennent, à l'intérieur et à l'extérieur
de ce qui le constitue, des refus et des accords, des oui et des
non, des associations toujours révocables, qu'il peut étendre ces
rapports à des formes d'associations toujours plus larges, disposer
d'une puissance toujours plus " intense ", là où il ne s'agit plus
d'utilisations ou de captures, mais de sociabilités et de communautés
149.
Contrairement à la cité politique dont rêve Negri, l'émancipation
philosophique et libertaire que l'on peut lire chez Spinoza cesse
alors d'être fondée sur la crainte ou l'angoisse, la récompense
et le châtiment. Comme le voulaient Proudhon et Bakounine, elle
cesse de s'en remettre à l'État et de lui confier le soin de tenir
lieu de raison à ceux qui n'en ont pas, au plus grand nombre, aux
esclaves 150. Renonçant à toute coercition extérieure, même lorsque
celle-ci se dit éclairée, l'émancipation peut naître " des rapports
qui se composent directement et naturellement ", " des puissances
ou des droits qui s'additionnent naturellement "151. Elle peut prétendre
naître directement des individus et des collectivités (qui sont
elles-mêmes des individus), de leur capacité à transformer, composer
et recomposer à l'infini le " plan d'immanence ou de consistance
toujours variable " de ce qui est 152.
Daniel Colson
Notes
1. Habermas étant sans doute l'exemple le plus spectaculaire de ce
retour à Kant.
2. Cf. Luc Bonet, " Spinoza : un philosophe "bon à penser" pour l'anarchisme
", dans le Monde libertaire, n° 915, 1993 et, du côté spinoziste,
A. Negri, l'Anomalie sauvage, puissance et pouvoir chez Spinoza (AS),
PUF, 1982, pp. 192, 308, 332-333.
3. Mais aussi les matérialistes français, en particulier Diderot.
4. « En obéissant aux lois de la nature [...] l’homme n’est
point esclave, puisqu’il n’obéit qu’à des lois qui
sont inhérentes à sa propre nature, aux conditions mêmes par lesquelles
il existe et qui constituent tout son être : en leur obéissant il
obéit à lui-même. » Œuvres complètes, Champ libre, VIII, p. 201.
5. Ibid., p. 192.
6. Ibid., I, p. 137.
7. Ibid., VIII, p. 91.
8. Sur la double causalité dont la pensée de Spinoza peut faire l'objet,
" l'une horizontale constituée par la série indéfinie des autres choses,
l'autre verticale constituée par Dieu ", cf. G. Deleuze, Spinoza philosophie
pratique (SPP), Éditions de Minuit, pp. 78-79, et Y. Yovel, Spinoza
et autres hérétiques, Seuil, 1991, pp. 208 et sq.
17. Ibid., t. III, p. 173.
18. Ibid., pp. 185 et 175.
19. Ibid., p. 177.
20. Ibid., pp. 177-178.
21. Ibid., p. 178.
22. Ibid., p. 376.
28. La traduction de 1840. Sur son utilisation par Proudhon, cf. ibid.,
p. 374.
29. Sur cette interprétation idéaliste et rationaliste de Spinoza,
cf. R. Misrahi, Éthique, PUF, 1990, pp. 9-10 et P.-F. Moreau, Spinoza
et l'expérience, PUF, 1994, pp. 227 et sq.
30. De la Justice, III, p. 373.
31. Ibid., p. 375.
37. Ibid.
38. " L'homme est libre, il ne peut pas ne l'être pas, parce qu'il
est composé ; parce que la loi de tout composé est de produire une
résultante qui est sa puissance propre ", ibid., p. 409.
39. " L'homme [...] est un composé de puissances ", la Guerre et la
Paix, Rivière, p. 128.
40. " L'homme vivant est un groupe ", Philosophie du progrès, Rivière,
p. 128.
41. Justice, t. III, pp. 409, 408, 401 et 172.
42. Ibid., pp. 408-410.
43. Ibid., p. 409.
44. Ibid., pp. 411 et 426 : " La liberté est la résultante des facultés
physiques, affectives et intellectuelles de l'homme ; elle ne peut
donc les suppléer ni les devancer ; sous ce rapport, elle est dans
la dépendance de ses origines. "
45. Sur ce " sens intime ", cette " certitude subjective " ou encore
cette " phénoménalité du moi ", ibid. pp. 335, 337, 347. Sur un "
libre arbitre " non idéaliste, cf. ibid., p. 409, cité plus loin.
51. Justice, t. III, p. 403.
52. Ibid., p. 433 et p. 409 : " C'est ainsi que nous avons vu les
groupes industriels, facultés constituantes de l'être collectif, engendrer
par leur rapport une puissance supérieure, qui est la puissance politique,
nous pourrions dire la liberté de l'être social. "
53. Ibid., p. 175.
59. A. Negri, Spinoza subversif (SS), Kimé, 1992, p. 139.
60. AS, pp. 101-102 et 320.
61. Ibid., et SS, p. 49.
62. AS, p. 49.
63. Ibid., p. 195 et SS, p. 28.
64. Ibid., p. 22.
65. Sur ce point, AS, pp. 225-226.
66. Ibid., p. 102.
67. Ibid., p. 227.
70. Ibid., pp. 339 et 336. SS, p. 22 et " Démocratie et éternité "
(DE) dans Spinoza : puissance et ontologie, Kimé, 1994, pp. 141-142.
71. " Nous éprouvons ici la seconde raison de l'actualité de Spinoza.
Il décrit le monde comme nécessité absolue, comme présence de la nécessité.
Mais c'est justement cette présence qui est contradictoire. Elle nous
restitue immédiatement la nécessité comme contingence, la nécessité
absolue comme contingence absolue. " SS, p. 12.
72. Au sens où " aucun " " devenir " ne peut y prétendre, comme le
montre la suite de la citation.
73. SS, p. 9.
74. Ibid., p. 10.
79. " L'indignation et le conatus de l'État spinoziste ", dans (sous
la direction de M. Revault d'Allonnes et de H. Rizk) Spinoza : puissance
et ontologie, Kimé, 1994.
80. Ibid., pp. 163-164.
81. Ibid., p. 159.
82. Ibid., p. 164.
83. Pour une tentative d'explication, cf. l'hypothèse du " double
langage " développée par Y. Yovel, op. cit., pp. 170 et sq.
84. SPP, pp. 146 et 10.
88. Comme l'écrit Negri : " La philosophie de Spinoza est une philosophie
sans temps : son temps, c'est le futur ! " AS, p. 64.
89. AS, pp. 33, 64, 234, 239.
90. Dans sa préface, Negri qualifie cette " lecture de Spinoza " de
" lecture du passé ", ibid., pp. 32-34.
91. Sur les ambiguïtés de cette première généalogie, cf. P. Macherey,
Avec Spinoza, études sur la doctrine et l'histoire du spinozisme,
PUF, 1992, pp. 246 et sq.
92. Au sens où l'on peut parler de théologie négative.
93. Voir plus haut et (pour les énigmes et les hypostases) AS, pp.
118, 119, 145, 149.
94. Negri n'emploie pas le mot, mais l'essentiel de son analyse est
construite à partir 1) des notions de " césure " (AS, pp. 155, 159,
171, 175 ; SS, p. 14), de " rupture " (pp. 236, 252), de " renversement
" (pp. 170, 176, 212, 234), de " discontinuité " (p. 244), de " renversement
ontologique " (p.154), etc. 2) de l'opposition, entre le " premier
" et le " second " Spinoza (pp. 39, 60, 67, 320), la " première "
et la " seconde fondation " (pp. 99, 213, 214, 264, 266, 291), la
" première " et la " seconde couche " (de l'Éthique) (pp. 103, 131,
139, 153, 162, 176, 198, 212, 213), la " première " et la " seconde
rédaction " (toujours de l'Éthique) (pp. 90, 212, 265, 294) et, surtout,
la " première " et la " seconde nature " (pp. 170, 187, 213, 321,
325, 339).
95. " Le schéma général du projet étant ainsi posé, Spinoza en vient
à traiter spécifiquement de la généalogie de la conscience, du passage
du "conatus" au sujet, en termes analytiques. " AS, p. 239.
96. Ibid., pp. 187, 192 et 254 et sq. Pour plus de commodités nous
continuons de suivre ici Negri, mais cette analyse pourrait aussi
bien, sans grandes modifications, être appliquée à l'ouvrage majeur
de A. Matheron (Individu et communauté) où, plus restrictif encore,
celui-ci explique comment c'est seulement avec la proposition 29 du
livre III que Spinoza se décide enfin à " trancher le nœud gordien
" en posant " sans le démontrer " qu'il s'agit maintenant de la seule
" nature humaine ". " Par la suite, c'est seulement des hommes qu'il
parlera. " op. cit., p. 155.
97. SS, p. 23 ; AS, pp. 234 et 239. Un schéma que, sous une forme
différente, on retrouve chez Matheron qui, dans la préface qu'il a
donnée au livre de Negri, explique " comment, chez cet être naturel
très composé qu'est l'homme, se constitue progressivement la subjectivité
; comment le conatus humain, devenu désir, déploie autour de lui [...]
un monde humain qui est véritablement une "seconde nature" ", ibid.,
p. 21.
98. SS, p. 23 ; SA, p. 244 ; SS, p. 25 ; SA, p. 243 ; SS, p. 29. Sur
la réduction des essences individuelles humaines, toujours singulières,
par définition (éth., II, déf. II ; éth., II, prop. 13, lem. 3 ; éth.,
III, prop. 57), à une " nature " " spécifiquement humaine " qui coupe
radicalement l'homme de ce " qui n'est pas spécifiquement humain ",
cf. A. Matheron, op. cit., pp. 146 et sq. Sur la difficulté que rencontre
Matheron à penser cette notion de " nature humaine ", déterminante
pour la suite de son analyse (comme pour Negri), et qu'il définit
comme " quelque chose d'intermédiaire ", cf. ibid., p. 38.
99. Une conséquence que Negri observe lui-même lorsqu'il remarque
comment la difficulté à donner une " unité intérieure " à l'individu
(lorsqu'on passe du conatus à la cupiditas) rend difficile toute définition
de la multitudo comme sujet politique, " de sorte qu'il semble que
la multitudo puisse être un sujet politique seulement comme idée de
raison ou comme produit de l'imagination ", SS, p. 59.
100. Un double indéfini en l'occurrence, comme le remarque Negri,
puisque la " multitude " est à la fois " insaisissable " dans son
" concept " et dans sa " matérialité ", SS, p. 55.
101. Sur le resserrement des vastes perspectives politiques et révolutionnaires
censées être ouvertes par Spinoza, autour de quelques traits psychologiques
transformés en concepts majeurs (animositas, pietas, prudentia...),
cf. SS, et plus particulièrement p. 60 où l'impuissance à donner un
contenu conceptuel et matériel à la " multitude " et la contradiction
entre " l'absoluité de la prétention démocratique " et la " liberté
" finissent par se résoudre dans la banale notion de " tolérance ".
D'une certaine façon, la démarche de Negri est comparable (à l'exception
des effets) à celle de Lénine, parti des vastes considérations sur
le développement du capitalisme, et qui, dans son testament politique,
finit par confier l'avenir de la révolution aux traits psychologiques
de Staline, Trotsky et Boukharine.
102. Archinoff, le Mouvement makhnoviste, Bélibaste, 1969, p. 388.
103. L'appel d'Archinoff s'inscrit dans une perception libertaire
que Proudhon, soixante-dix ans avant la révolution russe, formule
en ces termes : " Toute théodicée, je l'ai démontré à satiété, est
une gangrène pour la conscience, toute idée de grâce une pensée de
désespoir. Rentrons en nous-mêmes ; étudions cette Justice qui nous
est donnée a priori dans le fait même de notre existence [...]. "
Justice, t. III, p. 347.
104. éth, III, préface. éth., IV, prop. 4 ; éth., IV, chap. XXXII
; et éth., III, prop. 2, scol. : " Personne n'a jusqu'à présent déterminé
quel est le pouvoir du Corps. " " On ne sait pas quel est le pouvoir
du Corps. "
105. Sur ce point, cf. P.-F. Moreau, Spinoza l'expérience et l'éternité,
PUF, 1994, pp. 379 et sq ; A. Matheron, op. cit., pp. 83-85 ; E. Balibar,
op. cit. pp. 87 et sq ; et A. Negri lui-même lorsque, un peu découragé,
il observe, à propos du livre IV, comment " le poids des recueils
de morale du xviie siècle se fait ici sentir ". SA, p. 262.
106. G. Deleuze, SPP, pp. 10-11.
107. Sans entrer dans une analyse détaillée, indiquons seulement qu'à
la lecture quasi chronologique de Negri, transformant, comme on l'a
vu, la pensée de Spinoza en une sorte de longue gestation de l'être,
s'oppose, doublement, la lecture de Deleuze qui, tout en tenant compte
des ruptures et des événements dans la vie et la pensée de Spinoza,
montre comment l'Éthique doit d'abord être lue de façon verticale
(sous forme de plateaux, les propositions, les scolies, le livre V
" coextensif " à tous les autres) et, surtout, comment l'importance
des notions communes commande une lecture à rebours de l'Éthique,
à partir d'une " expérimentation " immédiate, un " art " d'" organiser
les bonnes rencontres " (Cf. SPP, chap V ; SPE, chap XVII et " Spinoza
et les trois "éthiques" ", dans Critique et Clinique (CC), Éditions
de Minuit, 1993). Dans l'analyse de Negri, les " notions communes
" ne jouent qu'un rôle extrêmement marginal, simple " possibilité
logique ", instrument de " communication logique ", " solution purement
formelle ". AS, pp. 183-184 et 258.
108. AS, pp. 339, 156 et 335 : " Émancipation veut donc dire organisation
de l'infini [...]. La désutopie est la forme spécifique de l'organisation
de l'infini. "
109. Op. cit., p. 246.
110. B. Rousset, " Le réalisme spinoziste de la durée ", dans l'Espace
et le Temps, Vrin, 1991, pp. 176 et sq. ; et, du même, " Les implications
de l'identité spinoziste ", dans Spinoza : puissance et ontologie,
Kimé, 1994.
111. " Spinoza définit par la durée les variations continues de l'existence.
" " La durée se dit donc, non pas des rapports eux-mêmes, mais de
l'appartenance de parties actuelles sous tel ou tel rapport. " G.
Deleuze, SPP, pp. 57 et 110. La durée spinoziste est multiple car
elle s'attache aux variations de la puissance d'agir et de pâtir propre
à chaque corps existant qui est toujours lui-même l'" expression "
d'une " essence singulière ". Cf. G. Deleuze, SPE, p. 209.
112. Sur la notion de " possible " chez Spinoza, cf. B. Rousset, "
Les implications... ", op. cit., pp. 12 et sq.
113. Sur la critique spinoziste du " possible " de la scolastique,
cf. G. Deleuze, SPP, p. 89 et SPE, p. 194.
114. SPP., pp. 19 et 14.
115. B. Rousset, " Le réalisme... ", p. 177 et G. Deleuze, SPP, p.
171.
116. B. Rousset, " Les implications... ", p. 14 : " être réellement
possible, c'est être, non pas presque réel, mais être effectivement
réel : être en puissance, c'est être en acte. "
117. Sur ce point, cf. J. Milet, Gabriel Tarde et la philosophie de
l'histoire, Vrin, 1970, p. 154 ; et, sur sa rencontre avec une lecture
" libertaire " de Spinoza, G. Deleuze, SPP, pp. 124 et 110.
118. G. Simondon, l'Individuation psychique et collective, Aubier,
1989, pp. 215, 194 et 196.
119. Op. cit., pp. 87 et sq ; et G. Deleuze, SPP, p. 166 : " Chaque
lecteur de Spinoza sait que les corps et les âmes ne sont pas pour
Spinoza des substances ni des sujets mais des modes. "
120. Balibar a l'art de résoudre les difficultés en affirmant sereinement,
y compris dans le même concept et à la façon de son maître Lénine,
deux choses contradictoires. Il parle, par exemple, sans sourciller,
d'" obéissance-non obéissance " ou d'" état-non état ", ibid., p.
63 ; il est vrai qu'en son temps une célèbre revue anarchiste, Noir
et Rouge, avait fini, de façon très proche mais avec l'excuse d'un
authentique désespoir théorique, par parler de " groupe-non groupe
". Dans ce qui nous occupe ici, Balibar se contente d'observer comment
" en réalité, sans que disparaisse l'idée d'individualité (c'est-à-dire
de stabilité d'un composé), sans laquelle il n'y aurait pas de désir
ni de force (conatus), c'est le processus même, le réseau affectif
traversant chaque individu [...] qui devient bientôt le véritable
objet (ou le véritable sujet) ", p. 89. L'incapacité de Balibar à
faire disparaître l'" individualité " (mais sans expliquer pourquoi)
suffit à montrer en quoi l'étroit champ clos du réseau affectif est
incapable de rendre compte de la réalité (" en réalité ") et de la
façon dont l'existence humaine se situe dans cette réalité et peut
la transformer.
121. Cf. éth. III, préface ; et éth., IV, prop. 4. " Il est impossible
que l'homme ne soit pas une partie de la Nature et qu'il ne puisse
pas subir d'autres changements que ceux qui dépendent de sa seule
nature et dont il est la cause adéquate. "
122. éth., II, prop. 13, scol. Sur l'idée d'emboîtement, cf. G. Deleuze,
SPP, p. 47.
123. G. Deleuze, SPP, p. 168. Sur les implications concrètes d'une
telle conception des choses, cf. le slogan de mai 68, " La police
avec nous ! " ou l'expérience, que chacun a pu faire, de ce que "
devient " un anarchiste lorsqu'on lui donne ou qu'il accepte un brassard
de membre d'un service d'ordre quelconque (sans parler d'une kalachnikov).
124. AS, p. 11.
125. Comme le remarque Balibar, la notion de multitude est totalement
absente de l'Éthique, présente dans le TTP mais le plus souvent de
façon péjorative ; et c'est seulement avec le TP qu'elle acquiert
une signification politique nettement affirmée, op. cit., pp. 67 et
sq.
126. Voir plus haut.
127. Sur le caractère quantitatif (et non numérique) de la composition
d'un mode, sur l'idée d'une infinité d'ensembles infinis et, pis (Deleuze,
après Spinoza, étant toujours prêt à aggraver son cas sur le champ
de tir des mathématiques appliqués), l'idée d'" infinités plus ou
moins grandes " (selon la puissance des modes), cf. STE, pp. 183 et
sq. La remarque de Deleuze peut laisser penser que la " multitude
" ne caractérise que le " corps " et non l'âme que Deleuze n'introduit
(par deux fois) qu'entre parenthèses. Mais, pour Deleuze, même la
multiplicité ou la multitude des " corps simples ", extérieurs les
uns aux autres, a son répondant dans l'âme, dans la mesure où l'"
extension " n'est pas un privilège de l'étendue et que la pensée a
elle-même " des parties modales extensives, des idées qui correspondent
aux corps les plus simples ", SPE, p. 174 ; sur ce point, cf. également
R. Bouveresse, Spinoza et Leibniz, l'idée d'animisme universel, Vrin,
1992, pp. 67 et sq. Ce problème du rapport entre le corps et l'âme
(problématique du xviie siècle) me permet d'indiquer que c'est très
volontairement que je m'expose dans l'ensemble de ce texte au reproche
de " naturaliser " Spinoza et donc de naturaliser la lecture libertaire
de ce philosophe. Sans doute le matérialisme radical de l'anarchisme
(en particulier chez Bakounine) m'y autorise-t-il, et le contexte
actuel rend-il nécessaire cette insistance. Mais, sans le montrer
ici, je voudrais indiquer que cette " naturalisation " (peut-être
outrancière et inquiétante pour certains), contrairement aux apparences,
laisse toute sa place à la " conscience ", à la " pensée " et bien
sûr à la " raison ".
128. Op. cit., p. 147 : " Il y a donc des communautés biologiques
élémentaires qui, parce qu'elles se fondent sur ce qui, en l'homme,
n'est pas spécifiquement humain, peuvent englober aussi des animaux
et des choses : communauté, par exemple, entre le paysan, sa famille,
ses bêtes, son champ et ses idoles. Mais ce n'est pas d'elles que
pourra jamais naître la sociabilité authentique, qui a une tout autre
origine. "
129. SPP, p. 164.
130. Ibid., pp. 167.
131. Ibid., et p. 155.
132. œ. C., VIII, p. 201.
133. SPP, p. 58. Sur cette idée non métaphorique de " modèle ", pensée
au plus près du mode ou de la modalité, cf. SPE, p. 236
134. SPP., pp. 129 et 156.
135. Ibid., p. 58.
136. Ibid., p. 114.
137. De la Justice, t. III, p. 71.
138. Sur ce point, cf. CC, pp. 180 et sq.
139. Sur le lien, chez Spinoza, entre " droit ", " éthique " et le
modèle physique et " biologique " qui sert à les penser, cf. SPE,
p. 236.
140. " Au plus profond du mélange obscur des corps ", là où se poursuit
" le combat entre les servitudes et les libérations ", CC, p. 182.
141. Cf. SPP, pp. 169 et 161 : " Les notions communes sont un Art,
l'art de l'Éthique elle-même : organiser les bonnes rencontres, composer
des rapports vécus, former les puissances, expérimenter. "
142. De la Justice, tome iii, pp. 69, 71-73.
143. " Que pouvons-nous attendre de l'homme [...] ? - Une seule chose,
des actes " " La réflexion, et par conséquent l'idée, naît en l'homme
de l'action, non l'action de la réflexion ", ibid., pp. 72 et 71.
144. Ibid., p. 89.
145. Ibid., pp. 79, 73. De la Justice est construite autour de la
notion d'" équilibre " et, de ce point de vue, les " rapports " et
" convenances " propres au travail et à l'industrie sont pensés en
termes d'" équation ", d'" égalité ", d'" accord ", etc. Mais la notion
proudhonienne de " composition ", si importante par ailleurs pour
penser les différentes formes d'individualités, relève, comme chez
le Spinoza de Deleuze, d'un modèle " chimique " qui permet d'ailleurs
à Proudhon, entre autres modèles de pensée, de sortir du seul " plan
" du travail, comme l'indique le paragraphe de De la création de l'ordre
consacré à la notion de " composition " : " Ainsi le travail, manifestation
de l'intelligence et de l'activité humaine, suit les lois de la nature
et de la pensée ; il ne se divise pas, si j'ose employer ce langage
chimique, en ses parcelles intégrantes, il se dédouble en ses espèces
constituantes. " De la création de l'ordre, Rivière, p. 329.
146. CC, p. 179.
147. Cf. Justice, t. II, pp. 15, 79 et 127.
148. SPP, p. 144.
149. Ibid., p. 169.
150. SPE, pp. 245-247.
151. Ibid., p. 244.
152. SPP, p. 171.
|
|