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Didier BIGO
La mondialisation de l’(in)sécurité ?
Réflexions sur le champ des professionnels de la gestion des inquiétudes
et analytique de la transnationalisation des processus d’(in)sécurisation

Origine : http://conflits.revues.org/1813
Cultures & Conflits [En ligne], 58 | été 2005, mis en ligne le 06 janvier 2010.

Les discours sur la mondialisation nécessaire de la sécurité sous la houlette des Etats-Unis et de leurs alliés les plus proches existent depuis la fin de la bipolarité mais ont pris une intensité 1 et une extension sans précédent depuis le 11 septembre 2001. Ils se présentent comme la seule analyse possible de la série d’attentats qui ont frappé les Etats-Unis, l’Australie, la Turquie, l’Espagne et tout récemment le Royaume-Uni. Ils se justifient par l’idée que la mondialisation de la sécurité est la seule réponse possible à la mondialisation de l’insécurité et qu’elle est particulièrement urgente étant donnée la possibilité d’un développement de menaces d’usage d’armes de destruction massive qui pourraient être le fait d’organisations terroristes ou criminelles et de gouvernements les soutenant. Cette mondialisation de l’insécurité rendrait obsolètes les frontières nationales et obligerait à la collaboration internationale en même temps qu’elle remettrait en cause la distinction classique entre d’un côté la guerre, la défense, l’ordre international, la stratégie et de l’autre le crime, la sécurité intérieure, l’ordre public, l’enquête de police. Le crime atteindrait l’ampleur de la guerre, la guerre serait faite par des criminels. Et la réponse à cette fusion du crime et de la guerre serait une fusion des services de police, de justice avec les forces spéciales et les actions militaires extérieures, sous la supervision de services de renseignement policiers et militaires, travaillant de concert tant à l’échelle 2 nationale que transatlantique. Cela supposerait un réagencement complet des appareils de sécurité locaux, nationaux, européens et transatlantiques et une nouvelle manière de penser afin de faire face au « terrorisme global ». Aussi, n’est-il pas surprenant qu’après des années de silence et d’ignorance, depuis le 11 septembre 2001, tout le monde politique occidental et celui des « experts » es sécurité semblent pris d’une frénésie explicative sur les relations entre défense et sécurité intérieure dans un contexte mondialisé d’insécurité qui n’est plus ni discuté ni discutable.

Cet article vise néanmoins à discuter les prémisses sur lesquelles repose cette vision d’une insécurité globale, conséquence « naturelle » des attentats, et qui déboucherait sur une solution efficace unique : la mondialisation des professionnels de la sécurité et leur collaboration contre la barbarie. Nous nous appuierons, pour ce faire, sur les travaux de Pierre Bourdieu et de Michel Foucault afin de proposer une analyse des discours sur les menaces à la sécurité, en les mettant en relation avec les agents sociaux qui les énoncent, et en particulier avec les professionnels qui visent à en donner le sens et qui gèrent pratiquement la mise en œuvre des technologies qui y sont associées. Nous essaierons de comprendre quand et comment s’est développé ce discours sur la « mondialisation de la sécurité » à travers les notions de champ des professionnels de la gestion des inquiétudes, et de transnationalisation des processus d’(in)sécurisation. Nous verrons que ces processus sont liés aux transformations de la violence politique mais aussi au développement européen et transatlantique des appareils policiers, militaires, de renseignement, de douanes, d’organismes gérant les migrants, à leur structuration en un champ professionnel, et à leurs effets sur nos sociétés du risque, du doute, de l’incertitude.

On peut remarquer à travers une analyse de la littérature que de nombreux discours académiques actuels ne font que reproduire les débats internes aux professionnels de la sécurité et aux professionnels de la politique. Ils en sont plus la forme euphémisée et rationalisée qu’une approche différente. Ils visent à se placer en conseillers du prince sans en avoir les responsabilités. Souvent ces articles et ouvrages sont des essais, des billets d’humeur visant le succès de librairie, plutôt que des analyses sociologiques du monde du renseignement et 3 de la police fondées sur des entretiens. Ils entretiennent souvent avec certains acteurs de la sécurité des relations de connivence, en particulier lorsque leur trajectoire est constituée par un multipositionnement dans le monde académique et dans le monde de la défense. Néanmoins le monde universitaire des spécialistes de relations internationales et de défense a aussi ses règles. Il n’est ni le pur reflet des luttes internes des services, ni celui de l’ego des chercheurs s’abreuvant à la violence pour parler dans les médias. Chaque événement « saillant » apporte avec lui une série d’explications qui se veulent inédites et qui sont censées générer de « grands débats ». La Seconde guerre aurait activé celui entre des idéalistes et des réalistes, la cybernétique aurait engendré celui entre réalistes et behaviouristes, l’échange inégal celui entre réalistes, dépendantistes et interdépendantistes, la fin de la bipolarité celui entre néoréalistes, néo-institutionnalistes et post-positivistes, post-structuralistes. Et enfin le 11 septembre est présenté comme la revanche des réalistes bien qu’ils se lancent dans l’utopie mondialiste de la sécurité globale et s’inspirent du néoconservatisme. Les articles et ouvrages de relations internationales sont emplis de ces grands débats qui sont aussi souvent de faux débats. C’est pourquoi je ne discuterai pas ici de l’ordre ou du désordre mondial, de la fin des territoires et de la responsabilité des Etats, de savoir si le désordre envahit l’interne et si l’anarchie internationale se propage dans les cités et touche tous les individus, ou si l’ordre s’est instauré globalement, sans centre précis mais aussi sans périphérie, et en ne laissant aux multitudes que le choix de s’unifier pour résister ou d’être complice. Les questions restent ouvertes et doivent dépasser le stade de l’essai pour celui de recherches argumentées sociologiquement. Je ne discuterai pas non plus de la lisibilité immédiate ou non du sens de la violence et de l’impact de sa matérialité qui discrédite, et les thèses empiricistes qui ne veulent voir qu’un sens aux attentats, celui que l’analyste leur prête, et les thèses constructivo- idéalistes qui font comme si la violence se résumait à une forme de langage, et comme si elle n’avait pas de matérialité propre affectant les enjeux de sécurité. J’admets dès lors pour acquis, ici même, une approche matérialiste constructiviste mettant d’une part l’accent sur la matérialité des actes de violence conférant la mort ou cherchant à conduire les vies des individus, et d’autre part la construction sociale des significations de cette violence et des contextes qui la produisent ; significations qui dépendent des pratiques d’(in)sécurisation et 4 des positions et trajectoires de ceux qui les énoncent.

Les discours d’(in)sécurisation : la querelle des Anciens et des Modernes5

Toute une série d’articles, de communications et de papiers officiels ou provenant de la littérature grise de certains think tanks fonctiomme si ce sujet des rapports entre défense et sécurité intérieure était neuf et comme si la question ne se posait que depuis quatre ans en délimitant un Avant et un Après 11 septembre. Ceci est non seulement faux intellectuellement, 6 comme nous l’avons montré par ailleurs , mais de plus, ce n’est pas innocent. Cela permet des reconversions brutales de savoir, et maintenant n’importe quel spécialiste de défense veut s’improviser spécialiste des questions de police, de maintien de l’ordre, de service de renseignement, de terrorisme, à partir d’un savoir constitué sur les questions de relations internationales et les études stratégiques, alors qu’auparavant il méprisait ces recherches ou les considérait comme hors de son champ de réflexion.

Ceci a un impact sur le « nouveau débat » autour de la sécurité dans un âge de Terreur, comme aiment à l’intituler ses promoteurs. En effet, chaque internationaliste spécialiste (ou non) des questions militaires se sent autorisé à y prendre part et à proposer sa solution, même si les « terroristologues » de vieille date, ceux qui avaient évoqué le fil rouge communiste ou les conflits asymétriques (coloniaux), ont quelques avantages tactiques au plan rhétorique. La transplantation des raisonnements entre la guerre clausewitzienne et la violence politique se fait d’autant plus facilement que l’on parle de mondialisation et, dès lors, il ressort de ces multiples « mises en récit » post 11 septembre une « stratégisation de l’interne » qui insécurise le social et des compétitions sur la prétention à dire ce qu’est la sécurité. Mais ces transferts « illégitimes » de concepts et de terminologies d’un domaine à l’autre ont beau être massifs et répétitifs, ils ont beau arguer de leur nouveauté, ils ne masquent guère leur passé colonial, leur faiblesse et leur ignorance des enjeux. Ainsi, dans ces discours d’experts, la notion de violence politique, au cœur du sujet, n’apparaît nulle part ou presque dans les commentaires. Elle est remplacée par celle de terrorisme global occultant la dimension du politique. Il en va de même des considérations stratégiques et organisationnelles des organisations clandestines diverses qui frappent et dont, chez les « géopoliticiens », on fantasme une unité avec « la base » (Al Qaeda) que les responsables policiers peinent à découvrir. Les mêmes auteurs « barbarisent » les acteurs cyniques de ces attentats visant à maximiser les victimes en s’attaquant aux « anonymes » et dès lors ne comprennent plus leurs motivations, sinon à les renvoyer à un irrationnel et à du fanatisme en redupliquant un certain type de rapport à l’Autre, 7 connu lors des phases chaudes de la Guerre Froide.

L’absence de réflexion sur la violence politique de ces auteurs est promue réflexion à travers les terminologies de nébuleuse, de réseau sans frontière, de mondialisation du danger, d’incertitude, d’ennemi invisible… où ce qui est décrit n’est pas la figure de l’adversaire mais l’ignorance de celui qui écrit. L’obligation de ces « experts » de répondre aux demandes des médias le jour même des attentats, pour noyer l’horreur du silence de la violence par le flot de leurs mots, renforce cette tendance comme l’ont montré les événements de New York, Bali, Madrid et Londres. Incapables d’analyser précisément la matérialité d’une violence qui ne parle pas d’elle-même, et souvent (mais pas toujours) inconscients de la projection de leurs croyances sur les significations données à cette violence, la stratégie de ces experts auto désignés est alors d’insécuriser encore un peu plus une population déjà écoeurée de cette violence dont le caractère politique échappe à l’entendement immédiat en multipliant les 8 pistes, les possibles et le danger du futur. Les profilers des bases de données et leurs agents en communication deviennent alors l’équivalent fonctionnel des astrologues, mais ils lisent les augures à travers la technique plutôt que la religion et se parent d’un savoir spécifique et secret, partagé avec les agences de renseignement, qui serait celui de prévoir, d’anticiper, de 9 connaître le futur et de pouvoir le modifier à la façon des mutants de Minority report.

Mais, de facto, loin de ce savoir optimal, en multipliant le nombre de personnes à surveiller et contrôler pour mieux gérer les inquiétudes, on crée en effet l’inverse de l’efficacité au nom de l’efficacité. On épuise un personnel policier limité en nombre en les retirant du terrain pour les mettre derrière des écrans de bases de données10. Seulement la « stratégisation » de l’interne via l’idée d’une guerre au terrorisme continue toujours de plus belle, accélérant le recours aux technologies des industries de sécurité sur la biométrie et l’interconnectivité informatique car elle rencontre avant tout les attentes des professionnels de la politique qui veulent montrer qu’ils font quelque chose et sont « aux commandes ». Comme on montrait des chars et des avions lors des parades militaires pour impressionner l’adversaire et l’opinion, on montre maintenant des bases de données et leurs possibles connexions ainsi que leur relation aux identifiants biométriques. Big Brother devient une image « protectrice » valorisée, qu’il faut aimer11. Pour justifier ce choix (surveiller des grands nombres par des technologies informatiques, au lieu de focaliser sur des petits groupes par des moyens humains), les discours d’expertise insistant sur la nouveauté du 11 septembre font toujours un lien entre l’externe et l’interne, selon une dynamique fusionnelle que le terme globalisation finit par prendre. Mais ces discours rencontrent des limites. Ils ne représentent qu’une partie de ceux tenus par les professionnels de la gestion des inquiétudes. Ils proviennent plus des « prétendants » que des « héritiers ». Seulement leurs promoteurs profitent de la déstabilisation des repères entre sécurité intérieure et extérieure liée à la répétition d’actes de violence de grande ampleur, dans des pays qui voudraient faire la guerre uniquement à distance. Ils profitent de l’escalade créée par un cycle provocation-répression d’une violence qui s’affranchit de plus en plus de tous les codes éthiques. Et chaque attentat supplémentaire, ainsi que la mise en série qu’ils en font avec un narratif unificateur et angoissant, leur permet de pousser leurs avantages face aux policiers traditionnels qui ne savent guère gérer des crimes de si grande ampleur et face à des militaires qui classiquement ne veulent pas trop intervenir en interne.

La vision « moderniste » de ces experts les plus radicaux recrutés dans les milieux du renseignement, de la communication, des industries privées de sécurité et souvent mieux connectés aux hommes politiques que les représentants traditionnels des grandes institutions, prétend en effet à une abolition des distinctions entre interne et externe et à l’invasion de la-guerre au sein du pacte social depuis le 11 septembre 2001. Toutes leurs analyses reposent sur ce prédicat de l’infiltration de la guerre dans le social et du caractère aléatoire mais infiniment long de la situation de violence qui ne peut être résolue que par l’élimination totale de l’ennemi. Ce « sécuritarisme sans frontière » et « illimité » va au-delà des mécanismes de dérogation et d’exception que nous avons analysés dans « la nord-irlandisation du monde »12. La suspicion se nourrit de l’impuissance à prévenir la violence et renforce des systèmes techniques qui accroissent la suspicion en élargissant toujours plus les cibles. Surveiller tout le monde en interne permettrait de repérer les ennemis infiltrés, cachés mais différents13. La moindre « incivilité » est alors lue par certains de ces experts comme le signe d’une hostilité, la mixité culturelle comme une faiblesse, la différence comme le signe de la présence d’ennemis intérieurs, et in fine la lecture du coran apparaît comme un signe d’appartenance au terrorisme.

Les confusions de ces analyses dites stratégiques portent, pour ne citer que les plus flagrantes, sur le rapport entre sécurité de l’Etat et sécurité personnelle, sur la relation entre menace de défense, menace policière, risque pour la société et changement social. Il en résulte la plupart du temps une incompréhension du social, avec une « stratégisation » des dangers du quotidien, une insécurisation du monde où le risque est toujours lu comme danger et non comme opportunité, et une montée des intolérances où le racisme et la xénophobie sont « justifiés » par une grille de lecture en termes de conflits civilisationnels. La géopolitique des Etats est alors brusquement relue sur le plan local et sociétal en termes de danger de la mixité culturelle sur le même espace géographique et l’intercommunautaire devient à l’intérieur l’équivalent de la grille de lecture géopolitique interétatique14. Le brouillage créé par ces discours de confusion entre guerre et crime afin de justifier leurs positions produit des effets contre-productifs pour la lutte contre la violence politique des organisations clandestines, dans la mesure où cela leur donne une ampleur que ces organisations n’ont pas, et que par ailleurs cela affaiblit les ressources des services en termes de moyens humains (enquêtes ciblées et au contact) en mettant toutes les ressources dans des moyens techniques (bases de données, systèmes experts, contrôle à distance). Bref, au lieu de rassurer et de protéger effectivement, ils troublent et inquiètent pour générer de l’obéissance, tout en ne protégeant pas mieux, mais en proposant de contrôler toujours plus de personnes, par des moyens toujours plus intrusifs, certes, mais toujours aussi aveugles aux tactiques banales des poseurs de bombes.

Ces nouveaux experts qui se veulent « modernes » viennent des think tanks, de l’industrie privée, de milieux journalistiques. Ils proviennent aussi des milieux militaires héritiers des troupes coloniales, longtemps marginalisés durant la Guerre Froide et après l’échec du Vietnam par les responsables de la dissuasion et du conflit Est-Ouest en Europe qui estiment qu’ils ont leur revanche (théorique et pratique) avec le développement d’une forme de violence dans les démocraties occidentales qu’ils veulent lire à travers leur vieille théorie des conflits de basse intensité et de combat asymétrique. Ils sont soutenus par les intérêts d’une industrie de la surveillance de masse en pleine expansion à partir des compagnies de gardiennage, mais qui maintenant prétend à la haute technologie via le développement des bases de données, de leur interconnexion rapide malgré les distances, de leur corrélation avec des identifiants biométriques ; industrie qui s’appuie sur le croisement de réseaux professionnels de jeunes cadres sortant des meilleures écoles de commerce et des jeunes et moins jeunes retraités des armées professionnelles et des services de police et de renseignement. Ils proviennent enfin et surtout de la multiplication de cellules d’analyse de risque, mi-privées, mi-policières, souvent transnationales, visant à anticiper les comportements des acteurs sociaux à partir de larges séries statistiques à variables multiples que le « data mining », l’accumulation de sources ouvertes, et les « logiciels experts » de profil favorisent. Les services de renseignement et d’analyse policière sont les plus consommateurs de ce genre d’expertise réservée auparavant au secteur bancaire. Ils y voient la solution technique à la demande politique d’avoir des politiques proactives anticipant les événements.

Ces Modernes s’opposent à d’autres experts plus traditionnels qui critiquent cette vision de la mondialisation des insécurités débouchant sur des réformes et obligeant à l’intégration des forces car ils y voient une rhétorique bien ancienne et bien connue de la part de ceux venant de la fraction du monde militaire ayant opéré dans les « vraies » guerres et ayant théorisé les conflits de basse intensité, ou venant de la part des spécialistes du monde du contre terrorisme. Ils y voient une analyse fausse de la hiérarchie des dangers, une exagération des risques, qui, bien qu’éminemment sérieux, ne mettent pas en cause la survie de la nation et qui sont aggravés par des solutions purement coercitives, visant l’élimination totale de l’adversaire et engendrant une escalade de la violence. Ils y voient aussi une attaque contre la souveraineté de leur pays (au nom de la collaboration) et pire encore une attaque contre le pouvoir des catégories dominantes qu’ils représentent – haute hiérarchie militaire et policière, juges… Ils préfèrent donc les anciennes solutions des contrôles des frontières nationales, de la distinction claire entre guerre et terrorisme, et de la stricte répartition des compétences entre militaires et policiers avec le minimum de chevauchement possible entre leurs missions respectives. Ils sont partisans de contrôles renforcés aux frontières mais craignent la suspicion généralisée interne, privilégient souvent une vision judiciaire de la violence sur une vision guerrière. Ils sont aussi les promoteurs d’un renseignement humain et ciblé, plus crédible que le tout technologique de la connexion bases de données et identifiants biométriques. Bien que plus efficace et moins destructeur des libertés, leur discours est néanmoins mal accepté par les hommes politiques à l’heure actuelle car ils ne proposent que d’intensifier ce qui existe, là où les leaders veulent du « radicalement neuf » pour montrer leur activité politique.

Ces « anciens » occupent encore les positions les plus puissantes et les plus prestigieuses dans la plupart des pays, et tout particulièrement en Europe et surtout au Royaume-Uni, mais ils sont « en perte de vitesse » aux Etats-Unis où les néo-conservateurs ont fait le choix d’une alliance avec les « sécuritaires sans frontières » et ont abandonné la logique purement territoriale de protection du « homeland », de la patrie. La patrie se défend à l’extérieur en frappant les « bases » et en démantelant les « réseaux », en faisant la guerre au terrorisme avec l’espoir un peu fou qu’il n’y aura pas de réaction en chaîne et que l’on arrivera à prévenir des attentats chez soi en portant le fer à l’étranger15.

Les compromis et les alliances entre ces visions et les institutions qui les portent, se multiplient et expliquent la difficulté de remettre en cause les catégories communes à ces deux discours. Une « doxa » s’impose. En même temps, il y a conflit entre divers discours d’(in)sécurisation, et non pas un seul discours sécuritaire homogène. Et c’est cette querelle entre Anciens et Modernes alimentant le discours d’(in)sécurisation qui submerge le monde politique et les médias. C’est elle qui empêche un débat équilibré autour des relations entre danger, sécurité et liberté, car la liberté est prise entre l’arbre de la sécurité intérieure et l’écorce de la sécurité extérieure. Rien n’arrête plus les discours d’(in)sécurisation sinon eux-mêmes et leurs contradictions. Les représentations et les vérités de l’insécurité sont contradictoires à l’intérieur même de l’espace discursif des professionnels qui les gèrent avec, en particulier des représentations très différentiées de l’efficacité du contrôle des frontières et des capacités des organisations clandestines.

Ce conflit nous préserve pour l’instant de l’imposition univoque d’une problématique de la « sécurité maximale » où la suspicion l’emporte en permanence sur la confiance à l’égard des étrangers et cela évite que la surveillance, rebaptisée sécurité, prenne définitivement le pas comme valeur centrale sur les libertés. Mais les « modernes », en cherchant à créer un état d’urgence permanent afin de profiter des effets de consensus en période de guerre, semblent vouloir modifier cet équilibre et s’appuient en ce moment sur la radicalisation à droite du parti républicain aux Etats-Unis et sur la dimension religieuse d’un message d’apocalypse pour demain. C’est dans ce contexte qu’ils appellent de leurs vœux plus de coopération internationale, plus de centralisation, plus d’unification des services au nom de l’efficacité. Et plus les attentats sanglants frappent des pays occidentaux, plus leur discours devient la seule interprétation des événements, alors même que les enquêtes divergent de ces appréciations et insistent sur les dimensions locales et « coloniales » de ces violences16. Mais ces appels à « l’unité impériale » restent plus ou moins sans effet car jouent contre eux les intérêts organisationnels de chaque bureaucratie, les enjeux nationaux et les résistances intellectuelles à une vision cherchant à tout prix à unifier, homogénéiser via la géopolitique globale des situations différentes. A cet égard, ce que l’on appelle dans les médias la « guerre des polices », et au-delà des services secrets et des autres agences de sécurité, n’est pas un dysfonctionnement de la démocratie, mais une des conditions sine qua non pour qu’un équilibre des pouvoirs nécessaire à la démocratie politique représentative puisse se maintenir. Il est nécessaire que les services produisent des analyses différentiées et non pas une synthèse productrice d’unanimisme au prix de discours creux, néo-diplomatiques et d’absence d’analyse détaillée. En effet, seuls les régimes autoritaires ont confié jusqu’à présent à un seul organisme les fonctions de renseignement, d’arrestation et de lutte contre « les activités subversives ».

Dès qu’un régime brandit les arguments de la nécessité d’unité, de centralisation et les combine avec ceux de l’urgence, de la nécessaire mise à l’écart du judiciaire qui serait trop lent et trop laxiste, on rentre dans une série de pratiques qui relèvent de la dérogation et de « l’exceptionnalisme »17. Il se développe dans ce contexte d’un quasi « état d’urgence permanent » une multiplication de pratiques « illibérales » au sein même des régimes libéraux18. C’est ce que j’appellerai plus loin une forme de gouvernementalité par l’inquiétude, où pour rassurer les populations et les amener à obéir, on exacerbe leur peur par un discours du risque et de la suspicion au sein d’un horizon présenté comme celui de l’Apocalypse. Cette forme de gouvernementalité par l’inquiétude est alors générée par la concurrence au sein du champ des professionnels de l’(in)sécurité sur les enjeux du présent et les visions du futur, concurrence qui n’empêche pas une croyance commune sur la nécessité de l’action, du secret, de la décision souveraine et rapide.

Ce développement est doué d’une dynamique propre dans la mesure où il est porté par des réseaux transnationaux de professionnels de l’(in)sécurité qui dépassent les frontières d’un seul Etat.Il conforte dans un Etat des pratiques illibérales dans la mesure où elles se transmettent dans les autres Etats et finissent par se « légitimer » de par leur simple prolifération.

Peut-on alors parler de « complicité globale » et de dérive vers un nouveau « fascisme » ou de « marche forcée vers l’empire » comme le fait une certaine critique ? Existe-t-il une stratégie unifiée de certains professionnels (policiers, militaires, agents de renseignement) qui viserait à changer de régime, à diminuer les libertés publiques, à toujours contrôler et surveiller davantage tous les individus ? Ce n’est pas impossible dans certains cercles restreints, mais, pour l’instant rien ne le prouve. Et il faut bien comprendre que l’(in)sécurisation se nourrit de ces compétitions discursives qui saturent le champ professionnel et des luttes organisationnelles et politiques qui sont générées par ces oppositions. Le complot des services de sécurité est tout aussi fantasmatique que le complot mondial d’une seule organisation clandestine ayant des ramifications et des soldats infiltrés partout dans le monde.

L’analyse en termes de champ que je propose est dès lors décalée par rapport à certains discours « critiques » enclins à préjuger trop rapidement de l’unité des agents et agences de la sécurité. En ce sens mon analyse est plus centrée sur les effets du pouvoir que sur son intentionnalité. Elle se distancie aussi du discours d’expertise à la recherche d’une solution plus efficace pour réprimer la violence et interroge du même tenant efficacité et légitimité, efficacité de court terme et crédibilité de la solution à moyen et long terme. La critique porte sur le processus et se méfie des stigmatisations et accusations que l’on retrouve dans les thèses de la guerre au terrorisme comme dans celles du complot des services secrets, qui, bien qu’en apparence opposées, se rejoignent dans la manière dont elles focalisent sur un type d’acteur sans étudier la relation entre eux19.

La transnationalisation des professionnels de la gestion des inquiétudes : l’(in)sécurisation en deçà et au-delà des énoncés politiques nationaux et souverains

Dans cette approche des processus d’(in)sécurisation, il est important de bien différencier les prises de position sur la hiérarchisation des menaces (terrorisme, guerre, crime organisé, invasion migratoire) et voir la corrélation qui existe avec les divers métiers : métiers de police urbaine, de police criminelle, de police antiterroriste, de douane, de contrôle de l’immigration, de renseignement, de contre-espionnage, de maîtrise des technologies de l’information, de surveillance par des systèmes de détection des activités humaines à distance, de maintien de l’ordre, de rétablissement de l’ordre, de pacification, de protection, de combat urbain, d’action psychologique… Ces métiers n’ont pas les mêmes logiques, n’assurent pas une seule et même fonction que l’on pourrait nommer sécurité. Ils sont hétérogènes et en compétition, même si, nous allons le voir avec les effets de la transnationalisation, la différentiation instituée autour du mythe d’une frontière étatique imperméable tend à disparaître. La structuration du rapport privé / public définit un axe permettant de distribuer les agences régulant la vie ou s’appuyant sur le pouvoir de tuer. Auparavant il existait un monopole des agences publiques sur la gestion de la menace externe et des crises graves à l’ordre public. Mais celui-ci est remis en question par la multiplication d’agences mixant privé et public, et apportant les capacités des systèmes de prévision et d’anticipation bancaire vers les services de renseignement publics ou l’organisation en termes entrepreneurial de la guerre et de la « consolidation de la paix ». Les compétences managériales privées s’imposent en même temps que la transnationalisation sur le rapport au public et au national dans la gestion de l’(in)sécurité. Les agences qui combinent ces propriétés structurelles renforcent ainsi leurs positions et sont en homologie avec les discours des hommes politiques et think tanks sur le terrorisme global. Il en résulte, après des siècles de spécialisation, une dé-différentiation des activités professionnelles, un accroissement des luttes autour des systèmes de classement qualifiant les événements sociaux et politiques de menaces à la sécurité, et une redéfinition pratique des systèmes de savoirs et de savoir-faire entre les agences de sécurité (publiques ou privées) qui disent avoir en leur possession une « vérité » fondée sur des chiffres, sur des statistiques, sur des cas de personnes ayant peur, et se sentant en insécurité. Cette transnationalisation déstabilise les effets d’obéissance à l’égard des leaders politiques nationaux qui n’ont plus forcément le dernier mot sur ce qu’est la sécurité (même nationale), surtout lorsque celle-ci est dite dépendante d’un contexte global. Il y a alors compétition sur le savoir et la vérité des menaces ainsi que sur la capacité à les anticiper et les prévenir efficacement en les empêchant de s’actualiser. Les professionnels de la gestion des inquiétudes sont souvent en situation, « chiffres à l’appui » disent-ils, de classer, de hiérarchiser ce qui est menaçant et ce qui ne l’est pas, de déterminer ce qu’est la sécurité (réduite à la coercition dans les rapports à la guerre, au crime, à la migration) et ce qui relève du risque (la perte d’emploi, l’accident automobile, la bonne santé qui inversement est insécurisée par le démantèlement des bénéfices sociaux), et de générer un « champ » de l’(in)sécurité, plus ou moins autonome du champ des professionnels de la politique, dans lequel ils se reconnaissent mutuellement compétents, tout en étant en compétition pour le monopole du savoir légitime sur ce qu’est une peur fondée, une inquiétude « réelle »20.

Dans la production de ce régime de vérité sur ce qui fait peur, sur ce qui inquiète et dans la gestion de ces inquiétudes qui s’appuie sur la montée en puissance du doute et de l’incertitude dans les sociétés contemporaines, ces professionnels, en raison des combats qui les opposent en interne, sont amenés à dépasser les frontières nationales, à nouer des alliances professionnelles corporatistes renforçant la crédibilité de leurs assertions. Ainsi, pour ne donner qu’un exemple, la DST française a-t-elle engagée une épreuve de force avec la DGSE sur la connaissance des réseaux terroristes au Maghreb en mettant en place des « échanges de services entre services de lutte anti-terroriste ou de contre-espionnage » qui donnent ainsi à un service limité par ses fonctions aux activités internes un savoir et des capacités d’action sur l’extérieur. Il en a résulté des liens ambigus avec les services tunisiens, marocains, algériens et syriens qui s’opposent aux stigmatisations politiques de ces mêmes régimes. La DST, en contrepartie de la surveillance d’opposants à ces régimes installés en France – et certaines rumeurs évoquent même des complicités d’assassinat – a obtenu des informations plus précises que celles de la DGSE, et s’est servi de ce réseau transnational pour renforcer sa position interne. Les luttes entre FBI, DEA et CIA sont aussi assez connues. Elles ont débouché sur des politiques opposées à l’égard de certains groupes clandestins en Afghanistan dont Al Qaeda dans les années 1990. Les professionnels de ces organisations, en particulier les services de renseignement, tirent des ressources spécifiques de cette transnationalisation en termes de savoir et de pouvoir symbolique, ressources qui peuvent éventuellement les amener à critiquer ouvertement les hommes politiques nationaux et leurs stratégies. Ainsi, comme on l’a vu, lorsque le président des Etats-Unis évoque une menace, il n’est crédible qu’à la condition de ne pas être contredit par la communauté des services de renseignement, sinon la condition du secret et de l’impossibilité de révéler des preuves pour des raisons d’impératif national et de raison d’Etat est mise en doute21. En cas d’opposition frontale entre professionnels de la politique et de la sécurité, le secret n’est plus preuve d’une vérité cachée réservée aux hommes politiques mais, au contraire, doute sur le statut de cette vérité et croyance d’une partie de l’opinion dans leur possible mensonge (comme celui des armes de destruction massive en Irak et en particulier leur lien avec Al Qaeda). Il ne reste plus alors souvent aux hommes politiques qu’à jouer la carte charismatique à l’égard de leur opinion. Ils doivent rentrer dans une surenchère sur la confiance, en demandant aux électeurs une croyance quasi religieuse dans leur jugement, alors que les mouvements de citoyens doutent toujours encore un peu plus des informations22.

La notion d’Etat, au sens classique des relations internationales, comme acteur unitaire dégageant un intérêt national, ne résiste pas à ces tensions créées par l’existence de liens bureaucratiques transnationaux entre polices, services de renseignement, ou armées. Contrairement aux assertions de base des auteurs cynico-réalistes de relations internationales, il ne se forme pas d’intérêt national, de convergence nationaliste permettant de réunir autour d’un gouvernement des positions bureaucratiques différenciées. Au contraire, celles-ci se cristallisent au cœur de réseaux transnationaux et autonomisent des politiques sectorielles qui échappent aux professionnels de la politique, et ce tout particulièrement dans l’arène européenne qui a institutionnalisé un espace au-delà du national. Il se développe depuis plus de trente ans de nouvelles organisations ou au moins des réseaux et groupes informels structurés qui transcendent les frontières nationales et qui délocalisent en fait les lieux de décision politique. Le champ s’institue donc entre « spécialistes », avec des « règles du jeu » spécifiques qui supposent une socialisation particulière, un « habitus » hérité des trajectoires professionnelles et des positions sociales, mais qui n’est pas forcément frontaliérisé « nationalement ».

L’Etat n’est pas le dieu Janus de l’antiquité à la double face. Les gouvernants ne peuvent s’appuyer sur les rhétoriques de la souveraineté, de la citoyenneté, de la raison d’Etat avec la même performativité. Le doute est là, sur leurs capacités à gérer, sur la correspondance entre leurs croyances et les situations contemporaines. La domination se découplerait de la forme étatique territoriale et des classes politiques traditionnelles. Elle n’en serait pas moins puissante mais prendrait de nouvelles formes : transnationalisation des bureaucraties de surveillance et de contrôle, changement des systèmes de responsabilité entre les entreprises et les hommes politiques en ce qui concerne le travail et les formes de redistribution, styles de vie et cultures professionnelles transfrontières… Or, ces formes originales de gouvernementalité, en prise avec le transnational, en se développant, renforcent la remise en cause de la notion d’Etat territorial, tel qu’il était classiquement défini par Max Weber et auparavant par Hobbes à travers la monopolisation de l’usage de la force et sapent parfois les bases d’une légitimité que ces groupes ne peuvent encore abandonner totalement23. En parallèle avec la montée d’un monde des corporations, la transnationalisation a donc touché l’ensemble des bureaucraties et des agents qui composaient l’Etat, une fois admis que celui-ci n’est pas un acteur unitaire. Cette transnationalisation n’a donc pas simplement affecté les acteurs privés, les ONG, les mouvements protestataires, elle a centralement affecté les acteurs dits publics. La transnationalisation des bureaucraties a créé une socialisation et des intérêts professionnels différenciés qui prennent le pas sur les solidarités nationales. L’OTAN dans les milieux de la défense, comme Interpol et plus récemment Europol dans les milieux policiers, ainsi qu’Eurojust dans le milieu judiciaire ont depuis longtemps concouru à la formation de ces socialisations et solidarités au-delà du national.

Ce « champ » des professionnels de la gestion des inquiétudes explique donc à la fois la constitution des réseaux policiers à l’échelle globale, la policiarisation des fonctions militaires de combat et la transformation de la notion de guerre au sens où le pouvoir souverain de tuer (attribut militaire par excellence) se change en forme de pouvoir de conduire les vies (attribut plus policier de gestion biopolitique). Il explique la criminalisation et la judiciarisation de la notion de guerre qui découlent de son émancipation du cadre stato-centré qui l’avait capturé langagièrement pour lui faire signifier uniquement le choc armé entre les nations. Il permet de comprendre la mise en place d’une forme spécifique de gouvernementalité de l’inquiétude comme forme de gestion des vies que l’on peut résumer à travers l’instauration d’un dispositif Ban-optique passant par le développement de pratiques exceptionnalistes, la mise à l’écart des étrangers et l’impératif normatif de mobilité24.

Je vais maintenant préciser pourquoi la notion de champ est utile pour analyser la convergence des processus d’(in)sécurisation interne et externe et ensuite montrer les spécificités de la notion de champ des professionnels de l’(in)sécurité qui diffère d’une stricte application des thèses de Pierre Bourdieu et engage dans une redéfinition de la notion de champ.

Le champ des professionnels de la gestion des inquiétudes : sécurité intérieure et extérieure

Si ce champ existe depuis longtemps, une question préliminaire se pose en termes de savoir. Pourquoi n’a-t-il pas déjà fait l’objet d’analyses ? Pourquoi a-t-on été aveugle à cet aspect central des relations de domination ? L’idée que les militaires et les policiers sont des exécutants, des serviteurs zélés de l’Etat – qui correspond aussi bien au discours interne de ces professionnels qu’au discours critique sur les appareils répressifs d’Etat – a sans doute joué. Par ailleurs, la constitution des savoirs disciplinaires en sciences sociales, en particulier la coupure entre domestique relevant de la science politique et externe relevant des relations internationales, a empêché pour beaucoup de comprendre les relations entre l’ensemble de ces professionnels et a eu tendance à diviser le champ en deux univers sociaux autonomes qui seraient le monde des polices et celui des armées, dévaluant du même coup toutes les institutions « intermédiaires » comme les polices à statut militaire, les garde-frontières ou les douanes. La structuration du savoir académique en reproduisant les lignes de partage organisationnelles de la frontaliérisation étatique – avec d’un côté l’interne et de l’autre l’externe ; d’un côté le pacte social et le monopole de la violence, de l’autre l’anarchie du système international et l’horizon hobbesien transplanté à l’échelle internationale, avec la possibilité de la guerre de chaque Etat contre l’autre ; d’un côté la police et la justice nationale, de l’autre les armées et la diplomatie – a bloqué l’analyse.

Le simple fait de décrire une activité comme celle des policiers à l’étranger comme nous l’avons fait dans notre livre25, ou bien l’activité des militaires à l’intérieur de leur territoire, ou la surveillance de l’Internet par les services de renseignement, ou les développements de la justice pénale à l’échelle internationale26 perturbe en effet ces catégories d’entendement traditionnel reposant sur cette coupure entre inside et outside dont Rob Walker a montré à la fois la cohérence et les limites en termes d’imagination politique27. Comme le soulignait Ethan Nadelmann dans un livre pionnier, à propos des policiers de la DEA (Drug Enforcement Agency) travaillant hors des Etats-Unis « Ce domaine d’activité gouvernementale à l’intersection de la justice criminelle et de la politique étrangère s’est accru de manière considérable ces vingt dernières années et n’a toujours pas fait l’objet d’une recherche universitaire... il est pourtant si significatif qu’il nous faut à la fois l’identifier, le décrire et lui poser une série de questions qui habituellement relèvent de différentes disciplines. Il nous faudra donc traverser les barrières intellectuelles habituelles pour proposer des hypothèses de travail puisant aussi bien aux relations internationales qu’à la criminologie »28.

Seulement, si l’ouvrage de Ethan A. Nadelmann est sans doute novateur sur le plan de l’objet – dans la mesure où il remet en cause les interprétations les plus conventionnelles en montrant que l’internationalisation de la police ne s’explique pas par l’internationalisation du crime, mais provient plutôt de la criminalisation d’activités qui ne l’étaient pas auparavant, du renforcement du rôle des agences fédérales et des rivalités institutionnelles poussant à trouver des soutiens à l’extérieur, ainsi que de la volonté gouvernementale américaine d’imposer une certaine vision de la loi et de l’ordre hors de ses frontières –, il est néanmoins limité en ce qu’il ne voit pas la connexion entre ce domaine de la lutte contre le crime et la lutte contre l’immigration illégale, pas plus qu’il ne perçoit l’interpénétration entre sécurité intérieure et sécurité extérieure dont une des conséquences est justement la criminalisation de la guerre, la transformation des fonctions de combat des militaires en opérations de police internationale et en opérations dites humanitaires ou de consolidation de la paix29. Peter Katzenstein, en revanche, dans ses différents articles, est un des auteurs ayant le mieux perçu qu’il était nécessaire d’analyser ensemble les problèmes de sécurité intérieure et de sécurité extérieure. Il est un des premiers à voir les relations entre armée et police dans les pays comme l’Allemagne et le Japon où la limitation de la fonction militaire a créé une hypertrophie de l’appareil policier et de son déploiement international dans le cas allemand. Il est aussi un des premiers à noter qu’après la fin de la bipolarité, les militaires se retrouvent dans une situation où la perte d’une menace précise les pousse à se replier vers des menaces diffuses (terrorisme international, lutte contre les mafias de la drogue…) déjà traitées par les policiers sous de nombreux angles et tous ces travaux mettent à mal les thèses récentes sur l’impact fondateur des attentats du 30 11 septembre dans ce domaine.

Sur le plan méthodologique, Peter Katzenstein met aussi en garde contre les segmentations des questions et des savoirs, même s’il se positionne un peu trop strictement comme internationaliste. Par ailleurs, il juxtapose plus qu’il ne restructure les dimensions de l’interne et de l’externe ; cela lui semble plus proche de vases communicants mais néanmoins distincts que de phénomènes de dé-différentiation. Dans mon ouvrage Polices en réseaux comme dans les différents articles qui ont suivi,j ’ai franchi un pas de plus en reconsidérant ce qui est admis traditionnellement comme les frontières légitimes dans le savoir académique, en particulier en proposant une sociologie politique de l’international « normalisant » l’interprétation des phénomènes internationaux et en en faisant des faits sociaux ordinaires. En cassant cette dichotomie entre savoir sur l’interne et sur l’externe, la frontière entre monde policier et monde militaire s’est montrée bien plus perméable, et a permis de prendre en considération toutes les agences intermédiaires comme les polices à statut militaire, les gardes frontières, les douanes, les agents d’immigration en comprenant mieux les liens instaurés par ces agences entre elles et les effets que ces écarts de position ont sur leurs prises de position ainsi que sur la constitution d’un continuum sémantique qui lie à un bout du spectre la lutte anti-terroriste et à l’autre bout la situation d’accueil des réfugiés. La « déconstruction » de la frontière même entre ces savoirs a permis de faire surgir un champ cohérent d’analyse, une configuration ayant ses propres règles et sa cohérence – le champ des professionnels de la gestion des inquiétudes – là où l’on ne voyait avant que des sujets marginaux aux confins de disciplines s’ignorant mutuellement et se construisant en opposition ou, au mieux, une intersection entre domaines différents – les policiers à l’étranger ou la justice internationale dans ses rapports aux militaires, ou la construction de l’image de l’ennemi intérieur par les services de renseignement et son application à certaines catégories d’étrangers.

 Avec la théorie du champ des professionnels de la gestion des inquiétudes, on traverse ainsi la ligne habituelle tracée par les sciences sociales entre externe et interne, entre problèmes de défense et problèmes de police, entre problème de sécurité nationale et problème d’ordre public. Cette hypothèse réunit en effet aussi bien les militaires que les policiers et tous les autres professionnels de la gestion de la menace au sein d’une même configuration, pour utiliser le terme de Norbert Elias, ou de champ, pour utiliser celui de Bourdieu.

C’est pourquoi, après des hésitations sur la formulation exacte de l’hypothèse à travers différents articles – interpénétration entre secteurs, chevauchement des univers sociaux, perte de repères et de frontières des acteurs, brouillage des identités – je préfère parler maintenant en termes de dé-différenciation des questions de sécurité intérieure et extérieure31. Cette formulation permet en effet de rappeler le caractère de construit social-historique du processus de différentiation dont rend compte la sociogenèse de l’Etat occidental chez Norbert Elias ou Charles Tilly. Cela permet aussi de penser le champ de la sécurité comme champ traversant l’interne et l’externe, comme nouvel espace de lutte générant entre professionnels de la sécurité des intérêts communs, un même programme de vérité, de nouveaux savoirs.

Pour comprendre ce champ, tel qu’il se constitue en tant qu’espace transnational de gouvernementalité de l’inquiétude dans les sociétés du risque de l’espace occidental, il est alors nécessaire d’en faire la généalogie, d’en marquer les similitudes dans tout cet espace et d’en signifier les différences, tant géographiques que professionnelles. Un des intérêts de l’approche est de montrer comment la coopération policière est liée à la question du contrôle des frontières, de l’immigration, à la lutte antiterroriste et aux relations avec les forces armées, aux relations transatlantiques, et on pourrait ajouter aux relations entre la gestion publique et privée de la sécurité sous son angle coercitif. L’idée est de refuser de créer un isolat académique considérant les organisations qui s’appellent polices nationales comme un objet allant de soi et déterminant ce qu’est la police aujourd’hui. Faire la police est de moins en moins une question nationale et de moins en moins une activité réservée aux organisations publiques s’intitulant police nationale. Je ne vais pas refaire ici une description détaillée des pratiques de la collaboration policière à l’échelle européenne et des archipels institutionnels qui les alimentent. Plusieurs articles et ouvrages l’ont déjà fait. Je voudrais plutôt, après en avoir brièvement rappelé quelques caractéristiques, discuter des implications méthodologiques et théoriques de ce que l’analyse en termes de champ peut montrer à propos de la collaboration policière européenne et que les autres analyses ignorent.

Polices en réseaux, polices à distance : les effets des archipels institutionnels

Les activités de police se sont étendues. Elles se font en connectant les différentes institutions, elles se font en réseaux. Elles se font aussi en englobant un nouveau spectre large d’activités et en le projetant bien au-delà des frontières nationales. Ces mises en réseaux géographiques, en termes de mission, en termes d’institutions déterritorialisent les activités de police (y compris judiciaire avec la mise en place d’un Eurojust). Ces activités de police, en particulier celles de surveillance et de prévention des désordres à l’ordre public se font maintenant à distance, au-delà des frontières nationales avec l’envoi d’experts invités lors de matchs de football dits à risque, ou lors de manifestations pour des contre-sommets. Mais ces activités dépassent celles des seuls policiers envoyés à l’étranger. Elles touchent, avec l’envoi de conseillers de sécurité intérieure, les consulats pour la délivrances des visas afin d’entrer dans la zone Schengen, les compagnies aériennes avec la délégation des opérations de vérification des passeports, les militaires en opérations de consolidation de la paix et à qui on demande de surveiller les activités mafieuses de ces pays, les services de renseignement avec le partage des bases de données… Toutes activités qui participent à ce qu’on appelle des « retours de sécurité intérieure » où la surveillance se projette sur les terrains, les Etats, les personnes jugées dangereuses.

Cet au-delà géographique dépasse non seulement les frontières nationales avec les activités Schengen et celles des officiers de liaison, mais aussi les frontières actuelles de l’Union européenne avec les exigences auprès des pays candidats, et même au-delà de l’Europe des 25 concernant d’une part la conditionnalité entre aide économique au « cercle d’ami », et d’autre part leur acceptation d’activités de police et d’immigration des pays de l’Union sur leur territoire.

Ces activités de police sont en même temps l’objet d’une redéfinition qui en élargit singulièrement le spectre. L’idée qu’elles seraient principalement tournées vers le crime ou la lutte antiterroriste est fausse. L’activité principale est la mise à distance des étrangers les plus pauvres, le contrôle des flux de circulation. C’est au prix d’une activité rhétorique intensive de plus de quinze ans que l’on a créé dans les esprits l’idée que ces phénomènes sont intimement corrélés, mais ceci reste éminemment discutable. La corrélation crime, étranger, pauvreté est fausse32.

Le terme de sécurité intérieure utilisé à l’échelon européen est un indicateur de cette double extension : extension géographique, d’une part, avec la dimension de la coopération européenne (et transatlantique ?), extension du rôle et des tâches des diverses agences affectées à la sécurité, d’autre part. L’extension géographique et la redéfinition des sphères de compétence qu’elle implique a fait l’objet de nombreux commentaires, même si l’on a mal pris la mesure des changements impliqués au quotidien par le report théorique des contrôles des frontières dites intérieures aux frontières dites extérieures de l’Europe, et si l’on croit trop vite à la suppression des contrôles aux frontières intérieures alors qu’on les a modernisés et délocalisés mais pas supprimés. En revanche, on est resté discret tant chez les professionnels de la sécurité que chez les hommes politiques sur l’extension des activités liées au contrôle des flux transnationaux de personnes, ajoutées maintenant dans la définition de la sécurité aux tâches traditionnelles de contrôle du crime. La sécurité intérieure inclut en effet au niveau européen dans un même continuum la lutte contre le terrorisme, la drogue, la criminalité organisée, la criminalité transfrontière, l’immigration clandestine, ainsi que le contrôle des flux transnationaux de personnes (migrants, demandeurs d’asile, circulation transfrontière), voire même le contrôle de tout citoyen qui a priori ne ressemble pas à l’image sociale que l’on a de l’identité nationale (jeunes issus de l’immigration, groupes minoritaires...). Ce contrôle élargit donc au-delà du contrôle classique du crime et de la police des étrangers, les activités policières en y incluant le contrôle de personnes que l’on surveillera en raison d’un type d’identité et de comportements supposés en dériver dès lors qu’elles traverseront les frontières ou vivront dans des zones dénommées « à risque » : banlieues, centre villes dégradés...

Cette extension des activités favorise une nouvelle logique de surveillance plus individualisée et se fait en faveur des ministères de l’Intérieur et de la Justice, dans la mesure où, justement, ils ont su combiner celle-ci avec la mise en place au niveau de la collaboration policière européenne d’un réseau de relations entre fonctionnaires leur permettant de connaître la situation au-delà de leurs frontières. Il en résulte une capacité d’expertise sur l’étranger qui permet de parler d’une internationalisation des ministères chargés de la sécurité intérieure. Sans être à somme nulle, cette extension se fait dans le même sens que celle qui affecte les douanes et elle s’effectue au détriment des ministères sociaux (Travail) ou spécialisés (Affaires européennes). Elle va jusqu’à faire chevaucher les sphères d’activités du ministère de l’Intérieur avec celles des ministères tournés vers l’international : Affaires étrangères et Défense. Les ministères de l’Intérieur prennent ainsi des initiatives en matière de politique étrangère dès que la conduite de celle-ci peut avoir des répercussions en matière de sécurité intérieure.

Comme de nombreux livres l’ont signalé, les polices nationales se structurent en réseaux différenciés en puisant dans les ressources de l’international selon les activités professionnelles spécialisées (drogue, terrorisme, maintien de l’ordre et hooliganisme…) et ne forment donc pas un seul réseau policier unique et homogène. Il vaut mieux parler d’archipel des polices ou de mosaïque regroupant polices nationales, polices à statut militaire, douanes, agences d’immigration, consulats et, même, services de renseignement ou militaires dans les opérations de police internationale dans les Balkans. Ces archipels policiers sont structurés, outre par l’activité, selon des lignes d’identification en termes de nationalité (Français, Britanniques, Allemands... ou Européens du Nord et du Sud) de métier (policiers, gendarmes, douaniers), mais aussi d’organisation (nationale, locale, municipale) de mission (renseignement, contrôle frontalier, police criminelle), de savoirs (perception des menaces, des adversaires prioritaires), d’innovation technologique (systèmes informatiques, surveillance électronique, officiers de liaison).

Le champ de la sécurité se structure depuis longtemps à travers ces échanges d’informations transnationaux, à travers la routinisation du renseignement, et il est naïf d’y voir un simple effet de la globalisation. Les polices nationales, dès leur création comme institutions, ont été en réseaux : réseaux au pluriel et non réseau au singulier, réseaux structurés et délimités par des socialisations professionnelles et des conceptions du métier s’opposant les unes aux autres et créant de fortes solidarités professionnelles entre nationalités différentes – solidarités qui transcendent les solidarités nationales et s’imposent de plus en plus à elles, malgré les efforts des hommes politiques, au niveau des chefs de gouvernement, de reprendre la main. Ainsi polices judiciaire et de renseignement obéissent à des logiques profondément différentes quant à la suspicion, au moment où il faut arrêter un suspect, aux bases légales et aux formes de procédures qu’il faut respecter, et à la notion d’efficacité policière. Les jeux se structurent par écarts distinctifs entre un pôle représenté par une conception de la règle de droit dont les magistrats du siège et les avocats sont les représentants, jusqu’à un pôle représenté par la règle de la raison de gouvernement dont les services spéciaux et les services actions militaires sont les acteurs les plus significatifs. La police de renseignement, au contraire de la police judiciaire, s’est ainsi toujours faite au-delà du territoire, sur les identités, réelles ou empruntées, des personnes, et non sur leur seule localisation. Elle se préoccupe de connaître les intentions stratégiques de l’ennemi déclaré et non d’arrêter l’un d’entre eux. Elle place l’efficacité bien au-delà du respect des règles de droit et s’inquiète peu de la légitimité, en s’autorisant de l’exception pour se justifier. C’est pourquoi la police en général n’est pas tant contrainte par la souveraineté territoriale, contrairement à la justice. Dès la fin du dix- neuvième siècle la collaboration policière était très active contre les « subversifs ». Et c’est à ce moment que se sont différenciés les services policiers et militaires de renseignement33. Mais c’est surtout à partir des années 1970 avec la création des clubs de Berne et de Trévi que l’européanisation va activer un approfondissement des relations, au-delà de la collaboration via Interpol qui elle-même remontait aux années 1920. Au niveau européen, le thème de la libre circulation et du contrôle des frontières revient en force dans les années 1980. Les catégories juridiques sont mises à mal par ces transformations : distinction des frontières intérieures et extérieures de l’Union, création de zones d’attente internationales dans les aéroports, tentative d’imposer la terminologie de réfugiés économiques et de restreindre la portée du droit d’asile, utilisation de la catégorie d’immigré en lieu et place de celle d’étranger, et relativisation de cette dernière au profit de celle entre communautaire et extra-communautaire. Seulement, faute de pouvoir refouler et tenir les frontières comme l’affirment les rhétoriques sécuritaires, chaque organisme, chaque pays, individuellement ou en liaison avec d’autres, cherche en pratique à bloquer les flux transfrontaliers en amont, dans les pays d’origine, et à reporter le poids du contrôle effectif des flux et du crime sur les autres polices34.

Il en résulte une disjonction profonde entre les discours sur la sécurité en Europe et les pratiques constatées. Les frontières extérieures sont parfois des lieux d’arbitraire, mais ne sont en aucun cas un cordon électronique de sécurité efficace. Les frontières terrestres sont très facilement franchissables et les polices laissent parfois passer les candidats à l’entrée, s’il est clair qu’ils ne resteront pas sur le territoire du pays qui contrôle. Les frontières intérieures en revanche ne sont en aucun cas démantelées en termes de contrôle comme le voudrait la rhétorique de la libre circulation et des mesures compensatoires. Les contrôles sont privatisés, reportés vers les compagnies aériennes et les aéroports qui engagent à leur tour des compagnies de gardiennage privé35. Ils sont aussi déplacés parfois simplement de quelques kilomètres mais maintenus. Et c’est surtout via les visas et le contrôle dans les consulats des pays d’origine que s’exerce le plus gros du travail policier. C’est l’articulation du SIS et des visas qui structure les pratiques de contrôle, d’où l’accent mis sur la lutte contre les faux documents et la tentation de généraliser des cartes infalsifiables d’identité fondées non plus sur les empreintes mais sur d’autres technologies (ADN, rétiniennes…) dont l’accord de Prüm (ou Schengen 3), entre sept pays (Benelux, Allemagne, Autriche, Espagne et France), conclu dans le plus grand secret fin mai 2005, est un exemple frappant. Ces technologies, permettant de surveiller et de punir au- delà des frontières via la collaboration entre agences de sécurité, se multiplient. Cela polarise le métier de policier. Deux grands types de police se font jour au sein de l’institution police nationale ; le premier emploie du personnel peu ou non qualifié qui doit être visible et proche localement. Il est l’auxiliaire de la justice pénale, du maire, du préfet ou de l’autre police. Il est concurrencé par le privé. Le second type emploie à l’inverse peu de personnes, hautement qualifiées, en contact avec les autres agences de sécurité et de contrôle social, personnes dont la discrétion et la distance sont les deux principales caractéristiques36. En soi-disant osmose avec les hautes sphères gouvernementales et les acteurs privés stratégiques, ces individus se donnent comme mission de prévenir le crime en agissant sur ces conditions de manière active, en anticipant d’où il viendra et par qui. Il s’agirait de faire de la « prospective » à partir des évolutions, de devenir le lieu de réflexion sur l’ensemble des évolutions sociétales. Monter des cellules de renseignement couplant les informations ouvertes, les savoirs des sciences sociales, et un renseignement opérationnel policier technique et humain est alors l’ambition de tous ces professionnels qui s’estiment plus professionnels et compétents que les autres. Ce rêve d’une communauté épistémique commune et consensuelle hante l’imaginaire de ces professionnels qui piloteraient à distance – géographique et temporelle via l’anticipation – les évolutions sociétales. Ils seraient dans un lieu virtuel d’où ils pourraient tout voir, tout en étant si discrets qu’on ne les verrait pas et que l’on ne connaîtrait que leurs exécutants – les masses policières, les juges et les gardiens de prison. La gestion de la population est moins celle du troupeau à garder que celle du suivi des transhumances via des logiques proactives. La surveillance à distance, qui vise à contrôler la circulation des flux, passe par les pratiques des sas, des filtres ou des écluses (visas, contrôles par les compagnies aériennes, contrôles aux aéroports, renvois, réadmissions). Elle débouche, non pas sur la libre circulation, mais sur les lieux d’enfermement non reconnus comme tels (centres de rétention et zones d’attente)37. Elle institue une fonction policière délocalisée dans les consulats placés dans les pays d’origine et qui est bien moins visible que la police des frontières. Le refus de visa devient la première arme des polices et c’est là d’ailleurs où l’arbitraire des décisions est le plus fort. La pratique policière vise alors la surveillance des étrangers ou des minorités ethniques qui sont pauvres et à élargir son champ d’action au-delà de la recherche du crime, en mettant en avant des logiques proactives qui permettraient de repérer des groupes « criminogènes » grâce à un savoir sociologique. La figure du coupable change : ce n’est plus le criminel mais l’« indésirable ». Les prisons qui enfermaient les coupables sont moins significatives dans ce dispositif que ces nouveaux lieux d’enfermement comme les zones d’attente qui en reproduisent les conditions matérielles, la culpabilité judiciaire en moins. Le relâchement de la surveillance individuelle, trop lourde, trop maximaliste se fait alors au profit du recueil global d’informations et du ciblage sur les groupes qui circulent le plus : les diasporas, les migrants et, si l’hypothèse est juste, bientôt les touristes. Elle se fait aussi sur les bases d’une délimitation dans les pratiques de l’islam entre le bon islam et l’islam radical susceptible d’alimenter en hommes les organisations clandestines. La suspicion à l’égard de tous qui est discursivement centrale s’infléchit de facto vers un contrôle spécifique de certains, un Ban.

Pour rendre compte de ces archipels institutionnels engagés dans des activités de sécurité intérieure (se projetant aussi à l’extérieur), j’ai repris la notion de champ en l’appliquant à ces professionnels privés ou publics, qui, au nom de la sécurité ou de la bonne conduite de notre vie, gèrent les technologies de protection, de contrôle et de surveillance et veulent nous dire de qui et de quoi on doit avoir peur et ce qui est inéluctable.

Champ et réseaux

La notion de « champ des professionnels de l’(in)sécurité ou de la gestion des inquiétudes » est très fortement inspirée de celle utilisée depuis longtemps par Pierre Bourdieu et qu’il définit brièvement comme « un réseau ou une configuration de relations objectives entre des positions. Positions définies objectivement dans leur existence et dans les déterminations qu’elles imposent à leurs occupants, agents ou institutions, par leur situation actuelle et potentielle dans la structure de distribution des différentes espèces de pouvoirs (ou de capital) dont l’accès aux profits spécifiques qui sont en jeu dans le champ, et du même coup par leurs relations objectives aux autres positions (domination, subordination, homologie) »38.

Cette analyse en termes de champ a l’avantage de mettre l’accent sur les relations et en quelque sorte de déterminer les frontières significatives des réseaux. Elle permet d’éviter certaines formes d’illusions individualistes, et de réduire par exemple l’analyse des réseaux à l’analyse de multiples trajectoires individuelles, voire à la possession de carnets d’adresses… comme on le voit dans une certaine littérature se réclamant de la théorie de l’action rationnelle. Ce qui importe dans la démarche, c’est de mettre l’accent sur les relations objectives aux autres positions, sur les « écarts » distinctifs entre ces positions et sur l’intérêt des agents à jouer le même jeu.

Parler de champ (et non de système, de structure, d’espace ou de réseau…) renvoie alors à quatre dimensions particulières de l’analyse qui sont toujours présentes et dont Pierre Bourdieu a donné, pour les trois premières, des définitions précises.

Premièrement, comme il le rappelle, le champ doit être analysé comme champ de forces ou champ magnétique, champ d’attraction s’imposant aux agents qui s’y trouvent engagés. Le champ génère un sens du jeu et une « illusio » commune à l’ensemble des agents qui débouche sur une certaine homogénéité s’exprimant par les mêmes intérêts bureaucratiques, les mêmes types d’enjeux. Il tend à « homogénéiser » des types de regard, à définir une « focale » partagée par tous.

Deuxièmement, le champ est aussi un champ de luttes ou champ de bataille permettant de comprendre les activités « colonisatrices » de certains, les « replis défensifs » d’autres, et les divers calculs tactiques des luttes bureaucratiques autour des missions, des budgets et de l’adaptation au discours politique dominant. Le champ est un « champ de luttes pour la conservation ou la transformation de la configuration de ces forces »39. Si des luttes existent entre ces acteurs, si des compétitions ont lieu, c’est qu’ils ont justement les mêmes intérêts, le même sens du jeu et de ce qui est en jeu. Mais il ne faut pas céder à un certain objectivisme reliant trop facilement à contrario les positions objectives avec un certain type de discours, sinon à fabriquer des stéréotypes. Le jeu peut être affecté, dans ces petits groupes, par la dynamique de comportements interpersonnels, par des stratégies de multipositionnement. De plus l’analyse des écarts de position ne doit pas faire oublier que les tactiques de « colonisation » bureaucratique ne se font pas forcément de proche en proche, même s’il est nécessaire de faire croire à leur proximité par des ponts sémantiques au sein d’un continuum discursif40. Mais, ce qui est central à la compréhension de l’analyse et à la preuve qu’il s’agit bien d’un champ, et non de relations aléatoires ou intersectorielles épisodiques, c’est que toute action entreprise par l’une des agences pour modifier en sa faveur l’économie des forces a des répercussions sur l’ensemble des autres acteurs. Ces luttes sont ainsi fondamentales pour comprendre l’économie interne du champ et les processus de constitution et d’extension de ce dernier.

Troisièmement, le champ est structuré socialement par la position des agents et leurs ressources dans le champ général du pouvoir. Pour comprendre les prises de position des agents, leurs discours, il faut les corréler avec leur socialisation professionnelle, et leur position d’autorité en tant que porte-parole d’une institution « légitime » à l’intérieur du champ et les rapporter dans le temps à leurs trajectoires spécifiques. Il est donc nécessaire d’analyser les formes de domination et de subordination d’un champ par rapport à un autre champ, et de voir comment le champ spécifique en fonction de son positionnement dans l’espace politique et social est à même ou non d’énoncer des vérités sur la base de savoirs et de savoir-faire. Selon moi, cela connecte la notion de champ et de doxa interne au champ avec le régime de savoir et d’énoncé qui le dépasse et dans lequel il évolue. Il faut donc être plus attentif aux pratiques discursives dans leur ensemble et aux relations entre champs, en évitant de succomber à la tentation de croire à l’imperméabilité des frontières du champ et à l’illusion de l’autonomie portée par les agents dominants. Il faut tenir compte des réflexions de Foucault pour amender les hypothèses de Bourdieu sur les effets de clôture du champ et la naissance de l’illusio.

Quatrièmement, le champ est transversal. Il n’est pas forcément rattaché au seul champ du pouvoir national ou/et sociétal. Il peut se déployer selon des lignes de forces mobiles et sa reproduction en tant que champ ne se fait pas simplement à l’identique et par proximité de position, car la forme du champ dépend de la matérialité des enjeux qu’il a en charge et du coût d’accès au champ que peuvent imposer les agents dominants ainsi que des actions à distance venant d’autres champs qui n’entrent pas forcément dans une relation de proximité et d’écart distinctif avec les agents du champ.

Parler d’un espace social en termes de champ suppose donc de déterminer les frontières du champ. Ce sont en effet les frontières qui font apparaître les effets de champ. Expliquer que celles-ci ne sont pas tracées une fois pour toutes et qu’elles dépendent de l’économie des rapports de force relève de la banalité, une fois admise une perspective constructiviste.

A un certain niveau, on peut considérer comme le fait Pierre Bourdieu que les limites du champ sont toujours posées par les agents du champ lui-même, et donc qu’il suffit de regarder les stratégies de distinction entre eux41. Mais il est étonnant que sur un point aussi central, on s’en remette au sens commun des acteurs et à leurs perceptions spontanées. Les stratégies de distinction variant selon les positions occupées, il y a autant de frontières que d’agents engagés. Par ailleurs, l’ancienneté dans le champ qui est l’autre critère proposé n’est pas forcément un critère de légitimité pour poser ces agents comme les agents centraux car la reconfiguration des forces a pu marginaliser les premiers entrants. Quant à dire que les frontières sont à tout moment le produit des luttes entre les nouveaux entrants et ceux qui sont déjà installés, c’est déjà supposer la question résolue en ayant défini par un acte arbitraire identique à celui du systémisme, qui était à l’intérieur, qui était à l’extérieur et qui veut entrer. Enfin c’est une tautologie que de définir les frontières par les effets de champ et ces derniers par la distinction entre l’intérieur et l’extérieur du champ. La tendance à l’indétermination dans l’espace pousse à une surdétermination dans le temps. On attribue alors au passé, à la genèse, à (la quête de) l’origine du champ un poids parfois démesuré, en oubliant justement l’amnésie de la genèse qui caractérise les agences.

Contrairement à ce que propose Bourdieu, il n’y a donc pas forcément dans tout champ, ici le champ de l’(in)sécurité, des pôles structurés dépendant des capitaux utilisés qui détermineraient des alliances des plus proches contre les plus éloignés, des plus anciens contre les nouveaux. Cela peut exister dans certains champs comme celui de la culture, mais dans d’autres, l’économie des relations favorise les stratégies d’alliance avec des lointains et contre les proches. La topographie ne suffit pas à déterminer les jeux d’alliances. C’est là une des limites de l’analyse par homologie de position que propose Bourdieu. Dès lors, la topologie du voisinage sur laquelle s’appuie l’analyse de Bourdieu est problématique en ce qu’elle a des difficultés à conceptualiser la frontaliérisation autrement que par une topologie linéaire où la frontière fait office de barrière et de coupure entre un interne et un externe différencié, or une autre topologie est nécessaire, une topologie de type ruban de Möbius42. Le champ qui a un caractère transversal reconfigure ainsi en une seule face et un seul bord d’anciens univers sociaux autonomes, par sa propre trajectoire et bouge les frontières de ces derniers pour les inclure totalement ou partiellement.

Le champ des professionnels de l(in)sécurisation

Si l’on tente une définition préliminaire du champ des professionnels de l’(in)sécurité ou de la gestion des inquiétudes en suivant ces quatre critères, on dira d’abord que le champ dépend, non pas tant de la possibilité réelle de l’emploi de la force, telle que la sociologie classique le donne à voir chez Hobbes ou Weber en faisant de celle-ci une propriété des instances coercitives, mais de la capacité par les agents d’une production d’énoncés sur les inquiétudes et les solutions pour les gérer ainsi que des capacités en hommes et en techniques d’en faire une recherche quotidienne, développant des corrélations, des « profils » et sériant ceux qu’il faut identifier et surveiller (voir les graphiques du champ en annexe). L’enjeu du champ des professionnels de l’(in)sécurisation est la définition de l’adversaire, des savoirs sur ce dernier et des modes de gestion de la vie qui en dépendent. Les agents du champ tendent ainsi à essayer de monopoliser la définition des menaces légitimement reconnues, en excluant les visions alternatives et en luttant entre eux pour imposer leur autorité sur la définition de qui fait peur.

Il ne s’agit pas simplement de la capacité de donner la mort et d’imposer une monopolisation de la violence permettant à l’Etat d’avoir le dernier mot, il s’agit aussi de gérer la conduite des individus vivants, de les surveiller, de les contrôler, de les dresser. Il ne s’agit pas simplement de la capacité des armées mais aussi de la force de conviction du respect de l’ordre public, de la civilité et de la manière de faire la police. Il ne s’agit pas simplement de l’ordre des relations internationales et interétatiques classiques où la guerre signifie le choc entre les nations mais aussi de l’ordre interne et des relations intersociétales où la guerre peut signifier la lutte interindividuelle et la mise sous influence. Bref le champ de la sécurité ne se situe pas au point extrême de la survie et de la capacité de mise à mort, il se déploie sur tout l’axe de la gestion des conduites des vivants jusqu’à ce point de la survie. Polices, sociétés d’assurances, sociétés de protection font partie de cet espace social non réductible aux seuls enjeux militaires et à la seule sécurité nationale.

L’élargissement de la sphère de ce qu’est l’(in)sécurité au-delà de la survie nous amène aussi à comprendre que les technologies, les ressources capitalistiques de destruction ne sont là aussi qu’un des pôles du champ. Tout n’est pas réductible à la manière de survivre. Il s’agit plutôt de gérer les inquiétudes ou le malaise des populations en jouant sur le fait de pouvoir les inquiéter ou les rassurer plutôt que sur le fait de les protéger. Et l’ordre discursif est ici central. Les inquiétudes peuvent relever de peurs, de risques, de menaces non intentionnelles ou intentionnelles. Elles sont plus ou moins fondées, plus ou moins corrélées à la structure du danger et à la matérialité de ce dernier, ainsi qu’à sa possibilité effective de s’actualiser. Dans le cas de menaces intentionnelles assorties d’un danger d’usage délibéré d’une violence physique, la crédibilité de l’inquiétude est plus grande que lors de l’énonciation d’un risque non précisé et dont la temporalité est inconnue ou aléatoire. Et les transformations des technologies de violence ont une incidence certaine sur le champ de l’(in)sécurité. Mais, celui-ci n’en dérive pas. Une des propriétés du champ tient à ce que les agences, dans leur volonté de gestion et de prévision, « disent » l’(in)sécurité en en délimitant les frontières et en en donnant les hiérarchies. Et si le champ s’étend c’est aussi parce que les agents dominants utilisent l’anthropomorphisation du danger afin de justifier de leur action et de leurs capacités à « prévenir » le danger, quel qu’il soit. Cela les amène à construire l’image d’un ennemi, même là où il n’y en a pas ou là où il en existe une multitude, en fabriquant dès lors, volontairement ou non, une polarisation sociale prolongeant ou restructurant les alliances politiques ordinaires et les jeux bureaucratiques. La connexion entre matérialité du danger, exercice de la violence et signification de cette dernière est structurée sous l’angle de la naturalité pour faire oublier le travail structurant d’énonciation de la menace et de l’ennemi. Le processus d’(in)sécurisation repose alors sur les capacités routinières des agents « de gérer et de contrôler la vie », pour reprendre la formule de Foucault, à travers les agencements concrets qu’ils mettent en place.

Ainsi, par rapport à la définition générale du champ donnée par Pierre Bourdieu, j’ai été amené dans l’univers bureaucratique étudié, à critiquer la notion des espèces de « capitaux » différents (économique, culturel, symbolique) qui permettaient de différencier les positions, et j’ai plutôt insisté sur une distribution des positions en fonction d’un certain type de rapport à l’Etat (public/privé) générant un capital spécifique qui s’amenuise sous pression du libéralisme et en fonction d’un certain type de savoir (celui de gestion de la vie – ou biopouvoir – et de la mort – souveraineté), et j’ai essayé de montrer leur homologie avec les types d’énoncés que chaque agence vise à promouvoir et qui se rapportent à la régulation de la menace par la frontière ou les flux de populations et à l’(in)sécurité individuelle ou collective43. La distribution du pouvoir au sein du champ s’établit donc en fonction de deux axes : le premier positionne les agences selon qu’elles visent à donner la mort et à mettre en jeu la survie collective ou à conduire la vie, à protéger individuellement ; le second les positionne selon les capacités technologiques et le capital étatique dont elles disposent ainsi que selon leurs capacités managériales quant aux énoncés sur ce qui fait peur, et ce sont ces positions qui permettent de comprendre les prises de positions des agences. C’est pourquoi la notion de champ que je développe est en quelque sorte hétérodoxe. Les « savoirs » de ces professionnels ne sont pas des connaissances neutres ou de simples schèmes de perception mais des dispositifs d’énoncés et de visibilités, des agencements pratiques propres à un champ spécifique qui conditionnent les énoncés sur la vérité de ce qu’est l’(in)sécurité. Ils sont en quelque sorte les relations de mises en forme des rapports de force entre le champ des professionnels de l’(in)sécurité et les autres champs sociaux. Ils participent de collages, d’agrandissements de vues partielles qui recouvrent le tableau général, et lui donnent un sens qu’il n’a pas forcément44.

Dans le cas du champ de l’(in)sécurité, ce champ est déterminé par les luttes entre les agences policières, intermédiaires et militaires autour de la définition de la sécurité et de la hiérarchie des menaces. La question centrale pour définir la sécurité est donc de savoir qui est autorisé, à qui on a délégué le pouvoir symbolique de dire ce que sont les menaces. A cet égard, il est impossible d’en rester aux énoncés eux-mêmes, il faut s’intéresser aux « énonciateurs » et à leurs positions d’autorité, à leurs intérêts au sein du champ.

Concernant le champ de l’(in)sécurité, ce qui fait sa « force » d’attraction, c’est que les agents du champ pensent à travers les mêmes catégories (terrorisme, crime organisé) et qu’ils tendent à imposer aux autres agents sociaux via la croyance de ceux-ci en des connaissances supplémentaires et secrètes de ces professionnels, et via l’efficacité de leur travail routinier, une certaine approche du changement social, des risques, des menaces et des ennemis. Le champ de l’(in)sécurité est à ce titre au sein du champ du pouvoir en tant que champ bureaucratique, à l’intérieur duquel des agents et des groupes d’agents gouvernementaux ou non gouvernementaux entrent en lutte pour pouvoir « régler » une sphère particulière de pratiques (classer, trier, filtrer, protéger, exclure, enfermer…) par des lois, des règlements et un pouvoir d’appréciation au quotidien du permis et de l’interdit. Même si les hommes politiques nationaux jouent un rôle clé dans la structuration des problèmes comme problèmes de sécurité, ce dernier point du rapport à la pratique, au terrain fait que les agences qui font partie du monde de la sécurité sont quasiment les seules à pouvoir lutter avec des chances de succès pour imposer leur autorité sur la définition de qui fait peur. Elles ont certes tout intérêt à coller aux définitions données par les acteurs politiques mais à les investir de leurs propres significations et pratiques. A cet égard la lutte entre les agences se double d’une lutte de reconnaissance envers les hommes politiques qui ont toujours le pouvoir de les supprimer ou de les réformer. Elle se double aussi d’une lutte pour exclure d’autres acteurs (églises, organisations de droits de l’Homme...) en disqualifiant leur point de vue sur les menaces et les politiques publiques visant à les prévenir. Les agents du champ de l’(in)sécurité ne peuvent entrer en compétition avec les hommes politiques que si le champ dépasse les jeux nationaux, évoque la globalité d’une menace, et contraint les hommes politiques à admettre qu’ils doivent coopérer et abandonner le dernier mot de la souveraineté. La montée en puissance des agents du renseignement comme compétiteur des vérités gouvernementales tient à cette globalité présumée.

Ainsi, si l’immigrant, en particulier musulman, et défini comme « radical », tend à devenir l’adversaire commun aux policiers, aux militaires, aux hommes politiques, ce n’est pas parce qu’il est désigné globalement par tous, de manière consensuelle comme cet adversaire, mais plutôt parce que convergent sur lui des insécurisations différentes (policière avec le crime, le terrorisme, la drogue ; militaire avec la subversion, les zones grises, la cinquième colonne, économique avec la crise, le chômage, démographique avec la natalité et la peur du mélange, du métissage...). Le discours sur l’intégration devient d’ailleurs lui aussi une ligne de sécurisation lorsqu’il s’agit d’intégrer, non pour développer, mais pour se prémunir de futures révoltes.

Si on analyse maintenant la dynamique des luttes du champ de la sécurité, on constate par exemple qu’elle est fortement dépendante des formes prises par les conflits politiques autour de l’européanisation. Mais elle n’en est pas pour autant un produit dérivé, pas plus qu’elle ne serait la résultante conjoncturelle de la fin de la bipolarité ou même de la mondialisation. Ces facteurs jouent mais ne sont pas moteurs pour expliquer la dé-différenciation entre sécurité intérieure et extérieure. En en retraçant certains moments clés, j’ai montré que, dès 1986 et ensuite dans le document de Palma en 1988, on trouve les logiques de sécurisation qui seront justifiées, après coup, par la fin de la bipolarité. Il en va de même des textes européens pris après le 11 septembre mais qui avaient été élaborés avant et surtout en réaction aux événements de Gênes45. On peut dire que la dynamique des contacts et des réseaux entre des agences aux positions géographiques et professionnelles toujours plus diversifiées, anticipe le cadre institutionnel qui vient ensuite la consacrer et la contraindre. Les évolutions des relations de Schengen avec l’Union nordique et la Suisse, ou d’Europol avec les PECO et la Russie, ou encore de l’Eurocorps avec l’OTAN, ne sont pas les conséquences des changements du cadre institutionnel. Elles anticipent la « direction » que peuvent prendre les transformations institutionnelles et tiennent aux concurrences internes entre les agences et à leurs stratégies de recherche d’alliances au-delà de l’Europe au sens strict. Ainsi pour donner un exemple, au niveau européen, comme les luttes s’exacerbent au niveau national, cela pousse à renforcer des contacts internationaux pour triompher nationalement. La recherche d’alliances au-delà des frontières pour promouvoir une certaine conception, un certain style de police à l’intérieur des frontières est déterminante pour comprendre cette européanisation et son impact. La police nationale française et tout particulièrement les services de lutte antiterroriste ont vu dans l’européanisation une opportunité permettant de renforcer leur pouvoir et pour certaines sous- directions la possibilité de s’émanciper de la vision classique du contre-espionnage. Les liens sont passés de services centraux à services centraux avec une tentative de ces derniers d’être les seuls interlocuteurs avec l’étranger. A contrario, les gendarmes, tard venus, ont tissé des liens à l’échelle locale en profitant de leurs effectifs aux frontières, et ont joué la carte du transfrontalier, avec les polices des landers, elles-mêmes opposées au BKA travaillant avec les policiers français. L’historicité est importante. Ces luttes, contrairement à ce qu’une lecture rapide d’Allison suggère, ne tiennent pas de toute éternité à une économie des désirs personnels ou à une fatalité des bureaucraties, mais à la dynamique relationnelle qui découle de leurs trajectoires réciproques et des savoirs, savoir-faire et technologies dont elles disposent. La dynamique des luttes tient à la configuration particulière du champ qui tend à recomposer le processus d’(in)sécurisation par le rapprochement des agences militaires et policières et donc la modification de leur distance relative. Il s’agit dans les luttes budgétaires, les luttes en termes de mission et de légitimité de persuader les hommes politiques qu’elles sont les plus aptes à gérer les menaces transnationales. Les trajectoires des agences sont ici déterminantes, en particulier celles qui tissent un nouveau réseau de relations en connectant des agences qui auparavant ne l’étaient pas. C’est le cas des gendarmeries qui suturent l’univers policier et le militaire, ou des juges d’instruction qui connectent les mondes policiers et judiciaires, ou encore celui des douanes dans la lutte contre la drogue qui créent des ponts entre les polices et les impératifs économiques de libre circulation. Les intérêts des agences intermédiaires à relier les deux univers s’opposent à ceux des agences les plus traditionnelles et à l’intérieur d’elles à ceux qui ont tout à perdre dans ce rapprochement, comme les stratèges de la dissuasion chez les militaires et les policiers de sécurité publique dans la police. Ainsi, les positions des acteurs, et plus encore leurs trajectoires, tendent à déterminer leurs prises de position, les types de registres discursifs qu’ils utiliseront, les énoncés qu’ils mobiliseront pour leur combat, les aveuglant ainsi sur leurs ressemblances.

Le champ de la sécurité n’est donc pas institutionnalisé une fois pour toute, à travers les différents traités de l’Union, comme le veulent les néo-institutionnalistes, bien au contraire.

La notion de champ transversal de la sécurité permet d’analyser un espace qui est bien social et politique, mais qui transcende la coupure interne/externe, national/international posée par la pensée de l’Etat territorialisé. Le problème n’est donc pas d’opposer une conception fixiste de frontières tracées une fois pour toutes à une conception dynamique, mais de préciser ce qu’est une conception dynamique. Les frontières sont toujours des concrétions dans un espace donné d’un rapport de force précédent. La formule de Michel Foucher dépasse le cadre des seules frontières géographiques46. Elle s’applique aux frontières des champs sociaux. Les frontières sont parfois des institutions matérialisées comme les frontières physiques des Etats ou inscrites dans une relation juridique réglant par différenciation le dedans du dehors. Mais souvent la fluidité est importante lorsque le champ se constitue et qu’il n’est pas suffisamment ancien pour que les coûts d’entrée soient prohibitifs. La matérialisation par le droit ou les normes professionnelles est donc souvent en retard sur les rapports de force. Elle légitime et consacre un moment particulier où il était de l’intérêt des acteurs de négocier. Cela signifie qu’il est empiriquement difficile de tracer les frontières du champ en en regardant uniquement les caractéristiques institutionnelles puisque celles-ci retracent presque toujours un moment antérieur du rapport de forces.

Cet espace social, ou ce champ de la sécurité, se construit donc empiriquement à partir des positions différenciées des agences de sécurité (polices nationales, locales, douanes, polices des frontières, agences de renseignement... armées) dans les différents pays européens (centralité de la police française, diversité des polices anglaises, fédéralisme allemand...) et non à partir de sa rationalisation institutionnelle à l’échelle de l’Union et consacrée dans un « second pilier » et un « troisième pilier » qui le délimiterait tout en l’organisant en deux modalités distinctes. Si tout champ transgresse donc en permanence ses propres limites, il y a néanmoins des « concrétions », des institutionnalisations, juridiques ou non, qui le « cadrent » et donnent des repères aux agents eux-mêmes. Le champ est alors défini par la place que les agences occupent en fonction des jeux nationaux mais aussi par les réseaux transnationaux de relations qu’elles ont su tisser dans un espace plus large et qui a la propriété conjoncturelle de s’élargir sans cesse en refusant de définir des bornes – géographiques ou culturelles. Il n’est pas une série de sous-champs autonomes (policier, militaire, judiciaire entrant en interaction) ou/et nationaux (français, allemand, polonais), mais bien un champ dans lequel, par exemple, les décisions et stratégies du BKA ont un impact sur le BGS mais aussi sur la PJ française ou la DIA italienne par une série de médiations qui reconfigurent autrement certains métiers de police et certains métiers militaires ainsi que les métiers intermédiaires, en modifiant leurs missions et priorités, en créant des convergences sur certains types de dangers, et en poussant à des alliances nouvelles à la suite de la dé-différentiation de l’interne et de l’externe provenant de la transformation des pratiques de violence et des technologies d’identification et de surveillance47. Cette reformulation du champ inclut aussi de nouveaux acteurs comme les sociétés privées de surveillance et en relègue d’autres aux marges comme les stratégistes en créant des scissions internes et de nouvelles alliances qui modifient les positions dominantes dont la seule ancienneté ne suffit plus à pérenniser l’autorité. Cette transversalité par rapport aux états précédents du ou des champs, ou pour le dire autrement cette porosité des frontières est accélérée par la centralité des questions gérées par le champ pour les autres champs et par la multiplicité des formes de résistances venant des agents dominés du champ ou de ceux qui y sont extérieurs mais se mobilisent pour en changer les frontières.

Par ailleurs la dynamique du champ transversal de la sécurité tend semble-t-il à l’élargir toujours plus mais des abandons sont aussi possibles. On peut désécuriser certains thèmes ou des pays peuvent se distinguer à nouveau et chercher à clôturer leur espace. Un des problèmes tient alors aux « trous » que cela crée dans l’espace ou pour user d’une autre métaphore, aux « différences de pression » qui structurent des sous-champs. L’espace n’est pas homogène à l’intérieur des frontières du champ. Ceci est vrai en termes d’activités comme en termes géographiques. Plus qu’à une sphère, le champ ressemble alors à la topologie complexe d’une bouteille de Klein (ou d’un gruyère français avec des trous mais des continuités)48.

Décrire et analyser le champ de la sécurité n’est donc pas se contenter de la reconstitution du savoir pratique des acteurs à travers des entretiens, ou faire uniquement le recensement des agences qui le composent, en pensant pouvoir additionner des acteurs bureaucratiques et politiques des divers pays membres de l’Union – qui seraient « naturellement » le cadre de déploiement des relations –puis, dans un deuxième temps, regarder leurs interactions en décidant de la proximité ou de la distance des agences les unes aux autres à travers ce critère national sociétal. Il s’agit de décrire des relations renvoyant à des pratiques (de surveillance, de contrôle…). Pratiques qui, dès lors, s’agencent au sein de (ou transversalement à) divers organismes et institutions dont l’espace est à déterminer et qui peut aller au-delà de l’Etat.

Le champ des professionnels de l’(in)sécurisation crée donc des formes de collaboration et de compétition entre des agences qui, auparavant, se côtoyaient minimalement (armées, services de renseignement, polices à statut militaire, polices des frontières, douanes, polices judiciaires, sécurité civile, justice). Il pousse les policiers à se déplacer au-delà des frontières et à y rester. Il pousse les militaires à s’intéresser de plus en plus à ce qui se passe à l’intérieur des frontières. Il joue surtout sur les agences intermédiaires à ces deux univers en restructurant leurs missions, qu’il s’agisse des services de renseignement, des polices à statut militaire ou des douanes. Il introduit des systèmes d’interactions nouveaux entre les agences en restructurant leurs activités, en créant d’éventuelles compétitions budgétaires, en jouant sur leur place dans la fonction générale de coercition ou plus exactement de gestion des menaces. Il pousse à la privatisation de certaines formes de sécurité (surtout individuelles mais aussi locales, communautaires…) et à la concentration des agences publiques sur les formes de sécurité qui sont à cheval sur la frontière entre l’interne et l’externe. Il tend aussi marginalement à faire changer le sens des priorités et à faire mettre l’accent dans le monde policier sur le crime organisé, le terrorisme... (plus que sur la prévention et la police communautaire) et dans le monde militaire à faire plus de place aux menaces dites transverses aux côtés de la dissuasion. Le champ contemporain de l’(in)sécurité à l’échelle européenne peut donc être décrit comme un certain univers produisant un savoir spécifique, et confrontant des agents sociaux aux positions institutionnelles différentes.

On trouvera donc comme agents de ce champ de la sécurité non seulement certains « représentants » des policiers de terrain ou des gendarmes et des douaniers, des hauts fonctionnaires de l’Intérieur, des Affaires étrangères, de la Défense, mais aussi des politiciens, souvent spécialisés sur ces questions. Des stratèges militaires rejoignent eux-mêmes ce champ et entrent dans les luttes, bouleversant quelque peu les relations complexes entres les agences (polices, gendarmeries, douanes). Cette extension est corrélative de la stratégisation de la sécurité intérieure et du désintérêt pour les questions plus classiques de défense. Ces professionnels de la sécurité viennent donc majoritairement des milieux policiers, douaniers, gendarmiques, mais aussi plus récemment de juristes, de diplomates, de militaires, d’industriels travaillant dans la production de matériels utilisés par ces administrations, d’hommes politiques spécialisés dans les affaires de défense, de membres d’associations souvent corrélées à ces milieux, ainsi que d’universitaires eux aussi spécialisés dans ces études de sécurité49. Ainsi les agents du champ de la sécurité, malgré leur diversité, peuvent-ils être définis comme des professionnels de la gestion de la menace ou des inquiétudes, des producteurs de savoirs/pouvoirs sur le couple sécurité/insécurité.

Mais ce qui est essentiel, ce n’est pas de les nommer exhaustivement, c’est de voir et d’analyser ce qui relie ensemble ces différents agents, ce qui fait qu’ils rentrent en compétition pour les mêmes enjeux alors qu’ils ne le faisaient pas auparavant et étaient indifférents les uns aux autres. L’enjeu est donc de comprendre si s’opèrent en pratique des effets de champ puisque c’est par eux que l’on peut déterminer si on est en présence d’un champ ou simplement d’une configuration temporaire, d’un espace de négociation ou de mobilisation entre secteurs différents.

A partir de mes travaux précédents, j’arrive à la conclusion que les effets de champ permettant d’identifier effectivement un champ des professionnels de l’(in)sécurité sont les suivants :

Premièrement, il existe une convergence des systèmes de représentation d’agents qui, auparavant, ne les partageaient pas, et un intérêt spécifique à entrer dans les luttes de définition et de hiérarchisation des « nouvelles menaces ».

Deuxièmement, l’ensemble des agents partage une lecture en termes de danger de toute transformation sociale globale affectant la société et à laquelle les hommes politiques ne peuvent répondre. Ils le font sous l’angle d’une menace et éventuellement de la figuration d’un ennemi, et ce, même si l’expérience immédiate des agents les amène à privilégier leur rôle, leur propre mission spécifique et à rentrer en compétition (crime organisé global contre terrorisme global) à propos des hiérarchies et priorités à suivre dans la lutte.

Troisièmement, il existe une reconnaissance pratique que les prises de position d’une agence de sécurité, fut-elle d’un autre pays ou d’une profession différente peuvent avoir un effet perturbateur ou stabilisateur sur l’ensemble des relations qu’une agence donnée entretient avec les autres… et l’intégration de ce savoir pratique joue dans les stratégies des agences.

Quatrièmement, un des effets de champ les plus puissants tient à la modification des images de certaines agences de sécurité qui apparaissaient à tous comme marginales – quant aux univers policiers et militaires – et qui maintenant apparaissent, à tort ou à raison, comme centrales pour les dispositifs de surveillance et de contrôle (douanes, agences d’immigration, gendarmeries…), parce qu’elles posséderaient des ressources et des savoir-faire de gestion de la menace plus adaptés.

Cinquièmement, il existe une allocation différentiée des missions et des budgets par les hommes politiques favorisant ces agences « intermédiaires » et relativisant le poids des agences plus traditionnelles ; ce qui rend le champ plus mobile car les positions dominantes liées à l’ancienneté sont contrebalancées par les évolutions internes du champ et par la matérialité du danger issus de répertoires d’actions violents plus ou moins inédits dont les attentats de grande ampleur.

Sixièmement, tous les agents insistent sur la nécessité de contacts et de réseaux internationaux dans l’économie des luttes budgétaires nationales ou régionales et il n’est plus d’agents qui ne cherche à avoir des correspondants étrangers, des synergies, des échanges d’informations, même les plus réfractaires d’entre eux idéologiquement, le font en expliquant qu’ils y sont contraints.

Septièmement, les succès des agences sont liés à l’influence déterminante des savoir-faire en matière de gestion des inquiétudes et en termes de résolution des pratiques de violence ainsi qu’à leur capacité à en convaincre les hommes politiques. Pour obtenir ces succès, il leur faut des alliances à l’échelle transnationale et des solidarités professionnelles partagées ainsi que des visions homologues du métier et du sens des priorités.

Huitièmement, le maintien dans le champ suppose la possession de technologies spécifiques permettant d’agir à distance. Et sans ce dernier critère les agents sont peu à peu exclus du champ.

En conclusion, je retiens donc des travaux de Pierre Bourdieu essentiellement la notion d’effet de champ, et celle de corrélation entre les prises de position, les systèmes de dispositions (liés à la socialisation professionnelle) et les positions objectives des porte-parole et des institutions, tenant à l’historicité du champ et à l’autorité qui leur est reconnue. Mais ma critique de Bourdieu sur la fixité des critères de différentiation au sein du champ et entre les champs m’amène à revenir à Michel Foucault et à lui emprunter les notions de programme de vérité, de savoir, et de dispositif. La notion de dispositif empêche de voir le champ comme une configuration d’agencements techniques et juridiques monolithiques et permet d’y voir au contraire une configuration d’agencements sociaux mouvants. Elle est ce qui permet de se distancier du fantasme de la technique propre aux professionnels de la sécurité et à croire qu’ils possèdent un capital spécifique, un savoir supérieur ou des technologies au sens étroit du terme (satellites de surveillance, informatique, électronique de gardiennage...) qui les rendraient plus crédibles. Ils ne possèdent pas un pouvoir ou un capital à part. Ils n’ont à part que certaines pratiques (et les théorisations, justifications de ces dernières).

Ces pratiques sont à la fois éclatées, fragmentées, diffractées dans toute la société (par exemple les logiques proactives des sociétés privées dépassent de loin celles des agences publiques) mais sont plus prégnantes au sein du champ des professionnels de la sécurité. Elles font converger les trajectoires des agents et reconfigurent en un seul champ les univers autrefois différenciés de la police et de l’armée. Les technologies des armes non létales, du maintien de l’ordre, la valorisation de la surveillance et de la prévention remettent en cause, y compris pour l’armée, le « droit de tuer ». Ces technologies rapprochent les pratiques de la guerre et du maintien de l’ordre. On en comprend mieux les « régimes d’énoncés » en mettant l’accent sur les trajectoires des agences intermédiaires (gendarmeries, douanes, police des frontières) et sur les convergences des préoccupations des agences autour des formes de violence d’organisations clandestines au-delà de leur territoire (et labellisées comme terrorisme ou guérilla ou mafia ou crime organisé selon les contextes et les rapports de force symboliques entre les adversaires) ainsi que sur les catégories conçues pour signifier l’interpénétration (menaces transverses, sécurité intérieure, ennemi intérieur). 78 L’ensemble des effets de champ signalés plus haut n’est donc pas le seul résultat des processus et relations entre les agents du champ mais aussi le résultat de leurs relations avec les autres champs et ce, à travers des dispositifs qui traversent les institutions et ne sont pas réductibles aux logiques de ces dernières ou même à l’habitus de leurs agents50. Ce sont les formes prises par ce dispositif au sens foucaldien que j’analyserai dans un prochain article prolongeant celui- ci.

 

 

 

Notes

1 Il y a bien entendu des précédents. Mais le Mc Carthysme était purement américain et avait une dimension anti-gouvernementale initiale absente actuellement. Quant à la généralisation de mesures d’urgence permanente au Royaume-Uni dans les années 1970 au nom de la lutte contre l’IRA, elle était réservée à l’Irlande du Nord et ne touchait pas la société et l’ensemble du territoire britannique. Voir Bigo D., Guittet E.-P., « Vers une nord irlandisation du monde ? », in Militaires et Sécurité intérieure, l’Irlande du Nord comme métaphore, Cultures & Conflits, n°56, hiver 2004, pp. 171-182.

2 Pour une analyse détaillée, voir l’habilitation à diriger des recherches de Didier Bigo, « Terrorisme, guerre, sécurité intérieure, sécurité extérieure », IEP, Paris, 18 septembre 2002.

3 Dans le cadre du programme ELISE, une étude de la littérature à l’échelle de sept pays européens a été entreprise. Elle est consultable sur le site Internet : http://www.eliseconsortium.org.

4 Bigo D., Policing (In)security Today, New York, Palgrave, à paraître.

5 Voir Fumarolli M., Les abeilles et les araignées : la querelle des Anciens et des Modernes, Paris, Gallimard, 2001.

6 Voir la synthèse des résultats de la recherche du programme PCRD5 ELISE disponible à http://www.eliseconsortium.org ainsi que sur le cd-rom regroupant l’ensemble des contributions des équipes européennes de ce programme.

7 Voir les analyses d’ouvrages sur le terrorisme post 11 septembre mises en ligne sur le site Challenge : http://www.libertysecurity.org. Sur le rapport à la Guerre Froide, voir l’intervention d’Andrew Wachtel (Northwestern University) présentée lors de la journée transatlantique suivant la conférence inaugurale de CHALLENGE. Voir aussi les récentes interventions à l’ISA de John Mueller. Voir aussi Mueller J., « Simplicity and Spook : Terrorism and the dynamics of threat exaggeration », International Studies Perspective, vol.6, n°2, mai 2005, pp. 208-234.

8 Pour une critique de cette stratégisation de l’interne et les tentatives de la masquer sous la rhétorique de la mondialisation de la sécurité, de la confusion entre guerre et crime, voir les précédents numéros de Cultures & Conflits. Voir Berthelet P., « L’impact des évènements du 11 septembre sur la création de l’espace de liberté, de sécurité et de justice », in De Tampere à Séville : bilan de la sécurité européenne (2), Cultures & Conflits, n°46, été 2002, pp. 27-63 ; Bigo D., « Les attentats de 1986 en France : un cas de violence transnationale et ses implications », in Réseaux internationaux de violence, vente d'armes et terrorisme, Cultures & Conflits, n°4, 1992, pp. 123-173 ; Bigo D., « Grands débats dans un petit monde. Les débats en relations internationales et leur lien avec le monde de la sécurité, in Troubler et inquiéter : les discours du désordre international, Cultures & Conflits, n°19-20, 1997, pp. 7-48 ; Bigo D., « Sécurité et immigration : vers une gouvernementalité par l’inquiétude? », in Sécurité et immigration, Conflits, n°31-32, 1998, pp. 13-38 ; Bigo D., « La voie militaire de la guerre au terrorisme », in Défense et identité : un contexte sécuritaire global, Cultures & Conflits, n°44, hiver 2001, pp. 5-18 ; Ceyhan A., « Terrorisme, immigration et patriotisme. Les identités sous surveillance », Cultures & Conflits, n °44, hiver 2001, pp. 117-133 ; Guild E., « Exceptionnalism and Transnationalism: UK Judicial Control of Detention of Foreign International Terrorist », Alternatives-Cultures & Conflits , n°28, août-octobre 2003, p. 491-515 ; Lessana C., « Loi Debré : la fabrique de l’immigré », in Sécurité et immigration, Cultures & Conflits, n°31/32, pp. 125-158 ; Wieviorka M., « Le réseau de la terreur : une hypothèse à revisiter », in Réseaux internationaux de violence, ventes d’armes et terrorisme, Cultures & Conflits, n °4, 1992, pp. 113-122.

9 Bigo D., « La recherche proactive et la gestion du risque », Déviance et Société, n°4, vol. 21, 1997, pp. 423-429 ; Bigo D., « From foreigners to abnormal aliens: How the faces of the enemy have changed th following September the 11 with the process of policing beyond borders », in International Migration and Security: Immigrants as an Asset or Threat?, 2005, edited by Van J., Selm E., Guild E. (dir.), Londres, Routledge, an imprint of Taylor & Francis Books Ltd. ; Ragazzi F., « The National Security Strategy of the USA ou la rencontre improbable de Grotius, Carl Schmitt et Philip K.Dick », in Militaires et sécurité intérieure. L’Irlande du Nord comme métaphore », Cultures & Conflits, n°56, hiver 2004, pp. 141-156.

10 C’est là un des résultats les plus clairs de nos entretiens avec les responsables des services de renseignement depuis 2002 dans le cadre du programme ELISE. Voir ici même l’article de Bonelli L., « Un ennemi ‘anonyme et sans visage’. Renseignement, exception et suspicion après le 11 septembre ».

11 Nous reviendrons sur ce point en analysant les mécanismes de surveillance et l’espace Ban-optique dans un prochain article. Voir Bigo, Didier, « Global (in)security: the field of the professionals of unease management and the Ban-opticon », Traces a multilingual series of cultural theory, Jon Solomon, Translation, philosophy and colonial difference (4).

12 Bigo D., Guittet E.-P., « Vers une nord-irlandisation du monde? », op. cit.

13 Ceyhan A., Peries G., « L’ennemi intérieur : une construction politique et discursive », in Construire l’ennemi intérieur, Cultures & Conflits, n°43, 2001, pp. 3-11.

14 Voir les contradictions de Samuel Huntington qui veut donner des définitions homogènes des espaces civilisationnels, veut critiquer localement le multiculturalisme et ses dangers mais veut aussi rejeter l’idée d’un ennemi intérieur subversif et invisible. Huntington S.P., « The clash of civilizations », in Foreign affairs, 1993, 72, 3, pp. 22-49 ; Huntington S.P., Le choc des civilisations, Paris, Jacob (traduction de The clash of civilizations and the remaking of world order), 1997.

15 A la relecture des épreuves, le Royaume-Uni vient de faire la triste expérience de l’inanité de cet espoir d’une guerre à distance, sans conséquence violente en interne. Mais la réaction britannique est pour l’instant bien plus mesurée que celle des Etats-Unis.

16 Sur la dimension coloniale, il semble que derrière les termes de nébuleuse, réseau et d’islamisme… se cache une relation engageant deux à deux des adversaires différents : Etats-Unis, Afghanistan, Australie, Indonésie, Madrid, Maghreb… et que le fil vert d’Al Qaeda est ténu, voire inexistant.

17 Voir dans ce numéro l’article fondamental de Walker R.B.J., « L’international, l’impérial, l’exceptionnel ». Voir aussi Armitage J., « State of emergency », Theory Culture and Society, vol.19, n °4, août 2002. Voir aussi Bhuta N., « A Global State of Exception? The United States and World Order », Constellations, vol.10, n°3, 2003, pp. 371-391 ; voir aussi Bruin R., Wouters Kees, « Terrorism and the Non-Derogability of Non-Refoulement », International Journal of Refugee Law, vol.15, n°1, 2003, pp. 5-29 ; Cole D., « The Course of Least Resistance: Repeating History in the War on Terrorism », in Lost Liberties. Ashcroft and the Assault on Personal Freedom, New York et Londres, The New Press, 2003 ; Cole D., Enemy Aliens. Double Standards and Constitutional Freedoms in the War on Terrorism, New York et Londres, The New Press, 2003 ; Noll G., « Visions of the Exceptional: Legal and Theoretical Issues Raised by Transit Processing Centres and Protection Zones », European Journal of Migration and Law, vol.5, n°3, 2003, pp. 303-341 ; Huysmans J., « International politics of Insecurity, unilateralism, inwardness and exceptionalism », CEPS, ELISE, 2005 ; Walker R.B.J., « International, Imperial, Exceptional », CEPS, ELISE, 2005.

18 Pratiques illibérales : terme utilisé par Desmond King (dans « In the name of liberalism » Oxford, Oxford University press, 1999) à propos des politiques sociales et que je généralise aux politiques de sécurité. Voir aussi l’entretien dans « Repenser l’Etat social » in Raisons Politiques, mai 2002, pp. 107-117.

19 Bigo D., Hermant D., La relation terroriste, analyse de la violence politique des organisations clandestines dans les démocraties occidentales, Etudes Polémologiques, Paris, Documentation Française, 1988.

20 Voir sur ces questions relatives à la privatisation de la sécurité, Les entreprises para-privées de coercition, Cultures & Conflits, n°52, Paris, L’Harmattan, hiver 2003.

21 Voir la déclaration du directeur de la CIA devant le Congrès contredisant les dires de Georges Bush à la télévision le jour précédent sur les informations concernant l’existence d’armes de destruction massive en Irak, le 11 février 2002.

22 Cette dynamique du champ explique mieux à notre avis que les théories de l’influence des sectes religieuses, les comportements « messianiques » de Tony Blair, Georges Bush, Aznar ou Berlusconi.

23 Anderson M., Frontiers : territory and state formation in the modern world, Malden, MA, Polity Press, 1996 ; Bigo D., « Security, Borders and the state », in Sweedler A., Scott J. (dir.), Border Regions in Functional Transition, Institute for Regional development (IRS), Berlin, 1996, pp. 63-79 ; Walker N., « European integration and european policing », in Anderson M., Den Boer M. (dir.), Policing across National Boundaries, Londres, 1994, pp. 22-45.

24 Dans un prochain article de la revue, je développerai en français la notion de dispositif Ban-optique et sa relation avec le champ des professionnels de la gestion des inquiétudes. Voir Bigo D., « Global (in)security: the field of the professionals of unease management and the Ban-opticon », op. cit.

25 Voir Bigo D., Polices en réseaux : l’experience européenne, Presses de la Fondation nationale des sciences politiques, 1996.

26 Travaux réalisés par l’équipe du Centre d’Etudes sur les Conflits et le réseau ELISE. Voir le site Internet : http://www.eliseconsortium.org.

27 La lecture de l’ouvrage de Rob Walker, Inside/outside a été sur ce point particulièrement importante en ce qu’il rappelle en quoi notre grille spontanée de représentation entre l’interne et l’international est le produit de la pensée d’Etat, des logiques académiques disciplinaires et des profits symboliques et pratiques que cette coupure institue. Il montre qu’une conceptualisation différente du politique en termes de flux et de champ permet de réunifier des catégories de pratiques qui étaient différenciées à tort et permet de différencier autrement ces pratiques. A ce titre mon analyse lui est largement redevable. Walker, R.B.J., Inside/Outside : International Relations as Political Theory,Cambridge, Cambridge University Press, 1993.

28 Nadelmann E.A., op. cit ; et Nadelmann E.A., Cops across borders : the internationalization of US criminal law enforcement, Pennsylvania State University Press, 1993.

29 Pour plus de détails voir le compte rendu de l’ouvrage de Nadelmann par Didier Bigo paru dans la Revue Française de Science Politique, Volume 44, n°6, pp. 1102-1103, 1994.

30 Katzenstein P., « West Germany’s security policy: state and violence in the 1970s and 1980s », Western Societies Program occasional paper, n°28, Western Studies Program, Center for International Studies, Cornell University, 1990 ; Katzenstein P., « Coping with Terrorism: Norms and Internal Security in Germany and Japan », in Goldstein J., Keohane R.O., (dir.), Ideas and Foreign Policy: Beliefs, Institutions and Political Change, Ithaca, Cornell University Press, 1993, pp. 265-95.

31 Bigo D., « The Moebius Ribbon of Internal and External security », in Albert M., Jacobson D., Lapid Y., Identity, borders, orders: Rethinking International Relations Theory, Minneapolis, University of Minnesotta press, 2001, pp. 91-116.

32 Tournier P., « La délinquance des étrangers en France - analyse des statistiques pénales », in Palidda S. (dir.), Délit d’immigration, COST A2 Migrations, Commission Européenne, Bruxelles, 1997, pp. 133-162 ; Tsoukala A., « Looking at migrants as enemies », in Bigo D., Guild E., Controlling Frontiers: Free Movement into and within Europe, Ashgate, 2005 ; Wacquant L., « Des ennemis commodes », Actes de la recherche en sciences sociales, 1999, n°129, pp. 63-67 ; Dal Lago A., Non-Persone. L’esclusione dei migranti in una società globale, Feltrinelli, Milan, 1999.

33 Voir les travaux de Sébastien Laurent. Voir sa communication intitulée « Intelligence and Diplomacy : the Birth of the Military Attachés in Europe in Nineteenth Century ».

34 Bigo D., « Europe passoire et Europe forteresse, la sécurisation/ humanitarisation de l’immigration », in Rea A., Immigration et Racisme en Europe, Bruxelles, Complexe, 1998, pp. 203-241.

35 Lahav G., « Immigration and the State : the Devolution and Privatisation of Immigration Control in the EU », in Journal of ethnic and migration studies, vol.24, n°4, 1998, pp. 675-694 ; Guiraudon V., « De-nationalizing control: analysing state responses to constraints on migration control », in Guiraudon V., Joppke C., Controlling a new migration world, 2001, Londres, Routledge ; Guiraudon V., « Logiques et pratiques de l’Etat délégateur : les compagnies de transport dans le contrôle migratoire à distance », in Bigo D., Guild E., De Tampere à Séville, bilan de la sécurité européenne, Cultures & Conflits, n°45, printemps 2002, pp. 51-79.

36 Je remercie Laurent Bonelli d’avoir attiré mon attention sur cette polarisation faisant éclater la notion de police nationale comme métier unique. Voir à ce propos Monjardet D., Ce que fait la police : sociologie de la force publique, Paris, La découverte, 1996.

37 Voir « Circuler, enfermer, éloigner. Zones d’attente et centres de rétention des démocraties occidentales », Cultures & Conflits, n°23, automne 1996, ainsi que les numéros coordonnés de Cultures & Conflits : « L’Europe des camps : la mise à l’écart des étrangers », n°57, printemps 2005), et de la revue Politix – Revue des sciences sociales du politique : « Etrangers : la mise à l’écart », n°69, 2005.

38 Bourdieu P., Réponses, Paris, Seuil, Libre examen, 1992, pp. 72-73.

39 Bourdieu P., ibid., p. 78.

40 On peut ici relier les travaux de Graham Allison sur les modèles deux et trois qu’il développe dans Essence of decision et les travaux sociologiques de Pierre Bourdieu car Graham Allison étudie plus en détail les mécanismes de lutte et permet sans doute de mieux comprendre la fluidité de certaines prises de position. Voir Allison G.T., Zelikow P.T., Essence of Decision, Explaining the Cuban Missile Crisis, Washington DC, Longman, 1999. Voir en particulier les compétitions autour des frontières floues et des missions incertaines et les activités colonisatrices des agences.

41 Bourdieu P., Réponses, op. cit., p. 76.

42 Bigo D., « The Moebius Ribbon of Internal and External Security », op. cit.

43 La cohérence théorique d’une telle lecture croisée de deux auteurs qui se sont assez volontairement ignorés peut être sujette à discussion mais elle nous semble fructueuse. J’ai essayé de montrer comment articuler les deux pensées dans mon article : « Les nouvelles formes de la gouvernementalité : surveiller et contrôler à distance », in Grangeon M. C. (dir.), Penser avec Foucault, théorie critique et pratiques politiques, Paris, CERI, Karthala, 2005.

44 Sur le rapport vérité et sécurité, voir l’important travail de l’équipe de Florence réunie autour de Alessandro Pizzorno et Donatella della Porta. La notion de police knowledge permet sans doute d’approfondir cette relation entre savoir, savoir pratique et pouvoir dans le champ de la sécurité. Sur police knowledge voir les différentes communications de Donatella Della Porta en particulier son introduction à la conférence de Florence de mai 1996. Sur savoir et savoir pratique, voir le dernier chapitre de Polices en réseaux.

45 Bigo D., Guild E., De Tampere à Séville, bilan de la sécurité européenne, Cultures & Conflits, op. cit. ; voir le texte « European Commission draft definition of terrorism », (doc ref: COM(2001) 521 final,

19.9.01 et les commentaires de Tony Bunyan de Statewatch.

46 Foucher M., Fronts et frontières : un tour du monde géopolitique, Paris, Fayard, 1988.

47 Bigo D., « Sécurité intérieure, implications pour la défense », rapport établi pour la DAS, mai 1998, 207 p.

48 Je dois l’idée à l’intervention de John Crowley aux écoles de Coëtquidan sur les formes de la sécurité contemporaine, juin 1999. Topologie qui n’est pas éloignée de celle du ruban de Möbius.

49 Je tiens compte ici de la critique que m’ont adressée Ole Waever et Barry Buzan en faisant remarquer que le champ de la sécurité tel que je le définissais dans Polices en réseaux, était par trop délimité par les relations entre des agences essentiellement bureaucratiques et que cela créait un « point fixe » alors qu’il fallait partir du réseau sémantique créé par les référentiels de la sécurisation et l’élargir aux acteurs privés.

50 C’est ce dernier point que je développerai dans le prochain article.


Pour citer cet article

Référence électronique

Didier BIGO, « La mondialisation de l’(in)sécurité ? », Cultures & Conflits [En ligne], 58 | été 2005, mis en ligne le 06 janvier 2010, consulté le 12 janvier 2015. URL : http://conflits.revues.org/1813

Référence papier

Didier BIGO, « La mondialisation de l’(in)sécurité ? », Cultures & Conflits, 58 | 2005, 53-101.

À propos de l’auteur

Didier BIGO Didier BIGO est maître de Conférences des Universités à l’IEP de Paris. Chercheur associé au CERI et président du Centre d’Etudes sur les Conflits. Il dirige les programmes cadres de recherche et développement européens ELISE (European Liberty and Security, PCRD5) et CHALLENGE (Changing the Landscape of European Security, PCRD6).

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Résumé

Cet article se propose de discuter les prémisses sur lesquelles repose une certaine vision de l’insécurité globale – conséquence « naturelle » des attentats ayant frappé les Etats- Unis, l’Australie, la Turquie, l’Espagne et tout récemment le Royaume-Uni – et le corollaire d’une solution efficace unique : la mondialisation des professionnels de la sécurité et leur collaboration contre la barbarie. Prenant appui sur les travaux de Pierre Bourdieu et de Michel Foucault, l’auteur se propose de comprendre quand et comment s’est développé ce discours sur la « mondialisation de la sécurité » à travers les notions de champ des professionnels de la gestion des inquiétudes, et de transnationalisation des processus d’(in)sécurisation. Une attention particulière est portée sur la manière dont ces processus sont liés aux transformations de la violence politique mais aussi au développement européen et transatlantique des appareils policiers, militaires, de renseignement, à leur structuration en un champ professionnel, et à leurs effets sur nos sociétés du risque, du doute, de l’incertitude.

Cultures & Conflits, 58 | été 2005