Date: 2004/09/08
Subject: [n-e-u-f] Projet d'expo LES CULTURES AMOUREUSES à
la Villette
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CULTURES AMOUREUSES
Arlette Farge – Rose-Marie Lagrave
L’intention générale de l’exposition
Depuis trente ans, l'ordre des sexes a été bouleversé,
réinterprété, réfléchi, et s'est
organisé un combat majeur pour l'égalité entre
hommes et femmes. Toutes les avancées qui en ont résulté
ont apporté, dans le domaine des sensibilités et des
intériorités masculines et féminines, des bouleversements
considérables : les prises de parole, les formes du désir,
la reconstruction des rôles sociaux ont peu ou prou modelé
d'autres figures, d'autres visions du couple, du travail et de la
conjugalité.
Aujourd’hui, si l'individualisme triomphant impose que l'on
invente des formes collectives du comment vivre ensemble, car nos
sociétés ont renoncé aux ambitions collectives,
toutes les femmes et tous les hommes n'ont pas les mêmes chances
de faire un travail d'insoumission aux normes, et n'ont pas les
mêmes chances d'aimer en toute liberté. Au demeurant,
nul n'a la possibilité de faire ce travail une fois pour
toutes, d'autant que se brouillent dans l'indistinction la sexualité
et l'amour.
Or, l’amour ne subvertit pas toujours les sexualités,
il peut subvertir le monde, si cette énergie là, tout
occupée à s'assurer des fidélités, sexuelles
par le biais de la jalousie, pouvait se reconvertir en énergie
sociale et collective.
Comment alors constituer l'amour en levier politique et non en
message sympathique ou messianique ?
L’amour peut être une des matrices de ce qu’on
pourrait appeler « la sororité fraternelle »,
et, de ce fait, il renoue avec le sens du collectif. C’est
retrouver une des valeurs de la République passée
par pertes et profits, car si Liberté et Égalité
sont revendiquées, qui ose à présent parler
de Fraternité autrement que comme un gadget commode pour
en appeler à une solidarité défaite ?
Les usages politiques de la fraternité impliquent que l'on
rompe avec le vocabulaire ambiant et les stéréotypes
pour que soit mieux signifié le désaccord avec leurs
usages.
Séquence I - Les avatars du désir : «
il pleut des pierres »
Un Contexte politique et social : Fractures, fissures, bouleversements
sociaux et politiques …
Voici que, depuis la fin des années 1980, des réalités
très dures, très nouvelles, surviennent avec rapidité.
Des ruptures s'opèrent, des certitudes vacillent, d'autres,
sûres d'elles mêmes, viennent envahir le champ de la
pensée pour l'anesthésier. Des perplexités
et de grandes inquiétudes naissent, et quelque chose d'un
futur imaginé s'effrite face aux brutalités du présent.
Chaque événement et peu de gens veulent le croire
entraîne des conséquences dans la façon que
trouve le désir à s’exprimer, que ce soit dans
la rencontre, les conjugalités, mais aussi dans les résistances
et le luttes.
- C'est d'abord la chute du mur de Berlin en 1989. Avec cette chute,
se défont les illusions mais aussi se forge l'idée
d'avenirs qui ne se choisissent pas, qui ne se choissent plus.
- C'est l'apparition d'une nouvelle génération :
les mères ont été plus ou moins féministes,
les années sont dites « fric », l'éphémère
tient lieu de jouissance et d'avenir. C’est le triomphe du
libéralisme.
- Le chômage augmente, asservissant lourdement les ménages
et frappant de façon très difficile la façon
d'assumer les rôles sociaux, sexuels et parentaux.
- La classe ouvrière est effacée de la carte mentale
des affairistes et des intellectuels. Ils sont 7 millions en France,
les plans sociaux et les restructurations cachent des réalités
sociales très graves et des problèmes affectifs importants.
Or, à l'intérieur de ce monde au temps volé,
au corps abîmé, les rôles masculin et féminin
sont détériorés par l'absence d'emploi.
Ce qui frappe avec certitude, c'est l'absence de mots venant caractériser
l'ensemble de ces situations, et la façon dont les hommes
et les femmes qui souffrent n'ont plus le vocabulaire de la revendication,
ni même des espérances futures.
- Les grands conflits européens au Rwanda comme en ex Yougoslavie
renvoient à la cruauté qu'on croyait avoir déserté
le monde depuis la deuxième guerre mondiale. Hommes et femmes
vivent avec cette nouvelle donne, sans qu'aucune réflexion
ni politique, ni éthique, ni métaphysique ne vienne
donner de réponse.
Notre modernité est celle de la précarisation, du
chômage, de la captation du désir dans des injonctions
contradictoires (dont le recyclage du désir à des
fins marchandes). L’identité et la solidarité
se sont brisés ; morcelés et brouillés, ils
se perdent et ne peuvent plus servir de point d’appui.
Des mondes du travail au corps bafoué
Ainsi, une multitude d’expériences, de contraintes,
de dominations, de formes sociales et politiques viennent contrarier,
affadir le désir (au sens large : sexuel, amoureux, égalitaire),
le rendant possible ou impossible.
A partir de trois sphères du monde du travail qui semblent
particulièrement investies par ces phénomènes,
- les mondes ouvriers,
- les mondes paysans,
- les métiers de service et du compassionnel,
nous explorerons les contraintes, les formes de domination qui
perturbent la circulation du désir. Autant d’expériences
où la souffrance de l’exploitation collective joue
sur l’intime.
Et, dans nos sociétés occidentales qui se présentent
comme la scène d’une jouissance généralisée,
le dévoiement, la déhérence du désir
malmènent les corps.
La publicité, l’injonction du jeunisme, mais aussi
la prostitution et les violences en seront des exemples.
Les mondes du travail
Le monde du travail génère moins le désir
que l'aliénation, en quelque sorte une dépossession
de soi.
Mais, il y a une différence entre les hommes et les femmes
dans cette confiscation du désir : les hommes s'investissent
dans le travail et ses valeurs, tandis que les femmes, de par la
multiplicité des tâches qu'elles assument (profession,
gestion du quotidien familial, charge des enfants...) sont «fatiguées
d'être».
A) Les mondes ouvriers, les mondes industriels
Une menace majeure, le chômage
- La perte des prérogatives masculines et l’atteinte
à la féminité des femmes
Un homme au chômage perd son honneur et sa virilité,
alors que le chômage n’est pas perçu comme atteinte
à la féminité.
- Les renoncements
Dépression, alcoolisme, suicide,… il peut se produire
avec ces délires dérivés, davantage de cruauté,
de l’anti-compassionnel à l’intérieur
d’une même classe sociale.
Dans le même temps, dans ce monde du travail menacé,
du désir peut s’insinuer, se produire.
- Les échappées belles
Le désir ressurgit comme une force vitale, une énergie
où l’on est encore capable de se révolter, d’agir…
Par exemple, avec
- Les rôles et luttes des femmes à l’intérieur
des syndicats,
- Les résistances collectives.
B) Les mondes paysans
La France a pris congé du travail extractif et des métiers
y afférant (travail dans les mines, travail de la terre...).
Se marquent une évolution des métiers et l'émergence
de mondes d'entrepreneurs industriels et agricoles.
Si le monde ouvrier reste un monde de salariat, le monde paysan
est considéré comme composé de travailleurs
indépendants.
Ce monde d'entrepreneurs agricoles va induire, dans la distribution
des tâches, moins une répartition de rôles entre
les genres, qu'une dévalorisation de soi dans le rapport
au métier (tâches segmentées et répétitives),
et ce quel que soit le genre, même si certaines agricultrices
s’organisent pour une reconnaissance de leur statut.
C) Des métiers de service
A travers l'évolution de la société vers un
monde de services, il y a transformation des rapports de genre où,
traditionnellement certaines tâches étaient censées
être destinées aux femmes.
- Les métiers de secrétaire, de comptable, comme
ceux de vendeuse ou de télévendeuses, seraient liés
à la compétence particulière supposée
des femmes à utiliser des machines ou à apporter un
« talent de service particulier ».
Et l’emploi des femmes demeure généralement
moins rémunéré que celui des hommes et peu
valorisé (ségrégation horizontale).
- Les « métiers du compassionnel »
Ce sont des métiers centrés sur la prise en charge
d'enfants, de vieillards, de personnes dépendantes et qui
sont généralement pensés comme dévolus
aux femmes, parce qu'ils s'exercent précisément dans
la sphère du compassionnel.
- Le monde hospitalier
- Les relations soignants/malades, les relations soignants/soignants
- Les hiérarchies et le pouvoir de l’institution
Le personnel se soumet le plus souvent au pouvoir coercitif de
l’institution (cf. M. Foucault). Par exemple, en milieu hospitalier,
on ne répond pas au désir des personnes en fin de
vie, s’il ne correspond pas au fonctionnement de l’institution.
Formes évolutives et ambiguïtés du compassionnel
Les exemples choisis (de la prise en charge de personnes dépendantes
aux « soins d’amour ») montrent une compassion
partagée, de l’ordre du politique et non une compassion
charitable.
Le corps, la jouissance
Le procès de transformation du désir en marchandise
sous la forme d’un produit cher et dont on paye le prix, s'opère
par une série de réductions et de reconfigurations
du désir qui défigurent les possibilités du
vivre ensemble.
La jouissance a été expatriée du désir
alors qu'elle en était une des composantes, en sorte que
sa relative autonomie la constitue en objet d'échanges publicitaires
et marchands. La jouissance aujourd’hui n'est pas autre chose
qu'une sorte de fast food du désir.
A) Le rêve trompé, bafoué
Le corps, maltraité, souffrant dans le monde du travail
est confronté aux images d’un corps « fabriqué
», pensé comme idéal. On fait commerce de ces
images, générant des leurres (publicité,...)
et des ostracismes (vieillesse…).
- La publicité
Surenchères de virilisation, de féminisation, brouillage
des genres, la publicité présente des encodages multiples
des notions de genre.
- Le jeunisme, un diktat
Pratiques alimentaires, soins du corps, ... de la santé
au jeunisme
B) Le corps violenté
- Le corps vendu, le commerce de la prostitution
- Corps battu, corps violé : des violences (ordinaires ?)
dans l’espace public et dans l’espace privé
C) En contrepoint, le corps sportif
Essayer de se construire, de construire son identité en
s’en donnant les moyens par une compétence sportive.
Séquence II – Il y a peu… s’inventaient
des désirs collectifs
Contexte
Durant les années soixante, avec un gouvernement de droite
et des valeurs conservatrices, la société française,
dans un contexte de croissance, conçoit le bonheur à
l’aune de la consommation. Cette société repue,
qui s’ennuie, connaît alors des remises en cause majeures
: la fin de la France coloniale (indépendance de la guerre
d’Algérie) et l’émergence d’une
jeunesse tiers-mondiste -qui s’ennuie pareillement- mais sensible
à la décolonisation comme à la guerre du Vietnam.
Un contexte où sont occultées les différences,
voire les séparations entre les hommes et les femmes.
Le mouvement de 1968 va revisiter des valeurs conservatrices, contribuer
à la démocratisation de la scolarisation, mais cet
élan contestataire ne remet pas véritablement en question
les inégalités entre hommes et femmes. Tout se vit
dans une certaine exaltation de l’énergie sexuelle
(cf. W. Reich), mais l’objectif essentiel des actions étant
alors la lutte des classes, le statut des femmes reste « une
contradiction secondaire ».
C’est après ce moment de lutte et de contestation
-déjà annoncé dans les années 60- qu’apparaîtra
un mouvement féministe issu d’une prise de parole des
femmes, parole longtemps contenue ou refusée, particulièrement
dans les structures des partis politiques ou les syndicats.
féminismes, sororité
Une temporalité nouvelle s’empare des femmes : communiquant
entre elles, élaborant une culture de combat, organisant
leurs espaces, elles connaissant le plaisir du partage et conquièrent
leur égalité de haute lutte.
Deux féminismes s'opposent qui, pour être historiques
et sans doute dépassés, ont beaucoup d'influence :
le corps nature s'oppose au corps culture.
Pour les adeptes d'un corps nature, le féminin est à
retrouver dans ce qui fonde son essence : le lait, le sang, les
règles, les humeurs (cf. Annie Leclerc, « Paroles de
femmes », Emma Santos « Il est rouge ce sang »).
Pour les autres (autour de Simone de Beauvoir essentiellement),
le corps féminin est de l'ordre de la construction culturelle
: « on ne naît pas femme, on le devient ».
Cette césure entre les deux perceptions (essentialistes/égalitaristes)
est fondamentale parce qu'elle sera aussi le lieu de prises de positions
très différentes.
Nouveau concept, la sororité doit se comprendre comme un
moment d’invention d’un lien politique et affectif entre
femmes mobilisées.
Le plaisir d'être entre femmes, de parler, d'inventer se
double d'une notion forte (et ambiguë) : la solidarité
au delà des inégalités entre femmes. Pour qu’advienne
la sororité, il fallait en passer par l’amour de soi,
l’amour entre soi, entre femmes mobilisées à
un titre ou à un autre, moments nécessaires de réassurance
pour aimer son prochain que sont les hommes et les femmes. C'est
en fonction de cette sororité que s'organisent les luttes,
sans apercevoir que ce concept exclut le masculin et suppose une
égalité entre femmes qui, de fait, n'existe pas.
Dans cette séquence, nous mettrons l’accent sur plusieurs
points qui rendent compte
- de l’expression collective du désir par les femmes,
revendiquant aussi l’égalité avec les hommes
et la jouissance d’un corps libéré,
- des importantes mutations sociales qui ont découlé
de leurs luttes,
Mais aussi sur
- des résistances et réactions machistes auxquelles
elles se sont heurtées,
- de leur oubli des différences de classes.
C’est une nouvelle histoire des femmes que les femmes construisent
et dont les effets se poursuivent aujourd’hui.
L’expression collective du désir
L'atmosphère dans laquelle se déroulent les actions,
manifestations, prises de conscience par les femmes est celle d'une
joie vécue en commun, d'une effervescence qui se transmet
de femme à femme avec la conscience plus ou moins floue que
le bonheur est au bout de la lutte, que l'égalité
entre hommes et femmes permettra une plus grande liberté
des uns et des autres, que l'identité féminine, depuis
si longtemps reléguée au silence, se déploiera
dans un univers harmonieux où jouissance et rapport à
l'autre s'organiseront sans rapport de forces.
Le corps libéré est éminemment visible et
fait spectacle. Deux types de beauté vont peu à peu
s'ancrer : une beauté « naturelle » et l'autre
sophistiquée, homologues à la tension entre nature
et culture.
Cette ambivalence beauté/non beauté est un des fils
rouges de ces moments du combat et va jusqu'à aujourd'hui.
Des mutations sociales
La contraception (le MLAC), l'avortement (procès de Bobigny
avec Gisèle Halimi, puis Simone Veil au Parlement), plus
tard la criminalisation du viol (1980) sont des conquêtes
très importantes. Les conséquences en sont considérables,
avec des appréhensions nouvelles des corps masculin et féminin.
A partir de ces conquêtes, un champ de maîtrise du corps
ouvre une ère culturelle nouvelle qui peut déplacer
les formes même de l’amour, du désir et de la
suprématie masculine.
C'est le moment où les femmes se réapproprient la
décision quant à la fécondité et à
leur statut éventuel de mère. On n'est plus mère
naturellement, on le choisit.
L'homosexualité féminine et les sexualités
deviennent des domaines légitimes. Le FHAR, dans la mouvance
des revendications homosexuelles féministes, se constitue
en opposition à la société machiste.
Les résistances : réactions machistes
Des hommes, et cela de façon faussement globale, semblent
accepter ces avancées. Mais l'acceptation est de l'ordre
de la sidération. Comment, pour eux, repenser une masculinité
mise à mal, une virilité vilipendée, une domination
que certains pensent n’avoir jamais pratiquée ?
Mais beaucoup, par une sorte de repli sécuritaire, développent
un anti-féminisme sourd et tentaculaire, bientôt rejoints
par une fraction de femmes, « les femmes à cœur
d’homme », pour lesquelles seuls les jugements et les
consécrations masculines sont légitimes.
L’oubli des différences de classes
La femme s'inscrit dans des contextes sociaux, politiques et religieux
forts qui en font des femmes et non une femme.
Mais les différences sociales et culturelles n'ont guère
été envisagées par les féministes. Le
monde paysan reste silencieux. Il faut dire que les perspectives
offertes par la libération des corps se décline plus
facilement dans les milieux favorisés. Et le désir
réel du monde ouvrier de ne pas se fracturer pour lutter
de façon unitaire l'empêche d'entrevoir la libération
féminine comme un fer de lance de la lutte ouvrière.
Entre le surcodage moraliste de la haute bourgeoisie, l’oubli
des conditions de vie des classes populaires qui l’empêchent,
le désir exalté par le mouvement féministe
des années 70 est le fait des classes moyennes.
Une histoire des femmes se met en place par les femmes ; une sociologie
au féminin s'ouvre.
1967: Loi Neuwirth
1970 : L'autorité parentale remplace l'autorité paternelle
Création du MLF
1971 : 343 femmes signent un manifeste pour déclarer qu'elles
ont subi un avortement
1972 : Procès de Bobigny
1973: Création du MLAC
1974: Secrétariat d'état à la condition féminine
(Françoise Giroud)
1975 : Loi Veil Divorce par consentement mutuel
Abrogation de l'article du Code civil napoléonien, autorisant
le mari à battre son épouse
1980 : Le viol est criminalisé
1981 : Ministère du droit de la femme (Yvette Roudy)
1986 : Allocation parentale d'éducation pour les familles
de trois enfants et plus
1992 : Loi sur les violences conjugales et le harcèlement
sexuel
1993 : Lancement du débat sur la parité en politique
2000 : Loi sur la parité
2002 : Loi sur le PACS
2003 : Mouvement de filles de banlieue, marche de « Ni putes
ni soumises »
2004 : Revendication du mariage homosexuel (rien dans les termes
du Code civil ne l'interdit)
SEQUENCE III – Figures du désir : de l’amour
à la subversion
CONTEXTE
Que se passe-t-il dans la vie quotidienne et dans le long déroulement
des jours et des événements tandis que se réfléchissent
et se vivent les liens amoureux, bousculés par l’actualité,
les luttes de toutes sortes et les désirs brisés ?
Conformisme et consensus
On pourrait dire que la société européenne
a fait des arrangements sociaux et culturels dans sa manière
de concevoir le côtoiement entre les sexes. En un sens, la
réunion fusionnelle entre les sexes n'est supportable que
s'il existe des échappées : rencontres spécifiques
entre femmes, camaraderie de travail, besoin pour les hommes de
se retrouver ensemble avec leur langage, leurs expressions corporelles
et leur silence. Ainsi égalité et ressemblance ont
par moments besoin d’être fuis, oubliés, abandonnés.
La République est elle-même un espace de mixité
et travailler sur sa consolidation donne de la force à l’entente
entre les sexes. D’elle découle l’enseignement,
l’hôpital, l’harmonie urbaine, etc… où
la mixité se révèle performante.
La vie politique en démocratie crée normalement de
l'égalité, si bien que toute accentuation des clivages
sociaux réaccentue les oppositions entre sexes.
De fait, ce conformisme et ce consensus établissent des
interdictions, un glacis sur les comportements sexuels : l'avortement
devient de plus en plus difficile à obtenir, tandis que les
jeunes filles sont sous informées sur la contraception.
Les jeunes générations des classes moyennes subissent
une double influence : les acquis du féminisme sont présents,
mais aussi l'envie de retrouver certains schémas abandonnés
par leurs aînés.
Le SIDA fait peur aux corps masculin et féminin. Les précautions
à prendre donnent à la fois une immense appréhension
de la relation sexuelle et entraînent sur un chemin du soupçon
(es tu contaminé ?) qui se diffuse lentement.
Ainsi, les relations entre le masculin et le féminin comme
les rapports homosexuels appartiennent au monde privé et
public, mais elles sont tellement inscrites à l'intérieur
de niveaux sociaux et de contextes politiques et économiques
qui influencent les options personnelles, qu'il est impossible de
les séparer du monde politique, des lois, des influences
médiatiques et intellectuelles, des pouvoirs légitimés.
Dans cette séquence, nous souhaitons montrer, à partir
de ce qui se passe aujourd’hui et dans les interstices de
la décomposition, comment retrouver des fragments espérants
de maillage et de tissage de l’intime et du collectif :
- malgré le poids de normes traditionnelles dans les structures
privées de la famille, du couple, le vivre ensemble ne subit-il
pas de profondes mutations ?
- l’amour, même s’il est indicible, n’abolit-il
pas des ancrages sociaux comme la domination masculine ?
- le désir comme l’amour s’ils détiennent
un potentiel subversif nourrissant les modes de rapport aux autres,
peuvent-ils devenir levier politique concernant le collectif ?
Aujourd’hui : des sexes qui se côtoient, des brouillages…
Des cadres anciens des formes du vivre ensemble et leurs
transformations
- L’amour normé
Sans vouloir chercher « les origines » de l’amour,
peut-on parvenir à appréhender le ou les moments où
l’accrochage de la sexualité et de l’amour se
sont noués ? Tout laisse à penser que l’Eglise
a consenti à enserrer la sexualité et la procréation
dans un sentiment amoureux formel pour discipliner ce qui risquait
d’échapper à son contrôle. Corrélativement,
si l’on parvient à comprendre le sens de l’ajustement
entre sexualité et amour, ne peut-on pas avancer que les
règles présidant au mariage préférentiel,
à l’interdit de l’inceste et à la valence
différentielle des sexes (les trois piliers du social) n’y
suffisant plus, elles devraient être légitimées
et doublées d’un imaginaire de l’amour les rendant
plus effectives, plus sensibles, moins brutales ?
- La famille
La famille irrigue nos sociétés. Elle impose sa domination
dans tous les domaines, aussi bien dans la vie professionnelle que
sociale et politique.
Comment fonctionne alors le désir dans un tel contexte ?
La famille serait le lieu du désir ?
L’évidence métaphorique de la famille a été
incorporée et guide la plupart de nos conduites. En fait,
elle est un instrument de contrôle social. Le discours qu’elle
induit représente une généalogie de contraintes.
Elle capte et canalise le désir, l’empêche de
sortir de la norme. Ce verrou maintient les identités, les
construit de l’extérieur. Mais face à cette
puissance injonctive, des déliaisons sont possibles.
- Subversion et affranchissement
Une nouvelle économie des relations se met en place : familles
monoparentales, homoparentales, cohabitation, concubinage, PACS.
Les familles se recomposent, homosexualités et transexualité
s’affirment, comme s’affirme leur demande d’indifférenciation.
Se rejouent des sexualités mouvantes, tout cela dans la
plus grande des mises en danger. Le sida fait son œuvre, hante
les esprits, et se perd la beauté du geste.
Qu’en est-il de l’amour ?
L’amour, objet non identifiable, a été peu
« travaillé » ; on a davantage étudié
ce qui divise, sépare les hommes et les femmes que ce qui
les unit.
Mais, paradoxe, on peut remarquer le déferlement d’images
de l’amour (cf. Les kiosques et les innombrables magazines
évoquant le sujet sans jamais répondre à la
question de sa nature même). L'amour serait le non dicible.
Ilest dévié vers d'autres figures comme la passion,
alors qu’il serait de l'ordre du trouble.
L’obscénité aujourd’hui serait non pas
la sexualité, mais l’amour (comment le dire, le parler
?)
Impliquant des hospitalités, l'amour est accueil d'altérités
multiples dans une temporalité spécifique (notamment
dans le suspens de la domination masculine).
Et il file entre les mailles du carcan, subvertit la norme, creuse
les lois, bouscule les symboles cimentés à des imaginaires
socioculturels, vide les théories trop bien construites,
s’incarnant dans les situations contemporaines fort diverses
des parcours amoureux…
Une figure exacerbée du désir amoureux, la passion
La passion est accomplissement, voire accentuation de chaque genre
et la dépossession de soi y est à son paroxysme.
Il en est de même pour la passion spirituelle, mais avec
des traits exacerbés, parce que le corps devient là
un obstacle à la passion.
Recréer du désir collectif
De l’amour et du désir
L'amour, en tant qu'irruption de l'autre reconnu en soi, dessinerait
des zones d'insurrection et pourrait être subversion. Sa temporalité
n'impliquerait pas seulement suspens de la domination masculine,
mais suspens de toute domination.
A l’identique, le désir, cette énergie se donnant
lucidité, reconnaît la part du masculin et du féminin
en chacun. De là, il peut jouer le jeu des identités
de genre et contribuer à une forme d’altérité
absolue comme le propose Marie-Hélène Bourcier «
L’une des solutions queers [n’est-ellepas] la prolifération
d’identités dont les identités de genres non
naturalisées… de manière à rendre le
couple homme – femme suffisamment problématique pour
entraver les modes de reproduction de l’identité occidentale.
» ?
Je / Tu / Vous / aime
L'amour comme le désir peuvent-ils être émancipateurs,
empathiques, créer du collectif ? Toutes les insurrections
collectives par exemple n’ont-elles pas été
de forts moments d'échanges, mais éphémères
?
A partir des expériences que nous avons en héritage
(la Commune, la Guerre d'Espagne, le Front populaire...) pouvons-nous
trouver l'énergie (le désir) et imaginer la création
d'autres formes du vivre et du vouloir ensemble dans le présent
et pour l'avenir ?
Il s’agit de retrouver le bien commun donné par cette
historicité et dont nous a privés l'Histoire.
Mais sans oublier la souffrance individuelle liée au désir
d’échanges collectifs.
Car, bien sûr, il y a des fêtes, des festivals et tant
d’autres choses… et tant de monde pour y être.Tout
cela se vit, parfois s’acclame, sur fond d’une intense
solitude, d’une souffrance qui osent à peine se dire
parce que culpabilisées. Quelque chose d’un sens commun
donné à cette souffrance de chacun n’est jamais
énoncé par quiconque et elle manque de personnes sachant
la recueillir comme étant le produit de nos manques collectifs,
et pour la redistribuer à chacun. Alors, comment lui expliquer
que sa douleur est en fait le produit de notre histoire ? Ici, quelque
chose « du souffrant » se dit trop individuellement
pour être signifiant d’un manque de vie collective et
le produit de notre histoire en Europe, en 2004.
La question centrale, inhérente au désir collectif,
reste celle de la mobilisation, de la préservation et de
la perpétuation de ces énergies collectives. Si divers
mouvements sociaux, différentes associations, ont improvisé
leur sens, et par les expériences en font mémoire,
il s'agit de voir désormais comment ces formes d'action,
de même que des formes du vivre collectif moins visibles,
plus ténues, sont agissantes.
Elles vont de la rencontre, de l'hospitalité des moments
festifs qui ne se referment jamais sur la tribu mais restent ouverts
jusque dans leur apparente évanescence, aux mouvements fugitifs
mais répétables de lutte.
Elles sont capillarités, constellations de possibles, incarnées
notamment par le tissage de ces réseaux mouvants, polymorphes
de groupes en lutte contre cette souffrance du mal être…
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