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Origine : http://infokiosques.net/spip.php?article=234
Traduit d’un texte en castillan de Josu Montero (poète
et auteur de théâtre qui participe aux ateliers d’écriture
collective de Barakaldo, Pays basque)
Publié originalement sous le titre Puntos de Fuga - la cultura
como instrumento de normalización, inclusión, cohesión
y control social, par les éditions Ekintza Zuzena (Bilbao
- 1998)
Il ne faut en aucun cas prendre ce texte pour une réflexion
aboutie mais bien pour ce qu’il est réellement, de
l’avis même de son auteur : un ensemble d’idées
et de réflexions pouvant servir de base à une discussion
ou une analyse plus poussée.
Il m’a néanmoins paru suffisamment intéressant
du fait des différents éléments qu’il
met en relation les uns par rapport aux autres, ainsi que par quelques-unes
de ses réflexions - que l’on retrouvera dans d’autres
ouvrages ou brochures, parfois plus poussées - à propos
de l’intégration culturelle ou du couple travail/chômage.
Les notes regroupées à la fin du texte sont de ma
plume.
Toute envie de participer à la correction et à la
retraduction de cette version est la bienvenue. Dans cette optique,
ou dans celle d’une simple consultation, l’original
en castillan de la brochure est disponible sur demande.
Je remercie celles et ceux qui ont déjà participé
à la relecture et à la correction de la première
traduction du printemps 2004. Illes se reconnaîtront.
A part ça, bonne lecture !
Le traducteureux.
EN GUISE D’EXPLICATION
Ce texte est né accidentellement. Il y a de ça déjà
un an, les membres du collectif Berri-Otxoak de Barakaldo m’ont
demandé d’organiser un petit débat pendant un
cycle de conférences dédié à "l’exclusion
sociale" ; la discussion devait aborder l’exclusion sociale
sous l’angle de la culture. Pour cela j’ai essayé
de mettre quelques idées au clair et avec quelques notes
j’ai fait un plan. Le cycle de conférences de Berri-Otxoak
voulait dénoncer l’exclusion sociale et économique
dont souffrent chaque fois plus fortement un nombre chaque fois
plus grand de "pauvres" au sein de notre société
de bien-être, et exiger des pouvoirs publics qu’ils
mettent fin à cette cruelle situation. Mon approche fut précisément
le contraire : en dépit de tant d’inégalités,
de tant d’exclusion économique et sociale, il ne se
passe rien parce que le pouvoir fait en sorte que nous soyons tous
bien intégrés culturellement. Ainsi, loin de plaider
pour que la culture des institutions parvienne aux plus défavorisés,
je suis arrivé à une conclusion qui devint mon point
de départ : nous libérer des griffes de la "culture"
nous rendra moins obéissants, moins passifs et plus créatifs.
Par ce chemin je suis arrivé à des concepts et des
idées qu’il était nécessaire de remettre
en cause.
Plusieurs mois plus tard, des membres de l’Assemblée
anti-TGV me demandèrent de mener une autre petite discussion
à propos de la culture alternative dans le cadre de ses journées
de juin à Iurreta. C’est ainsi que sur les bases de
la discussion précédente j’ai intégré
de nouvelles questions qui avaient surgi. La boîte de Pandore
était ouverte. Plus encore, mon cerveau réchauffé
était en train de filer et de structurer de nouvelles interrogations
et de nouveaux chemins sur lesquels je m’étais aventuré
avec l’aide de lectures diverses et variées - certaines
curieusement casuelles - rencontrées dans quelques livres
et bon nombre d’articles de fanzines et de revues.
Mais tout n’était encore que notes, idées plus
ou moins éparses, unies les unes aux autres par des épingles.
Quand Ekintza Zuzena m’a proposé de convertir les discussions
en un texte, d’un côté l’idée m’a
séduit car je devais le faire solidement, remplir les lacunes,
le systématiser ; mais d’un autre côté,
la paresse me gagnait. Quand tout n’était qu’à
l’état de notes, les possibilités, les chemins,
les suggestions, les intuitions étaient multiples, rien n’était
trop catégorique ; en l’écrivant, toutes ces
potentialités s’évaporaient et peu à
peu cela donnait quelque chose de rigide, fermé, doctrinal,
jusqu’à paraître un peu, voir assez, forcé.
J’ai essayé de faire en sorte que cela se ressente
le moins possible.
Le chemin suivi explique aussi que le texte soit peu approfondi
; il se développe plus en étendue qu’en profondeur.
Il s’étend en reliant, en unissant, en rattachant les
éléments les uns aux autres pour présenter
la vision nécessaire d’un paysage désolé,
sans s’attarder à en analyser une plante particulière.
Mais, sans être défaitiste, ce serait le plus facile.
Comme il est dit dans cette espèce de conclusion finale,
il suffit seulement de savoir, vouloir et pouvoir voir au-delà
des constrictions quotidiennes, de nier notre collaboration journalière,
de développer une sensibilité qui nous permette de
percevoir de quelles possibilités cela nous prive constamment.....
Ce n’est pas rien !
Comme pratiquement tout, "culture" est un terme parfaitement
usé ; usé à la perfection. Le concept qui se
cache derrière ce mot n’est absolument pas innocent.
On entend pourtant parler pompeusement de culture comme s’il
s’agissait d’une catégorie universelle et inamovible.
À des circonstances déterminées, à un
type de société déterminé, de relations
sociales, de relations de production correspond une culture déterminée.
Il est donc nécessaire d’ajouter après le substantif
les noms qui lui correspondent, de le relativiser ; dans ce cas
: culture capitaliste, culture consumériste, culture médiatisée
et médiatique, culture spéculative et spectaculaire.
Celui qui a le pouvoir fabrique la réalité à
sa mesure, et il le fait par le moyen de la culture. La culture
devient tout cet ensemble plus ou moins complexe d’éléments
dont la mission est de légitimer cette société
; elle est chargée de la reproduire, de la perpétuer.
HORLOGE, ARGENT ET TRAVAIL
La culture est nécessaire pour créer un consensus
à propos du type de société, présentant
celle-ci comme l’unique possible, la plus naturelle, la meilleure
; elle normalise ainsi une réalité que nous ne trouverions
peut-être pas si normale si nous étions capable de
la voir avec d’autres yeux. La culture est le principal facteur
de consensus et de cohésion sociale. C’est pourquoi
une société basée sur la légitimité
que lui confère le bien-être renforce en temps de crise
le contrôle culturel sur les citoyens. Ainsi les couches les
plus défavorisées économiquement, celles qui
pourraient remettre en cause une société basée
sur l’avoir, puisqu’elles ne possèdent rien,
articulent à peine quelques contestations, remises en cause
ou protestations. Sur ceux et celles exclus économiquement,
socialement, le pouvoir doit exercer l’intégration
culturelle pour qu’il ne se produise pas de fracture sociale.
Une brève parenthèse pour quelques réflexions
au vol. "Ceux qui ne possèdent rien" ne sont pas
les seuls qui puissent remettre en cause un système basé
sur la propriété. "Ceux qui possèdent
en trop" pourraient aussi le faire, et peut-être dans
une plus grande mesure, vu que précisément cet avoir
ne les rend pas plus heureux. Et cela se passe ainsi car notre société
ne se sustente pas dans le fait de posséder, sinon dans le
fait de parvenir à, d’acquérir, dans la croissance
illimitée et inflexible - avec ce que cela suppose d’abolition
éternelle du présent en fonction d’un futur
qui n’arrivera jamais. Je crains que les effets de ce mécanisme
soient plus destructeurs psychologiquement qu’économiquement
ou écologiquement. De la même manière, au cours
des derniers siècles, l’horloge a été
intronisée comme objet individuel et public essentiel, le
temps est parti en fumée, il s’est effrité,
il a disparu. García Calvo parle de la nature essentiellement
réactionnaire du temps. J. E. Cirlot affirmait qu’en
quelques siècles d’histoire l’homme a échangé
à un rythme accéléré l’espace
et le temps contre des objets. Ce faisant l’homme est en train
de se convertir en objet lui aussi. L’horloge, l’argent,
le travail, sainte trinité vers laquelle nous reviendrons
plus tard.
PEUPLE, INDIVIDU ET MASSE
Comme nous l’avons dit, le pouvoir doit intégrer culturellement
ceux et celles exclus économiquement. Il ne les intègre
évidemment pas à une culture d’élite,
mais à une culture de second ordre, de troisième classe.
Le terme "populaire" a souffert d’un déplacement
sémantique significatif et intéressé. Il y
a de cela plusieurs dizaines d’années, "populaire"
signifiait "fait par le peuple" - cela déborde
les limites de ce texte que d’estimer ce que cela voulait
dire ; aujourd’hui, par "populaire" ou "pop"
on entend plutôt "fait pour la consommation du peuple".
Aujourd’hui le peuple n’est pas créateur de culture,
il est sujet passif, consommateur, spectateur, usager, parce que
la culture de la consommation s’est imposée ; tout
nous parvient déjà fait, fabriqué, prêt-à-consommer.
Le capitalisme a réussi à nous rendre libres : libres
de voter et de choisir parmi un large éventail de marchandises.
Et c’est dans ce sens que le peuple a pratiquement cessé
d’exister ; le pouvoir nous à transformé en
individu ou en masse. C’est cette usurpation que le pouvoir
à perpétré à l’égard du
"populaire", le transformant en "de masse",
et c’est de ses effets dont parle Antonio Méndez Rubio
dans son récent et très recommandable livre Encrucijadas.
Elementos de crítica de la cultura : "[...] l’intégration
que procure la culture de masse cherche à gommer les différences
économiques et de pouvoir, à faire disparaître
la menace qu’implique l’existence même de la underlying
population, à partir de l’égalité formelle
de la consommation".
Si telles sont les choses, cela vaut-il la peine de lutter pour
une plus grande intégration culturelle, d’un plus haut
niveau, ou vaut-il mieux, dans la mesure du possible, nous sortir
d’un système qui nous opprime et nous consume ? Je
crois que l’engagement, peut-être utopique, devrait
consister à relâcher les liens de cette intégration
culturelle ; mais, bien entendu, ce à quoi nous ne devrions
pas travailler c’est à étayer le système.
Au-delà de l’humanisme et des principes démontrés,
et étant donnée la situation dans laquelle nous nous
trouvons, il est nécessaire de réfléchir de
façon audacieuse à propos des bénéfices
de la culture et à propos de ses serviteurs - et je ne pense
pas seulement aux plus immédiats et aux plus évidents.
Réfléchir, par exemple, sur la nature des campagnes
de promotion du livre et de la lecture.
La pauvreté et le faible niveau culturel vont évidemment
de pair. Pas besoin de tourner des heures autour du pot pour savoir
qui fut le premier de l’oeuf ou de la poule. On peut le vérifier
dans nos villes où dans les quartiers les plus défavorisés
se trouvent les écoles avec les plus grands indices d’échec
scolaire et d’enfants ou de jeunes "à problèmes".
Nous ne pouvons pas oublier que c’est l’un des engrenages
qui permet à l’Etat de mettre en marche et de légitimer
sa machine répressive nécessaire, sa violence fondamentale.
La marginalisation et la délinquance : une parcelle culturelle
qui paraît ne pas intéresser le grand public.
AGONIE DE LA CULTURE OUVRIÈRE
En Euskadi [au Pays basque, ndt] nous sommes en train de vivre
des changements culturels profonds, qui correspondent en partie
à un phénomène mondial que Ramón Fernández
Durán analyse attentivement dans son livre La Explosión
del desorden. Il y a quelques années encore, prédominait
ici la culture ouvrière. L’individu intéressait
le système en tant que producteur ; son milieu vital et symbolique
était l’usine. Nous avons assisté à la
fin de ce modèle. Aujourd’hui, l’individu, au
sein de la société du supposé bien-être,
est intéressant en tant que consommateur. Le centre n’est
plus la production, celle-ci s’est déplacée
géographiquement vers d’autres pays où l’on
peut produire pour moins cher tout en réalisant plus de bénéfices.
Des pays généralement peu démocratiques dont
les travailleurs et travailleuses ne possèdent pas les privilèges
dont jouissent ceux et celles des "démocraties"
; ces derniers ont réussi à obtenir tellement de droits
que le plus efficace pour les capitalistes a été de
faire disparaître, non pas les droits, mais bien la figure
même de l’ouvrier. C’est en cela que consiste
la fameuse globalisation.
Ici, l’usine ne correspond déjà plus au travail.
Les usines ont pratiquement disparu du paysage. Aujourd’hui,
le milieu vital et symbolique, l’espace de l’humain
s’est déplacé au "Grand Centre commercial",
grand totem du consumérisme. La monumentalité épique
des usines est aujourd’hui usurpée par les macrocentres
commerciaux - ou par le Guggenheim, autre grand centre culturo-commercial.
Nous pouvons aller plus loin, et affirmer que l’espace symbolique
de l’humain est aujourd’hui la réalité
virtuel de l’écran toujours allumé du téléviseur,
ou de l’ordinateur. Les gens ne se réunissent plus
sur une place, dans les bars ; les gens se rencontrent à
l’hypermarché, qui aide à passer ses soirées
du samedi. Confluence de vie sociale et de consommation, avec air
et lumière artificielle. Les espaces auparavant occupés
par les usines sont ceux où s’érigent aujourd’hui
les grands centres commerciaux. La culture, le loisir sont question
de consommation ; la culture est une industrie, l’une des
plus rentables. Parlant de son film Charles, mort ou vif, le réalisateur
suisse Alain Tanner affirme : "Adeline rêve que Genève
se transforme en une ville d’usine parce que,dit-elle,"elle
m’horrifie cette ville, cette ville de parcs, d’institutions
internationales, dans laquelle il n’y a pas d’ouvriers,
cette ville dans laquelle on ne peut d’aucune manière
marcher sur la pelouse." L’élimination des signes
du travail y est unie à un contrôle rigide. Les espérances
politiques de la jeunesse européenne furent remplacées
par la consommation massive de hamburgers et par les voyages organisés
(le remplacement des deux librairies françaises Maspéro
par deux agences de voyage symbolise ce phénomène)."
Il y a eu par conséquent un déplacement de la culture
ouvrière vers la culture de la consommation. Les valeurs
positives de cette culture ouvrière sont en train de disparaître
: des valeurs comme la solidarité ; la confiance en la force
même de se voir soutenu par beaucoup d’autres dans le
même cas ; la capacité de proposer et de lutter pour
des revendications et des droits ; une vraie culture de la rue,
espace où se rencontraient les gens... La disparition de
ces valeurs est un danger qui se traduit dans les faits par le recul
des mouvements d’associations de quartier ou la multiplication
des entreprises de travail temporaire et la rare contestation que
cela génère - la figure de l’ouvrier solidaire
a fait place à celle du travailleur journalier urbain sans
défense.
DE LA POLITIQUE À LA PUBLICITÉ
Dans nos villes, les rues et les places se vident et les centres
commerciaux se remplissent. Le loisir s’unit directement à
la consommation. Et cela est frustrant pour qui n’a pas de
capacité économique, bien que même ce vide soit
rempli par les magasins "populaires" todo a cien [1].
Que faire ? Revendiquer notre droit à consommer ou plaider
pour un autre modèle ?
Il y a un livre dont le titre résume cela à la perfection
: De la guerre des classes à la guerres des phrases. De la
politique à la publicité. Actuellement, la politique
- la lutte pour un monde meilleur - a disparu puisque apparemment
le meilleur monde "raisonnablement" possible est celui-ci.
Il existe un consensus authentique, tous les politiciens sont d’accord
avec l’essentiel du modèle en vigueur ; il est seulement
question de régler ses dysfonctionnements, de faire quelques
retouches, d’introduire de légères nuances...
et de beaucoup de rhétorique. La politique s’est convertie
en un savoir technique, réservé à des professionnels.
Les quelques rares individus qui ne sont pas d’accord sont
diabolisés comme ennemis de la société. C’est
en cela que doit consister la fameuse fin des idéologies.
Aujourd’hui la lutte a lieu entre produits, pour que nous
consommions ; les slogans publicitaires remplissent notre vie. La
publicité crée la réalité. La rentabilité
économique seule importe et tout conduit à ce que
l’individu en soit le générateur. José
Saramago a écrit que"la seule chose qui remue et dessine
le destin de l’homme actuellement est l’argent".
L’argent est le détenteur de toutes les prérogatives
qui jusqu’à Nietzsche correspondaient à Dieu
: il est omniprésent, omnipotent, il n’est ni tangible
ni charnel mais il peut se personnifier et vivre en nous quand la
foi faiblit, il apparaît à ceux et celles qui croient
en lui et condamne les incroyants. Ce qui ne se vend pas ou ne se
transmet pas médiatiquement n’a aucune existence -
la théorie connue de la disparition du réel, de P.
Virilio - et ce qui est ennuyeux est que ce qui se vend cesse d’exister.
Et aujourd’hui, pour vendre, on va jusqu’à faire
du spectacle des sentiments.
TÉLÉCOMMANDE ET DÉMOCRATIE OU INFORMER ET
UNIFORMISER
Nous allons passer rapidement - cela sortirait du cadre de ce texte
- sur les deux piliers de base de cet état des choses.
Le premier est, clairement, l’éducation. Un système
éducatif qui met au rencard dès le début la
créativité, la curiosité, le désir,
et qui encourage la compétitivité, l’obéissance,
l’acceptation acritique. Tout cela contribue à former
les individus au contrôle et à la productivité
- long chemin jusqu’au marché aux esclaves, pardon,
je voulais dire du travail, régi malgré ses déguisements
par un système de récompenses et de punitions. Les
parents qui voudraient que leurs enfants sortent de cette norme
ne sont pas au bout de leurs peines, ne serait-ce déjà
parce que notre système éducatif est obligatoire -
une autre des réussites du credo illustré ; les expériences
positives des quelques écoles libres éparpillées
de-ci de-là s’essoufflent face aux obstacles du pouvoir.
La réalité et la fonction de l’université
est tellement évidente que cela ne vaut pas la peine de s’y
attarder ; nous noterons juste l’hyper-spécialisation
chaque fois plus grande et plus intéressée comme étant
l’un des facteurs qui influe le plus sur l’état
des choses. Plus notre connaissance sera ponctuelle, plus nous serons
sans défense. Nous connaissons les comment et leurs applications
mais nous en ignorons le quoi, le pour quoi et le pourquoi [2].
Notre savoir finit par être instrumental, nous sommes les
simples rouages d’une grande machinerie que nous avons appris
à ne pas voir.
Avec le système éducatif, l’autre pilier de
base de la structure culturelle en vigueur est l’industrie
de la communication. Des macrogroupes contrôlent et produisent
l’information, la culture et l’idéologie - ou
leur manque. L’industrie audiovisuelle se trouve à
la tête de ce secteur. Télévision, vidéo,
téléphonie, ordinateurs, publicité, journaux,
revues, livres, cinéma... la participation dans ce secteur
des grands capitaux financiers et les grands intérêts
qui sont en jeu, étant donnée son importance stratégique,
font que se confondent les concepts d’industrie culturelle,
de groupe de communication et de pouvoir. De quatrième pouvoir,
les moyens de communication (médias) sont devenus le pouvoir
essentiel car, comme nous l’affirmions plus haut, l’écran
- et la réalité virtuelle qu’il nous montre
- s’est érigé en espace symbolique de l’humain.
Les gens se rencontrent de moins en moins dans les places et les
bars et de plus en plus de forme autiste autour du téléviseur,
ou sur Internet.
La pluralité de l’offre est une grande mystification,
une grande supercherie ; lorsque tu n’obéis pas aux
intérêts du pouvoir tu cesses d’exister. [...]
En zappant avec la télécommande - l’essence
authentique de la démocratie ! -, on constate l’uniformité
et la grossièreté de 95 % des produits que nous offrent
les centaines de canaux auxquels nous avons accès. Les informations
- "uniformisations" serait plus adéquat - sont
par leur portée l’unique référant. Une
télévision comme la télé espagnole ne
possède des correspondants que dans une dizaine de villes,
presque toutes du premier monde bien sûr [3] ; le reste de
l’information provient des agences, le principal système
de désinformation et de propagande du "système
unique" : un message unique répandu par des milliers
de haut-parleurs qui font clairement entendre qui sont les bons
et qui sont les méchants.
Le monde éditorial ne donne pas non plus de preuve d’une
plus grande hétérogénéité. Sept
éditeurs se partagent 80 % du marché du livre dans
l’Etat espagnol, et la dynamique même du marché
du livre mène à la mise au rencard des petits éditeurs
qui ne comptent pas sur un fort appui des autres secteurs ; il est
possible de dire pareil des petites librairies en faveur des grandes
surfaces impersonnelles régies uniquement par des critères
mercantiles.
REPRÉSENTATION ET SPECTACLE
La pensée va de plus en plus dans un sens unique, celui
qu’ils ont balisé. La culture ressemble de plus en
plus à un marché global où quelques-uns vendent
et où beaucoup d’autres se consument devant les emballages
infinis du même message.
Revenons à la télévision, média clé
de par son énorme influence sur le mode de vie et le changement
des mentalités. Certains ont affirmé que, sans la
télévision, un système comme la démocratie
moderne serait inimaginable. Il y a dans la mythologie grecque un
être monstrueux - monstrueux ne veut pas dire laid, repoussant,
les monstres sont fréquemment des êtres "adorables",
fascinants, attrayants -, la Méduse. La Méduse exerçait
une attraction vertigineuse sur les hommes. Si ces derniers ne la
regardaient pas il n’y avait aucun danger, mais s’ils
étaient incapables de résister à sa fascination
ils la regardaient... et qui la regardait restait pétrifié
; la Méduse attrapa et congela dans son regard tous les regards
de ces hommes. Belle métaphore de cet envoûtement et
de cette insensibilisation que la télévision produit
sur nous. La télévision nous montre presque tout -
ça oui, convenablement monté et ordonné par
le pouvoir -, nous bombarde d’informations, et le téléspectateur
- autrefois dénommé "peuple" - substitue
l’action par l’information ; l’opinion est en
soi un but héroïque, ce qui génère une
société plus obéissante et plus passive.
La télévision nous vend la représentation
de la réalité comme si c’était la réalité
même ; l’expérience médiatisée
grandit ainsi au détriment de l’expérience directe,
de la participation. La télévision convertit la réalité
en spectacle ; il y a spectacularisation de la vie à travers
sa représentation. La grande théâtralisation
médiatique autour de l’affaire Miguel Ángel
Blanco [4], à laquelle nous avons assisté l’été
dernier, démontre clairement le pouvoir de la télévision
comme générateur de réalité ainsi que
sa capacité à se changer en un démocratique
autel du sacrifice. Utilisant le SIDA comme métaphore, quelqu’un
a écrit que la télévision est à l’imagination
et à la créativité, mais aussi à la
critique, ce que le virus est à l’ADN. Ce qui saute
aux yeux à la vue de faits comme le reseñado [5] ou
d’autres reality shows, et en jetant un coup d’oeil
autour de nous, c’est que la vie affective de l’homme
s’achemine de plus en plus vers un monde virtuel au travers
de l’écran.
Gonzalo Abril, professeur de sciences de l’information, a
écrit récemment : "L’aire de l’information
est l’aire de la production industrielle d’états
mentaux qui accaparent aussi le contrôle des sensibilités
et de l’affectif. Cela a commencé avec la publicité,
qui dans le monde actuel a envahi totalement le champ de l’information."
RENDEMENT ET HÉDONISME
Récemment, José Manuel Romero, analysant dans la
revue Iralka la fabrication de la soumission et de l’exploitation,
aborda quatre mécanismes du pouvoir y aboutissant : la dérégulation
du marché du travail, les effets de "confusion"
et de "peur" de l’information dans les mass média
et, celui qui attire le plus mon attention, le modèle de
"bonne vie" que les médias - principalement la
télévision - entretiennent et diffusent. J. M. Romero
écrivait : "Quelle attitude face à la vie assument-ils
et nous présentent-ils comme valable, comme parfaite ? C’est
évident : un hédonisme facile qui ignore tout type
de déchirure vitale... "Prends ton pied" est son
impératif catégorique... Un tel modèle de vie
maintient les individus dans un minorité d’âge
flagrante, les installe dans une adolescence permanente, dans une
immaturité commodément irresponsable qui ne se préoccupe
pas des questions douloureuses, des problèmes qui nous harcèlent.
Ces choses-là agacent, et l’important est ne ne pas
être agacé... Le résultat en est le maintien
des individus dans un état de conventionnalité radicale,
de fusion compulsive avec les valeurs de cohésion sociale.
Les individus sont maintenus à un niveau conventionnel dans
le contexte d’une société inégalitaire
imprégnée d’une idéologie du rendement
à laquelle l’hédonisme facile n’est ni
plus ni moins que son envers et son complément. Les processus
de constitution des subjectivités distanciées du conventionnel
sont ainsi sapés ; ce qui, dans un contexte où cela
coïncide avec la discipline et un hédonisme obsessionnel,
est hautement intéressant pour un pouvoir qui cherche à
maintenir les individus dans une position politique et sociale passive.
Un pouvoir qui veut des individus-objets prévisibles dont
les nécessités ne surpassent pas l’offre quotidienne
des grandes surfaces." Nous pensons que l’intérêt
excuse la longueur de la citation. Rendement, réification
de l’être humain et grandes surfaces commerciales, éléments
récurrents dans notre texte.
CONTRE-CULTURE PRÊT-À-PORTER ET MARCHANDISATION
DU DÉSIR
Face à la culture entendue comme instrument de consensus
acritique, d’intégration sociale, on trouve une autre
conception de la culture qui la comprend précisément
comme instrument pour lutter contre l’état des choses,
contre le modèle de société en vigueur ; on
l’a appelée contre-culture, anti-culture, culture alternative,
underground... Historiquement il y a toujours eu des mouvements
qui se sont opposés au modèle social en vigueur non
au travers de la politique mais pas le biais de la culture. Ils
ont plusieurs fois été précurseurs de mouvements
politiques. L’Histoire étant écrite par les
vainqueurs, il en est à peine resté quelques témoignages
; à d’autres époques, nous pouvons imaginer
qu’ils étaient condamnés pour hérésie.
Seulement on ne se souvient d’eux que depuis une époque
assez proche : romantisme, dadaïsme, surréalisme, situationnisme,
beat génération, mouvements hippies, rock, punk...
De toute manière le système capitaliste a trouvé
le moyen de se débarrasser de ces attitudes de contestation
: en les innocentant, en les intégrant, en les convertissant
en produits vendables. Le capitalisme, a écrit Hakim Bey,
est un vampire qui suce notre sang, notre énergie, notre
créativité, ce qui en plus lui donne vie car le capitalisme
vit de la marchandisation de notre imagination, en la convertissant
en amusement, en spectacle, et en abandonne ensuite le cadavre converti
en zombie - belle métaphore que celle du mort vivant pour
comprendre la nature de la culture et de l’art actuel.
La stupéfiante chanteuse du Velvet Underground, l’allemande
Christa Paffgen - Nico - avait déjà retourné
le couteau dans la plaie quand, en pleine explosion hippie, elle
a défini le mouvement hippie comme une espèce de marché
noir qui lui rappelait celui de son adolescence dans le Berlin vaincu
de l’après-guerre. Aujourd’hui la culture dite
alternative est en grande partie une marque de fabrique. Le pouvoir
absorbe, il assume le concept en en annulant le contenu et en le
vidant de sa signification. Les suppléments dominicaux et
les revues publicitaires des multinationales usurpent et s’approprient
l’esthétique et le style du fanzine.
Après la seconde guerre mondiale le système s’aperçut
de l’importance d’un secteur jusque là pratiquement
exclu : la jeunesse. La culture jeune est donc apparue et avec elle
l’importance et la nécessité d’être
toujours jeune. Bob Dylan a commencé à essayer d’être
forever young et a fini en le chantant au Pape le plus réactionnaire
des dernières décennies. L’explosion de la culture
juvénile a coïncidé, par hasard, bien sûr,
avec l’augmentation du pouvoir d’achat de la jeunesse
et avec en conséquence la nécessité pour cette
dernière de s’émanciper et d’être
rebelle. Ce qui est certain c’est que ce secteur est peu à
peu devenu le principal client acheteur. Les symboles de sa rébellion
commencèrent à alimenter le marché.
En phagocytant toutes ces formes de protestation, le système
les momifie, les empaille, annule les contenus en préservant
la forme, laissant intactes la façade, l’apparence,
l’enveloppe ; la rébellion comme pose prête à
être empaquetée et vendue au Corte Inglès [6].
Il y a quelques mois Marta Sanz écrivait dans la revue Ni
hablar à propos de la culture pop : "Ils nous dépouillent
de nos symboles en les multipliant et en les sortant de leur contexte,
ils nous neutralisent en vidant de sens nos références,
notre symbolique, nos instruments pour dire, pour parler, pour agir."
RÉVOLUTION SUBVENTIONNÉE
Il se passe aujourd’hui la même chose dans le domaine
de l’art. Autant dans le théâtre que dans la
littérature, la peinture ou le cinéma. Les contenus
contestataires du modus vivendi actuel sont enveloppés de
papier cadeau et parachevés par les petits rubans et les
paillettes du système. Les oeuvres qui remettent en cause
le régime du marché actuel sont mises en circulation
par lui-même. Elles finissent par l’alimenter et le
légitimer, comme nous le disions plus haut. En échange
le marché engloutit le contenu et, à la fin de la
chaîne de production culturelle, en recrache la forme pelée
et appauvrie convertie en grandes expositions rétrospectives,
dans les grands musées de l’Etat, de mouvements auxquels
on a fait disparaître comme par enchantement leur authentique
nature émancipatrice, comme le surréalisme et tant
d’autres ; comme le montage à coup de millions, à
charge des grandes compagnies étatiques, des oeuvres de Brecht
ou de Weis, pour donner seulement quelques exemples. La classification
historique, la "critique", la culture tuent l’art.
Il semble bien qu’aujourd’hui les oeuvres "révolutionnaires"
veulent être subventionnées par le capitalisme. Les
artistes, récemment, lors d’Arco 97 [7], demandèrent
au gouvernement qu’il renforce le marché de l’art.
C’est aujourd’hui la norme ; ce qui est rare, exceptionnel,
ce sont des poètes comme Carlos Oroza, dont vous ne trouverez
les livres dans aucune librairie, qui interpelle : "L’Etat
doit-il alimenter le poète ou le poète doit-il détruire
l’Etat ?" C’est dans ce contexte que l’avant-garde
artistique réelle a proposé une grève de l’art
pour les deux premières années du XXe siècle,
pour attirer l’attention et la réflexion sur la fonction
que l’art - ravi par le pouvoir - est en train de remplir
dans le renforcement du système et la ruine de l’être
humain.
ROCK & ROLL ZOMBI OU LE ROCK DU POUVOIR
Il est significatif que ces attitudes antisociales et contre-culturelles
qui surgirent il y a 30 ans comme devise de liberté et de
subversion : sexe, drogue et rock & roll, soient aujourd’hui
des industries florissantes qui rapportent de splendides bénéfices
à ceux qui les dirigent. Le rock & roll serait peut-être
aujourd’hui l’image la plus significative du zombie,
du mort-vivant.
Des messages précédemment subversifs sont désormais
empaquetés et prêts à consommer au travers d’une
chaîne de marketing millionnaire. Grandes vedettes idolâtrées
- ou vedettes d’ampleur moyenne, y compris familiales - et
leurs compagnies : le négoce du siècle, le plus hypocrite.
Un panorama au sein duquel les groupes les plus antisystème
enregistrent pour des multinationales qui se dédient aussi
à l’énergie nucléaire ou à la
fabrication et l’exportation d’armes ; et au sein duquel
l’indépendance - l’indé - est une mode
promotionnelle de plus. Jim Morrison écrivait déjà
: "Aujourd’hui l’art orne les murs de notre prison
pour nous maintenir conformes, divertis, et indifférents."
À propos du pouvoir du rock et du rock du pouvoir - l’utilisation
tant effective et machiavélique que celui-ci peu faire de
celui-là - les paroles avec lesquelles Elena López
termine son livre Du txistu au telecaster. Chronique du rock basque
sont très significatives : "On dit que, lorsque les
Beatles sont passés pour la première fois à
la télévision nord-américaine, le nombre de
délits a pratiquement chuté à zéro dans
tout le pays durant le temps de l’émission. Si le rock
sert à ça, nous saluons le fait qu’aujourd’hui
il continue à exister." Nous sommes bien entendu totalement
opposés à la conclusion de l’auteur ; soyons
sûr que les têtes pensantes du contrôle étatique
auront pris bonne note de cette éducation : rock, télévision,
passivité (des "délinquants").
TROUS NOIRS DANS L’UNIVERS DU MARCHÉ OU SE
METTRE DE CÔTÉ
Arrivé à ce point, je me fais une dernière
réflexion. Aujourd’hui, dans cette illusion de liberté
on peut dire quoi que ce soit. Les messages, les contenus ne sont
plus aujourd’hui ce qui est subversif car ils peuvent être
vidés et vendus par le marché - l’écologie
est un bon exemple de cette pratique. Il se peut qu’aujourd’hui
la contestation, la lutte se rencontrent ailleurs. Non pas dans
le contenu mais dans la forme et dans le canal. Alain Tanner a écrit
: "Tout procède du même discours publicitaire.
Nous vivons, sans le savoir, dans un véritable système
de censure, mais une censure qui nous sourit largement : c’est
le libéralisme. En réalité, on peut dire ce
que l’on veut quant au contenu, ce qui nous donne l’illusion
de la liberté. La censure, évidemment économique,
s’exerce sur les formes. Le piège est là. Les
contenus importent peu, rien ne se joue à ce niveau, dans
la mesure où il y a un consensus général dans
notre société selon lequel tout le monde est plus
ou moins d’accord sur tout. Cependant, ce qui peut encore
faire bouger (un peu, peut-être...) les choses en matière
artistique, c’est le travail des formes. L’intérêt
peut se trouver uniquement dans la forme du discours, plus que dans
le discours en lui-même. Et c’est précisément
ici que la route est coupée, ou que s’exerce une pression
vers les marges. J’ai toujours été un peu en
marge, mais le problème maintenant c’est que ces marges
se rétrécissent de plus en plus."
Créer des canaux de culture qui ne soient pas médiatisés
par le pouvoir, des véhicules que nous dirigerions nous-mêmes.
Se ranger à côté de son système de production
et de vente, hors de la machinerie qui convertit la créativité
et la critique en une marchandise. Aujourd’hui la critique
des canaux est aussi nécessaire que la critique des contenus.
Nous devons nous sortir de ses routes et de ses marchés.
Ce qui est important ce n’est pas la marchandise - culturelle
- en soit, mais le système de production dans lequel elle
surgit et s’insère. Ouvrir de petits trous noirs dans
l’univers du marché. Ne pas se soumettre à ce
consensus de l’offre et de la demande ; interférer,
boycotter ces mécanismes de consensus, d’intégration.
F. Calvo Ortega, dans sa critique du livre de Santiago López
Petit Horror vacui, affirme : "Un corps qui refuse de plier
et qui en ne se soumettant pas interfère dans le mécanisme
consensuel. Mais abandonner l’ordre est avant tout abandonner
la structure de l’attente, de cette attente interminable qui
nous assujettit et nous empêche de vivre. Ouvrir la crevasse
depuis laquelle pouvoir vivre, se mettre de côté. Multiplier
les espaces où il est possible d’habiter sans être
trop sujets. Assurément pas hors du système, mais
d’où nous pouvons l’attaquer à coup sûr.
Au lieu de vivre le chômage comme une punition générale,
s’aventurer à essayer d’en profiter pour impulser
sa créativité. L’expérimenter comme une
nouvelle forme de vie, parce que expérimenter c’est
vouloir vivre."
L’ATTENTE INTERMINABLE ET LE CHÔMAGE COMME
POINT DE FUITE
Nous avons déjà parlé du travail et de l’horloge
; F. Calvo nous parle ici de la structure de l’attente interminable
et du chômage. Les suggestions se bousculent et je veux insister
sur ce point essentiel. J’ai parlé plus haut des valeurs
positives de la culture ouvrière moribonde, dont la perte
suppose un danger ; mais la culture ouvrière a aussi généré
des valeurs négatives. La plus néfaste de toute, bien
qu’elle ne soit pas une de ses inventions : la sacralisation
du travail et l’articulation de la personne et de la société
autour de la valeur travail. C’est une valeur encore très
en vigueur au sein de la gauche. Je considère qu’il
est nécessaire, indispensable, de nous construire d’autres
ciments qui ne soient pas le travail - et évidemment pas
la consommation non plus.
À une époque dans laquelle le chômage ne va
pas disparaître - et ce n’est pas sûr que ce soit
mal qu’il ne le fasse pas -, et qui s’est révélé
être quelque chose de structurel dans un système d’économie
de marché, continuer à nous valoriser socialement
et individuellement en fonction du travail a des conséquences
psychologiques et sociales frustrantes. Profitons de la conjoncture
en notre faveur, comme le propose F. Calvo. Nous désespérer
et courber l’échine pour un emploi c’est jouer
le jeu et faire ce que le système attend de nous.
Dans une grande entrevue récemment publiée dans la
revue El Europeo, l’économiste José Manuel Naredo
donnait une révision historique du concept de travail. Sans
aller plus loin, le terme travail provient de tripalium, un instrument
de torture de la Rome antique. Travail et esclavage ont été
historiquement des concepts parallèles. Et on pourrait affirmer
que le progrès n’a pas été un chemin
de libération de l’être humain, sinon un processus
d’esclavage, salarial, progressif.
Le travail écrase la créativité dans l’être
humain, ses impulsions créatives, et la transforme en culture
de la consommation ; la créativité, dans le meilleur
des cas, reste pour le temps du loisir - concept qui provient lui
aussi de la culture ouvrière [8], qui n’est ni plus
ni moins l’autre face de la même monnaie, celle du travail
et de la productivité, celle du temps chronométré
et usurpé, celle du temps-chaîne qui nous ligote.
Il faut profiter de cette terre de personne comme d’un point
de fuite du système, et non comme une source de frustration
et un outil d’étayage du système même
au travers de notre désespoir. Réinventer notre façon
de vivre, et, dans la mesure du possible, le faire dehors, en plein
jour.
LA BOURSE OU LA VIE, OU LE TRAVAIL : NOTRE RÉALITÉ
LA PLUS OPPRESSIVE
Pendant que j’écris ces lignes je lis dans le fanzine
madrilène Amano une entrevue avec Eugenio Castro et José
Manuel Rojo, du Groupe surréaliste de Madrid, dans laquelle
ils affirment : "Une des tâches révolutionnaires
primordiales consiste à faire prendre conscience moralement
et politiquement de l’importance qu’a le temps libre
des chômeurs et chômeuses. S’il pouvait germer
une conscience de la jouissance du temps libre du chômage
et que cela se transmettait à ceux et celles qui travaillent
temporairement, à ce moment là on pourrait penser
à une possibilité, donnant un saut qualitatif, comme
celle d’inviter beaucoup de travailleurs et travailleuses
à quitter leurs emplois. Le simple abandon massif des usines
supposerait une rupture fondamentale pour le système capitaliste.
Un fait perturbateur pour l’économie mondiale. La suppression
de l’esclavage salarial. Le temps est aujourd’hui une
telle camisole de force qu’il a remplacé l’idée
de patrie, ordre, famille. Détruire ce concept de temps serait
très important pour parvenir à une considération
érotique du temps."
L’abandon de l’emploi non pas pour demander un meilleur
salaire, ni même d’une réduction du temps de
travail, mais pour en finir avec lui, avec le temps. Je me souviens
d’un film argentin, La Fiaca, dans laquelle quelqu’un,
sans raison, se refuse un bon matin à se rendre au travail.
Et je me souviens du Droit à la paresse, du gendre de Marx,
Paul Lafargue. Et je lis aussi ces jours-ci Zone autonome temporaire,
du Nord-Américain Hakim Bey, qui dit : "J’espère
que nous sommes suffisamment adultes pour connaître la différence
entre la vie et l’accumulation d’un tas de camelote
de merde. Même ainsi, nous devons nous souvenir constamment
(vu que notre culture ne le fera pas pour nous) que ce monstre appelé
travail continue à être l’objectif précis
et exact de notre ire rebelle, la "réalité"
la plus oppressive à laquelle nous nous affrontons (et nous
devons aussi apprendre à reconnaître le Travail lorsqu’il
est déguisé en "loisir"). Nous écumons
d’indignation à l’encontre de "l’oppression"
et des "lois injustes" quand de fait ces abstractions
ont peu d’impact dans notre vie quotidienne, tandis que ce
qui nous rend réellement malheureux passe inaperçu,
relégué à "l’occupation" ou
à la "distraction", ou voir à la nature
même de la réalité : "Bon, je ne peux tout
de même pas vivre sans un travail !"
J’ai quelques aphorismes juteux sur le maudit travail (trouvés
je ne sais où et je ne sais quand : si quelqu’un le
sait je le remercie de l’information), je crois qu’ils
viennent à point :
- Ils ne te demandent pas seulement de travailler, mais d’aimer
et de respecter ce qu’ils appellent travail.
- Si ton travail n’est pas ton travail, toutes tes relations
de travail, si lourdes à porter, ne sont pas non plus les
tiennes.
- Ils te disent utile parce qu’ils t’utilisent.
- Le travail, qui était un châtiment biblique, et
en cela la Bible avait raison, a été transformé
en bénédiction du ciel. Jésus n’a pas
travaillé sa vie durant, mais son père putatif Joseph
a été transformé en patron des ouvriers.
- Est travail seulement ce qui m’aide à conquérir
la paresse ou le dolce far niente ce à quoi tout homme, normalement
constitué, aspire.
- Mettre en doute le concept de travail social mis au point par
Marx, et non pas parce que le concept est faux, mais parce qu’il
est très facilement utilisable, manipulable. Il faut nous
démontrer en quoi un travail est social, après nous
l’accepterons ou non.
- La société du dépouillement général.
Qui volent-ils ? Ils nous volent tous, à certains le temps,
à d’autres l’effort, à d’autres
la vie, à d’autres l’espace... Ils ne font que
voler et voler. Notre société est basée sur
le dépouillement général, et c’est pour
cela qu’il défendent avec tant d’acharnement
la propriété privée.
- Ne pas se nommer grévistes : être en grève
est suffisant. Le castillan possède un autre terme plus humain
et plus juste : fainéant [9]. Le fainéant est oisif
en toute naturalité, mais il est oisif joyeusement, confortablement,
c’est ainsi un gréviste agréable et souriant.
Grévistes non, fainéants ; et non seulement les fainéants
sont oisifs mais ils fainéantent, ils paressent, ce sont
des flemmards et des cossards, ils ont plus de culot que les grévistes
et sont bien plus jouisseurs.
EN FINIR AVEC L’OBÉISSANCE QUOTIDIENNE
Nous sommes nous-mêmes plus intégrés que nous
le croyons dans les modèles culturels institutionnels. Notre
culture est essentiellement subsidiaire de l’institutionnelle
en ce qu’en trop d’occasions elle se cantonne dans la
simple protestation, dans l’opposition, mais sans quasi jamais
rien créer dans la pratique, pas même des ébauches
d’une alternative possible qui doit en outre commencer dans
une sphère que nous délaissons trop souvent, le personnel.
Le créateur du Living Theatre, Julian Beck, a écrit
: "Vivre en créant de la vie, chacun en tant qu’artiste,
mettant l’art dans la vie et non le contraire, qui est le
vieux style, plutôt vivre créativement. C’est
cela que nous devons faire, c’est cela la révolution."
Et Hakim Bey, via le situationnisme : "Comme si l’artiste
ne fût pas un type spécial de personne, mais chaque
personne un type spécial d’artiste." Et il renchérit
: "Il faut donner une claque à la norme sociale de l’ennui
aliéné et médiatisé. Se rencontrer face
à face, c’est déjà la révolution."
Et Joachim Hirsh dans El Viejo Topo : "La structure capitaliste
de contrôle n’est pas seulement devenue tendancieusement
totalitaire, mais elle s’est aussi faite extrêmement
vulnérable techniquement et politiquement. Aujourd’hui
ce serait bien plus le refus massif, l’arrêt d’une
collaboration entièrement quotidienne, une conscience pratique
d’arrêter de tout tolérer, qui ferait dérailler
ses roues rapidement. Et dans un processus de ce type pourraient
aussi apparaître de nouvelles formes politiques et de nouvelles
structures institutionnelles démocratiques. Dans ce sens,
il est probable qu’une révolution anticapitaliste n’ait
jamais été aussi facile qu’aujourd’hui,
et simultanément il est probable que les hommes et les femmes
n’aient jamais été autant incapables de regarder
au-delà de leurs constrictions quotidiennes, de développer
une sensibilité qui leur permette de percevoir de quelles
possibilités ils se privent continuellement et de reconnaître
l’indignité réelle dans laquelle on les force
à vivre. Une révolution réelle ne doit par
conséquent pas être uniquement sociale et politique,
mais surtout une révolution culturelle."
Josu Montero
P.S.
Bibliographie sommaire :
- Toute petite anatomie de la culture du travail et répliques
de chômeureuses et d’autres gens distingués,
iosk éditions, brochure.
- Manifeste des chômeurs heureux, Berlin 1996, iosk éditions,
brochure.
- T.A.Z., zone autonome temporaire, Hakim Bey, éditions
de l’Éclat.
- Travailler, moi ? jamais !Bob Black, éditions de l’Esprit
frappeur et en brochure.
- Le Droit à la paresse, Paul Lafargue, éditions
Allia, Mille et une Nuits, etc., et en brochure.
- Éloge de l’oisiveté, Bertrand Russel, éditions
Allia.
- L’Art du chaos, Hakim Bey, Nautilus.
Voir aussi les différents textes de l’Assemblée
de chômeureuses de Jussieu qui se trouvent en brochures ou
sur le site ouaibe http://mx.geocities.com/assembleedesluttes/
Vous retrouverez ces brochures et bon nombre d’autres toutes
aussi intéressantes, à consulter, commander ou télécharger,
sur : http://infokiosques.net et dans tout bon infokiosque du squat
près de chez vous.
[1] "Todo a cien" : équivalent d’un bazar
où l’on trouve tout ce qui n’est pas de la nourriture,
beaucoup de pacotille, et dont les premiers prix sont proches de
100 pesetas (maintenant 60 centimes).
[2] En espagnol "pour" se décline en para et por,
but et cause.
[3] Les hispanophones emploient souvent "premier monde"
lorsque les médias francophones parlent "d’Occident".
[4] Affaire Miguel Angel Blanco : élu du Parti populaire
(parti de droite au pouvoir de 1996 à 2004) séquestré
et exécuté par des membres de l’ETA l’été
1998, après un mois au cours duquel il y eu plusieurs attentats
à la voiture piégée qui avaient blessé
et tué plusieurs personnes "ordinaires" (ni policiers
ni politiciens, etc.). Les médias avaient organisé
une spectacularisation monstre de l’événement
et des manifestations qui avaient suivi - apparemment plus grande
dans les années qui ont suivi qu’au moment des faits
mêmes - qui servit au final aux objectifs du PP (qui avait
profité de l’indignation générale à
des fins politiques) et à la situation actuelle (illégalité
de partis politiques, censure de documentaires, se procurer des
votes...).
[5] Reseñado : sans doute un reality-show de la TV espagnole
(reseñar signifie décrire, faire le compte rendu de).
[6] Corte Inglés : grande surface de style Galerie Lafayette
répandue dans toute l’Espagne.
[7] Arco : foire d’art contemporain espagnole, dont on n’entendait
pas parler il y a quelques années et qui depuis quelques
temps est même annoncée au journal TV. L’entrée
coûterait la bagatelle de 25 euros (pour ne pas parler du
prix des "oeuvres").
[8] Contrairement à ce que dit Josu Montero ce n’est
pas si simple, et le concept du temps de loisir ne peut-être
qualifié ainsi de "concept provenant de la culture ouvrière".L’aristocratie
et la gentry anglaise du XVIIIe siècle ne méprisaient
nullement le negotium - l’Angleterre du XVIIIe est déjà
une grande puissance capitaliste - mais tenait toutefois l’otium
dans la plus haute estime (otium - loisir - se traduit par ocio
en castillan). Ce n’est qu’à partir du XIXe siècle,
suite à la révolution industrielle et à l’invention
du chemin de fer et du bateau à vapeur - entre autres - et
à l’organisation du travail qui en découle que
le loisir va peu à peu se "démocratiser"
et finir par jouer le rôle qui est le sien aujourd’hui
au sein des différentes classes de la population, dont la
classe ouvrière. Pour plus d’informations concernant
les loisirs et le rôle qu’ils ont joué et jouent
encore, lire l’Avènement des loisirs, Champs/Flammarion,
étude dirigée par Alain Corbin (tous les chapitres
ne sont pas aussi intéressants, n’hésitez pas
à en sauter, un livre n’a rien de sacré, faites
en ce que vous voulez, mais c’est pas pour ça qu’il
faut tous les brûler, cabrones !).
[9] En castillan gréviste se dit huelguista, grève
se dit huelga, être oisif holgar et un fainéant ou
un paresseux un holgón. Provenant de la même racine
on trouve aussi la juerga, la fête, la bringue.
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