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Origine : http://agora.qc.ca/reftext.nsf/Documents/Jeux_Olympiques--Le_culte_du_record_par_Jacques_Dufresne
Présentation
Observez la prolifération des grosses cylindrées au
moment précis où nous avons de bonnes raisons de craindre
le réchauffement de la planète. Observez les foules
lors des courses de formule 1. Notez d’autre part que, dans
les meilleures familles du monde, on donne des hormones de croissance
aux enfants avec l’espoir d’accroître ainsi leur
chance de s’enrichir en jouant au basketball. Le recours aux
OGM pour accélérer la croissance des plantes s’inscrit
dans le même culte du record, dans la même ivresse obtenue
par procuration devant le spectacle d’un engin, mécanique
ou génétique, qui brise des limites avec fracas. Ce
sont nos petits big bangs de chaque jour. Je suis de ceux qui pensent,
avec Ludwig Klages, que le record est un phénomène
hystérique, «une réaction du besoin de représentation
sur le sentiment de l’impuissance à vivre.» (J.
D.)
Extrait
«Pour Ludwig Klages, un grand maître dans les analyses
de ce genre, le culte du record est un phénomène hystérique.
Il témoigne d'une grande pauvreté vitale, compensée
par la complaisance dans le formalisme et le besoin de représentation.»
Texte
Les records sont le principal centre d'intérêt des
Jeux Olympiques modernes. Tous les yeux du monde sont tournés
vers les tableaux indiquant que tel ou tel record a été
dépassé; d'un millième de seconde peut-être,
mais qu'importe, on raffinera la mesure jusqu'au milliardième
de seconde plutôt que de reconnaître que la limite a
été atteinte.
Ce phénomène n'est pas anodin. Il illustre, en l'enseignant
à l'humanité entière, une philosophie qui,
condition des plus grands succès de podium, est aussi la
cause de bien des malheurs pour les individus et de bien des dangers
pour l'espèce.
Voyez le canneton qui, à peine sorti de son oeuf, court
vers la mare la plus proche. Et voyez l'enfant qui, sur la plage,
aperçoit la mer et court vers elle. La volonté est
absente dans le cas du canneton. L'instinct seul determine le mouvement.
Dans le cas de l'enfant, son rôle est négligeable.
Dans l'un et l'autre cas, l'image du monde, la mare, la mer, indique
le but du mouvement et le facilite mystérieusement. Une pièce
vivante dans une maison exerce sur nous le même attrait fécond.
Les poids et haltères ont plutôt pour effet de nous
repousser, du moins si nous ne sommes pas des Hercules de naissance.
Pour les soulever de manière répétitive, il
nous faut faire des efforts de volonté, efforts dont le but
n'appartient pas à la sphère de la vie, mais à
celle de la quantité, car il s'agit d'un exploit vérifié
par des mesures chiffrées, d'un dépassement objectif
de soi-même et un jour, peut-être, du record mondial.
Le plaisir, dans ce cas, est aussi bien différent de celui
qui accompagne la course de l'enfant vers la mer. Dans ce dernier
cas, le plaisir est l'émoi de la nature lorsqu'elle s'accomplit.
Un tel plaisir est l'expression de la vie universelle. Le plaisir
qui accompagne un acte volontaire est une satisfaction du moi. Spinoza
disait que «la béatitude n'est pas la récompense
de la vertu mais la vertu elle-même». On peut dire que
le plaisir de nature n'est pas la récompense d'un acte, mais
cet acte lui-même. Tandis que le plaisir de l'haltérophile
est la récompense de ses actes, par rapport auxquels il demeure
extérieur.
Accomplissement dans un cas, performance dans l'autre. Pour Ludwig
Klages, un maître dans les analyses de ce genre, le culte
du record, de la performance, est un phénomène hystérique.
Il témoigne d'une grande pauvreté vitale compensée
par la complaisance dans le formalisme et le besoin de représentation.
«La personnalité hystérique écrit Klages,
est caractérisée par la réaction du besoin
de représentation sur le sentiment de l'impuissance à
vivre»1. Incapable de jouir du plaisir naturel, qui n'a pas
besoin de s'offrir en spectacle pour exister, le recordman obtient
en progressant sur l'échelle chiffrée un plaisir égotiste
si peu authentique qu'il a besoin de l'approbation de spectateurs
pour se rassurer sur lui-même.« Un trait décisif
de l'attitude de l'hystérique, c'est la dépendance
à l'endroit du spectateur. (...) Il est un porteur de masque
chez lequel le masque serait devenu chair, ou plutôt derrière
le masque duquel se trouve, non un être vivant, mais un engrenage
prêt à suivre les injonctions du masque.»2 (J.
D.)
Notes
1) Klages, Ludwig, Les principes de la caractérologie, Paris,
Delachaux et Niestley, 1950, p. 122.
2) Ibid., p.123
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