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« Ne t'imagine pas que la raison puisse croître et s'élever
jusqu'à pouvoir connaître Dieu. »
Maître Eckhart, De la naissance éternelle.
Introduction
En conclusion d'une lettre datée du 9 octobre 1918, Freud
donne à entendre à son correspondant, qui n'est autre
que le Pasteur Oskar PFISTER, une énigme digne de celle que
la Sphinge de la mythologie grecque pose au héros de Thèbes,
Œdipe :
"Mais à propos, comment se fait-il que la psychanalyse
n'ait pas été découvert par l'un de tous ces
hommes pieux, pourquoi a-t-on attendu que ce fût un juif tout
à fait athée ?" (E. Jones, La vie et l'œuvre
de Sigmund Freud, vol. 2 : 1901-1919, PUF, Paris, 1961, p. 479).
Pourquoi cette question fonctionne-t-elle comme une énigme
? Par ce que, tout simplement, Freud y donne quelque chose à
deviner, d'après une description faite en des termes ambigus.
C'est là, la définition d'une énigme. L'ambiguïté
de Freud est certaine : d'une part, il revendique comme fondamentale
son appartenance à la tradition fondatrice de la religion monothéiste,
tout en s'avouant tout à la fois athée convaincu.
Énigme vient du latin "Œnigma", dont l'écriture
noue le E dans le O, comme Serge Gainsbourg l'avait astucieusement
fait remarquer dans sa célèbre chanson, à propos
du E et du A de Lætitia. C'est que dans un Œdipe tout
comme dans une Œnigma, quelque chose ne peut se dire autrement
que par un serrage particulier qui est de l'ordre du nouage. C'est
à ce quelque chose qui ne peut se dire, que le terme de croyance
doit nécessairement renvoyer.
La croyance, en effet, est une action, le fait de croire une chose
vraie, vraisemblable ou possible. Or, par définition, ce
caractère "possible" ne se réfère
qu'à un "impossible". Quel est cet impossible ?
Cet impossible, c'est précisément ce que Freud appelait
l'inconscient et ce que Jacques Lacan, quant à lui, nommera
le réel. À cette différence près d'avec
la définition courante, que cet impossible n'est pas "quelque
chose", autrement dit n'est pas une chose, mais bien une parole,
quelque chose à dire. Avec l'indicible nous nous trouvons donc
bien plongé d'emblée au cœur de la croyance et
de la psychanalyse. Cependant, reconnaître qu'il y ait du réel,
c'est-à-dire de l'indicible, n'est pas suffisant.
À vrai dire, ce qui compte ici n'est pas tant le fait de reconnaître
cet indicible, que son mode de reconnaissance ou d'appréhension.
Nous entrons à ce moment-là, dans le registre de l'imaginaire
et du symbolique qui font bord avec le réel. Ce nouage singulier
entre le réel, le symbolique et l'imaginaire, c'est ce que
la psychanalyse appelle la structure psychique, laquelle se confond
avec la structure du fantasme.
Pour traiter de notre sujet, il sera par conséquent nécessaire
de présenter dans un premier temps ce qu'est précisément
le fantasme pour la psychanalyse, celui-ci ne se laissant nullement
confondre avec ce que l'on appelle, dans le langage courant, des
fantaisies. À la suite de cette précision, nous verrons
dans un deuxième temps, que si la psychanalyse a bien quelque
chose à dire sur la croyance, ce n'est pas tant d'un point
de vue philosophique, comme une certaine conception de l'œuvre
de Freud pourrait pourtant le laisser penser, que d'un strict point
de vue clinique. Nous étudierons à cette occasion
le cas dit du Président Schreber, dont nous tenterons de
tirer les conséquences adéquates en ce qui concerne
la traversée du fantasme, expérience préalable
incontournable à toute appréhension véritable
de notre sujet : croyance et psychanalyse.
L'indicible et le fantasme
Pour user d'une métaphore qui sera tout de suite parlante,
l'on peut dire que le fantasme est un bouchon qui vient combler
un vide, un manque, disons une différence incommensurable,
radicale.
Que le fantasme soit un bouchon, veut d'abord dire qu'il va tenter
d'épouser la forme d'un goulot - fut-il souvent d'étranglement
-, un goulot d'une bouteille elle-même nécessairement
imaginaire, que ce bouchon, ce fantasme se proposerait de reboucher.
C'est-à-dire que ce bouchon va donner une forme supposée,
à ce qui n'est que vide et différence absolue. Or, les
deux différences radicales auxquelles l'homme est confronté
sont la différence des sexes et celles des générations.
Pour le jeune enfant, pour la première fois mis en face de
cette différence première, un véritable gouffre
s'ouvre, gouffre qu'il va d'abord s'empresser de combler (refoulement),
nier (perversion) ou de forclore (psychose), c'est-à-dire de
considérer comme nul et non avenu. L'on peut donc d'emblée
entériner que le choix de la névrose ou de la structure
psychique, est déterminé par, ou se confond avec la
structure du fantasme. Bref, ce que l'on appelle la personnalité
n'est finalement pas autre chose que l'allure, toujours particulière,
de notre fantasme fondamental, mis en place par rapport à ce
vide sans fond. La personnalité n'est pas autre chose que notre
rapport à la différence radicale, ce que l'on peut nommer
d'une manière générique du terme de castration.
Lorsque cette différence à laquelle nous nous trouvons
inévitablement confrontés s'exprime par la différence
des générations, deux types de fantasmes peuvent venir
boucher, combler cette béance, cette différence absolue.
Puisque la différence des générations se traduit
essentiellement par le fait que l'enfant ne peut lui-même se
concevoir en aucune manière, le fantasme qui va venir combler
cette béance, cette différence absolue, mettra en scène
son auto-engendrement, soit avec sa propre mère ou son propre
père, soit avec les deux. Le fantasme incestueux (séduction)
ou le fantasme dit de la "scène primitive" vient
en ce cas obstruer la béance, l'indicible de la création
et de la différence des générations. Lorsque
cette différence à laquelle nous nous trouvons constamment
confrontés se présente sous la forme de la différence
des sexes, le fantasme qui vient boucher, obstruer cette différence
radicale est dit fantasme de castration. Il s'ensuit que la crainte
du père aussi bien que le désir pour ce même père,
vient tout aussi bien suturer cette opération qu'on lui attribue.
Il est bien évident que dans la logique (topologique) dans
laquelle nous nous trouvons craintes et désirs n'ont ici rien
de contradictoire, et peuvent parfaitement se condenser, s'associer,
puisqu'ils sont identiques par rapport au but qu'ils se proposent
: combler la différence des sexes.
La forme que prend ce fantasme de castration peut elle-même,
encore une fois, en prendre plusieurs, une infinité. Un fantasme
sadique ou masochiste fera tout autant l'affaire qu'un fantasme
de perte de l'objet (sein, fèces). L'on voit ici comment
le rapport à la castration qu'aura vécue et entretenue
le sujet dans sa propre historicité, modèle sa personnalité
et sculpte réellement sa structure psychique inconsciente.
C'est ce que Jacques Lacan exprime d'une manière hautement
poétique dans un passage de son texte présenté
en 1953 au congrès de Rome :
« L'inconscient est ce chapitre de mon histoire qui est marqué
par un blanc ou occupé par un mensonge : c'est le chapitre
censuré. Mais la vérité peut être retrouvée
; le plus souvent déjà elle est écrite ailleurs.
À savoir :
dans les monuments : et ceci est mon corps, c'est-à-dire
le noyau hystérique de la névrose où le symptôme
hystérique montre la structure d'un langage et se déchiffre
comme une inscription qui, une fois recueillie, peut sans perte
grave être détruite ;
dans les documents d'archives aussi : et ce sont les souvenirs de
mon enfance, impénétrables aussi bien qu'eux, quand
je n'en connais pas la provenance ; dans l'évolution sémantique
: et ceci répond au stock et aux acceptions du vocabulaire
qui m'est particulier, comme au style de ma vie et à mon caractère
; dans les traditions aussi, voire dans les légendes qui sous
une forme héroïsée véhiculent mon histoire
;
dans les traces, enfin, qu'en conservent inévitablement les
distorsions, nécessitées par le raccord du chapitre
adultéré dans les chapitres qui l'encadrent, et dont
mon exégèse rétablira le sens » (Jacques
Lacan, Fonction et champ du langage et de la parole en psychanalyse
, Écrits, Seuil, 1966, Paris, p. 259).
Bien évidemment, notre présentation a mis l'accent sur
le caractère nettement séparé de ce que Freud
appelle les fantasmes fondamentaux. D'un point de vue plus rigoureux,
l'on pourrait soutenir que différence des générations
et différence des sexes ne sont que les deux faces d'une même
pièce de monnaie, tant il est vrai que sans différence
des sexes, il n'y aurait pas, à proprement parler, de différence
des générations. C'est toute la force du mythe d'Œdipe
que de mettre en évidence ce nouage fondamental entre les deux
différences radicales auxquelles chaque sujet se trouve confronté.
En ce qu'elle adresse à Œdipe une question sur les
trois temps de l'homme, l'enfant, le père et le grand-père
("Quel est l'être qui marche tantôt à deux
pattes, tantôt à trois, tantôt à quatre,
et qui, contrairement à la loi générale, est
le plus faible quand il a le plus de pattes ?"), la Sphinge,
monstre à moitié lion et à moitié femme,
autrement dit mêlant allègrement le masculin et le
féminin, confronte d'emblée Œdipe à la
différence des sexes et à celle des générations,
pour lui-même et pour l'Autre. De cette énigme, c'est-à-dire
ce questionnement sur la différence radicale, il en découle
logiquement qu'au fur et à mesure que le Sphinx se jette
dans le précipice, Œdipe va quant à lui, se précipiter
dans l'inceste et l'autocastration.
Ce sont là les fantasmes originaires (Urphantasien) de Freud,
qu'il faut bien prendre soin de différencier des scénarii
et fantaisies diurnes.
Une remarque est ici fondamentale pour notre sujet. Que cette différence
soit un réel indicible, cela veut tout d'abord dire que le
fantasme est soumis à interprétation et d'emblée
collectif et, d'autre part, que toute explication, fut-elle rationnelle,
de cette différence, participe de ce fantasme. Telle théorie
mathématique, telle religion ou tel mythe peut venir, en ce
qu'il en propose une interprétation, participer de ce fantasme.
Cependant, c'est là qu'il est nécessaire de bien distinguer
l'obstruction pure et simple de cette différence, du questionnement
de sa logique et de ses conséquences, dans le respect de la
béance qui nous cause.
Une certaine conception de la psychanalyse n'échappe pas elle-même
à cette critique, bien entendu. Cependant, toute la rigueur
d'une véritable expérience du divan se laisse traduire
en des termes d'une simplicité déconcertante : la cure
analytique vise à ce que, en surmontant ses résistances,
qui ne sont finalement que résistances à l'évocation
du fantasme, le sujet travaille cet imaginaire par le symbolique,
afin d'en dégager sa logique dans le réel.
Ainsi, ce que l'on appelle "roman familial", "roman
individuel du névrosé" ou "théories
sexuelles infantiles", ne sont-elles nullement à corriger,
tant l'adulte ou l'enfant tentent-il par ce biais imaginaire et plus
ou moins conscient, d'élaborer un rapport à l'unique
et seul véritable traumatisme : la différence radicale.
En ce sens, il est clair qu'il n'y a pas de différence de principe
entre le traumatisme et le fantasme. Pour peu que l'on veuille bien
entendre le trauma pour ce qu'il est, à savoir - si nous tentons
de l'attraper d'un point de vue étymologique -, issue de la
racine indo-européenne "ter" qui signifie l'idée
de "tordre", donnant en grec, "trauma" (blessure).
Ce qui nous permet de saisir d'emblée toute la pertinence de
la topologie des nœuds et de la torsion lacanienne, véritable
écriture du réel du fantasme. En ce sens - et cette
fois, par une appréhension basée sur la similitude des
sons et des phonèmes -, le fantasme est le véritable
"trou-matisme". C'est ce que Jacques Lacan exprimait en
soulignant que "La sexualité fait trou dans le réel"
(Jacques LACAN, "L'Éveil du printemps", dans F. Wedekind,
Théâtre, pp. 9-12, Gallimard, Paris, 1974, p. 10).
Ceci n'est ni plus ni moins que ce qu'affirme Freud s'appuyant sur
sa propre expérience. Les questions traditionnelles que se
pose, ou s'est un jour posé chacun d'entre nous, à savoir
"d'où viennent les enfants ?", "ai-je été
adopté ?", "si ma mère n'était pas
ma mère ?", "si mon père n'était pas
mon père ?", etc., où, selon l'expression même
de Freud, "se mêlent le juste et le faux" (Sigmund
FREUD par lui-même [1952], Gallimard, Paris, 1984, p. 62), sont
autant de fantaisies conscientes ne devant être soumises à
aucune remise en cause de la part du thérapeute mais qui doivent
pouvoir s'ouvrir dans la perspective d'un serrage toujours plus rigoureux
des véritables fantasmes inconscients "incapables"
quant à eux "de devenir conscients" (Sigmund FREUD,
"L'Inconscient", Métapsychologie, Gallimard, Paris,
1968).
Le but de l'analyse est encore une fois ici réaffirmé
par Freud en conclusion de l'Interprétation des rêves
: à savoir ramener "à leur expression la dernière
et la plus vraie", "cette forme d'existence particulière"
qu'est la réalité psychique inconsciente et fantasmatique,
laquelle ne saurait nullement se confondre avec la réalité
"matérielle" ou consciente. Sur cette voie, nous
sommes désormais en droit de nous demander ce que la psychanalyse
peut apporter au sujet de la croyance et de son énigme.
Il était une « foi » : le Président Schreber
La question que Freud pose à son correspondant dans la lettre
que nous citions en introduction de ce texte, n'est pas, bien entendu,
restée sans réponse. Deux semaines plus tard, le 29
octobre 1918, le Pasteur Oskar Pfister prend sa plume et répond
au maître viennois en ces termes :
« Tout d'abord vous n'êtes pas juif, ce que mon extrême
admiration pour Amos, Isaïe, Jérémie, et les
hommes qui composèrent le livre de Job et les Prophètes,
me fait bien regretter ; ensuite vous n'êtes pas aussi athée
que vous prétendez l'être, car celui qui lutte pour
la vérité, pour la libération de l'amour, "demeure
en Dieu" (Première Épître de Jean, IV,
16). Si vous laissiez fusionner votre propre œuvre avec la
grande harmonie de l'Univers de la même façon que les
notes d'une symphonie de Beethoven se fondent en un tout musical,
je pourrais dire de vous : "Il n'y eut jamais de meilleur chrétien"
» (O. Pfister, dans E. Jones, La vie et l'œuvre de Sigmund
Freud, vol. 2 : 1901-1919, PUF, Paris, 1961, p. 479).
À une énigme, le Pasteur Pfister répond tout
simplement en inversant la détermination : vous n'êtes
pas juif, vous êtes chrétien sans le savoir, semble
répondre le Pasteur suisse : en d'autres termes, vous n'êtes
certainement pas athée.
La réponse est certes habile, mais elle laisse l'énigme
irrésolue, voire intacte, tant il est vrai que la réciproque
d'une énigme reste une énigme. En outre, elle semble
aller à l'encontre de toute l'œuvre de Freud qui, toute
sa vie durant, a semblé vouloir dénoncer le caractère
névrotique et obsessionnel de toute croyance. On citera ici
: Actes obsessionnels et actes religieux (1907), Totem et tabou (1912),
l'Avenir d'une illusion (1927), Malaise dans la civilisation (1929)
et, enfin, sa dernière œuvre et son véritable testament,
Moïse et le monothéisme (1938). La plupart de ces textes
semblent désormais faire partie intégrante du bagage
culturel de tout étudiant, de la culture intégrale de
tout bachelier, en ce qu'ils sont inscrits au programme de philosophie
du baccalauréat. Bref, ils sont incorporés au corpus
philosophique du XXe siècle.
On a en effet, tendance à s'attarder beaucoup trop sur les
textes les plus théoriques de Freud, au détriment de
ses textes les plus "analytiques", basés sur les
études de cas. Or, si originalité du texte freudien
il y a, elle n'est pas tant à chercher dans les textes de vulgarisation
- certes, de grande envergure -, que dans ses premiers textes qui
restent d'une richesse incomparable et d'un enseignement inégalable
pour qui s'intéresse d'un peu plus près à l'inconscient.
En ce qui concerne la croyance, un cas mérite d'emblée
tout notre intérêt, c'est celui, dit, du Président
Schreber. Ce cas est d'autant plus crucial pour le sujet qui nous
intéresse, que Freud commence à y travailler en 1910,
l'année même de la fondation de l'Association Internationale
de Psychanalyse (IPA) au congrès international de psychanalyse
de Nuremberg. Il le rédigera finalement en octobre 1910, après
avoir abandonné, pendant l'été, le projet de
publier cette étude avec S. Ferenczi, qu'il considère
alors pourtant comme son fils spirituel.
En outre, Freud n'a jamais rencontré physiquement le Président
Schreber. C'est par le biais d'une Écriture, au sens sacré
qu'il faut accorder à ce terme, qu'il s'est confronté
à ce cas. Véritable testament du Président Schreber,
ses fameuses Mémoires d'un névropathe furent rédigées
de sa main en 1900, au moment même où Freud rendait compte
de sa propre expérience analytique au travers de son Interprétation
ses rêves. S'il y a donc bien témoignage de cette expérience
extraordinaire qu'est la découverte de l'inconscient et de
psychanalyse, elle est bien constituée par l'expérience
d'un homme, le Président Schreber, lequel, précisément,
s'est trouvé confronté lors de sa maladie à l'énigme
que pose Freud au Pasteur PFISTER : d'abord non croyant, Dieu finit
par lui être révélé.
Toute sa vie durant, en effet, le président Schreber avait
été d'un naturel calme, sans passion, "d'esprit
clair et sérieux, et dont les dispositions individuelles allaient
bien plus vers la critique raisonnable et froide que vers l'activité
créatrice d'une imagination débridée". Sa
jeunesse n'avait nullement été celle d'un poète,
bien qu'il se soit parfois essayé de temps en temps, "lors
de petites occasions familiales, précise-t-il, à des
vers de circonstances". Il préférait de loin s'occuper
des sciences de la nature et était passionné de ce que
l'on appelait à l'époque la science moderne de l'évolution.
Même s'il pensait que l'évolutionnisme ou le matérialisme
ne pourrait jamais véritablement donner le dernier mot sur
ce qu'il en est des choses divines, il était cependant logique
qu'il en vienne à douter "de la vérité littérale
de ce que nous enseigne la religion chrétienne". Il n'avait
jamais cru bon, pour autant, de dénigrer la religion, ou de
mépriser "ceux qui avaient eu le bonheur de pouvoir garder
dans l'âge mûr la foi d'un pieux enfant". Mais peu
enclin à "l'effusion religieuse", il n'avait jamais
été "un vrai croyant au sens de notre religion
positive", c'est-à-dire qu'il ne s'était jamais
décidé à croire fermement en "l'existence
d'un Dieu" ou à "soutenir cette foi".
Cependant, à la suite de ce qu'il a tout d'abord appelé
un "surmenage intellectuel", ce que l'on range aujourd'hui
volontiers du qualificatif générique de "stress",
et que l'on écarte d'un antidépresseur sensé
être savamment dosé par le médecin traitant, le
Président Schreber s'est tout simplement vu Dieu révélé.
Certes, l'homme avait déjà eu, neuf ans auparavant,
une première alerte. Juriste renommé, il s'était
présenté aux élections à l'Assemblée
nationale allemande (Reichtag). À la suite de son échec,
il avait connu une courte mais assez grave phase hypocondriaque. Mettant
cette maladie sur le compte de sa déception, il passa ensuite
en parfaite santé une longue période de bonheur et de
tranquillité avec sa femme. Huit ans après, cependant,
au début d'un été qui s'annonçait paisible,
il apprend qu'il est nommé Président de Chambre à
la cour d'appel de Dresde, et qu'il devra prendre ses fonctions à
la rentrée prochaine, en octobre. C'est pour lui, à
n'en pas douter, une promotion méritée. Cependant, durant
tout l'été, il commence à faire des rêves
étranges et répétitifs, qu'il qualifie à
la va-vite d'incompréhensibles et qu'il finit par écarter
nonchalamment de ses pensées, selon l'adage, dit-il, que "tout
songe est mensonge".
Le premier octobre, Daniel Paul Schreber entre donc, comme prévu,
dans ses nouvelles fonctions de Président de la cour d'appel
de Dresde. Dès le début du mois, cependant, il éprouve
les plus grandes difficultés à s'endormir. Il continue
d'attribuer cette fragilité au travail éprouvant qu'il
doit fournir et à ce qu'il appelle un "surmenage intellectuel"
: il parle volontiers du zèle qu'il met à se faire reconnaître
et accepter dans son travail, mais là encore, rien de plus,
finalement, que ce que tout un chacun rencontre dans son quotidien.
Il va consulter un docteur à Dresde, lequel lui prescrit le
dernier somnifère à la mode pour l'époque, et
lui donne un "arrêt de travail" de huit jours. À
la fin de ce même mois d'octobre, cependant, une grave crise
d'insomnie le conduit à entrer en maison de santé, pour
ce qu'on appellerait aujourd'hui, une simple cure de sommeil. Mais
rien n'y fait : ni les somnifères, ni l'hydrate de chloral,
pas même les piqûres de morphine. Quatre mois après,
il commence à avoir des doutes sur le sérieux de son
médecin, le professeur Flechsig, directeur de la clinique de
l'Université de Leipzig. Il sombre alors dans une stupeur hallucinatoire
aiguë : il voit partout des créatures monstrueuses, notamment
des dragons, entend des voix qui hurlent lentement dans une langue
fondamentale ancienne, reste toute la journée immobile et,
la nuit, tente de se suicider avec la moindre parcelle de tissu qui
lui tombe sous la main (draps, serviette, etc.). Le cas paraît
désespéré : on suspend ses fonctions, on met
ses biens sous tutelle, et il est successivement transféré
dans deux cliniques spécialisées pour malades mentaux.
Six ans après, il gagne cependant son procès en appel,
sort libre de l'asile et retrouve la libre possession de ses biens,
et cela, contre l'avis express des psychiatres et scientifiques de
l'époque. Que s'est-il passé entre-temps ? Il s'est
tout simplement ouvert pour lui, ce qu'il appellera par la suite un
"temps sacré". Dieu lui a été révélé
et, par sa maladie, il réussit ce qu'il n'avait jamais réussi
à faire jusque-là : il interprète son histoire.
Ce que l'on prend pour le délire de Schreber n'est autre que
les métaphores qu'il appelle en vue de sa guérison même.
Et sa guérison intervient parce qu'il réussit, à
l'aide de ces mêmes métaphores, à prendre en compte
comme il peut, ce que jusque-là, il avait considéré
comme nul et non avenue : la différence des sexes, la différence
des générations et la mort.
Certes, il s'agit là d'une psychose, c'est-à-dire qu'il
s'agissait au départ d'un rejet de la différence et
non d'un refoulement. C'est pourquoi la prise en compte de cette différence
est délirante : Daniel Paul Schreber inscrit sur ses étendards
le culte de la féminité (acceptation délirante
de la castration), Dieu lui est révélé et il
voit partout "des petits hommes fait d'esprit Schreber"
(acceptation de la différence des générations)
et enfin, avec l'écriture de ses Mémoires, accepte que
quelque chose lui survivra (acceptation de la mort).
Comme chacun d'entre nous, Schreber ne savait pas qu'il avait forgé
avec ses fantasmes infantiles, un rejet de la différence et,
partant, une croyance des plus précaire, une religion des plus
bancale.
Ce que le Président Schreber effectue au cours de ce qu'il
appelle son "temps sacré", c'est qu'il se confronte
à chacun de ses fantasmes et, pour reprendre ici les termes
même de Freud, tente de les ramener "à leur expression
la dernière et la plus vraie". C'est précisément
ce que, dans la cure analytique, chaque patient doit s'efforcer de
faire. Bien entendu, la psychanalyse n'a pas le monopole de ce qu'il
faut bien appeler une véritable traversée du fantasme.
C'est ce que nous venons de voir avec le Président Schreber.
Qu'il nous suffise d'évoquer également rapidement G.
Simenon, dont une vie paisible et en parfait accord avec lui-même
a su succéder à ce que l'on peut appeler une vie de
"patachon", avec pour unique objet d'amour, ses relations
avec des prostituées. Ce choc, cette véritable traversée
du fantasme s'est chez lui opérée spontanément,
à la suite du deuil de sa mère. Prenons également
l'exemple de Saint Paul, soit Saül de Tarse, juif rigoriste qui,
alors qu'il allait combattre le christianisme naissant à Damas,
se convertit sur le chemin à la suite d'une vision. L'épisode
est largement représenté dans l'iconographie classique
: on le voit tomber de son cheval. Certes, il n'y avait peut-être
pas de chevaux à l'époque en cet endroit du monde, peuvent
soutenir les historiens et les scientifiques. Les peintres et les
poètes sont ici beaucoup plus rigoureux : Saint Paul tombe
bien de son cheval, pour peu que l'on entende ce cheval à la
lettre : il tombe de son cheval de bataille, de son cheval d'orgueil,
c'est-à-dire de sa pulsion, du fantasme qui venait boucher
son seul rapport véritable à l'existence : la béance.
« "Mon royaume n'est pas de ce monde", pourrais-je
dire avec Jésus-Christ », soulignait le Président
Schreber lors de son procès, à ceux qui avaient peur
que ses idées délirantes soient pour lui motif pleinement
justifié d'agir. Car c'est bien là le problème
moderne véhiculé par l'idéologie scientifique,
c'est que "d'y croire, ça fait très peur",
comme Jacques Lacan, le soulignait lors de son Discours à l'École
Freudienne de Paris le 6 décembre 1967. Plutôt que d'avoir
peur, il est préférable de ne rien vouloir en savoir
de cette croyance :
« L'athéisme, c'est la maladie de la croyance en Dieu,
croyance que Dieu n'intervient pas dans le monde » (J. Lacan,
Discours à l'EFP, 6 décembre 1967).
Certes, il en va de même de la croyance. Au-delà de
sa simple appartenance à une religion, chaque croyant doit
trouver sa propre foi, sa propre vérité, sans se mentir
à lui-même. C'est ce que Maître Eckhart s'est,
quant à lui, appliqué à souligner :
"Voyez, c'est ainsi qu'il en va ! Dieu - est ce qu'il est
: et ce qu'il est, c'est aussi à moi ; et ce qui est à
moi je l'aime ; et ce que j'aime, cela m'aime en retour et me tire
en soi ; et ce qui m'a tiré en soi, je le suis plus que moi-même.
Ainsi il vous faut aimer Dieu, alors vous deviendrez aussi Dieu
avec Dieu !" (Maître Eckhart, De la perfection de l'âme).
« Je n'en dirai pas plus sur ce sujet », conclue Maître
Eckhart. Ne voulons-nous pas devenir Dieu, et même Dieu à
la place de Dieu ? C'est là, le narcissisme infantile auquel
nul n'échappe, et qui trahit dans ses moindres recoins, notre
croyance inavouable en un Dieu bien peu mystérieux, qui se
cache pourtant dans les moindres intonations de chacune de nos paroles.
Dans cette rhétorique, pourtant, Eckhart réussit à
se hisser véritablement au niveau de la question de sa croyance.
De telle sorte, que nous pouvons y reconnaître ce que Jacques
Lacan nommait objet petit a, objet cause du désir, objet de
la psychanalyse, avec lequel il se proposait d'éclairer l'acte
analytique et son enjeu : écriture d'un "réel qui
ne cesse pas de ne pas s'écrire" (Jacques Lacan, Séminaire
XXIV, 1976-1977, séance du 10 mai 1977) :
« L'amour fait son objet de ce qui manque dans le réel
» (Jacques Lacan, "La psychanalyse et son enseignement"
[1957], Écrits, Seuil, Paris, 1966, p. 439).
C'est ce que Freud appelait quant à lui la véritable
sublimation.
La croyance n'entame pas le libre-arbitre, si nous entendons par
libre-arbitre, la possibilité laissée à chacun,
s'il le souhaite, de se hisser au niveau de son propre questionnement,
de son propre conflit, de sa propre béance. Au-delà
de cette exigence que la psychanalyse s'efforce de maintenir, elle
n'a rien à dire, en aucun domaine particulier, qui mériterait
qu'elle se hisse, quant à elle, au-dessus des autres pratiques
ou expériences.
Conclusion
C'est lorsque l'on croit savoir qu'on s'égare le plus, semblait
dire "Œdipe Roi" de Sophocle : c'est lorsque l'on
se croit athée que l'on est religieux et, inversement, lorsqu'on
affirme croire en Dieu, que nous exposons le plus au risque que
l'inconscient nous révèle comme "douteur de Dieu".
Pour la psychanalyse, la question de la croyance, comme tout autre
questionnement véritable, n'est pas un problème conscient.
Pour elle, la seule véritable question, est celle posée
par la dynamique psychique inconsciente. En d'autres termes, l'on
peut être athée dans le conscient, alors que l'on est,
du point de vue de la dynamique psychique, un monothéiste
convaincu. Et, inversement, l'on peut se croire croyant d'un point
de vue purement conscientetstatique, alors que l'on est, dans l'inconscient,
un véritable "douteur de Dieu" pour reprendre ici
une formule habile utilisée par le Président Schreber.
Or pour la psychanalyse, en dernier ressort, c'est l'inconscient,
c'est-à-dire le réel qui, justement parce qu'il est
indicible, aura toujours le dernier mot. La véritable dynamique
psychique, le pulsionnel, voilà ce par quoi nous sommes parlés,
ce qui nous parle. S'opposer à cette dynamique psychique
mue par le vide et la différence radicale, c'est déjà,
comme le Président Schreber, sombrer dans une sorte de paranoïa
et, à n'en pas douter, dans d'atroces souffrances. Que la
plupart de nos contemporains se contentent des insomnies, du "stress",
des "arrêts maladie" et des antidépresseurs,
c'est ce que le "chiffre du trou" de la sécurité
sociale nous rappelle quotidiennement. « Je croyais l'humanité
tout entière engloutie », disait le Président
Schreber au moment précis où il sombrait dans la stupeur
hallucinatoire. Il ne croyait pas si bien dire et il s'agissait
bien plutôt là d'une vision ! Au moment même
où Freud commençait à clamer haut et fort que
le moi n'était pas le maître chez lui, l'orgueil humain
recevait un démenti plus radical encore : nous ne sommes
que "des petits hommes fait d'esprit Schreber" c'est-à-dire
de matière signifiante, d'inconscient.
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