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Sent: 04 Mars 2004
Subject: De la critique du travail à l'abolition de la société
marchande
De la critique du travail à l'abolition de la société
marchande
(exposé de Norbert Trenkle, juin 2003)
1. Les limites du néolibéralisme et du néokeynesianisme
et la fin de la politique
Nous assistons ces temps-ci dans toute l'Europe à une monstrueuse
aggravation de la dérégulation libérale des
marchés du travail, et au démantèlement total
des systèmes de protection sociale. En France et en Autriche
par exemple, on programme d'énormes restrictions des retraites.
En Allemagne, on supprime les aides aux chômeurs, le secteur
des emplois peu rémunérés s'étend toujours
plus et les assurances de santé sont toujours plus privatisées.
Ce qui, à cet égard, se passe en Italie, je n'ai pas
besoin de le dire. Certes, la perspective est différente,
parce que l'Etat social a toujours existé, au moins dans
les grandes lignes, mais la tendance est la même.
Toutes ces mesures, nous dit-on, servent apparemment seulement pour
le bon motif de surmonter la crise structurelle du capitalisme,
d'éliminer le chômage massif et ainsi, sur le long
terme, de sauver aussi la « substance » d'un système
de protection sociale que - c'est vraiment très regrettable
! - l'on doit d'abord détruire. Qu'il n'y a là que
pure rhétorique de propagande, ce n'est que trop évident.
Plus de 20 ans d'expérience du néolibéralisme
nous montrent qu'il n'est même pas capable de tenir ses promesses
- de toute façon douteuses - pour résoudre la crise.
Au contraire, partout dans le monde, il a accéléré
de manière démente le processus de la crise sociale
et économique et il a précipité les masses
dans la misère. Le résultat de la politique néolibérale,
on le sait, c'est la destruction généralisée
des relations économiques, des infrastructures économiques
et des structures sociales, surtout dans les pays de la périphérie
du Sud et dans l'espace de ce qui fut jadis le « socialisme
réel ». Mais aussi, de plus en plus, dans les centres,
jusqu'ici privilégiés, du marché mondial :
l'Union Européenne, les Etats-Unis et le Japon. Quand les
propagandistes du néolibéralisme prétendent
obtenir des succès, ou bien il s'agit de pures manipulations
des statistiques, ou bien cela repose sur une exclusion des chômeurs,
rejetés hors du système de protection (qu'il s'agisse
des indemnités de chômage ou de toute autre aide publique)
vers des salaires de misère, le secteur informel et une «
indépendance » précaire. Aux Etats-Unis, il
faut y ajouter l'incarcération massive de plus de deux millions
de personnes dans les prisons.
Une raison importante à l'hégémonie, persistante
malgré tout, de l'idéologie et de la propagande du
néolibéralisme, c'est la faiblesse de son rival politique
le plus important : le néokeynésianisme. Celui-ci,
certes, critique à juste titre les conséquences catastrophiques
de la politique néolibérale, et met en évidence
la contradiction éclatante entre ses promesses idéologiques
et les résultats obtenus. Mais les concepts néokeynésiens
qui y sont opposés comme alternative sont eux-mêmes
complètement intenables et condamnés à l'échec.
Ils découlent toujours du principe de relancer l'économie
au moyen de programmes publics de plans d'investissement et d'un
endettement public. Pourtant, -- et laissons de côté
ce que ces concepts manifestent de fétichisme économique
persistant - chacun sait dans le fond que ce n'est pas ainsi que
l'on pourra résoudre le problème qui est à
la base de la crise structurelle, c'est-à-dire l'exclusion
croissante de la force de travail hors des secteurs qui sont au
cour de la valorisation capitaliste. C'est déjà évident
du fait qu'en pratique, le keynésianisme n'a jamais vraiment
cessé. Bien plus, c'est même souvent une politique
super-keynésienne qui a été menée sous
l'hégémonie idéologique du néolibéralisme.
Ainsi surtout sous Reagan dans les années 80, ou de nouveau
maintenant sous Bush qui met sur la table des milliards pour des
programmes de dépense publique destinés à relancer
la production d'équipements militaires et à sauver
les marchés financiers qui tous sont financés par
la dette. Et au Japon, depuis 1990, quand la Bourse là-bas
s'est effondrée, on établit programme d'adaptation
sur programme d'adaptation, pour redonner un élan à
l'économie - sans succès durable.
Toutes ces mesures en revanche n'ont eu qu'un effet : enfiévrer
la spéculation des marchés financiers et faire monter
à des niveau monstrueux l'endettement public et privé.
Mais elles n'ont pas pu arrêter et encore moins renverser
la tendance de la base structurelle d'un chômage de masse
croissant et dépassant le cycle économique ; au mieux,
elles purent la freiner provisoirement, en un feu de paille conjoncturel.
Après l'écroulement de ce qu'on appelait la new economy
- une brève phase d'élan économique simulé
- le processus de crise s'impose encore plus durement, même
dans les centres du capitalisme. Lorsque les idéologues néolibéraux
font maintenant leur propagande, aujourd 'hui surtout au vu de l'endettement
public, en disant qu'il n'y a plus de marge de manouvre pour une
politique keynésienne, ce n'est que la moitié de la
vérité. L'autre moitié, c'est que même
le néolibéralisme est incapable de résoudre
la crise capitaliste. Pour dire les choses clairement : ce n'est
pas seulement que la politique néokeynésienne ou la
politique néolibérale se heurtent à leurs limites,
c'est que la politique d'une manière générale
perd son autonomie relative vis-à-vis du processus économique
de crise qui restreint toujours davantage son espace de manouvre.
Il faut en chercher la raison dans le fait que la crise actuelle
du capitalisme a un caractère tout-à-fait fondamental.
Le chômage structurel croissant n'est pas un phénomène
superficiel qui pourrait être éliminé par des
mesures politiques, il est au contraire le vrai noyau du problème.
Ce qui s'y manifeste, c'est que le capitalisme jette définitivement
à la fosse ce qui est son fondement, c'est-à-dire
la valorisation massive de la force de travail vivante. Et comme
la politique repose sur ce même fondement puisqu'elle ne représente
rien d'autre que la régulation sociale de la production des
marchandises et la valorisation du capital, c'est son sol qui se
dérobe sous ses pieds. Dans ces conditions, la politique,
de plus en plus, n'est rien d'autre que la simple administration
des éléments restants du capitalisme et des segments
qui constituent son noyau. Et cette administration consiste en une
aggravation croissante des exclusions sociales et ethniques et en
une répression policière et militaire toujours plus
dure contre ceux qui sont exclus et éliminés. Bien
sûr, il y a des nuances dans la gravité avec laquelle
ces mesures sont appliquées par les différents gouvernements
des différents pays, mais la tendance générale
est la même sur l'ensemble du globe. Cela signifie cependant
qu'une riposte contre ces développements ne peut pas, au
sens strict, être politique : elle doit être antipolitique.
Mais avant de m'étendre sur ce que cela signifie, il nous
faut encore jeter un coup d'oil sur le processus de crise et ses
significations.
2. La logique tautologique de la production marchande moderne
L'origine immédiate du chômage de masse et de la crise
fondamentale qui y est liée c'est - il n'y a aucun doute
là-dessus - l'accroissement monstrueux de la productivité
à la suite de ce qu'on appelle la troisième révolution
industrielle. Cette révolution des forces productives, sur
la base de la micro-électronique, a entraîné
une restructuration et une rationalisation fondamentales des structures
de production, de distribution, des transports et de la communication.
Rien que dans les années 1990, il y a eu en Allemagne une
augmentation de 70% de la productivité, tandis que dans le
même temps le nombre des ouvriers de l'industrie retombait
de 4,9 millions à 3,6 millions.
Mais pourquoi donc cette augmentation de la productivité
n'entraîne-t-elle pas un raccourcissement du temps de travail
et une élévation du niveau de vie matériel
pour tous les hommes sur toute la planète ? Pourquoi donc,
au contraire, toujours plus d'hommes sont-ils jetés dans
la misère absolue, exclus socialement et dégradés
en objets de la répression d'Etat, alors que simultanément
la pression au travail et celle de la concurrence sont toujours
plus dures ? Et pourquoi donc chaque nouvelle avancée de
la productivité dans les trente dernières années
n'a-t-elle pas entraîné une diminution de la misère
du monde mais au contraire son augmentation ? Ces paradoxes n'ont
qu'une explication : la logique interne démentielle de la
société moderne, c'est-à-dire du capitalisme,
ou de la société marchande.
Le but de la production capitaliste n'est pas la production de choses
utiles, mais la valorisation de la valeur ou, pour dire les choses
autrement : la valorisation du capital. Les marchandises produites
le sont dans ce seul but ; elles sont le moyen de l'atteindre et
rien d'autre. Il est complètement indifférent de produire
du pain ou des fusils d'assaut, ce qui est décisif, c'est
que ces marchandises représentent une certaine quantité
de valeur et que cette valeur soit, par la vente, réalisée
sur le marché. C'est pourquoi Marx dit que sous le capitalisme,
il y a production pour la production. Cela signifie qu'on ne produit
pas pour satisfaire des besoins concrets, mais que d'une part on
encombre le monde de produits dépourvus de sens, au point,
on le voit, que des constituants vitaux de la nature sont détruits
- tandis que d'autre part les besoins les plus élémentaires
restent massivement insatisfaits, parce que les gens concernés
sont coupés des circuits de l'argent et des marchandises,
et qu'ils n'ont ainsi aucun « pouvoir d'achat ». C'est
un mouvement qui n'a de fin qu'en lui-même et de relation
qu'avec lui-même. L'origine et la fin de cette forme de production,
c'est toujours l'argent. Celui-ci représente le capital avec
lequel on commence par acheter des matières premières,
des moyens de production et de la force de travail humaine, pour
produire des marchandises. Si les marchandises produites peuvent
être vendues avec succès, le cycle est bouclé
et l'argent retourne à lui-même. Seulement la quantité
a changé : l'argent a donné plus d'argent.
Ainsi, la valorisation de la valeur ou du capital est-elle pur mouvement
quantitatif. Elle n'a qu'un but, accumuler une quantité toujours
plus grande de valeur - représentée sous la forme
de l'argent. A cette fin, elle fait abstraction de tous les critères
qualitatifs, dans la mesure où ils ne servent pas immédiatement
à la valorisation. Elle n'accorde aucun intérêt
à des questions comme : qu'est-ce qu'on produit ? comment
on produit ? est-ce que des hommes en pâtissent ? est-ce que
des constituants vitaux de la nature sont détruits ? etc.
Le mouvement tautologique de la valorisation, purement quantitatif,
est pour cette raison par essence dépourvue de mesure. Car
alors qu'une production tournée vers la satisfaction de besoins
concrets est toujours limité par ces besoins justement -
par exemple, je ne peux pas manger au-delà d'une certaine
limite -- , une production qui ne vise qu'à l'augmentation
d'une quantité abstraite est poussée à continuer
à l'infini. Rien que cela montre la profonde irrationalité
de la production marchande moderne. Car elle ne tient pas compte
de la destruction catastrophique du monde qui, lui, possède
bien des limites naturelles et où, pour cette raison, il
ne peut pas y avoir de croissance quantitative à l'infini.
Le noyau de ce mouvement tautologique de la valorisation, c'est
la dépense de la force de travail dans la production de marchandises.
Car la valeur n'est rien d'autre que la représentation du
temps de travail passé : du « travail mort »,
selon l'expression de Marx. En soi, c'est une représentation
démentielle, quasi métaphysique, que la chaise ne
soit pas seulement une chose sur laquelle on peut s'asseoir et qu'
un morceau de pain ne serve pas seulement à satisfaire ma
faim. Qu'une chaise et que du pain puissent en plus être des
représentants d'une catégorie générale-abstraite
qu'on appelle « valeur », c'est l'expression d'un rapport
social tout-à-fait particulier que Marx nomme fétichisme
de la valeur. Mais quand nous disons que la valeur représente
du travail passé, ou, pour dire les choses à l'envers
: que le travail produit de la valeur, alors cela signifie aussi
que le travail est une forme d'activité sociale historiquement
tout-à-fait spécifique. Il n'a aucun caractère
transhistorique, mais il est la forme d'activité spécifique
à la société marchande moderne : le capitalisme.
Cette spécification historique du travail, le fait qu'il
soit lié à la société capitaliste, se
montre en particulier à son indifférence vis-à-vis
de chaque contenu concret d'activité. On met indifféremment
dans la catégorie « travail » les activités
les plus diverses, comme le montage d'une automobile ou les soins
aux personnes âgées ; on fait abstraction des compétences
et des qualités matérielles, concrètes et émotionnelles
totalement différentes requises par ces activités.
Il ne s'agit pas là d'une pure abstraction de pensée
- un peu comme on parle de fruits quand on pense à des pommes
et des poires - mais d'une abstraction démentielle qui a
une réelle efficacité sociale : il s'agit d'une abstraction
réelle. On pourrait dire que le travail et la valeur sont
de la métaphysique réalisée. Il s'agit de principes
abstraits qui ont formé et qui continuent à former
la réalité sociale à leur image. Toutes les
activités sont réduites à un commun dénominateur
abstrait : la dépense de l'énergie humaine au rythme
de l'horloge. Elles n'ont d'autre valeur que celle de portions plus
ou moins grandes d'unités de temps linéaires et homogènes
qui ont servi à la production de marchandises. C'est aussi
la raison pour laquelle le critère central pour l'organisation
de tout travail, c'est ce qu'on appelle le « performance ».
Et en parlant de performance, on parle toujours de performance horaire
: avoir le maximum d'efficacité dans le minimum de temps.
Tout le reste, comme par exemple le fait de risquer pour sa santé,
de briser des relations personnelles ou l'impossibilité de
satisfaire des besoins dans son travail, tout cela ne compte pour
rien. Celui qui doit travailler doit aussi faire abstraction de
lui-même. C'est pourquoi le travail n'est pas seulement un
certain principe économique et une certaine forme d'activité,
il exige aussi un certain type d'homme qui possède un certain
type de subjectivité : un homme capable d'adapter et de soumettre
ses besoins au principe du travail. Plus encore : le parfait travailleur
est celui qui y trouve même un supplément de plaisir,
qui d'une certaine manière trouve plaisir à l'effort
pour être encore plus rapide, toujours plus « performant
», et qui doit, même dans son temps libre, être
toujours en mouvement, incapable de ne rien faire.
3. Le sujet du travail et le rapport bourgeois des sexes
Il faut malheureusement constater que le capitalisme a particulièrement
réussi dans la « production » historique de ce
type d'homme. Ce qui paraissait encore épouvantable aux hommes
du XVIII° et du XIX° siècle et qu'on ne pouvait leur
faire rentrer que par la violence nue (dans les fabriques, les prisons,
les asiles de fous, les écoles et à l'armée),
est devenu aujourd'hui depuis longtemps une attitude intériorisée,
considérée comme allant de soi. Les critères
de la performance et de l'assiduité sont partout appliqués,
même en-dehors de la sphère du travail stricto sensu,
ainsi pour le jardinage dans son propre jardin, pour la manière
d'occuper ses temps libres, par exemple dans ce qu'on appelle le
fitness, et, last not least, comme critère central pour juger
les gens. Ce qui est décisif pour la reconnaissance sociale,
c'est toujours que l'on a un travail ou du moins qu'on veuille avoir
un travail. Ce que l'on a comme travail définit certes des
hiérarchies, mais de manière interne au système
du travail comme référence, qui est posé comme
principe. Quiconque tombe en-dehors de ce système de référence
ou se place délibérément en-dehors est socialement
rien. C'est pourquoi les « feignants » sont toujours
en danger d'être détruits, aussi physiquement. C'est
le noyau structurel du racisme et du darwinisme social.
De plus, cet agencement psycho-social des hommes pour le processus
du travail et la société rationalisée marchande
est indissociablement lié à l' « invention »
et à la domination des caractéristiques modernes bourgeoises
des sexes. Celui qui est citoyen et travailleur est constitué
de manière tout-à-fait explicite comme sujet viril,
c'est-à-dire qu'il est pourvu de tous les traits caractéristiques
de la « virilité » bourgeoise : rationalité,
capacité de s'imposer, objectivité, rudesse, absence
de scrupules pour les sentiments, etc. Ce sont des caractéristiques
indispensables à la mise en condition pour le processus du
travail et l'affirmation de soi dans la lutte concurrentielle économique
et politique. Y correspond de l'autre côté la «
féminité » construite, qui est pourvue des caractéristiques
complémentaires : émotivité, irrationalité,
empathie, faiblesse, etc.
L'arrière-plan structurel de ces stéréotypes
des sexes est une contradiction tout-à-fait fondamentale
liée à la forme sociale de la marchandise, de la valeur
et du travail. Cette forme est tendanciellement universaliste. Cela
veut dire qu'elle cherche à dominer et à intégrer
la totalité du monde dans toutes ses manifestations et dans
toutes ses expressions. Rien ne doit exister en-dehors d'elle. C'est
ce qui fonde le monstrueuse dynamique avec laquelle la société
marchande a étendu sa domination sur la totalité du
globe. Cet effort boursouflé, et même totalitaire,
est mis en échec cependant, non seulement à cause
de limites extérieures naturelles et du développement
de ses contradictions internes, mais en raison même de ses
prémisses de départ. Il est impossible, l'expérience
le prouve, de réduire la diversité de l'existence
humaine à un unique principe abstrait de forme et de fonction.
C'est pourquoi, avec la même ampleur que celle avec laquelle
ce principe acquiert une efficacité sociale, une sphère
fait scission dans laquelle prend place tout ce qui ne tombe pas
dans la forme marchande, tout ce qui n'est pas immédiatement
compatible avec elle. Cette sphère est marquée par
une détermination sexuelle et donnée comme «
féminine », tandis que tout ce qui représente
directement la forme marchande apparaît comme « viril
» par essence.
La séparation entre sphères qui résulte de
cette scission a des effets d'abord -- mais pas seulement -- sur
le plan des activité sociales elles-mêmes, donc sur
ce qui est habituellement désigné comme la «
division sexuelle du travail ». Il y a en effet toute une
série d'activités qui ne se laissent pas, ou de manière
très partielle et forcée, cadrer dans la logique du
travail abstrait et de la performance horaire. Cela vaut tout d'abord
pour les activités inséparablement liées à
un investissement directement émotionnel et affectif, comme
l'éducation des enfants, le soin aux personnes âgées
ou malades, et d'autres encore. Conformément à la
scission sexuellement marquée, elles sont surtout «
localisées » dans le domaine domestique auquel, structurellement,
les femmes sont affectées. Mais au-delà de cette aspect
plutôt fonctionnel de la « division sexuelle du travail
», la « sphère féminine » est également
chargée symboliquement comme constituant le pendant idéalisé
de la sphère du travail avec toutes ses contraintes d'efficacité,
de lutte, de concurrence et de maîtrise de soi. Elle est le
lieu où le « rude travailleur » veut être
enfin tout simplement un « être humain » , où
il cherche harmonie et attention émotionnelle. En réalité,
cette idylle est la plupart du temps plutôt le lieu où
l'on décharge les émotions refoulées et les
besoins sensuels, y compris la violence psychique et physique.
Cet mise en ordre moderne du rapport des sexes traverse certes des
changements historiques déterminés, mais la logique
de scission qui se trouve à son fondement reste inchangée.
Ainsi, au cours du vingtième siècle, toute une série
d'activités ménagères ont été
remplacées par des appareils électriques et des plats
préparés ou ont été facilitées
; en tant que telles, elles sont partie intégrante de la
production marchande. On observe quelque chose d'analogue pour une
partie des soins aux personnes malades ou âgées ainsi
que pour l'éducation des enfants, qui dans les métropoles
capitalistes sont devenus des prestations assurées par l'Etat
social - où, c'est caractéristique, des femmes travaillent
en majorité. Parallèlement à cela, de plus
en plus de femmes ont choisi une activité professionnelle
et on a mis en question le caractère indiscutable de la détermination
par le sexe. Mais cela n'a pas enlevé sa force au fait que
la scission marquée sexuellement soit la structure de base
de la société du travail et de la marchandise. C'est
particulièrement clair dans le processus de crise. Presque
partout dans le monde, on en vient ces temps-ci à une remise
en vigueur agressive de l'ordre patriarcal des sexes. Pas seulement
sous la forme d'une violence directe des hommes contre les femmes.
Les femmes, en règle générale, doivent porter
la plus lourde charge de la crise, parce que c'est sur elles que
retombent les activités et les compétences que l'Etat
ne finance plus. Ce n'est pas un hasard si les nombreux réseaux
d'aide et d'organisation dans toutes les régions de crise
et de catastrophes sont en majorité portés par les
femmes. A l'inverse, les bandes de rôdeurs qui sèment
le désordre dans ces régions sont constituées,
c'est révélateur, presque uniquement d'hommes. Cela
non plus n'est pas un hasard. Car entre la subjectivité des
guerriers et celle des travailleurs il y a un profond rapport interne.
Et cette subjectivité ne disparaît pas dans le processus
de crise : elle devient plus sauvage et manifeste ses pires aspects.
Il est important de comprendre cela, car cela montre clairement
que l'abolition du travail n'est pas du tout un processus extérieur,
mais doit aussi inclure la transformation fondamentale de la subjectivité
de la société marchande.
4. La crise de la société du travail et de
la marchandise
Mais revenons au problème de la crise. Ce qui est décisif
pour la valorisation réussie du capital, ce n'est pas seulement
qu'on travaille, mais que ce travail se représente comme
une masse toujours plus grande de valeur. Et il y a deux conditions
à cela : d'abord, que l'on produise des marchandises qui
rencontrent un pouvoir d'achat, c'est-à-dire qui aient un
débouché. Et ensuite, que le travail soit dépensé
à la hauteur du niveau de productivité exigé.
Or, c'est justement là que se révèle une contradiction
interne fondamentale dans le mouvement tautologique de la valorisation.
La tendance à l'expansion constante de la base du travail
et de la valeur se trouve en effet structurellement contrecarrée
par la tendance à l'élévation de la productivité.
Alors que la première tend à mettre toujours plus
de force de travail en mouvement, la seconde tend au contraire à
rejeter la force de travail vivante hors du processus de production,
c'est-à-dire à produire toujours plus de marchandises
avec toujours moins de force de travail.
Certes, cette contradiction a agi aussi dans toutes les crises précédentes.
Mais elle pouvait toujours être provisoirement surmontée
grâce à l'intégration de nouveaux champs de
production, qui pouvaient donner un nouvel élan à
l'expansion vers un nouveau niveau de productivité. Dans
cette mesure, cette contradiction agissait même comme un stimulant,
parce que chaque développement des forces productives gagnait
une extension dynamique de la production pour la production, pour
compenser le niveau de rationalisation atteint. En effet, quand
chaque marchandise individuelle représente une part de valeur
toujours moindre, il faut mettre sur le marché toujours plus
de marchandises pour augmenter la masse de valeur globale. Mais
on ne peut plus aujourd'hui s'en sortir ainsi. En effet, la révolution
micro-électronique n'induit pas seulement un puissant élan
de rationalisation dans tous les secteurs et domaines, mais encore
elle déplace le centre de gravité de la productivité
au niveau de la globalité sociale. Compte-tenu de tout ce
qu'il suppose de science, de communication et d'infrastructure,
le travail dans son rapport immédiat au produit est réduit
à un minimum. Même des nouveaux domaines de produits
- comme par exemple la production de téléphones mobiles
ces dernières années - ne créent pour cette
raison que relativement peu d' « emplois » supplémentaires,
alors qu'en même temps bien davantage sont supprimés
ailleurs du fait de la rationalisation. Ainsi, d'une certaine façon,
le développement des forces productives a gagné dans
sa course contre le mouvement de valorisation. Le résultat,
c'est que la production marchande moderne plonge dans une crise
fondamentale. Dans une crise qui ne peut plus être résolue
à l'intérieur de la forme capitaliste mais qui en
marque le limite historique absolue. Cette crise finale n'est certes
pas un effondrement ponctuel mais un processus historique qui a
commencé dans les années 70 et qui peut continuer
encore plusieurs dizaines d'années. Mais le processus est
en tant que tel irréversible, et donc ne peut être
arrêté , ni par des mesures politiques ni par d'autres
interventions, et encore moins être renversé. Car il
suit une logique objective qui est le résultat de la contradiction
décrite plus haut du mouvement de la valorisation. Ni une
politique néokeynésienne d'intervention de l'Etat,
ni un nouveau laisser-faire néolibéral du marché
ne pourront résoudre cette contradiction fondamentale. Bien
plus, celle-ci est, dans le processus de la crise, toujours plus
aiguë. En effet, la concurrence globale toujours plus vive
pour s'emparer des segments de marché profitables restants
accélère encore de son côté la course
à la productivité et ainsi la fonte de la substance
de la valeur et du travail.
Du coup, la production sur le marché mondial se concentre
sur des ilôts toujours moins nombreux, nantis d'équipement
hautement technologiques et assurant une hyperproductivité
économique et qui, au prix d' un fort investissement en capital
et d'une pression monstrueuse à la performance, utilisent
une quantité toujours moindre de travailleurs. Y correspond
de l'autre côté un secteur, toujours croissant même
dans les centres du capitalisme, de travail précaire et informel.
Ce dernier est pour une part directement en prise sur les noyaux
de la production du marché mondial : maquilas, entreprises
sous-traitantes, outsourcing de toute sorte, etc. Et pour une autre
part, il englobe les formes les plus diverses de simple survie :
du tout petit commerce aux prestations de service informelles jusqu'à
la contrebande, à la prostitution forcée et au trafic
de drogue. Globalement, la pression est de plus en plus grande de
se vendre à des conditions toujours plus insupportables,
et de prendre en plus pour cela des risques mettant sa vie en jeu
- par exemple en passant outre à la législation sur
les frontières dans l'Union Européenne ou à
la frontière du Sud des Etats-Unis. De plus, le processus
de crise développe une dynamique monstrueuse qui atteint
toutes les formes et les institutions de la société
marchande et les détruit en des catastrophes successives.
5. Le noyau de violence du travail et de la production marchande
Au cours de son déclin, la société qui a pour
base et travail et la production marchande déchaîne
donc de monstrueuses forces de violence et de destruction. En soi,
tout ceci n'a rien de nouveau. En tant que système de la
domination fétichiste, le capitalisme est par essence violent
et répressif. La guerre, l'oppression, le colonialisme, l'exploitation,
le dressage de l'être humain, la destruction massive et la
misère massive l'accompagnent depuis son commencement. Aucune
société n'a vu surgir des excès de violence
comparables à justement celle-ci, qui sans pudeur prétend
qu'elle est le comble de la civilisation. Certes, on a pu dans les
métropoles capitalistes, au cours du vingtième siècle,
gagner quelques acquis constituant un progrès, même
si c'était dans le cadre étroit de la production marchande,
du travail et de l'Etat. Par exemple une situation sanitaire satisfaisante
pour plus ou moins tout le monde, un certain niveau de consommation
matérielle et une certaine sécurité sociale.
Mais ces acquis se trouvent maintenant, sous la pression du processus
de crise, de plus en plus remis en cause et de nouveau, le noyau
violent et répressif de la société marchande
se montre au grand jour.
La logique du travail et de la production marchande commet ses pires
dégâts précisément là où
il n'est plus possible d'obtenir une valorisation du capital à
grande échelle. C'est-à-dire là où,
du fait l'effondrement de sa participation au marché mondial,
l'Etat national s'écroule et où ce sont maintenant
des bandes de rôdeurs qui perpétuent la concurrence,
sous la forme de la guerre et du pillage - comme dans de grandes
parties de l'Afrique et de l'ancien Bloc de l'Est. Ou là
où on interdit à des hommes l'accès à
des étendues agricoles, à des bâtiments ou des
usines, parce qu'il n'y a plus de débouchés sur les
marchés. C'est par exemple largement le cas aujourd'hui en
Argentine. On ne s'intéresse pas ici au fait que des hommes
meurent de faim alors qu'il y a juste à côté
des ressources inexploitées ou abandonnées parce qu'elles
ne sont plus « rentables » sous la forme de travail
et de production marchande. C'est là que l'indifférence
absolue de cette forme sociale pour les besoins concrets des hommes
se fait voir dans toute sa dureté. Des ressources n'ont d'intérêt
social que lorsqu'elles représentent de la valeur et peuvent
être investies pour valoriser de la valeur. Toute autre possibilité
d'usage, par exemple l'auto-organisation d'une production de biens
de consommation pour des gens qui ont faim mais qui n'ont pas de
pouvoir d'achat est déclarée d'entrée inacceptable
et, le cas échéant, est empêchée par
la force. Ainsi par exemple, quelques usines furent évacuées
(pour d'autres, on a pu l'empêcher), alors qu'elles sont sans
valeur du point de vue capitaliste ; il s'agissait ici juste de
sauvegarder le principe de la propriété privée.
Le caractère tautologique de la forme marchande est ici complètement
grotesque. La forme sociale doit être maintenue à toute
force, en dépit du fait que sa substance, la consommation
massive de force de travail humaine, a disparu. Ainsi, le fétichisme
du travail et de la forme marchande se transforme au grand jour
en entreprise de destruction du monde. Ce qui n'est plus possible
à l'intérieur des formes de la société
marchande doit ne plus être possible du tout.
6. La fausse métaphysique du travail dans le mouvement
ouvrier
La difficulté fondamentale d'un mouvement d'émancipation
sociale réside dans le fait qu'il doit se former contre la
logique objectivée de destruction et d'anéantissement
de la crise fondamentale de la production marchande et du travail.
C'est une situation historique fondamentalement différente
de celle dans laquelle le plus grand mouvement social dans le capitalisme,
le mouvement ouvrier, s'est formé. Certes, il dut aussi s'imposer
dans des combats extrêmement durs et sanglants contre de rudes
résistances sociales, mais finalement il s'adossait à
la dynamique historique du capitalisme qui cherchait à subsumer
la totalité du monde sous ses principes. Cette dynamique
fut pensée en une forme idéologique fausse, comme
ce qu'on appelle le « matérialisme historique »,
qui n'est dans le fond rien d'autre que la continuation de la métaphysique
bourgeoise de l'histoire. Selon cette conception, l'histoire est
une succession d'étapes dans un développement permanent
vers un progrès. Elle est poussée par un mouvement
de développement qui la mène quasi automatiquement
au seuil du socialisme ou du communisme. Cet optimisme de principe
dans l'histoire, lié à l'objectivisme et au déterminisme,
a certes été souvent critiqué. Et pourtant
la critique reste superficielle parce qu'elle ne peut pas lier l'illusion
grandiose sur laquelle se fonde le marxisme et avec lui le mouvement
ouvrier, avec la structure logique interne de la société
moderne de la marchandise et du travail. Cette structure logique
suit certes des lois objectives, mais ce n'est en aucun cas une
logique de développement transhistorique, mais une logique
interne à une formation sociale déterminée
et limitée historiquement. Une logique de la totalisation
de la forme capitaliste et de l'expansion économique sans
fin. C'est pourquoi elle doit disparaître en même temps
que cette société.
Le marxisme traditionnel et le mouvement ouvrier n'ont pas critiqué
cette structure logique, ils l'ont au contraire enjolivée
dans une métaphysique de l'histoire, et presque adorée.
Le travail en particulier a été littéralement
élevé à la dignité d'une religion. Nous
pouvons dire sans hésitation que le mouvement ouvrier n'a
pas été un mouvement contre le travail, mais un mouvement
pour le travail. Il a été le mouvement des vendeurs
d'une marchandise, la force de travail, qui luttaient pour leur
reconnaissance sociale générale. Et cette lutte fut
complètement victorieuse, au moins dans les métropoles
capitalistes. Victorieuse dans la mesure où elle parvint
à imposer la reconnaissance politique, morale et juridique
de tous les vendeurs de force de travail, comme citoyens de l'Etat
et sujets du marché. Vu ainsi, le mouvement ouvrier n'a pas
été, contrairement à ce qu'il croyait lui-même,
un mouvement anticapitaliste, mais au contraire un mouvement pour
la modernisation et la domination totale du capitalisme. C'est aussi
pourquoi il se heurte à sa limite historique, au moment historique
où plus aucune modernisation ou expansion du capitalisme
n'est possible, mais où au contraire la société
de production marchande entre dans la phase de son implosion.
Mais même si nous pouvons, après coup, reconnaître
cela, lorsque nous constatons que le mouvement ouvrier, par essence,
n'était pas un mouvement pour l'abolition du capitalisme,
cela ne signifie pas forcément qu'il a été
totalement dans la logique de la modernisation du capitalisme. Presque
toujours, il entraînait aussi des moments et des impulsions
émancipateurs qui allaient au-delà. Cela ne vaut pas
seulement pour les représentations et les efforts subjectifs
de nombreux acteurs de ce mouvement, mais cela s'est exprimé
aussi, dans des conditions historiques particulières, dans
des tentatives pratiques. Je pense ici à des tentatives d'auto-organisation
non-hiérarchiques dans le mouvement des conseils, dans les
kibboutzim ou dans la révolution espagnole, pour indiquer
quelques exemples. On peut d'ailleurs dire des choses analogues
à propos d'autres mouvements sociaux de l'histoire du capitalisme,
comme par exemple les mouvements de libération anticolonialistes
ou les nouveaux mouvements sociaux depuis 1968. Certes, eux aussi
se sont tous révélés après coup être
des mouvements de modernisation. Ainsi les mouvements de libération
anticolonialistes sont devenus des tentatives plus ou moins ratées
de formation tardive d'Etats nationaux et d'intégration dans
le marché mondial. Le mouvement de 68 a mené à
son terme les tendances du capitalisme à l'individualisme.
Pourtant ils ont aussi contenu en partie un excédent émancipateur
qui s'est exprimé tant dans la critique sociale que dans
la pratique. Ce sont en tout cas des moments incompatibles avec
la logique de modernisation, moments d'excédent émancipateur
qui ont toujours été neutralisés, digérés
et déformés par le puissant appel de la tendance objectivée,
capitaliste, à la totalisation.
7. Résistance et émancipation sociale
Au contraire du mouvement ouvrier, un nouveau mouvement d'émancipation
sociale n'aurait dans la situation historique actuelle aucune logique
historique objective à laquelle s'adosser. Bien plus, il
devrait - je l'ai déjà dit - se former contre la dynamique
objective du processus capitaliste de la crise. Le danger auquel
il s'exposerait n'est pas que sa critique, ses luttes et ses tentatives
pratiques d'émancipation puissent être transformées
en moments de la modernisation capitaliste. Au contraire, le danger
qui le guette est d'être écrasé par la dynamique
de destruction et d'anéantissement de la crise capitaliste.
La question d'une rupture radicale avec les formes capitalistes
et sa logique fétichiste se pose pour cette raison aujourd'hui,
non pas seulement de manière fondamentale, mais comme une
nécessité existentielle.
C'est justement pour cela qu'une critique radicale des formes sociales
qui sont la source de cette menace d'anéantissement ; et
une analyse claire de la crise fondamentale dans laquelle elles
sont plongées est terriblement importante. Il faut que ce
soit clair : ces formes ne sont pas seulement répressives
et dominatrices comme depuis toujours, mais qu'essentiellement elles
n'ont même plus la moindre perspective de vie quelque peu
acceptable à offrir aux hommes, au contraire : elles n'ont
à offrir que la destruction et l'anéantissement. Comprendre
cela, c'est le préalable à toute résistance
conséquente et radicale contre toutes les restrictions et
les répressions qui sont aujourd'hui mises en place par les
gouvernements et la logique du marché avec de moins en moins
de scrupules, et qui vont toujours s'aggraver. Celui qui, face à
cela, croit sérieusement que de telles mesures peuvent aider
à résoudre la crise, même au prix de nombreux
et douloureux sacrifices, celui-là est finalement toujours
victime d'un chantage. J'avais, en commençant mon exposé,
noté que la critique néokeynésienne du néolibéralisme
ne peut qu'échouer parce qu'elle-même se situe sur
le terrain de la politique, c'est-à-dire qu'elle croit à
de solutions politiques de la crise. Mais ainsi, elle scie la branche
sur laquelle elle est perchée. Car elle doit, conformément
à la logique politique, aboutir nécessairement au
point de devoir abandonner les revendications d'un Etat social qu'elle
avait elle-même formulées, dès qu'il s'avère
qu'il n'y a plus la substance capitaliste pour les rendre possibles.
C'est la raison structurelle qui explique que les sociaux-démocrates
du monde entier se transforment en gestionnaires de la crise néolibéraux
les plus durs dès qu'ils sont au gouvernement.
Je voudrais toutefois soulever ici un point important. Le fait qu'il
n'y a pas de solution politique à la crise présente,
donc le fait que la politique se heurte à la limite de son
action, ne doit pas être compris comme l'impossibilité
absolue et définitive d'éviter la liquidation des
systèmes de protection sociale et les restrictions qui en
découlent. Une telle impossibilité ne s'impose que
dans la perspective de sauver la logique d'un système - ce
qui de plus est une fiction. Quand on admet qu'il est impératif
de prendre part à la concurrence destructive par dumping
pour obtenir aux meilleures conditions les secteurs toujours plus
rares de la valorisation du capital, il est évidemment inévitable
de baisser toujours plus les salaires, d'expulser les immigrés,
de supprimer les indemnités sociales et les dépenses
de santé, etc.
Un mouvement social qui au contraire n'accepte pas cet impératif
peut se protéger de manière tout-à-fait offensive
contre ces mesures et même, sous certaines conditions, les
bloquer et les empêcher. Cela ne suppose pas seulement une
certaine force et une mobilisation, mais avant tout un rapport à
l'Etat et au système de production marchande dans son ensemble
qui soit complètement dépourvu d'illusion. Il ne peut
pas être question de vouloir prendre les rênes de l'Etat.
Non seulement parce qu'il a toujours été un appareil
de domination, mais parce que dans le processus de la crise il ne
peut jamais être qu'une instance répressive d'exclusion
sociale. Le but, ce doit plutôt être d'arracher les
ressources sociales à la logique de destruction de la société
marchande, pour les employer à satisfaire des besoins concrets.
Mais ce ne serait plus alors de la politique mais de l'antipolitique.
L'antipolitique, cela signifie prendre au sérieux l'Etat
comme adversaire. Car d'abord il administre toujours - au moins
dans les métropoles capitalistes-une énorme part de
la richesse sociale (au moins entre 40 et 60 % du produit social
brut), et ensuite il assure l'ordre dominant grâce à
son appareil de violence et de répression. Mais l'antipolitique
ne vise pas à conquérer l'Etat ou à imposer
une « autre politique », mais à supprimer l'Etat.
Et ce n'est pas une contradiction de défendre les acquis
comme une protection sanitaire pour tous, des prestations sociales
ou un niveau de salaire contre les coups de boutoir des programmes
néolibéraux, même si cela doit aller dans la
perspective de l'abolition de la production de marchandises et l'abolition
de l'Etat. Car tant que ces formes sociales durent - même
en crise - il reste nécessaire de se défendre contre
ses attaques. De plus, un mouvement d'émancipation sociale
ne peut s'amorcer qu'à partir de luttes, de conflits et de
contradictions. Mais même ces luttes, comme je l'ai dit, ne
peuvent être menées de manière conséquentes
que si toutes les tentatives de chantage à partir de la logique
du système ont été repoussées. C'est
pourquoi elles ont comme condition une critique radicale du système
de la production marchande et du travail, de même que la conviction
que ce système se heurte à sa limite historique absolue.
A partir de là, une perspective d'émancipation se
dégage pour ainsi dire d'elle-même. Elle ne peut consister
qu'en une appropriation à grande échelle des ressources
sociales, des moyens de production et d'existence, pour leur donner
d'autres formes d'auto-organisation sociale au-delà des relations
marchandise-argent et d'administration par un Etat. Il y a toujours
eu des tentatives dans cette direction et il y en a encore auiourd'hui
dans de nombreux mouvements de contestation, par exemple aujourd'hui
en Argentine, où ce ne sont pas seulement quelques cent usines,
mais aussi quelques hôpitaux qui ont été repris
et qu'on a continué à gérer de manière
autonome. Certes, ces tentatives restent minoritaires, et en règle
générale il leur manque la conscience d'une perspective
radicale pour l'avenir. Et surtout il leur manque la liaison avec
un mouvement d'émancipation fort et nécessairement
transnational qui n'existe pas encore aujourd'hui. Mais ces actions
d'appropriation de ressources sociales manifestent les premiers
pas dans la direction d'une abolition de la société
le la marchandise et de l'argent.
Traduction: Gerard Briche
Origine : www.krisis.org
Parue sur une liste anarcho-syndicaliste en Mars 2004 |