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Colonisation sportive
par Pierre de Coubertin
(écrit aux environs de 1930)

Origine : http://library.la84.org/OlympicInformationCenter/RevueOlympique/1961/BDCF76/BDCF76k.pdf.

L’an 1923 au cours de sa session tenue cette année-là à Rome, au Capitole sous le patronage du roi d’Italie, le Comité International Olympique décida de « conquérir l’Afrique » et créa les Jeux Africains.

Ils devaient se succéder à la périphérie de l’énorme continent et enseigner peu à peu aux indigènes les bienfaits de l’activité sportive. Tous ceux qui, plus tard, se rappelleront quels périls pesaient sur la vie nègre et apprécieront de quelle valeur lui eût été un pareil apport, s’étonneront de l’accueil qui fut réservé à cette création nouvelle. Il existait déjà des Jeux d’Extrême-Orient dont l’influence pédagogique en Chine, au Japon, aux Philippines avait été profonde. Sur d’autres points du globe des innovations similaires se manifestaient. On parlait dans l’Inde de Jeux Hindous. C’était là le « Kindergarten » de l’olympisme auquel le Comité International Olympique avait dès le principe témoigné d’un intérêt spécial. La Revueolympiquede janvier 1912 traitait déjà cette question et dénonçait cette idée fausse « qu’une victoire de la race dominée sur la race dominatrice pût prendre une portée dangereuse et risquer d’être exploitée par l’opinion locale comme un encouragement à la rébellion ». Les Allemands dans leurs colonies d’Afrique, fort bien équipées, n’avaient pas craint d’introduire le sport parmi les indigènes; les Anglais dans l’Inde, sans beaucoup encourager le mouvement, ne s’y opposaient pas. L’Italie acceptait l’idée avec bienveillance sans avoir eu encore le temps d’y beaucoup songer. Ce fut la France qui se mit en travers. On avait réservé à Alger l’honneur d’inaugurer les Jeux Africains. Les Algériens, appuyés par la métropole sinon poussés par elle, le déclinèrent. Alors l’inauguration fut retardée de deux ans et confiée au pays doyen, l’Egypte. Alexandrie éleva un stade magnifique. Le Comité organisateur que dirigeait M. A. Bolanaki (membre du Comité Inter- national Olympique) fit merveille pour que tout fût prêt en temps voulu; et en effet tout était prêt. Soudain on apprit que les puissances sous des prétextes quelconques se dérobaient et renonçaient à faciliter la venue de leurs équipes coloniales. Les Jeux n’eurent pas lieu... Depuis lors, ils attendent.

Les dessous de cette aventure ne nous concernent pas. Il reste établi qu’à la base d’une opposition qui ne se distingua pas par la franchise et la loyauté subsistait l’idée du prestige métropolitain entamé par les succès coloniaux. Or comment pouvait-on s’imaginer que, dans le monde moderne, il serait possible, de longtemps entraver l’extension sportive et d’en limiter le progrés à certaines races et à certains pays? Trois ans seulement ont passé et voici que la grande exposition coloniale de Paris (1931. Réd.) destinée à célébrer le centenaire de l’Afrique française est amenée à faire une large place au sport. Qu’on ne s’y trompe pas pourtant, ce n’est pas encore quelque chose de franc et de définitif. Il s’agit surtout de spectacles sportifs. Cela ne signifie point du tout que chez eux on va encourager désormais les indigènes à pratiquer les exercices virils, leur en faciliter l’apprentissage et leur faire comprendre dans toute sa profondeur philosophique et pédagogique la devise que nous citions l’autre jour, celle de la « médaille africaine » créée en 1923 par le Comité International Olympique : médaille d’encouragement sur laquelle se lisent ces mots : athletae propium est se ipsum noscere, ducere et vincere. "le propre de l'athlète est de se connaître, de se gouverner et de se vaincre"

Ici nous n’envisageons la chose que par rapport aux préceptes essentiels de la pédagogie sportive. Ces préceptes sont-ils applicables aux races indigènes, à leur existence souvent primitive? Mais sans doute; et même intégralement. Car c’est là leur beauté : qu’ils soient assez foncièrement humains pour pouvoir convenir à la condition de l’homme depuis l’état demi-sauvage jus- qu’à l’état ultra-civilisé.

Bien entendu, certains tempéraments sont à apporter dans l’application. Le Gabon et la Polynésie ne comportent pas le même régime. Il semble qu’en général les jeux athlétiques et principalement le football doivent dominer; ils sont d’organisation simple et occupent un grand nombre de participants. Si nous en sommes en certains pays d’Europe à connaître les excès des sports d’équipes, c’est- à-dire la limite au-delà de laquelle l’équipe en arrive à nuire à l’individu — frontière qui fut longtemps inaperçue — il n’existe pas encore d’état de choses analogue dans les pays soumis à l’action colonisatrice. Mais cela ne veut pas dire qu’il faille pour cela y négliger les sports individuels. Et si doit subsister encore quelque temps le préjugé auquel nous faisions allusion tout à l’heure et qui provoqua l’échec des premiers « Jeux africains », peut-être ce préjugé sera-t-il moins fort à l’égard des sports individuels que des sports d’équipe qui évoquent toujours quelque idée de bataille et de victoire terminale obtenue par une troupe représentative du pays ou de la cité. Les courses à pied, toutes les variétés du saut, du grimper, du lancer, les sports nautiques, les exercices gymniques aux agrès composent, même si l’on écarte par principe les escrimes, un programme assez vaste pour alimenter une abondante activité sportive coloniale.

Il existe par ailleurs certaines formes sportives indigènes qui, localisées dans une région ou parfois même dans un district ne sont pas à décourager, au contraire, mais ce ne seront jamais là que des amusements, de la récréation. Si l’on veut étendre aux indigènes des pays colonisés ce que nous appellerons hardiment les bienfaits de la « civilisation sportive », il faut les faire entrer dans le vaste système sportif à règlements codifiés et à résultats comparés qui constitue la base obligatoire de cette civilisation.

C’est devant ce passé décisif que l’on recule encore dans plus d’une administration métropolitaine. Il va pourtant falloir se décider... ou bien les indigènes en viendront à s’organiser tout seuls. Et peut-être après tout, cela n’en sera-t-il pas plus mauvais pour eux, sinon pour leurs dirigeants.