"Nouveau millénaire, Défis libertaires"
Licence
"GNU / FDL"
attribution
pas de modification
pas d'usage commercial
Copyleft 2001 /2014

Moteur de recherche
interne avec Google
Sportivisation du sexe et sexualisation sportive
Camille Dal

origine : http://revueillusio.free.fr/textes%20en%20ligne/Illusio%204-5%20libido/Camille_Dal_Sportivisation_du_sexe.pdf

Illusio n° 4/5 - Automne 2007


Placer le sexe en tant qu’objet d’étude revêt de nombreuses implications que l’on ne peut ignorer, négliger ou dont on ne pourrait s’affranchir. Ces implications sont idéologiques, libidinales ou encore politiques et doivent être élucidées comme telles dans une analyse de la sexualité qui se veut critique (1). À ce titre, il nous faut d’emblée renoncer à une quelconque neutralité – par ailleurs fantasmée par certains – et affirmer ainsi l’étude de la sexualité et de ses multiples ramifications comme étant inévitablement orientée par la position du chercheur et ses implications : genre, classe sociale, âge, désirs, fantasmes, préférences sexuelles, ou encore histoire de vie altèrent, sinon même déterminent, l’approche de l’objet (2). Associer, dans le cadre de l’étude, la thématique du sexe à l’institution sportive va dans le sens de cette mise en jeu de la subjectivité et implique de composer avec les multiples dimensions idéologiques propres à ces domaines qui traversent l’inconscient collectif.

1 Voir sur ce sujet Magali Uhl et Jean-Marie Brohm, Le Sexe des sociologues. La perspective sexuelle en sciences humaines, Bruxelles, La Lettre Volée, 2003.

2 Voir sur ce sujet Georges Devereux, De l’angoisse à la méthode dans les sciences du comportement, Paris, Flammarion, 1980 et
Patrick Vassort, « Pour une épistémologie de la sociologie du sport » in Patrick Vassort (sous la direction de), Les Irréductibles, n° 4 (« L’institution du sport »), Université de Paris 8-Saint Denis, juin-juillet 2004, pp. 117-224.

Dans la lignée d’une critique radicale du sport qui « n’a eu de cesse de dévoiler les contraintes travesties en liberté, les souffrances en plaisirs ; d’analyser et de dénoncer les effets d’aliénation collective et leur extension à la vie psychologique des individus » (3), il sera question, dans le cadre de cet article, de déconstruire la domination généralisée du système sportif sur la vie sexuelle en abordant les multiples conséquences de la gestion libidinale, inévitable pour garantir l’efficacité productive tant prônée dans la recherche de performance. Il conviendra ainsi d’analyser le rapport au sexe, à la libido, ou encore aux désirs, au regard de l’idéologie de la compétition, afin d’en faire émerger la dialectique de domination/destruction omniprésente dans la machinerie sportive (4). Trop souvent les travaux sur ce sujet visent en dernière instance l’amélioration des performances du sportif et pour beaucoup « la vie sexuelle du sportif mérite d’être enfin explorée sans tabou afin de mieux comprendre ses effets positifs et négatifs sur l’athlète » (5). Il ne saurait être question ici de se placer dans cette perspective théorique et pratique qui suppose une vision utilitariste de la libido et qui vise, en dernière analyse, à exercer un contrôle toujours plus grand sur les paramètres subjectifs dont l’irrationalité nuit concrètement à l’accomplissement sportif. La contradiction qui apparaît au premier abord entre l’activité sexuelle – qui induit les notions de plaisir, de gratuité, de jouissance, d’émancipation – et l’activité sportive, dont les valeurs sont celles de la compétition, du travail, de la souffrance, du rendement, de la performance à travers un rapport productif au corps, nous amène à poser l’hypothèse d’une incompatibilité entre l’épanouissement sexuel et la pratique sportive (6). Ainsi, à l’encontre de ceux qui s’obstinent à voir dans la pratique sportive – entendue comme « système institutionnalisé de pratiques compétitives, à dominante physique » (7) – un facteur d’émancipation sexuelle ou un outil stimulant la libido, nous aborderons ici le sport comme un lieu privilégié de répression des instincts sexuels, de négation de l’altérité sexuelle, de détournement de l’énergie libidinale, de sublimation répressive et d’emprise, aliénant les plaisirs du sexe à la performance. Par ailleurs, le sport met en œuvre une sexualité imaginaire et des imaginaires sexuels par des mises en scène individuelles, mais plus distinctement collectives, au détour d’une pelouse, au fond d’un vestiaire ou encore lors de la fameuse troisième mi-temps où les désirs non-assouvis cherchent à trouver satisfaction…

3 Mahmoud Miliani, « Vous avez dit “plaisirs du sport” ? », in Corps et Culture, n° 2 (« Plaisirs du corps, plaisirs du sport »), Montpellier, 1997, www.corpsetculture.revues.org.

4 Jean-Marie Brohm, La Machinerie sportive. Essais d’analyse institutionnelle, Paris, Anthropos/Économica, 2002.

5 Tristan Alric, Le Sexe et le sport. Enquête sur la vie intime des dieux du stade, Paris, Chiron, 2002, p. 9.

6 Jean-Marie Brohm, Sociologie politique du sport, Nancy, Presses Universitaires de Nancy, 1992, p. 89. La définition du sport élaborée par Jean-Marie Brohm que nous utilisons ici nous paraît la plus pertinente dans la mesure où elle permet de faire la différence entre le sport et l’activité physique en tant que telle, ce qui, au demeurant, fait confusion chez nombre de sociologues du sport et autres prétendus experts.

7 Voir par exemple Christine Mennesson, Être une femme dans le monde des hommes. Socialisation sportive et construction du genre, Paris, L’Harmattan, 2005.

Regroupements suggestifs, caresses d’après-but, mises en scènes érotisées du corps et autres « partouzes » symboliques peuplent ainsi les terrains, les stades, les vestiaires (8) et donnent à voir le destin sportif des imaginaires sexuels. Une approche psychanalytique semble ici pertinente, en tant que les « catégories psychologiques […] sont devenues des catégories politiques » (9) et que l’analyse critique de la sexualité sportive renvoie à une complexité qui s’étend bien au-delà de la sphère sportive : l’idéologie de la compétition propagée par la modernité industrielle capita- liste, qui fait de la vie une vaste compétition et une guerre de tous contre tous, nous pousse à penser la phallocratie sportive comme un analyseur, révélateur de la totalité sociétale. Voyons alors comment, à la lumière de la théorie des instincts notamment, le sport structure une vision politique du corps et du sexe où domine le principe de rendement.

Du détournement sportif de la libido

Certes le sportif, même s’il se rapproche sous de nombreux aspects d’une machine robotisée productrice de performances, ne peut s’af- franchir du fait qu’il est avant tout un être sexué, être de chair et de désir, pulsionnel, travaillé par la libido et tiraillé par ses instincts. Cette présence libidinale, la raison sportive doit s’en emparer pour en contrôler les paramètres, sans quoi les divagations propres à l’éveil sexuel viendraient perturber le travail performatif de l’athlète. Déjà aux balbutiements du sport moderne, médecins, éducateurs et hygiénistes en tout genre conféraient à celui-ci des vertus sanitaires dans le domaine de la sexualité et prônaient la pratique sportive comme remède à l’investigation sexuelle propre à l’enfance et l’adolescence, notamment contre l’onanisme. C’est ainsi que le sport, par le travail musculaire qu’il propose, par le surmenage corporel et la fatigue qu’il engendre, entend domestiquer l’énergie sexuelle et rendre l’individu inapte à toute activité sexuelle inutile (non-reproductrice) et sur- tout masturbatoire. Cette logique du détournement des instincts sexuels et des désirs se retrouve dans la genèse historique de l’institution sportive. Pierre de Coubertin lui-même constatait les dangers de l’éveil sexuel précoce des jeunes gens et vantait les mérites du sport comme remède à ces divagations obscènes : « Il ne resterait donc que l’amour s’il n’y avait le sport qui, en permettant à l’adolescent de se comparer à l’homme, le passionnera sainement et constituera l’aliment rationnel de son imagination » (10).

8 Voir sur ce sujet Ronan David, « Le bestiaire de football : la fabrication des mâles », in Camille Dal et Ronan David (sous la direction de), Football. Sociologie de la haine, Paris, L’Harmattan, 2006, pp. 155-179.

9 Herbert Marcuse, Eros et civilisation. Contribution à Freud, Paris, Les Éditions de Minuit, 1963, p. 9.

10 Pierre de Coubertin, Pédagogie sportive, Paris, Vrin, 1972, p. 132.

L’objectif est clair : « Le plus grand service que le sport puisse rendre à la jeunesse, c’est d’empêcher chez elle le vagabondage de l’imagination et de la maintenir non dans l’ignorance mais dans l’indifférence à l’égard de ce qui menace d’éveiller en elle un sensualisme prématuré » (11). Le sport est ainsi voué à détourner l’attention libidinale de la jeunesse, tournée vers l’éveil sexuel, l’excitation amoureuse ou la curiosité érotique en imposant une pratique corporelle qui esquive les problématiques et les désirs sexuels propres à l’adolescence. Dans le même temps, la pratique sportive permettrait de lutter contre ce qui est perçu comme une débauche globalisée liée à une certaine immoralité. Comme pour d’autres mouvements de jeunesse, il s’agit d’institutionnaliser la répression sexuelle exigée par l’Église en reproduisant l’ordre social bourgeois, notamment avec le mariage. La sexualité, pour Pierre de Coubertin, est par ailleurs un facteur de désordre irrationnel et il n’est pas inintéressant sur ce point de « constater l’absolue identité de conception sur la sexualité de la jeunesse entre Hitler et Coubertin » (12). Le projet originel du sport est donc un véritable projet politique de contrôle social par l’imposition d’un rapport au corps voué à détourner la satisfaction libidinale.

Ce détournement est par ailleurs pointé du doigt par Sigmund Freud lorsqu’il affirme que « l’éducation moderne fait grand usage des sports pour détourner la jeunesse de l’activité sexuelle ; il serait plus juste de dire qu’elle remplace la jouissance spécifiquement sexuelle par celle que provoque le mouvement, et qu’elle fait régresser l’activité sexuelle à une des composantes auto-érotiques » (13). Le plaisir sexuel est alors remplacé par l’illusion d’un plaisir sportif : plaisir du mouvement pour lui-même, de sa répétition, soumis à la rationalisation technique et à la visée performative. Le bonheur sportif présente en ce sens un caractère unidimensionnel de fausse satisfaction des pulsions libidinales qui transforme la souffrance en plaisir, dans un asservissement total au modèle compétitif sportif. Le renoncement à la satisfaction pulsionnelle se mue alors en un réinvestissement de l’énergie sexuelle dans un but purement aliéné au modèle sportif. Le compétiteur devient le gestionnaire de ses affects, de ses désirs et de ses pulsions à des fins utilitaristes. Florent Brard, coureur dans le Tour de France 2006, raconte l’anéantissement de la libido que provoque une épreuve comme celle-ci : « Le Tour de France est maintenant bien lancé. Trois semaines de sport mais aussi trois semaines sans “petits câlins” avec ma femme Nathalie. Durant les premières étapes, j’y pense encore, “ça” me turlupine, mais ensuite “ça” va en déclinant ! Même les hôtesses du Tour ne me font, presque, plus aucun effet. […]

11 Ibidem.

12 Bernard Yanez, « Deux visages du fascisme : Coubertin et Hitler », in Collectif, Quel Corps ?, Paris, François Maspero, 1978, p. 161.

13 Sigmund Freud, Trois essais sur la théorie de la sexualité, Paris, Gallimard, 1971, pp. 182-183.

Plus sérieusement, avec la fatigue qui va très vite pointer et s’installer, soyons clairs, je ne vais plus du tout penser au sexe. Mais alors plus du tout » (14). Par ailleurs, l’aliénation sportive semble s’étendre hors du cadre confiné des stades et la passion sportive, en dehors de la pratique, peut avoir des effets pour le moins troublants sur la libido. À ce propos, « une enquête menée par un institut allemand auprès des téléspectateurs de sexe masculin a démontré, s’il en était besoin, que les matches de l’Euro 2004 n’incitaient pas vraiment aux câlins. Quelques 58 % des hommes interrogés ont reconnu que si, pendant une rencontre, leur partenaire féminine les serrait d’un peu trop près sur le canapé, cela les agaçait. En revanche, seuls 8 % ronchonnent si elle demande une explication sur les subtilités du hors-jeu » (15). Il arrive que les supporters anglais tiennent la même ligne de conduite : « Ne reculant devant aucun sacrifice, le tiers des supporters masculins de l’Angleterre envisage l’abstinence sexuelle la veille des matches, afin de porter chance à son équipe » (16). Nous sommes ici dans un schéma où l’idéologie véhiculée amène à ne reculer devant aucun sacrifice, aussi irrationnel soit-il, pour voir vaincre son équipe, faisant de la passion sportive un facteur déterminant dans le rapport au sexe.

Quoi qu’il en soit, l’athlète ne peut pas mettre totalement de côté les problématiques sexuelles par lesquelles il est travaillé. Parfois vient la nécessité de composer avec, de prendre en compte les paramètres liés au sexe et de les intégrer à la préparation sportive. La recherche de performance nécessite que l’ensemble des données physiques de l’individu soient contrôlées, rationalisées, normalisées, et la libido n’échappe pas à cette réa- lité. La question de l’influence des modalités de pratiques sexuelles sur la performance sportive parcourt ainsi l’esprit des entraîneurs et des athlètes, chacun y allant de sa théorie même si, au bout du compte, seul l’entraîneur décidera si, oui ou non, l’athlète aura le droit aux péchés de la chair durant la période de compétition. Ainsi, la question principale qui traverse le maigre esprit des entraîneurs et autres préparateurs sportifs, est celle de l’abstinence. Peut-on « le faire » durant une compétition ou non ? Les plaisirs du sexe risquent-ils de réduire l’énergie sur le terrain ? Ou, au contraire, forniquer permet-il de décupler la puissance sur le terrain ?

14 Florent Brard, « Vélo = zéro libido », in L’Humanité, 6 juillet 2006.

15 L’Équipe, 24 juin 2006. Dans le cas du spectacle footballistique, l’extinction du désir qu’il provoque peut avoir d’autres effets. Ainsi, en Israël, lors de la Coupe du monde 1994, les appels de détresse de femmes battues ont diminué de moitié. « Il semble, d’après les responsables d’un organisme contre la violence familiale, que “beaucoup d’époux avec des tendances à la violence restent collés à leurs écrans de télévision et ont été tout simplement trop occupés à regarder les matches pour battre leur femme”. Vive le sport… » (Donatien Schramm, « Sexe et ballon rond », in L’Humanité, 1er juillet 1994).

16 « Coupe du monde de football : les supporters sont prêts… à tout ! », sondage Ipsos, www.ipsos.fr.

Deux grandes tendances se dessinent autour de cette question : prôner le régime monastique de l’abstinence durant toute compétition sportive, en affirmant que l’énergie sexuelle non dépensée au lit sera un atout sur le terrain et, à l’inverse, prêcher pour l’activité sexuelle en période de compétition dans la mesure où celle-ci serait un facteur d’accroissement des performances, permettant une libération d’hormones profitable à l’athlète. Cette fausse problématique illustre la façon dont sont pris en compte les désirs des athlètes et qui renvoie à un seul et même objectif : le contrôle sexuel et libidinal de l’individu dans un souci d’optimisation de la performance sportive.

La première croyance est celle des bénéfices d’une conservation de l’énergie sexuelle par l’abstinence. La chasteté serait rentable en termes e performances. L’athlète qui conserverait cette chasteté durant les périodes de compétitions présenterait une forme bien meilleure que le fornicateur de base, gaspillant son énergie inutilement. Du sprinter comme Linford Christie qui explique que « “ne pas faire l’amour rend plus agressif, c’est positif ” » (17), au pêcheur de haut-niveau – « les membres de l’équipe bri- tannique de pêche à la ligne ne pourront avoir de relations sexuelles durant les championnats du monde de la discipline […]. Le manager craint de voir les performances des pêcheurs diminuer sous les effets supposés négatifs des ébats intimes » (18) –, toutes les disciplines sont concernées. À chaque Coupe du monde de football notamment, certaines équipes sont purement et simplement interdites de relations sexuelles. Ce fut le cas des joueurs suis- ses lors de la Coupe du monde en 1994 qui ont dû « s’abstenir de tout rap- port sexuel du 7 au 26 juin, fin du premier tour de la compétition, selon une directive donnée par leur entraîneur, l’Anglais Roy Hodgson » (19). En 1998, ce sont les joueurs allemands qui dormiront « sur la béquille » durant la compétition : « Visites interdites […] pour les épouses ou petites amies des joueurs allemands ! » (20). En 2002, c’est au tour des Brésiliens d’êtres privés des plaisirs de la chair, imités par les Croates. L’équipe du Costa-Rica sera également tenue à l’abstinence sexuelle durant la Coupe du monde 2006, les épouses ou petites amies des joueurs n’étant pas invitées… Nul doute que bien d’autres équipes ont dû se plier aux volontés de leur entraîneur. Confiée aux médecins du sport, la gestion de l’énergie sexuelle des athlètes donne lieu aux délires les plus extravagants et fascisants. Ainsi on apprend de deux médecins peu scrupuleux que « les joueurs ne sont pas tous logés à la même enseigne. […] Une certaine abstinence est […] recommandée aux attaquants. Mais là, également, il faut trouver un équilibre entre “concentration” et “agressivité”. Que les rapports soient donc compris dans une période de six à huit jours. […] Mieux lotis, les milieux de terrain récupèrent bien plus vite et peuvent se contenter de quatre jours d’abstinence contre trois jours pour les défenseurs.

17 « Sexe et sport font-ils bon ménage ? », article publié sur www.e-sante.fr.

18 « Belle prise mais abstinence », in L’Humanité, 19 juin 1995.

19 « Abstinence pour les footballeurs suisses », in L’Humanité, 14 mars 1994.

20 « Non, l’amour ne tue pas le foot ! », in L’Humanité, 13 juin 1998.

Précision étonnante, les gardiens de but bénéficient du même régime, alors qu’ils sont nettement moins sollicités physiquement » (21). Peut-être saurons-nous bientôt si la position dite de la « levrette » est plus profitable que celle dite du « missionnaire »…

À l’opposé, d’autres prônent les bienfaits des relations sexuelles dans le cadre sportif. « “Les bons attaquants marquent davantage lorsqu’ils ont fait l’amour la veille d’un match”, avance le footballeur brésilien, Romario. Il trouve aussitôt confirmation chez son compatriote Ailton, l’attaquant du Werder de Brême : “Être excité sexuellement m’excite encore plus pour marquer sur le terrain. J’ai discuté de cela avec Alex Alvès du Herta Berlin. Il pense comme moi !”. Ronaldo lui-même n’a pas hésité à prendre position sur le sujet. “Faire l’amour quelques heures avant un match, c’est la clef du succès, à condition d’être passif et de jouir du moment présent, ça relaxe et redonne de l’énergie pour jouer” » (22). Ainsi, « selon Martin Teuboul, médecin physiologiste et sexologue à Lyon, contrairement à une idée reçue, une activité sexuelle intense pourrait avoir un effet bénéfique sur la performance sportive. “Lors de l’orgasme, il y a une libération d’endorphine, qui est de la morphine : il peut exister un dopage morphinique”, note le médecin, qui relève que “des joueurs de football s’adonnent à des activités masturbatoires avant les matches peut-être parce qu’elles augmentent le taux de testostérone”» (23). Quelques études sur le sujet montrent également que « les périodes d’abstinence sexuelle (parfois plus de six semaines) imposées aux footballeurs du Mondial n’ont aucune justification, ni médicale, ni scientifique » (24) et que « ni les performances maximales, ni les exercices d’endurance n’étaient affectés par une activité sexuelle préalable » (25).

La question n’est évidemment pas de savoir si oui ou non l’activité sexuelle est profitable à la performance sportive mais bien de s’interroger sur les mécanismes de fonctionnement soulevés par cette question. En effet, le fait même que cette question soit posée, débattue ou encore « éprouvée » sur le terrain, montre l’emprise sportive sur l’activité libidinale et les conséquences sur l’intimité même du sportif. Autrement dit, au-delà de cette interrogation sans intérêt, à savoir si oui ou non le sexe influence la performance, nous entrevoyons le fonctionnement de la domination sportive sur l’individu et son intégration destructrice dans le grand ordre sportif.

21 Donatien Schramm, « L’amour ou le foot ? », in L’Humanité, 18 juillet 1994.

22 « Sexe et sport font-ils bon ménage ? », article publié sur www.e-sante.fr.

23 Michel Grossiord, « Échauffement en chambre », in Le Monde, 5 juin 2002.

24 Stéphane Mandard, « On trouve de tout dans les bidons, même du Viagra », in Le Monde, 23 juillet 2005.

25 « Non, l’amour ne tue pas le foot ! », in L’Humanité, 13 juin 1998.

Il s’agit donc d’affirmer clairement la fonction politique de l’institution sportive, à la fois en tant que lieu institué de répression sexuelle et en tant qu’instrument d’une récupération idéologique de la libido. En même temps que se construit un rapport au besoin sexuel soumis à l’expertise, la lutte pour la libération sexuelle est rendue stérile par l’illusion d’une libre disposition de son corps et de ses désirs, reproduisant de fait la soumission à l’autorité politique. C’est donc bien d’une critique de la domination dont il faut user ici.

Nous l’avons vu, gardiens de la chasteté, partisans de l’orgasme dopant, fidèles de l’excitation sexo-sportive ou adeptes de la « branlette » d’avant-match ne rejoignent qu’un seul et même objectif : rationaliser l’activité sexuelle pour en maîtriser les effets sur la performance. Négation des envies, castration des désirs, maîtrise des appétits sexuels répondent au besoin toujours plus grand de ne laisser aucun paramètre hors du contrôle de l’institution. Dans cette logique de domination par le pouvoir sportif, l’individu est dépossédé de son activité sexuelle tout en ayant l’illusion d’une satisfaction réalisée. Cette illusion correspond à un rapport violent au sexe qui renvoie à l’imaginaire de domination et de toute-puissance.

Puissance sexuelle et domination sportive

Le mouvement de révolution sexuelle de Mai 68 changea le rapport à la sexualité et à la morale sexuelle. Avec l’affirmation de la libre disposition de son corps et l’instauration du droit à l’épanouissement sexuel fut reconnue une relation au corps dont la volonté était sa libération de l’appareil répressif étatique notamment. Il en résulta une nouvelle forme de rapport au corps et au sexe, traduite dans la volonté de « jouir sans entrave » et matérialisée dans de nombreuses réformes politiques importantes. Cette lutte pour la liberté érotique devint, dès lors, une véritable révolution sexuelle. Cependant, « cette révolution sexuelle, qui a permis des réformes très importantes et des changements de mentalités décisifs, a été trahie, comme toute révolution, par ceux-là mêmes qui en étaient ses prophètes » (26). En effet, s’en suivit une véritable marchandisation des revendications de liberté sexuelle où il s’agit de « consommer du sexe » à n’en plus finir. Happé par la logique capitaliste, le sexe devint dès lors une marchandise juteuse pour les adeptes d’un libéralisme débridé, il fut réifié dans une récupération par le capital qui instaura un rapport de domination maquillée par l’illusion d’une libre disposition de son corps. Dans cette logique où vont vite s’intégrer les domaines de la publicité et du spectaculaire, l’appareil sportif aura un rôle tout à fait important, autant dans la banalisation de la domination masculine que dans le fourvoiement dans une pseudo-émancipation corporelle sportive.

26 Jean-Marie Brohm, « Sexualités et reproduction sociale. Approche freudo-marxiste », in Quel Corps ?, n° 47-48-49 (« Constructions sexuelles »), Montpellier, Quel Corps ?, avril 1995, p. 8.

Il s’agit alors, avec la pratique sportive, de prétendre à la réappropriation de son corps et à l’épanouissement physique. Or, et comme nous allons le voir, cette croyance maquille l’asservissement du corps sportif à l’idéologie de la compétition et son corollaire de domination du fort sur le faible en ne faisant que reproduire les idéaux corporels stéréotypiques.

L’image stéréotypée du champion sportif est celle du mâle dominant, puissant et infatigable, dont la musculature hyper-développée lui confère un pouvoir de séduction singulier. Le spectacle sportif devient contemplation de la puissance masculine : abdominaux façons « tablette de chocolat », pectoraux proéminents, cuisses effilées, épaules et muscles des bras hypertrophiés forment le modèle à suivre. De fait, l’athlète au meilleur de son niveau est porteur d’une charge érotique qui en fait l’objet de tous les fantasmes, féminins mais aussi masculins (27), il devient un modèle esthétique.

27 C’est le cas notamment du calendrier réalisé par les rugbymen du Stade français, dénudés pour l’occasion, « faisant ainsi fantasmer les homosexuels branchés en même temps qu’ils servent de modèles aux abonnés de la gonflette et aux rugbymen de chef-lieu de canton » (Ronan David, « Le bestiaire de football : la fabrication des mâles », in Camille Dal et Ronan David (sous la direction de), Football. Sociologie de la haine, op. cit., p. 156).

Sa plastique décrite comme quasi parfaite est faite de muscles et de puissance et le rapproche de l’idéal corporel moderne. Les sportives placées au rang de déesses du stade peuvent également faire figure de bombes sexuelles : « Dans l’imaginaire commun, il semble que les performances sexuelles soient à l’aune des exploits sur les pistes. Sans verser dans le sensationnalisme, l’analyse n’est pas aussi absurde que cela. En cause ? La testostérone. Cette hormone exerce chez la femme un effet marqué sur la libido » (28). On apprend également que le physique des footballeurs serait apprécié de la gente féminine : « Les Françaises ne sont d’ailleurs pas les seules à craquer pour leurs footballeurs. Les trois quarts des Italiennes estiment en effet que les mollets de Francesco Totti ont plus de sex appeal que les minois des acteurs Brad Pitt et George Clooney ; et une Italienne sur trois rêve de faire l’amour avec un homme qui porte… les chaussures blanches à crampons de Marco Simone (Enquête IPSA réalisée en Italie fin avril 2006) » (29). Cette représentation stéréotypique largement dominante, et qui fait du champion l’incarnation de la performance, renvoie à l’imaginaire de perfection dont le corps de l’athlète est porteur. La musculature est ici l’allégorie de la toute-puissance symbolique qui caractérise le champion sportif, celle-là même qui est recherchée chez le partenaire sexuel mâle, créant alors un rapport au sexe qui va dans le sens d’une désérotisation par la réduction de l’activité sexuelle à sa composante motrice/musculaire. L’activité sexuelle devient dès lors soumise à l’efficacité recherchée par le sportif : techniques, positions, mouvements sont pensés pour un rende- ment optimum et leur considération donne une considération mécanique de l’acte sexuel.

Ajoutons par ailleurs que « la puissance chez l’homme se mesure de deux manières : combien de “coups” il peut “tirer” dans un temps donné, combien de femmes il a déjà “eues” » (30). Dans ce contexte de sportivisation du sexe, William Lowenstein affirme qu’« un champion, il est hors de question qu’il ne bande pas » (31), car de la même façon que le sportif cherche la performance sur le terrain, il va rechercher la performance sexuelle. Non seulement le champion doit avoir une érection digne d’un taureau de Camargue, mais il doit également être un partenaire sexuel sans égal, à la fois endurant et puissant. Ses ébats sexuels ne sont pas ceux de « Monsieur tout le monde ».

28 Pascale Pierrard, « La vie sexuelle des étoiles », in Sport et Vie, n° 29, mars-avril 1995.

29 « Coupe du monde de football : les supporteurs sont prêts… à tout ! », sondage Ipsos, www.ipsos.fr.

30 Reimut Reiche, Sexualité et lutte de classes, Paris, François Maspero, 1974, p. 37, cité in Michel Field et Jean-Marie Brohm, Jeunesse et révolution. Pour une organisation révolutionnaire de la jeunesse, Paris, François Maspero, 1975, p. 87.

31 Stéphane Mandard, « On trouve de tout dans les bidons, même du Viagra », in Le Monde, 23 juillet 2005.

Habitué à être le meilleur ou à le vouloir, il contrôle son action et sa victoire par des indicateurs de réussite tels que la jouissance de sa partenaire ou la durée du rapport. La domination qu’il exerce sur les terrains doit se prolonger dans l’intimité, malgré la fatigue et l’harassement provoqués par les heures quotidiennes d’entraînement et les compétitions régulières. Cette fatigue due à la pratique sportive compétitive, associée à la nécessité de satisfaire sa partenaire sexuelle, créent d’ailleurs les conditions de la prise de produits dopant l’activité sexuelle. Le champion qui n’a pas le droit à l’échec dans ce domaine pourra alors avoir recours à diverses substances qui permettent d’améliorer la condition physique et plus particulièrement sexuelle. C’est ainsi qu’un nombre croissant d’échantillons d’urine prélevés sur les sportifs lors de contrôles anti-dopage contiennent des traces de Viagra. Cette substance n’étant pas considérée officiellement comme un produit dopant, certains pensent probablement que ce qui est bon pour l’érection est également bon pour courir ou pédaler plus vite. En effet, les propriétés du Viagra (notamment la vasodilatation) en font un produit propice à l’amélioration des performances. Il est possible également que le Viagra soit utilisé comme dopant à l’activité sexuelle du sportif, car « de la même façon que le produit dopant est une assurance de la performance sportive, le Viagra est une assurance de la performance sexuelle » (32). Absolument impensable, en effet, que le champion soit un éjaculateur précoce, « bande-mou » ou autre « peine-à-jouir » Impensable pour lui, mais également impensable pour la masse de spectateurs et spectatrices friande des détails de la vie sexuelle de leurs idoles. Pour Herbert Marcuse, « l’homme qui réussit à dominer les autres était le père, c’est-à-dire l’homme qui possédait les femmes désirées » (33). Donc le champion qui domine ses adversaires mâles est également celui qui est convoité par la gente féminine, il est le dominant et se doit de le rester.

Le diktat de la performance implique donc un rapport au sexe particulier qui n’est pas que le fait des sportifs. La répression transforme les idéaux de libération sexuelle en recherche de consommation sexuelle dés- érotisée où la puissance sexuelle de chacun devient mesurable. Celle-ci peut se jauger en fonction de la taille du sexe, du nombre de partenaires sexuelles, du nombre de relations sexuelles en un temps donné… Les plus performants sont les « bons coups », ceux ou celles qui ont une productivité sexuelle étonnante. Par ailleurs, les médias font régulièrement état des meilleurs coups de l’année tout en vantant les mérites de ceux ou celles qui seront les plus « chauds ». Cette sportivisation du sexe participe de l’idéologie de la compétition moderne, dans laquelle la recherche de performance s’étend jusque dans l’intimité, allant jusqu’à être littéralement incarnée.

32 Ibidem.

33 Herbert Marcuse, Eros et civilisation. Contribution à Freud, op. cit., p. 62.

Le rapport au sexe ainsi construit et véhiculé par l’ensemble des appareils stratégiques capitalistes (34) crée les conditions d’une domination idéologique dont les fonctions politiques résident dans le contrôle social. En effet, « le refoulement sexuel est avec la religion le principal écran idéologique qui empêche les individus de prendre conscience de leur exploitation, de leur oppression et de leur aliénation » (35). Le sport, en tant qu’appareil stratégique capitaliste, reste cependant l’une des principales institutions d’occultation idéologique des intérêts de l’individu.

Comme nous venons de le voir, la figure mythique et fantasmatique du sportif est celle de la toute-puissance. Cette toute-puissance renvoie à la domination du champion qui s’étend à tous les domaines de la vie et en particulier au domaine sexuel. Certains sportifs témoignent de cette recherche de performances sexuelles dans le rapport de violence entretenu avec l’autre sexe, comme c’est le cas de Christophe Tiozzo : « Dans la moiteur des bars à putes je palpais des corps féminins, raconte Tiozzo. Je niquais jusqu’à plus soif. […] Quant à la fameuse abstinence sexuelle du boxeur, je la respectais […]. À ma manière : jamais de baise la veille d’un combat. Juste l’avant-veille, pas plus » (36). Mike Tyson illustre également remarquablement cette violence du rapport au sexe et à la femme. Alors qu’il avoue avoir fait l’amour avec 24 femmes en une seule nuit, celui-ci affirme : « Tu sais, j’aime faire mal aux filles quand je les baise. J’aime les entendre crier, j’aime les voir saigner… Ça me plaît » (37). Lors de cette fameuse nuit de consommation sexuelle, son entraîneur présent pour l’occasion raconte qu’« il en baisait une si fort qu’elle cognait le mur avec sa tête et Mike me disait “Eh mec ! Je l’assomme !” » (38). De fait, la domination sur l’autre sexe se mue en sa destruction. Il ne s’agit pas seulement de dominer le « sexe faible », cette domination prend acte dans la destruction et la violence à son égard. À ce propos, nombreux sont les récits traitant d’agressions sexuelles et « ces violences s’accroissent […] avec l’augmentation de la présence des femmes dans le sport » (39), dans tous les cadres de l’institution sportive (40) ; parfois, même en son cœur :

34 Voir sur ce sujet Patrick Vassort, « Appareils stratégiques capitalistes (A.S.C.) et olympisme », in Illusio, n° 1 (« Jeux olympiques – Jeux politiques »), Caen, Revue Illusio, juin 2004, pp. 39-57.

35 Jean-Marie Brohm, « Sexualités et reproduction sociale. Approche freudo-marxiste », in Quel Corps ?, n° 47-48-49, op. cit., p. 33.

36 Tristan Alric, Le Sexe et le sport. Enquête sur la vie intime des dieux du stade, op. cit., p. 18.

37 Mike Tyson, cité in ibidem, p. 20.

38 Ibid.

39 Marie-Victoire Louis, propos recueillis par Bénédicte Mathieu, « Le courage de ces pionnières n’est pas reconnu, y compris au ministère », in Le Monde, 28 et 29 mai 2000.

40 Voir sur ce sujet la partie « Tranches de vie… », in Patrick Vassort (sous la direction de), Les Irréductibles, n° 4 (« L’institution du sport »), op. cit., pp. 605-653 et infra.

« Selon les services médicaux des prochains Jeux de Sydney, au moins huit athlètes féminines auraient été victimes de viol, entre juillet et août 1996, dans le village olympique d’Atlanta. […] À l’époque, personne ne l’avait su » (41). Huit viols en deux mois, à l’intérieur même du village olympique, triste record ?! Mais ce fait ne semble pas être marginal. Ainsi, nombreuses sont les compétitions sportives où la violence faite aux femmes est purement institutionnalisée et intégrée au fonctionnement.

Lors des Jeux olympiques de Sydney en 2000, 400 maisons closes ont été ouvertes spécialement pour l’occasion, faisant la joie des clients qui étaient en majorité des athlètes, entraîneurs ou officiels. De même lors de la Coupe du monde 2006 en Allemagne, où l’on estime à 40 000 le nombre de femmes importées pour être « débauchées » dans le méga-bordel Artémis. L’avocat de ce fast-food du sexe affirme par ailleurs que « le sport et le sexe vont de pair » (42). Le sport semble donc s’affirmer de plus en plus comme un appareil permettant « le développement exponentiel de la liberté d’entreprise pour les grandes et petites surfaces de la fesse : Éros centers, sex-shops, clubs de rencontres, salons de massage, officines de call-girls, bureaux de location de petites mains et bouches expertes de luxe pour VRP (voyageur représentant professionnel), VIP (very important person), hommes d’affaires et diplomates » (43). Il apparaît comme un lieu privilégié de désublimation répressive, du fait qu’une satisfaction élémentaire, même partielle, semble nécessaire. On y autorise certaines satisfactions libidinales, mais toujours dans le cadre de l’institution, car il n’est pas question de jouir d’une façon autre que celle accordée par le pouvoir. « Pour éviter les conséquences fâcheuses, c’est-à-dire, entre autres, les névroses, les incapacités de travail, et autres phénomènes incontrôlés, il faut donner à la sexualité son “aliment naturel” sous une forme qui soit compatible avec l’ordre existant. Tel est le fondement de la désublimation répressive » (44). Pas étonnant, dès lors, que l’on retrouve ces supermarchés dans le cadre de certaines compétitions sportives, la répression étant telle qu’il faut accorder à l’énergie sexuelle quelques « cadeaux », l’alimenter par la consommation sexuelle désérotisée.

Par ailleurs, le fait que ces centrales d’achats de sexe facile prennent part dans l’organisation de compétitions sportives peut également être en lien avec une frustration plus globalisée. En outre, la sexualisation sportive peut être à l’origine d’une misère sexuelle pathologique, en rapport notamment avec la prise de produits dopants et les effets de l’entraînement intensif.

41 Alain Mercier, « Les organisateurs craignent des agressions sexuelles au village olympique », in Le Monde, 20 août 2000.

42 Malka Marcovich, « Tourisme sexuel/sportif et marchandisation du corps des femmes », in Camille Dal et Ronan David (sous la direction de), Football. Sociologie de la haine, op. cit., p. 133.

43 Jean-Marie Brohm, « Sexualités et reproduction sociale. Approche freudo-marxiste », in Quel Corps ?, n° 47-48-49, op. cit., p. 10.

44 Jean-Marie Brohm, « La civilisation du corps : sublimation et désublimation répressive », in Partisans, n° 43 (« Sport, culture et répression »), Paris, François Maspero, 1972, p. 76.

Déjà en 1995, le magazine Sport et Vie regrettait l’absence d’une « gynécologie sportive ». Selon l’auteur, « cette spécialisation permet- trait de mieux prendre en compte les multiples influences hormonales qu’induit le sport [et qui] interfèrent souvent avec la sexualité » (45). Les affaires de dopage mises au jour régulièrement par les médias ne surprennent plus et le dopage se banalise de façon inévitable, ayant des répercussions parfois irréversibles sur l’activité sexuelle. En effet, « un organisme malmené finit toujours par présenter la note » (46)… À ce jeu, les cyclistes sont probablement les moins bien lotis. Les effets négatifs sur la libido viennent de la nature même de leur activité sportive et « faire du vélo peut gâcher parfois la vie sexuelle voire provoquer chez les hommes certaines pannes irréversibles de l’érection, selon une série de récentes études médicales » (47). Les femmes sont elles aussi touchées, et « une étude comparant des femmes cyclistes à celles qui courent, a montré que les adeptes du vélo étaient plus nombreuses à connaître des difficultés pour parvenir à l’orgasme » (48). Ces pathologies ne concernent cependant que la pratique compétitive du cyclisme et « les cyclistes occasionnels ont rarement de problèmes » (49). Les dirigeants, entraîneurs ou autres médecins du sport ne se soucient guère des différentes conséquences morbides de la pratique sportive intensive sur la vie sexuelle des sportifs. Peu importe, par exemple, l’aménorrhée chez les jeunes gymnastes.

À cela viennent s’ajouter les ravages du dopage sur l’organisme, dont on peut identifier plusieurs manifestations selon les produits. Les anabolisants, qui permettent une augmentation de l’assimilation des protéines et donc du poids du sujet, sont utilisés pour développer la musculature et la puissance ainsi que pour résister à des charges d’entraînement plus grandes. La prise d’anabolisants est particulièrement courante en athlétisme, spécialement pour les lanceurs. Ses effets sur l’activité sexuelle des individus sont cependant dramatiques. Pour les femmes, ils se manifestent par « l’apparition d’une voix plus grave, la naissance d’une calvitie de type masculin, une hypertrophie de la pomme d’Adam et du clitoris, un arrêt des règles et de l’ovulation, […] l’acquisition d’une pilosité de caractère masculin en des zones normalement glabres » (50), ainsi que par des risques de « stérilité et d’involution mammaire » (51).

45 Pascale Pierrard, « La vie sexuelle des étoiles », in Sport et Vie, n° 29, mars-avril 1995.

46 Jean-Pierre de Mondenard, Dopage. L’imposture des performances. Mensonges et vérités sur l’école de la triche, Paris, Éditions Chiron, 2000, p. 25.

47 « Le vélo ou le sexe, il faut parfois choisir », dépêche AFP du 11 octobre 2005.

48 Ibidem.

49 Ibid.

50 Jean-Pierre de Mondenard, Dopage. L’imposture des performances. Mensonges et vérités sur l’école de la triche, op. cit., p. 106.

51 Ibidem.

Chez les hommes, les conséquences de la prise d’anabolisants vont dans le sens d’une démasculinisation, caractérisée par une « atrophie testiculaire », avec « suppression de la production de sperme et stérilité réversible » (52). En outre, pour tous apparaît une modification du désir sexuel. D’autres techniques de dopage pouvaient laisser d’inévitables traces sur le corps de l’athlète rendant l’épanouissement sexuel gênant, difficile ou même impossible. C’est le cas notamment pour certains nageurs dopés par l’élégante technique de l’insufflation rectale : « Ce terme, pris dans un sens familier, désigne en automobile l’opération qui consiste à augmenter la puissance d’un moteur à des fins sportives. Mais à côté des voitures “gonflées”, le sport a connu une expérience peu reluisante où le gonflage se faisait au sens strict du terme. Dans les coulisses des Jeux olympiques de Montréal, en 1976, cette expérience tentée avec une vaine discrétion a eu pour cadre le camp d’entraînement des nageurs ouest-allemands, à Calgary. Idée de départ : pour améliorer la flottabilité d’un nageur, il suffit de le gonfler… Avant l’entraînement, les nageurs recevaient donc par insufflation rectale, à l’aide d’une sorte de clystère, 1,8 litres d’air destiné à demeurer dans le gros intestin soudain promu au rang de bouée. Walter Kush, finaliste de l’épreuve olympique de brasse, abandonna rapidement la technique du gonflage, non pas pour des raisons de dignité mais parce que la grande flottabilité qui s’ensuivait rendait sa nage moins efficace, ses pieds battaient souvent hors de l’eau » (53). Nul doute également que les conséquences devaient être plutôt désagréables, notamment dans les heures qui suivaient l’épreuve…

Moins risible, rappelons également que certains entraîneurs utilisaient la technique de la maternité forcée pour doper les athlètes féminines. Mises enceintes peu avant le début de la compétition, l’effet attendu était un accroissement du taux de globules et de testostérone, procurant une meilleure résistance à l’effort. Une fois la compétition passée, elles avortaient… poussant de fait la réification du corps à son paroxysme. Cette chosification du corps semble par ailleurs indispensable à la nécessité de productivité qu’impose le principe de rendement. Or, le corps ainsi soumis au principe de rendement nie le corps d’amour et rentre dans une logique mortifère : Thanatos prend le pas sur Eros (54).

Fantasmatisation et dialectique destructrice

Tout ceci n’empêche pas l’espace sportif d’être un espace fantasmatique (55). Le fantasme, en tant que construction imaginaire liée à un désir, renvoie à l’énergie libidinale.

52 Ibid.

53 Jean-Pierre de Mondenard, Dictionnaire du dopage. Substances, procédés, conduites, dangers, Paris, Masson, 2004.

54 Voir sur ce sujet Herbert Marcuse, Eros et civilisation. Contribution à Freud, op. cit.

55 Voir sur ce sujet Marc-Alain Descamps, « Les fantasmes et les sports », in Quel Corps ?, n° 45-46 (« Sciences Humaines Cliniques et pratiques corporelles. Tome 2 : “À nos amis les singes” »), mars 1993, pp. 47-55.

Il peut procurer une certaine satisfaction dans la réalisation imagée d’un désir et « son aspect positif est dans cette satisfaction imagée qui élimine certaines angoisses en favorisant la décharge instinctuelle. Mais cette satisfaction reste décevante car non-réelle et se découvre finalement comme illusoire » (56). Il s’agit, dans la fantasmatisation sportive, d’élaborations imaginaires liées aux différentes mises en situation sportive, se rapportant à un objet extérieur et en ce sens la fantasmatisation participe de la régulation libidinale dans l’institution sportive. Cette expérience onirique, qui peut être plus ou moins conscientisée, est cependant trompeuse. Le sport, en tant que lieu de déploiement des fantasmes du sujet et de l’imagination érotique, semble effectivement traversé de toutes parts par un imaginaire sexuel qui va de pair avec la répression libidinale. On retrouve dans de multiples situations sportives des mises en scènes qui relèvent de l’inconscience sexuelle et qui renvoient à la réalisation d’un fantasme. Cette imprégnation fantasmatique de l’acte sportif prend forme par exemple dans un champ lexical significatif où il s’agit de pénétrer le camp adverse, de déflorer le but, voire même les adversaires (ce sont des « tarlouzes », « on va les enculer », ils n’ont « pas de couilles »…). Cette richesse des métaphores sexuelles va de pair avec la haine du féminin, synonyme de faiblesse : les hommes à abattre deviennent alors des « gonzesses », ils sont rabaissés à l’infériorité féminine. Le manichéisme propre à la relation sportive fait de deux équipes des adversaires, unis dans la haine de l’autre, chaque équipe se prend alors pour le dominant, l’autre étant celui qu’il faudra soumettre. L’histoire nous en apporte une illustration : lors d’un match de football Brésil-Argentine, il était possible de voir un peu partout avant le match une affiche ou le « B » de Brasil représentait une paire de fesses, le «A» d’Argentina représentant un pénis droit. Le message était clair : l’Argentine allait pénétrer le Brésil, le dominer, l’humilier, lui montrer sa puissance. Manque de chance pour l’Argentine, c’est le Brésil qui remporta le match 3-1. On a pu voir alors la même affiche modifiée ou le « A » d’Argentine n’était plus qu’un semblant de pénis, recroquevillé, mou, faible, impuissant. On retrouve ici l’imaginaire de toute-puissance et le fantasme de domination de l’autre qui, par ailleurs, pourrait être analysé dans la pratique sportive comme une manifestation du sadisme et du masochisme:«À mesure donc que l’agressivité musculaire se tourne de plus en plus contre l’individu, la souffrance musculaire, la douleur, la peine, l’effort deviennent de plus en plus des “satisfactions” » (57).

Comme nous l’avons vu, le sport, dès ses origines, était considéré comme un instrument de cadrage de la jeunesse, de domination de la libido et de répression des instincts de vie – l’Eros.

56 Herbert Marcuse, Eros et civilisation. Contribution à Freud, op. cit., p. 48.

57 Ginette Berthaud, « Éducation sportive et sport éducatif », in Partisans, n° 43, op. cit., p. 126.

De fait, il apparaît que la construction sexuelle au sein de l’institution sportive relève d’une construction répressive niant l’altérité sexuelle et aliénant l’énergie libidinale à des fins de performance. À ce propos, l’approche freudo-marxiste de Herbert Marcuse permettra de nous éclairer ici sur le fonctionnement sportif. Nous pouvons dès à présent affirmer que le sport répond à la logique du principe de rendement en tant que forme particulière, historiquement située, du principe de réalité. Le principe de rendement est « celui d’une société orientée vers le gain et la concurrence dans un processus d’expansion constante » et « sous sa loi, la société est stratifiée d’après le rendement économique compétitif de ses membres » (58). La rationalisation constante à l’œuvre dans le monde sportif témoigne de cet état de fait et l’organisation de la sexualité qui y est à l’œuvre montre l’exigence de compétitivité du corps sportif. Ainsi, « sous le règne du principe de rendement, le corps et l’esprit sont transformés en instruments du travail aliéné ; ils ne peuvent fonctionner de cette manière que s’ils renoncent à la liberté du sujet-objet libidineux que l’organisme humain est et désire à l’origine » (59). Cette renonciation est comblée par la performance, qui devient le but à atteindre et la seule source de plaisir. Ce plaisir, qui n’est en réalité qu’une imposture, est un instrument de domination de l’individu par l’affaiblissement d’Eros et sa sublimation. Or, Herbert Marcuse affirme que « la sublimation implique la désexualisation » (60) et ajoute que « la désexualisation, en affaiblissant Eros, libère les pulsions destructives » (61). La dualité des pulsions dans la théorie freudienne doit être entendue non comme une simple contradiction mais bien plus comme une dualité unitaire, dans le sens où les pulsions antagonistes sont à la fois interpénétrées et dépendantes l’une de l’autre. Cette conception dialectique des pulsions est essentielle : « La libido rencontre dans les êtres vivants (pluricellulaires) la pulsion de mort ou de destruction qui y règne et qui voudrait mettre en pièces cet être cellulaire et amener chaque organisme élémentaire individuel à l’état de stabilité inorganique » (62). À partir de là, la libido aurait pour fonction de lutter contre la pulsion de destruction, notamment en la reléguant vers l’extérieur car « la libido a pour tâche de rendre inoffensive cette pulsion destructive et elle s’en acquitte en dérivant cette pulsion en grande partie vers l’extérieur, bientôt avec l’aide d’un système organique particulier, la musculature, et en la dirigeant contre les objets du monde extérieur. Elle se nommerait alors pulsion de destruction, pulsion d’emprise, volonté de puissance » (63). Nous retrouvons cette volonté de puissance chez le sportif et dans l’institution sportive, lieu de culte de la musculature.

58 Herbert Marcuse, Eros et civilisation. Contribution à Freud, op. cit., p. 50.

59 Ibidem, p. 51.

(60) Ibid., p. 80.

61 Ibid.

62 Sigmund Freud, Névrose, psychose et perversion, Paris, PUF, 1999.

63 Ibidem.

Le sport, par le contrôle des corps qu’il exige et le formatage sexuel qu’il impose, fonctionne comme un appareil répressif sur le plan sexuel : Eros est anesthésié, sublimé et surtout réinvesti dans la recherche de performance sportive. Or, cet affaiblissement des instincts sexuels entraîne dans le même temps un renforcement de l’instinct de mort du fait qu’« après la sublimation, les éléments érotiques ne sont plus assez forts pour immobiliser tous les éléments destructifs [qui étaient auparavant fondus avec eux] et qui se manifestent alors par une tendance à l’agression et à la destruction » (64). La répression libidinale omniprésente dans l’institution sportive ouvre ainsi sur d’autres analyses, en particulier concernant la violence. Il n’est plus à démontrer, nous semble-t-il, que le sport est générateur et porteur de violence (65). Seules les théories concernant les causes de cette violence diffèrent selon les approches. La critique radicale du sport a toujours considéré la violence comme faisant partie intégrante de l’activité sportive, et ce à tous les niveaux : violence sur les corps, violence face à l’autre, violence de l’entraîneur, violence masculine… Partant de là, l’hypothèse d’une relation théorique entre la violence déployée dans le stade et la répression sexuelle à l’œuvre dans l’institution sportive mérite d’être développée au regard de la théorie des instincts notamment. Sigmund Freud a mis en évidence le fait que les instincts de vie sont inséparables des instincts de destruction et que la civilisation, avec la culture, forment les moyens de contrôle des instincts et organisent de manière répressive la sexualité. De fait, « la libre satisfaction des besoins instinctuels de l’homme est incompatible avec la société civilisée » (66) et le sport apparaît alors comme un outil permettant la satisfaction remise et la restriction du plaisir libidinal primaire. Or, ce passage du principe de plaisir au principe de réalité fait naître une dialectique destructive dont Herbert Marcuse a saisi la portée : « Les restrictions perpétuelles imposées à Eros affaiblissent graduellement les instincts de vie et ainsi libèrent les forces “même contre lesquelles elles avaient été appelées en renfort”, les forces de destruction » (67). Nous sommes donc, dans le cas de l’activité sportive et de la répression des instincts de vie propres à celle-ci, dans une logique contre-productive dans la mesure où « la tâche culturelle (la tâche vitale ?) de la libido, celle qui consiste à rendre “l’instinct destructeur inoffensif ”, est ici réduite à néant » (68). Il y a donc libération des instincts de destruction du fait même de la répression constante imposée à Eros.

64 Sigmund Freud, « Le Moi et le Soi », in Essais de psychanalyse, Paris, Payot, 1951, p. 213, cité in Herbert Marcuse, Eros et civilisation. Contribution à Freud, op. cit., p. 80.

65 Voir par exemple sur ce sujet Jean-Marie Brohm, Les Meutes sportives. Critique de la domination, Paris, L’Harmattan, 1993 ;
Camille Dal, « Le spectacle mondial de la violence », in Football. Sociologie de la haine, op. cit. et Illusio, n° 2 (« Les Barbares. Compétition et obsolescence de l’homme »), Caen, Revue Illusio, été 2005 ;
Patrick Vassort, Football et politique. Sociologie historique d’une domination, Paris, L’Harmattan, 2005 ;
Nicolas Oblin, Sport et esthétisme nazis, Paris, L’Harmattan, 2002 ;
Patrick Vassort, « Le Sport ou la passion de détruire », in Illusio n°2, op. cit., pp. 147-169.

66 Herbert Marcuse, Eros et civilisation. Contribution à Freud, op. cit., p. 15.

67 Ibidem, p. 49.

(68) Ibid., p. 55.

La nécessité de contrôle provoque la négation de la pulsion sexuelle, créant dans le même temps les conditions d’apparition de l’instinct de destruction.

Pour conclure, nous pourrions dire que les apparences sont trompeuses. Derrière les images clinquantes de corps aux muscles saillants et à la peau luisante se cache un rapport au sexe violent et désérotisé dont le corps, comme objet de consommation, est porteur. Le corps sportif se rapproche, en ce sens, du corps de l’acteur de films pornographiques : l’esthétisme idéalisé de celui-ci va de pair avec la puissance masculine dont il est porteur. Cependant, l’institution sportive a toujours voulu contrôler la libido pour mieux la canaliser dans l’activité sportive. Si tout devient bon dans le sexe dès lors que la performance sportive s’en trouve améliorée, la rationalisation sportive demeure, en dernière instance, incompatible avec les divagations libidinales. La répression sexuelle sportive œuvre alors tout en donnant l’illusion d’une pseudo-liberté sexuelle, qui n’est en fait que consommation de sexe utile au fonctionnement sociétal et à la domination. De fait, « la répression disparaît dans le grand ordre objectif des choses qui récompense d’une manière plus ou moins adéquate les individus qui s’y plient et, ce faisant, reproduit de manière plus ou moins adéquate la société dans son ensemble » (69). La pulsion sexuelle et l’énergie qui en découle deviennent, dès lors, une force productive, réinvestie dans l’exigence de productivité corporelle. Sexualisation sportive et sportivisation du sexe, en tant que constructions sportives du corps sexué, cristallisent ainsi l’idéologie de la compétition dans le rapport au sexe.

Camille Dal Doctorant en sociologie Université de Caen

(69) Ibid., p. 51.