"Nouveau millénaire, Défis libertaires"
Licence
"GNU / FDL"
attribution
pas de modification
pas d'usage commercial
Copyleft 2001 /2014

Moteur de recherche
interne avec Google
LARMES DE CROCODILE ET EPANCHEMENTS D'HEMOGLOBINE
Frédéric Baillette
Quel Corps 1986


Origine : http://www.revue-quasimodo.org/PDFs/BailletteLarmesCroco.pdf

Ce texte a été publié dans la revue Quel Corps ?, n° 30-31 (« Sociologies du sport »), juin 1986, p. 84-105.


Dimanche 9 mars 1986, la télévision s'est (une fois de plus) repue des spectaculaires « gamelles » de deux sauteurs à ski à Bad Mittemdorf (Autriche) : pantins désarticulés se fracassant au sol, corps disloqués, glissant évanouis, gisant inertes en bout de piste, puis évacués sans ménagements, à la manière des taureaux mortellement touchés. Catapultés à près de 110 km /h avec pour aire de réception un sol glacé, le grand saut ne pardonne pas la « faute technique ». Peu de journaux se sont faits l'écho de ces sportifs abattus en plein vol pour le seul plaisir de battre un record et de dépasser les limites humaines. Depuis la tuerie du Heysel en mai 1985, la presse évite de mentionner les crimes directement imputables à une pratique sportive qui, dans sa quête dérisoire d'un progrès infinitésimal, conduit l'athlète aux limites de la vie.

Toutes les manifestations sportives donnent des rendez-vous de fidélité avec la mort. Pour chaque saison écoulée, on pourrait établir un kaléidoscope morbide des terrains de sport, élever des monuments funéraires aux sportifs sacrifiés au champ d'honneur, morts pour leur patrie ou pour l'idéal olympique. Ces « bavures » pour regrettables qu'elles soient, font partie intégrante du « jeu » sportif, où l'on prend des risques avec une marge d'erreur de plus en plus réduite, elles en sont l'aboutissement logique. Ces « accidents » collent à la peau du spectacle sportif, et le seul remède serait l'abandon pur et simple de tout désir de surpassement physique, de toutes les surenchères partisanes. Combien de morts idiotes, inutiles, combien de corps sacrifiés, prématurément vieillis, dégoûtés, pour quelques centimètres, quelques millièmes de secondes et pour la réussite d'une poignée d'athlètes qui ont eu la chance d'échapper au massacre ? Combien d'adolescences sclérosées, gâchées, réduites aux seuls « délices », de la passion sportive, pour réunir dans une malsaine vibration un peuple fier de ses héros, communion écœurante de nationalisme, le cœur noué dans une transe émotionnelle puante de satisfactions vengeresses !

Depuis des années la violence sur les stades interpelle régulièrement les journalistes et les pouvoirs sportifs. Les uns y consacrent des dossiers (1), les autres des entretiens (comme à Rueil en mai 1981), des associations se créent et organisent des campagnes de sensibilisation, d'ailleurs sans grand succès (2). Le reste du temps, tous se taisent, minimisent, passent sous silence ces drames qui se jouent sous toutes les latitudes et à tous les niveaux de pratiques. « Il ne se passe pas un dimanche, écrivait Dominique Duvauchelle (journaliste sportif à Antenne 2), sans qu'une dépêche d'agence n'annonce un incident survenu autour d'un stade quelque part dans le monde. Les archives des grands journaux regorgent de tueries, de scènes hystériques, de véritables batailles. Ces faits sont si fréquents qu'on ne leur porte même plus attention. Et pourtant quelle sauvagerie pour des victoires ! » (3). Cette position tranche avec les propos déresponsabilisants et les appels habituels à la répression policière du milieu sportif. Jacques Ferran au lendemain du « massacre » du Heyse! (le 29 mai 1985) faisait, lui aussi, un constat sans illusion : " Les hooligans de Liverpool ou de Manchester, écrivait-il, ne sont pas, hélas, des phénomènes isolés qu'il suffira de maîtriser pour résoudre le problème. On tue des spectateurs, on écharpe des arbitres, on brûle des voitures, on agresse des joueurs, on triche et on se drogue un peu partout dans le monde, au nom du sport. » Son analyse va plus loin que le simple constat, et, une fois n'est pas coutume, le sport est accusé de complicité :

« En attisant la violence, en ne mettant l'accent et le profit que sur la victoire, en transformant ses champions en demi-dieux, en se vendant au plus offrant, il se prête aux coups qu'il reçoit, il pactise avec ses bourreaux et ne se distingue plus tout à fait de ses assassins ». (l'Equipe, 13.06. 1985.) Pourtant Jacques Ferran ne désespère toujours pas de rendre le sport « à sa finalité et à lui-même '" renvoyant à l'idéal chimérique d'un sport pur, entité autonome, cosmique, a-temporelle, transhistorique, qui se suffirait à elle seule (4). La même assurance a toujours prévalu chez tous les humanistes du sport, les inconditionnels de la thèse du sport perverti, qu'il est métronomiquement « urgent de préserver ». En 1981, « l'Association française pour un sport sans violence » prônait déjà « un retour à l'âge d'or de la compétition sportive », cocktail symbiotique de fair play et de chevalerie, un idéal pour lequel ils sont persuadés qu'« il n'est pas trop tard ». (Le Monde, 16 mai 1981). L'avenir ne semble guère leur donner raison et un retour au passé leur apprendrait que cet idéal est un leurre évangélique ; que les confrontations sportives ont de tout temps dégénéré en corridas pugilistiques, qu'elles ont toujours conduit à maltraiter les corps pour les mettre au service d'un triomphe aussi aléatoire qu'inutile. Tous oublient que le sport est une invention (production) sociale historiquement datée et politiquement estampillée. « Le sport moderne est né avec la société capitaliste industrielle et est inséparable de ses structures et de son fonctionnement » (5).

(1). « Dossier violence », France Foot 2, 21 décembre 1979, n" 91, pp.6-10 ; « Violence non-stop », L’Equipe Magazine, 27 sept. 1980, n" 5, pp.17-21 ; « Heysel, le dossier de Mondial : Football et tragédie », Mondial, n° 64, juillet 1985, pp.5-13.

2 L'association Française pour un Sport sans Violence avait organisé du 6 au 14 décembre 1980, une « semaine contre la violence ».

3 Dominique Duvauchelle, Le football, le plaisir, la violence, Paris, Le solitaire, 1979, p.148. 4 Sur le « mythe de la permanence du sport à travers les âges », voir l'ouvrage de Jean-Marie Brohm : Le mythe Olympique, Paris, Christian Bourgois, 1981, pp.61-93.

5 Jean-Marie Brohm, Sociologie politique du sport, Paris, Jean-Pierre Delarge, Editions Universitaire, 1976, p.33. Voir également Norbert Elias, « sport et violence », Actes de la recherche en Sciences Sociales, Paris, n" 6, décembre 1976.

Sa mondialisation et son évolution sont indissociables de la diffusion du mode de production capitaliste et dans « sa logique interne » il reproduit ce mode de production, générateur de conflits, d'exploitations et d'exclusions. Ils oublient également que dans sa définition même, le sport est une religion de l'excès, une sacralisation (mortifère) du dépassement de soi, une recherche acharnée de la suprématie physique sur les autres, qu'il y a d'un côté les Winners et les losers, les vainqueurs et les laissés pour compte. En ayant pour seul objectif la recherche de la victoire, du record à abattre, de la médaille à s'approprier, le sport est le champ privilégié de toutes les violences. En créant et en ravivant périodiquement des conflits entre nations, entre tribus locales, en enseignant et en mettant en spectacle l'agressivité, la virilité, en légitimant l'engagement physique total, le sport génère les agressions réelles, il est le lieu de convergence de toutes les violences, de toutes les haines et de toutes les passions destructrices.

Au royaume de la violence instituée

Pour les journalistes de L'Humanité, les 39 morts du Heysel sont « le reflet d'une fin de siècle que la violence déchire sur les chemins obstrués d'une société en décomposition. Le sport n'y échappe pas (...) » (L'Humanité, 30.12.1985). Or, l'apparition de la violence en sport n'est pas un phénomène récent, elle n'est pas conjoncturelle, et les vagues criminelles qui endeuillent régulièrement les pelouses ne peuvent être diluées dans « le climat de violence ambiant ». Rappelons qu'au début du siècle, en 190l, six étudiants américains trouvèrent la mort au cours de matches de football et qu'à cette occasion Théodore Roosevelt menaça d'interdire totalement le football américain (6). Il faut également souligner que la violence sportive peut éclater n'importe où et à tout moment, qu'aucune nation, aussi civilisée soit-elle, n'est à l'abri et qu'elle ne connaît aucun répit. Le choc télévisé du Heysel n'a eu qu'un effet de prise de conscience très bref. Un mois seulement après les événements tragiques, l'Australie connaissait le même type de déferlement vengeur : lors d'un match entre deux équipes de Sydney, à la suite de l'expulsion d'un joueur, des centaines de spectateurs en furie envahirent le terrain. « Les supporters se sont battus entre eux et ont agressé les joueurs à coups de poings, mais aussi avec des piquets de corner, des parapluies et des boîtes à pharmacie. » (L’Equipe, 11.07.1985.)

Le schéma de ces violences ouvertes est toujours le même : dans le feu de l'action, les joueurs perdent le contrôle de leurs nerfs, les spectateurs et les dirigeants se joignent au combat pour rendre justice (et prêter main forte), le spectacle tourne à la bataille rangée, à la course poursuite, les « visiteurs » regagnent les vestiaires en formation de combat, les arbitres se réfugient dans les douches et quittent le stade à la dérobé dans un fourgon de police. Cette violence n'est nullement imputable au succès populaire de certaines disciplines, point n'est besoin de spectateurs pour voir se perpétrer des agressions sauvages. Comme le notait Henri Garcia, en 1981, « une multitude d'incidents graves (...) surviennent dans les séries dites inférieures, où dans l'anonymat des matches sans public, sont commis les forfaits les plus abjects ». (L’Equipe, 23.01.1981.) Du plus petit club de province, évoluant dans les zones d'ombre des rencontres de district, aux équipes nationales se rencontrant en mondiovision, les mêmes éruptions de violences sont à redouter. Les Jeux olympiques ne sont même pas à l'abri des montées d'adrénaline sanguinaires. A Melbourne en 1956, c'est à un véritable pugilat sous-marin que se livrèrent les équipes de water-polo de Hongrie et d'URSS, il fallut l'intervention musclée dé la police pour stopper les belligérants.

6 Cf Daniel M. Reeks, « La violence dans le sport américain », Message Olympique, n° 6, décembre 1983, p.99.

Plus récemment, aux Jeux de Los Angeles, en 1984, c'est à deux reprises que les basketteurs français terminèrent leurs matches par des échanges de coups de poings appuyés. A la vue de ces échauffourées, des déclarations d'une championne accusant sa rivale de l'avoir fait chuter volontairement et de l'arrivée tragique de la marathonienne Gabriela Andersen-Scheiss, les positions des défenseurs de l'olympisme, comme seul rempart à la violence, seule oasis de paix prètent à sourire par leur naïveté. Mohamed Mzali (Vice-Président du CIO et Premier Ministre Tunisien) écrit par exemple que « seul l'olympisme peut offrir une véritable thérapeutique aux excès d'un sport, lui seul est la valeur suprême contre la violence " (7).

Certains membres du CIO sont pour le moins atteints de cécité ou baignent dans la béatitude innocente et les bondieuseries.

Une autre pirouette pour se dégager de l'impasse de la violence est d'établir une typologie des sports « selon le degré de violence requis pour le déroulement de la partie » ; ainsi Mohamed Mzali distingue-t-il les « sports calmes » (athlétisme, natation, tir à l'arc...), les « sports peu violents » (ping-pong...), les « sports moyennement violents », les « sports violents » et « très violents », et il conclut :

« Le sport est donc - de ce point de vue - comme une auberge espagnole.

Comme on y trouve de tout, on ne saurait englober (tout) dans une même analyse (...) » (8). C'est aller un peu vite en besogne en réduisant la violence à une seule de ses composantes : les chocs physiques, l'agression caractérisée, ouverte avec coups et blessures. C'est ne pas prendre en compte toutes ces « violences insidieuses qui ne se manifestent pas nécessairement par le sang et la destruction » (Yves Michaud) : violences institutionnelles, policières, violences symboliques (solitude du vaincu, de l'exclu), violences (s)électives qui se mettent en place dès le plus jeune âge dans des camps d'entraînement intensif, violences contre le corps, prématurément usé, estropié, amputé d'une partie de ses potentialités (notamment sexuelles), etc (9). « La violence première du sport est l'exclusion " (10). Le sport classe, hiérarchise, établit des listes, énumère les performances des athlètes, les compare. Grâce au nombre, il induit un ordre limpide, transparent, « naturel ». Il introduit insidieusement une discrimination entre hommes et femmes, entre Noirs et Blancs (les premiers, par exemple, n'ayant pas « la fibre aquatique »), entre pays pauvres et grandes nations, entre jeunes et vieux, etc. Le sport a ses bannis, ses éternels remplaçants, ses abandonnés, « ses disparus » en cours de route, ses « champions usagés » (Jean Chesnaux).

(7) 7 Mchamed Mzali, L'olympisme aujourd'hui, Paris, Ed. Jeune Afrique, 1984, p.1OO.

(8) 8 Ibid., p.98.

(9) 9 Pour une typologie des violences sportives, voir Jean-Marie Brohm, « Sports et violences », Actes du colloque, Lyon 1984, (« Violence -Violences »), à paraître.

(10) 10 Michel Caillat, « Le procès sportif, une modernité mortifère », Actions et Recherches Sociales, n° 1, (nouvelle série, vol.18) mars 1985, Ed. Erès, p.91.

Il rejette les « pas-bons », les indisciplinés et tous ceux qui ne veulent pas se plier aux· exigences d'un entraînement outrancier. Un seul principe règne en maître : être efficace, avoir la meilleure formation, disposer des athlètes les plus prometteurs ; les autres sont rejetés aux oubliettes du sport.

Il faut ajouter que le sport professionnel introduit une ségrégation salariale scandaleuse entre les « ouvriers du ballon rond » et les milliers de prolétaires qui ne peuvent que rêver devant les sommes imméritées auxquelles leurs idoles se monnaient. A cet égard, le contrat, de 65 à 70 millions de centimes mensuels; que vient de signer le footballeur français Luis Fernandez pour changer de club, est une insulte au monde du travail, une indécence face au misérabilisme du SMIC. Le sport est, ensuite, une vaste entreprise de démolition des corps. Aujourd'hui, pour espérer battre un record, il faut, toutes disciplines confondues, supporter des charges d'entraînement démentielles, et s'y astreindre dès le plus jeune âge. Certains grands coatches américains soumettent très fort leurs ondines à de véritables « travaux forcés » en leur imposant 20 km quotidiens et parfois plus. A ce régime, les futurs champions sont rapidement écœurés et il faut l'intervention de sophrologues et d'hypnoptiseurs pour lutter contre la lassitude et maintenir le moral des troupes. Ce sont alors de véritables zombis qui retournent s'entraîner. Psychologiquement les répercussions sont inquiétantes, « un champion de haut niveau doit être un obsédé du sport » déclare Sylvie Telliez, cinquante sélections en équipe de France d'athlétisme (L’Express du 25.09 au 1.10.1978), il doit savoir souffrir, il doit savoir haïr son adversaire. Elle n'est pas la seule à partager cette opinion, René Chauvier (psychologue à l'INSEP !), interwievé par le journal L’Equipe, déclarait tout bonnement :

« Cela peut déranger bien des habitudes et choquer, mais pour arriver au plus haut niveau, on ne joue pas. (...) il faut « obsessionnaliser ». C'est tout l'ensemble, toutes les structures qui peuvent provoquer cette obsession. Si les sections sport-études n'atteignent pas les résultats espérés, c'est parce qu'elles ne sont pas organisées sur une structure de caractère obsessionnel » (L'Equipe, 9.12.1980.) Complètement obnibulé par sa réussite sportive, gavé dès le plus jeune âge de milliers de répétitions d'un même geste, totalement conditionné par l'odeur des stades et du chlore, l'athlète accepte mal d'abandonner la compétition, et le vit d'autant plus tragiquement qu'il est jeune. « Lorsqu'on a atteint les sommets à quinze ans, l'ombre guette à vingt ans. Un adulte résiste difficilement à l'oubli. Comment pourrait y résister un adolescent ? », constate avec justesse Christine Rimbaud, l'auteur de52 millions d'enfants au travail (L’Equipe, 9.12.1980).

A ces traumas, ces culs de sac affectifs, il faut, dans le domaine du palpable, parler des détériorations irréversibles, des dommages corporels, des manipulations criminelles dont sont victimes les jeunes prodiges. Dans la course effrénée aux médailles que se livrent les grandes puissances, la préparation physique intensive hyperspécialisée ne fait que se durcir. Malgré les appels à la raison des médecins (11), elle conduit à une casse sportive de plus en plus précoce. Les articulations, soumises dès le plus jeune âge à de multiples micro-traumatismes, ne résistent pas longtemps à l'accumulation des séquences gestuelles. En natation, sur 14 nageurs âgés de 14 à 18 ans, des praticiens américains ont été amenés à opérer 26 de leurs 28 épaules « qui avaient déjà tourné environ un million et demi de fois ». Dénonçant « une forme d'abus athlétique approuvé par la société », ces praticiens ajoutaient : « pousser les jeunes à devenir des supers-stars sportives pourrait s'appeler une extension du syndrome des enfants maltraités » (12).

(11) Voir notamment J. Personne, F. Commandré et H. Gounelle de Pontanel, « Sur les risques de l'entraînement sportif intensif précoce », Bulletin de /' Académie Nationale de Médecine, 1983, 167, n°3, pp.207-214, séance du 1er mars 1983.

12 G. Weesey, Latest syndrome “Swimmer's soulder. The battered child athlete”, International Herald Tribune du 10.12.1980, en référence au Medical World News du 24.l l.1980. Cité par J. Personne, « Aucune médaille ne vaut la santé d'un enfant », Education Hebdo, n° 33, 9.06.1983.

Pour « limiter les dégâts » (Jacques Personne) et ne rien changer aux doses débiles d'entraînement, pour tenter d'accorder l'incompatible : le surentraînement et la fragilité pubertaire, les chirurgiens, les psychologues, les psychanalystes (et toute une intendance de charlatans du mental, ou d'apprentis sorciers de la lutte contre la souffrance et l'ennui) deviennent les assistants obligés de l'entraîneur. En gymnastique féminine, on n'hésite pas à ralentir la croissance staturale en soumettant les futures championnes à des régimes alimentaires draconiens et à des traitements hormonaux contraires à toute la déontologie médicale. Selon le professeur André Noret, certaines fillettes soviétiques reçoivent des injections d'hormones sexuelles mâles « pour accélérer la soudure des cartilages de conjugaison et empêcher la croissance osseuse. Des corticoïdes leur sont également administrés pour perturber le métabolisme phospho-calcique et entraîner un retard de croissance. Enfin, la sécrétion de leur hormone de croissance est inhibée par les injections de somatostatine » (13). En 1981, le journaliste hongrois Sandor David dans son livre Szaltoszabadsag (« sauts en liberté ») expliquait que la transformation des jeunes filles en gymnastes est menée comme dans une chambre de tortures. Les désirs gourmands des enfants sont freinés par des cures de faim pour les maintenir « poids plume » aussi longtemps que possible. " Les enfants qui rechignent sont giflées et enfermées dans des cages; on ne les fait sortir que lorsqu'elles se décident à demander pardon à genoux en faisant le baise-main à l'entraîneur. » (1L'Equipe, du 30.19.1981.) Omelianchif, troisième aux championnats d'Europe à Helsinki en 1984 est un exemple.de ce « nanisme programmé » : à l'âge de 15 ans, elle pesait 30 kg pour 1,40 m ! Ces " adolescentes scientifiquement miniaturisées » selon l'expression de Christiane Rimbaud, ces liliputiennes du manège seront plus tard des femmes diminuées. Sur ce sujet, le Docteur Jeno Kamuti se désole : « Mon cœur de médecin et d'ancien athlète se serre lorsque je vois des fillettes de quatorze ou de quinze ans ne pesant pas quarante kilos, s'épuiser pendant une épreuve de gymnastique féminine. A vingt ans ou trente ans, elles seront atteintes de spleen, de maladies des articulations, leur ossification défectueuse en fera des femmes incapables d'accoucher » (14). Si la gymnastique cristallise les récriminations, il ne faut pas en conclure pour autant que les autres disciplines olympiques échappent à cette destruction organisée et tacitement approuvée par la société. Le professeur suédois Ame Ljungquist, Président du « Idrottens Forsknings Raad » (Conseil des recherches scientifiques sportives), déclarait en 1982 : « Nous avons maintenant la preuve irréfutable qu'une spécialisation sportive pratiquée par des jeunes dès l'âge de douze ans contient de sérieux risques pouvant causer d'énormes dommages (...). Ce que l'on oublie souvent c'est que les muscles trop développés alourdissent les os, lesquels ne répondent plus à une croissance normale. Nous avons trop, en Suède, de garçons et de filles « mal formés » par l'excès d'entraînement spécialisé » (L'Equipe, 8.12.1982.). Cette démolition prématurée des corps est inévitable, tant que l'on considèrera comme notre ex-ministre délégué au temps libre, à la jeunesse et aux sports, Mme Avice, que " dans certains sports (natation, gymnastique, patinage artistique, tennis, etc.) le fait de commencer jeune est une nécessité si l'on veut que le jeune soit à même de concrétiser ses possibilités naturelles » (15). La seule concrétisation étant d'aligner les médailles et d'espérer, un jour, monter sur un podium. Le Docteur Robert-Pierre Jolibois (« pédiatre sportif » !), quant à lui, est convaincu qu'il faut envisager la pratique d'activités physiques et sportives " dès le plus jeune âge, dans les crèches (sic!) afin d'habituer les « tout jeunes » à la routine de l'activité physique et à la performance » (16).

13 André Noret, « Le dopage des sportifs », La recherche, n° 157, juillet aoûlt 1984, p. 32.

14 De. Jeno Kamuti, « Aspects médicaux de la violence dans les manifestations sportives », Revue Olympique, n° 195-196, janvier-février 1984, p.40.

15 Journal Officiel du 9.04.1984, p.1714.

(16) « Les sportifs en couches-culottes bouleversent la science », interview pour Libération du 22 au 23 juin 1985.

Dans toutes les disciplines, la stratégie est au rajeunissement de la mise au travail sportif, les détections sont plus précoces, et les athlètes arrivent de plus en plus jeunes sur le marché de la haute compétition. Rien d'étonnant si la plupart de ces enfants, malades de la plus-value sportive, disparaissent en cours de route, définitivement lassés ou estropiés à vie.

Chez tous les sportifs de haut niveau, le sur-entraînement (ses stress physiologiques et psychologiques) couplé le plus souvent à la prise régulière " d'engrais musculaires répétitives, des blessures affectives inguérissables. L'athlète est victime de « mutations corporelles » imprévisibles et dangereuses pour son équilibre physiologique. Le corps peut être littéralement amputé de certaines de ses fonctions biologiques et de « vigoureux athlètes » transformés ainsi en de " piteux eunuques » : azoospermie, hypertrophie testiculaire, gynécomastie, impuissance et stérilité sont le lourd tribu que certains champions doivent payer en vue d'une hypothétique réussite (17). Côté femmes, on assiste également au processus inverse de virilisation (biscottos de dockers, cuisses olida, pilosités et voix rauques difficiles à camoufler, hypertrophies clitoridiennes plus facile à dissimuler...). Ces modifications de l'appareillage féminin n'ont pas manqué de poser problème aux instances officielles qui depuis 1968 ont instauré un « certificat d'identité sexuelle » pour s'assurer de la juste appartenance sexuelle des participantes aux compétitions internationales.

(17) Cf. André Noret, op. cit., p.1032.

L'athlète cherche avant tout à préserver et à restaurer au plus vite ses capacités corporelles. Il « soigne » sa musculature, ses articulations, son « mental », mais il va jusqu'à se moquer des déséquilibres hormonaux et des répercussions mêmes mortelles de ses excès (18). Le claquage, la tendinite font l'objet de soins attentifs, alors que chez les femmes, par exemple, les troubles menstruels (perturbations des cycles, aménorrhée...) n'inquiètent qu'accessoirement et que la disparition complète des règles est jugée « plutôt utile dans les compétitions » par certaines athlètes (19).

Ces violences contre le corps, cette destruction du corps propre, maltraité pour servir au triomphe, sont l'aboutissement d'une logique d'exploitation, où le corps est impitoyablement soumis au principe de rentabilité, de rendement et à l'impératif de production de performances monnayables. Les corps sont « charcutés, remis à neuf parce qu'ils ont une valeur marchande, qu'ils représentent les produits d'un spectacle, qu'ils constituent la matière première d'un réseau de profits monétaires » (20). Il y a négation du corps endocrinien, transgression suicidaire et masochiste des frontières physiologiques, au profit d'un corps essentiellement considéré comme une mécanique à entretenir vaille que vaille, « une machine de chair et d'os » (Paul Lafargue) à faire carburer, jusqu'à son point de rupture et jusqu'à sa mise au rebus des gloires déchues. La carrière (ou plutôt le calvaire) de l'haltérophile finlandais Olavi Kangasniemi, médaille d'or à Mexico (1968) est sur ces différents points édifiante.

« Durant les années qui précédèrent mon titre olympique, expliquera-t-il en 1983, je soulevais entre cinquante et soixante-dix mille kilos par semaine, c'est-à-dire 2,5 à 3 millions de kilos de fonte par an. C'était fou. Au printemps 1968, souffrant des muscles abdominaux, et sur les conseils d'un médecin, j'ai commencé à prendre des anabolisants. Deux cachets par jour, suivis d'une injection intramusculaire. Ce traitement me permit de guérir vite et je me sentais beaucoup plus fort. L'engrenage infernal débutait (...). Ce furent ensuite les blessures à répétition et les opérations. On me traita après à la cortisone et... le drame se produisit à l'automne 1975. D'un côté les anabolisants m'avaient doté d'une masse musculaire trop concentrée et, de l'autre, la cortisone avait fragilisé l'ossature. En plein effort à Kajaali, alors que je tentais de soulever une barre à 160 kg, le muscle de l'omoplate gauche a éclaté et la barre m'est retombée d'abord sur la tête, puis sur la nuque. J'ai perdu connaissance. Ma vie était foutue. » (L'Equipe Magazine, 20.10.1983.) Les coulisses de la préparation sportive sont de bien sinistres lieux, où les êtres humains sont traités comme du bétail, comme de la chair d'abattis et sont voués à une mort lente par dégradation physique et déchéance sociale. Aussi n'est-il pas exagéré d'écrire, en étendant la constatation d'André Noret sur le dopage à l'ensemble de la fabrication des sportifs de compétition, qu'elle est l'antichambre de la sénescence précoce » (21).

c) Les violences directes, les agressions caractérisées et meurtrières, parfois à la limite de la préméditation et de l'homicide volontaire sont le lot courant de la pratique sportive. Sur la pelouse, la recherche de la victoire à tout prix, à n'importe quel prix, passe de plus en plus souvent par l'élimination physique pure et simple de l'adversaire. La meilleure façon de vaincre est encore de « dégonfler » son vis à vis, de le faire " craquer » psychologiquement, de le « sécher » et de l'abattre. Jean-Pierre Gamet, pilier sélectionné en équipe de France de rugby, expliquait de quelle manière il « travaille » ses adversaires directs : « A la troisième mêlée, je lui rentre carrément dedans. S'il est plus grand, j'essaie de le baisser en le pliant tout en cherchant à me mettre le plus bas possible. (...) S'il résiste bien, alors je vais en bas et c'est le premier qui pète.

(18) A la question « prendriez-vous des drogues qui feraient de vous des champions olympiques à coup sur mais risqueraient d'entraîner la mort dans l'année qui suit », 50 à 80 % des athlètes américains répondaient positivement. Cf. l'interview de Robert Kerr, in Libération, 30.07.1984 et Benoît Heimermann, « Du rififi dans le dopage », in Le Matin, 20.11.1983.

(19) Cf. « Retards en règles pour les marathoniennes », in Libération, 27.03.1985. Voir également sur ce sujet Arend Bonen, « L'aménorrhée chez les athlètes », Nouveautés en sciences de l’entraînement (Association canadienne des entraîneurs), 1984, pp.18-19.

(20) P.E. Oh!, Les gladiateurs de l’Amérique, Canada, Montréal, Stanké, 1979, pp.44-45.

(21) André Noret, op. cit., p.1023.

S'il n'est pas gaillard des reins, il craque et il y a droit jusqu'à la fin » (L'Equipe, 25.3. 1985). Cette déclaration pourrait très bien faire l'objet de poursuites judiciaires, pour atteinte intentionnelle à l'intégrité physique d'un individu avec risques de décès par rupture des cervicales. Cette mentalité de boucher, cette philosophie de destruction est à l'œuvre aujourd'hui dans toutes les disciplines sportives. Sur tous les terrains il faut être suffisamment habile pour échapper aux coups et suffisamment " blindé » pour résister aux agressions verbales (insultes racistes, provocations affectives...). En 1979, Jean-Claude Killy décrivait ainsi l'état d'esprit des champions : « Une course se joue désormais au centième de seconde. II faut éprouver de la haine pour battre ses adversaires. Il faut avoir un couteau entre les dents (sic!) » (Le Monde, 11.01.1979). Ces athlètes carnassiers, dévoreurs d'adversaires (l'année dernière un joueur de rugby avait la moitié de l'oreille arrachée d'un coup de dent) se métamorphosent en de véritables fauves. Dans le regard de Guillermo Vilas, transformé par son nouvel entraîneur Ion Tiriac « d'aimable garçon » en battant, certains journalistes ont relevé « des lueurs de meurtre » (22).

A l'entraînement on enseigne « la gagne », « le désir de vaincre », la nécessité de se battre, et plus prosaïquement les tacles meurtriers, les coups et les insultes qui font mal, la triche et l’anti-jeu. Dans les années soixante Helenio Herrera avait fait œuvre de pionnier dans le domaine de la préparation psychologique de choc. « Certains souriaient devant les petites pancartes qu'il faisait afficher partout : « Rappelle-toi qu'un match est fait pour être gagné » ou, « Celui qui renonce est un traître ». (...) Une heure avant les grands matchs, Helenio Herrera s'enfermait avec les joueurs dans une petite salle pour mener crescendo échauffement physique et surexcitation psychique jusqu'au moment du serment sur le ballon, quelques instants avant de pénétrer sur le terrain : " C'est la coupe d'Europe. Nous devons l'avoir. Nous l'aurons. Nous l'aurons. Nous l'aurons. Ah ! Ah ! Ah ! " (Le Monde, 11.01.1979.)

En·base-ball, dont le jeu ne se prête pourtant à aucune forme de violence apparente, des « formules efficaces » ont été mises au point pour « intimider » l'adversaire (jets dans le visage, dans les genoux...). « En raison de la vitesse d'exécution d'un lancer, explique un joueur, nous sommes face à face avec la plus dangereuse situation de sport professionnel. Le frappeur ignore les intentions réelles du lanceur, votre vie risque d'être en jeu au moment où vous mettez les pieds dans la zone des frappeurs » (23).

Sont sélectionnés les plus « doués », ceux qui savent s'adapter à une pratique dure et brutale, parce qu'ils ont de la hargne et « du répondant "· Devant les caméras de télévision les champions donnent l'exemple : à l'arrivée de l'étape du 2 juillet 1985, Bernard Hinault frappe un photographe, Mac Enroe vocifère, gesticule, récrimine contre les arbitres, les stars du ballon rond (même après le prélude tragique de Bruxelles) ne se font pas de cadeaux... Voici la « panoplie des coups portés ;,en hockey, telle qu'elle fut établie par un comité d'étude canadien : « les coups de bâton, cinglages, dardages, coups de points, coups de patins, les coups de coude, de genou, plus d'une cinquantaine de coups identifiés séparément, depuis les doigts dans les yeux jusqu'au coup de bâton assené au beau milieu du crâne, des coups parfaitement illégaux qu'un réflexe vital de survie de l'espèce rejette mais que l'arbitre tolère et que la foule applaudit ; les coups qui fracturent, qui tailladent les visages, qui commotionnent, qui tuent (...) Et cette violence n'est pas seulement physique ou visible. Une violence psychologique, psychique s'y fait tellement sentir que les trois quarts des joueurs de hockey se désintéressent de leur sport favori avant l'âge de quatorze ans » (L’Equipe, 5.12.1980).

22 « Guillermo Villas, le tennis de muerte », L’Equipe, 17-18 septembre 1977.

23 Cité par P.E. Oh!, Les gladiateurs de /'Amérique, op. cit., p.146.

Si le hockey concentre une telle dose de violence, que penser de l'évolution du water-polo où l'utilisation du couvre-oreilles est devenue obligatoire et où de nombreux joueurs utilisent maintenant des protections frontales en matière plastique (24). Tous les sports ont leur collection de fautes dangereuses, de coups défendus, de réflexes meurtriers, de brutalités sournoises ou déclarées. Aussi est-il rapide et hasardeux d'avancer, comme le fait Georges Vigarello, que l'on évolue vers une « édulcoration » des violences dans toutes les disciplines sportives. Si en boxe « certains combats duraient, en 1850, plus de cent heures » (25), aujourd'hui, Hagler « exécute » Heams en 8' l l ", dans un déchaînement de violence inouïe et sans merci. « Le premier round fut hallucinant de violence, de cruauté, de puissance. Un des plus durs, des plus inhumains qu'il nous ait été donné de voir en près de quarante ans de boxe (...) » (France-soir, 16.04.1985). Mike Tyson, 19 ans ne s'embarrasse pas, lui aussi, de longues observations. Sur 19 victoires, « ce tueur né dans les ghettos » (l’Equipe Magazine, 29.03.1986) totalise 12 K.-O. au premier round. Sur les rings on frappe de plus en plus fort et de plus en plus vite. Lequel de nos ancêtres résisterait quelques secondes à cette « nouvelle génération des stars qui vont vite » ?

En escrime, « le concurrent a droit désormais à plusieurs pauses par jour. La tactique des escrimeurs devenant de plus en plus agressive et les accidents survenant de plus en plus fréquemment, la nouvelle règle permet aux concurrents de recevoir sur le champ les soins appropriés et de continuer à jouer. En 1983, au cours du championnat du monde des moins de vingt ans, l'adversaire de l'anglais Pittman lui a entaillé la main à travers son gant de protection. Il a fallu lui poser d'urgence trois points de suture. Pittman a poursuivi l'épreuve et au cours d'un autre assaut, son adversaire l'a de nouveau blessé, à la jambe cette fois, et il a fallu une fois de plus lui suturer la plaie » (26). Les assauts sont si rudes qu'il faut aussi déplorer plusieurs accidents mortels. Le dernier à Rome en 1982, « où le soviétique Smïrnov, champion du monde et champion olympique, a perdu la vie, l'arme de son adversaire ayant traversé, en se brisant, son masque de protection et ayant transpercé son cerveau en passant par l'œil » (27).

24 Cf. De. Jeno Kamuti, « Les aspects médicaux... », op. cit.. p.38.

25 Georges Vigarello, « Les deux violences sportives » Esprit, n° 8-9, août-septembre 1985, p.17.

26 De. Jeno Kamuti, op. cit.. pp.38-39.

(27) Ibid., p.39.

De plus, lorsque les réglementations se transforment, pour éviter les causes d'accidents graves (empilages en rugby par exemple) ou les agressions délibérées (exclusions temporaires...), ce n'est que parce que sont atteintes des zones dangereuses qui nuisent ·à la rentabilité du spectacle : mauvaise image de marque publicitaire (voir le désinvestissement de certaines grosses firmes automobiles après l'hécatombe du Paris-Dakar), écœurement, désintérêt des spectateurs et des sportifs eux-mêmes (28), mais surtout, préservation du capital corporel que représente un sportif de haut niveau. Ce qui prime avant toute chose, c'est la victoire, les lauriers et les recettes de la gloire, la prise de risque poussée aux limites de l'inconscience, du suicide et de l'absurdité (que penser, en effet, des courses contre la montre auxquelles se livrent, aujourd'hui, les alpinistes français !). La vie des sportifs, la détérioration de leur corps s'effacent devant l'impératif de production : production de records, production de surhommes, production de sensations fortes. Si l'on recherche des aménagements, c'est uniquement parce qu'il importe de tirer au maximum profit des capacités de l'athlète, il faut que ses exploits soient reproductibles, que ses prouesses n'aient pas le goût de l'éphémère, en un mot : qu'il dure. L'athlète est une pièce unique, un prototype. Il faut éviter que tout événement dramatique n'abrège trop tôt sa carrière, ne neutralise les investissements économiques, sociaux et politiques dont il est porteur. Aussi, ce n'est, toujours, qu'après coup que sont prises des mesures de sécurité. En 1976, les vêtements de ski « étaient tellement lissés pour offrir moins de résistance à l’air que les skieurs, lorsqu'ils tombaient, faisaient des bonds effrayants.

Il a fallu l'accident d'un coureur allemand aux entraînements de Saint Moritz pour les interdire (...) » (29). Pourtant, deux ans auparavant, des médecins avaient proposé des mesures pour éviter que les textiles modernes ne « fartent » le skieur lui-même et ne transforment celui qui chute à vitesse élevée en homme-obus (Le Monde, 3.01.1974). Dans les grandes compétitions les skieurs dévalent les pentes à plus de 160 km /h ; à cette vitesse, malgré les protections les plus sophistiquées et l'habileté des coureurs à se récupérer, les chutes ne pardonnent que rarement. En sport de compétition, expliquent deux médecins ergonomistes, « l'individu passe au second plan par rapport au but à atteindre (...), au risque même de le détruire (...). L'adaptation à tout prix de l'individu à une activité physique et sportive par l'action conjuguée de tous les spécialistes sur un individu pour qu'il puisse effectuer le meilleur score nous paraît aller vers un « runaway » positif et vers la destruction de l'individu, sacrifié à la performance » (30). Dans le cadre sportif, il y a inadéquation entre les buts poursuivis et la préservation « de l'espèce », ce conflit se fait au détriment de l'individu. Si en apparence l'outil sportif s'est adapté à l'homme, cette amélioration « n'existe que parce qu'elle conduit à une meilleure performance » (31). Ces auteurs prennent pour exemple l'allègement de poids des kayaks qui va de pair avec des modifications de formes qui les rendent de moins en moins confortables.

(28) Le cycliste suisse Benno Wiss « vient de décider brusquement, à moins de vingt-quatre ans, d'arrêter la compétition »· Ce professionnel qui semblait « promis à une belle carrière » ne s'est « jamais habitué aux exigences du métier. Incapable de supporter psychiquement certaines contraintes et certains risques (sic), Wiss a pris définitivement sa décision (...) après avoir disputé une petite course open en Suisse où deux de ses amis chutèrent très gravement. (...) il a annoncé qu'il allait désormais reprendre son métier d'électro-mécanicien ».(L’Equipe, 22 et 23.03.1986).

29 Docteur Toubeau, « Les J.O. d'hier : la foire a remplacé la fête » Témoignage Chrétien, 12.02.1976, p.13.

30 J. Fourcade et J. Beaury, « Approche ergonomique des activités physiques et sportives », Bulletin de la Société Alfred Binet et Théodore Simon, n° 568 (« Le corps, le sport, la science et l'éducation physique -Les S.T.A.P.S. »), mai 1979, p.169-170.

(31) Ibid., p.169

On pourrait également citer le cas des boosleighs pour la conception desquels sont dépensées des fortunes (les Américains n'avaient pas hésité à investir un demi millions de dollars juste avant Lake Placid), une « escalade d'autant plus paradoxale qu'elle ne débouche sur aucun marché et provoque une émulation tout à fait négligeable » (La Matin, 11 et 12.02.1984). Pour s·octroyer une médaille les grandes nations ne reculent devant aucun sacrifice humain et recrutent des bobeurs kamikazes qui font « profession de trompe-la-mort », dans des boyaux verglacés avec comme seule protection un casque intégral. « Un titre olympique n'a pas de prix », pas même celui de la vie !

Il faut également noter que la violence est un produit commercial qui fait recette. Le spectacle de la violence (sportive) « séduit », captive et attire. Tant qu'il n'y a rien à craindre pour son intégrité physique et psychique (« je n'y suis pour rien »), c'est avec curiosité (et parfois un soupçon de nauséeuse révolte) que la foule se précipite pour ne rien rater des événements et s'y instruire. Le soir de la tuerie du Heysel, une fois le drame connu, les taux d'écoute augmentèrent significativement. A l'abri derrière leurs téléviseurs les spectateurs s'agglutinaient pour suivre les péripéties d'un combat en direct et en « instant replay ». Dans la foulée, Paris-Match publia 64 pages  « hors série » du « massacre ». Cet attrait pour la mise en scène de la violence, pour les chocs rudes, les  « gamelles » spectaculaires, est exploité et entretenu par les médias, mais également par les organisateurs de manifestations sportives qui la tolèrent et la laissent s'infiltrer pour réveiller 1'intérêt du public et s'attirer des recettes plus importantes. La brutalité, la souffrance deviennent des arguments de vente. Pour la promotion de rencontres de hockey professionnel, le réseau de télédiffusion NBC n'hésita pas à utiliser des séquences filmées de bagarres dans le cadre d'annonces publicitaires (32). Aujourd'hui, les cassettes-vidéo consacrées à la gloire d'un sport montrent souvent des scènes violentes. Il faut souligner que ces violences ne sont pas présentées sous leur aspect destructeur, elles ne sont pas accentuées par la représentation télévisuelle pour être dénoncées. Au contraire, par l'utilisation du ralenti, elles sont « métamorphosées en grâce ». Comme l'a très bien écrit Margaret Morse, « ...la lenteur que nous associons à la dignité et à la grâce transforme un univers de vitesse et d'affrontements violents en un univers de beauté chorégraphique. (...) Le ralenti inscrit le sport télévisé dans un univers onirique qui peut difficilement prétendre « ressembler » à la réalité quotidienne » (33).

Il est en fait impossible de situer la barrière de l'excès dans la dialectique agressivité /agression, combativité /violence. Le sport a besoin pour survivre d'une certaine quantité de violence. Ce « paradoxe » a bien été exprimé par la direction technique nationale du football en 1981, qui, s'inquiétant des actions menées pour lutter contre la violence dans le sport, argumentait dans des termes proches des analyses de Quel Corps ? On pouvait ainsi lire dans L’entraîneur Français, « que la violence fait partie » du jeu, de sa nature et de son succès. Le footballeur l'accepte, et le spectateur la réclame « on ne peut l'exclure sans dénaturer le football » (34). Ainsi donc, le sport ne risque-t-il pas d'être dénaturé par des excès de violence, puisque celle-ci fait partie des règles, acceptées par tous. Nelson Paillou exprimait toute l'ambiguïté de la position du monde sportif à l'égard de la violence : « Nous recommandons l'agressivité, mais nous condamnons l'agression. Nous exigeons la combativité, mais nous réprimons la violence » (Le Matin, 12.10.1979). Là réside bien toute l'équivoque sportive. et la reconnaissance explicite que le sport porte dans son essence même tous les germes de ses « déviances » et de ses " dérapages » sanglants. Emportés dans un élan de « saine agressivité », les joueurs franchissent le cap, après, il est toujours temps de se lamenter. Ainsi, le 16 avril 1985, Guy Bruley (19 ans), demi de mêlée Dijonnais décédait, victime d'une « confusion entre l'engagement physique et la violence, entre virilité et brutalité ! » (L’Equipe, 19.04.1985). Une manchette d'une troisième ligne adverse s'était écrasée sur sa pomme d'Adam.

(32) Cf. P.E. Ohl, op. cit., p.157.

(33) Margaret Morse. « Le sport télévisé : Replay and Display », Théâtre public, n° 63, mai-juin 1985, p.44 et 45.

(34) Cité par Jacques Ferran « Un effarant paradoxe » l’Equipe, 9.01.1981.

Tous ces « mauvais réflexes », ces « gestes incontrôlés », ces « regrettables bavures » sont autant d'actes manqués, de lapsus, révélateurs d'un inconscient sportif structuré autour d'une relation conflictuelle destructrice.

e) Il faut enfin parler des violences policières. Les terrains de sport sont des lieux privilégiés où le peuple s'accoutume au déploiement des moyens de maintien de l'ordre, où il admet et intériorise la nécessité d'une violence militaro-policière. L'Etat, grâce à son appareil répressif hyper sophistiqué (surveillances vidéo, fichiers informatisés, caméras à infrarouge, hélicoptères militaires, « hooligan », etc.) devient l'ange gardien du sport, le garant de la paix olympique. La présence de troupes armées s'impose, légitimée par les morts du Heysel. « C'est la grande leçon de Bruxelles, écrit P.-M. Deschamps dans France Football de juin 1985. Malgré ce que cela a de choquant sur le plan philosophique, les grands événements sportifs devront être surveillés par des forces de l'ordre importantes, bien organisées et présentes dans tous les coins stratégiques, y compris dans les tribunes. » Cette militarisation de l'espace sportif se fait à la satisfaction quasi générale. Selon un sondage de l'hebdomadaire V.S.D., 87 % des personnes interrogées se sont prononcées pour la présence de policiers en uniformes lors des rencontres importantes.

Pour que l'ambiance soit parfaite, pour que la kermesse du muscle ne soit pas gâchée, et que les idéologues du sport puissent se gargariser sur l'amitié entre les peuples, la fraternité, « l'idéal olympique » et « l'esprit sportif » sans avoir un arrière goût de sang caillé dans la gorge, les stades doivent être conçus comme des places fortes ; ils « doivent devenir des camps retranchés, entourés de grilles épaisses aux pointes acérées » (35). Après Bruxelles, un spécialiste allemand de la sécurité donnait un avis averti : « Le seul moyen de séparer deux blocs de supporters ennemis est un no man's land avec des policiers en armes dedans » (36). Pour la survie de la Coupe d'Europe, pour l'avenir du football de compétition et du sport en général, tous les moyens doivent dorénavant être mis en œuvre pour éviter un « second Heysel » : fouilles systématiques au corps, organisation de milices de supporters, fichage des indésirables, restauration des châtiments corporels, parcage astucieux des hordes de supporters, etc. Il devient vital de nettoyer les gradins de la « vermine », des « indésirables », des « violeurs du stade »... Jacques Thibert, dans un élan d'extermination radical que n'aurait pas désapprouvé Goering proposait la dératisation par le feu purificateur :

35 France Foot
2, 21.12.1979 (« Dossier violence »), p.9.

36 France Football, 4.06.1985, p.9.

« Hier soir, nous eussions aimé nous trouver (...) en tenue de combat avec un lance-flammes à la main pour exterminer cette ambiance, ces pourritures d'êtres humains qui sèment la mort en jouant aux faux durs. » (L'Equipe, 30.05.1985.) Les vrais durs, étaient eux sur la pelouse où, une fois le match commencé, les deux équipes retrouvèrent leur gestualité agressive. Il n'est pas inutile de rappeler que l'enjeu de la partie était avant tout financier. Pour les Italiens il fallait jouer le match et le gagner. En cas de victoire, la prime qui leur était promise atteignait la somme record de 40 millions de lires, soit 200 OO francs par joueur. Certains observateurs jugèrent la rencontre « digne d'une finale mondiale » et Michel Hidalgo déclara pour conclure : « cette soirée se termine comme une fête populaire ». Alors que les cadavres refroidissaient entassés dans un recoin du stade, sous les projecteurs, les joueurs réchauffaient l'ambiance en se distribuant des coups de coudes brutaux et en usant de fauchages salvateurs. Ceinturé par la troupe, le spectacle retrouvait sa normalité. Platini clôturait cette représentation macabre tout rayonnant de joie. Sous les vivas d'une foule comblée, il effectuait un tour d'honneur que les journalistes qualifièrent « d'indécent »· Pour sa défense, nous rappellerons qu'en Italie il est bien rare qu'une journée de championnat se passe sans que les forces de l'ordre ne soient obligées d'intervenir, et que les joueurs habitués n'y prêtent même plus attention. Certains entraîneurs vont jusqu'à les conditionner pour qu'ils fassent abstraction de l'émeute qui gronde dans les tribunes, en diffusant par haut-parleur la «·folle clameur des stades »· Rien d'étonnant que ces professionnels aient fait leur travail sans être perturbés.

Aujourd'hui, pour garantir une fête exceptionnelle, toutes les grandes confrontations sportives bénéficient d'une assistance logistique para-militaire adaptée aux enjeux et à l'envergure de la manifestation. En 1936 à Berlin, en 1978 en Argentine, des dictateurs ont su faire régner l'ordre et orchestrer avec brio les passions sportives de tout un peuple en déployant un quadrillage sécuritaire exemplaire. La presse n'avait eu aucun indicent, aucun tabassage à mettre sous ses objectifs, et pourtant, hors caméras, tortures et déportations se poursuivaient en bénéficiant de ce fantastique écran dissimulateur. Le triomphe du tortionnaire Videla, fut d'avoir réussi à se faire couvrir d'applaudissements (plébisciter !) par une foule reconnaissante et pleinement satisfaite. " Le lieu sportif est un point d'accumulation d'énergie » (37) dont tout pouvoir' cherche à capter les exultations. Il se tonifie en s'attirant l'estime populaire, en gagnant une nouvelle légitimation de sa politique et une certaine crédibilité. Un peuple entier se réconcilie aux sons d'une victoire, il oublie (pour un temps) les méfaits et les crimes les plus abjects. «...ce qui compte, note Philippe Pons (journaliste), c’est que le football, comme le vélo, crée une parodie de solidarité, que tout pouvoir s'empresse de cueillir. En 1948, après une tentative d'assassinat contre Togliatti, les Italiens étaient littéralement à couteaux tirés : ils ne se réconcilièrent que sur la victoire du « Giro » (tour d'Italie) par le champion de l'époque. De même, ses victoires au Mundial 1982 ont vu la foule faire une ovation à un président du conseil qui, le même jour demandait au Parlement de prendre des mesures d'austérité » (38).

Mourir dans les règles

La mort a inspiré peu d’auteurs dans l'étude du phénomène sportif. Seul Bernard Jeu aborde le sujet dans deux articles écrits dans les années soixante dix (39) et dans son ouvrage Le sport, la mort, la violence (40).

(37) Georges Charbonnier, « Sur l'architecture sportive » Théâtre Public, op. cit., p.25.

(38) Philippe Pons, « Le « Calcio » dernier refuge du patriotisme », Le Monde, 1 1-12.07.1982.

(39) Bernard Jeu, « Toute-puissance et immortalité ou les arrières pensées du sport », Ethnopsychologie, mars 1972, et « La contre-société sportive et ses contradictions », Esprit, octobre 1973.

40 Bernard Jeu, Le sport, la mort, la violence, Paris, Ed. Universitaires, 1972.

Peu de contributions sur un sujet qui pourtant devrait interpeller tous ceux qui s'interrogent sur les « dérapages » et les « perversions » du sport. Or, force est de constater que régulièrement le sport tue. Une étude publiée par un groupe d'experts du Conseil de l'Europe en 1985, indique que depuis 1902, 952 personnes ont été tuées et 4 057 blessées dans des stades de football (L’Equipe, 27.06.1985). Un bilan qui, toutes disciplines sportives confondues, serait plus qu'inquiétant. Selon VSD du 6 au 12.06.1985, un universitaire d'Oxford (Albert Draper) avait recensé 20 000 morts en IO ans sur tous les stades du monde. Pour l'anecdote, Jean-Pierre Mocky pour la préparation de son film A mort l'arbitre, s'était livré à sa propre enquête dans les archives de la Bibliothèque Nationale, résultat : 24 700 personnes mortes ces douze dernières années « pour avoir trop aimé le football et la chaude ambiance des stades » (VSD du 6 au 12.06.1985). Nous citerons pour mémoire quelques unes de ces tueries. Le 23 mai 1964 à Lima, lors d'une rencontre pour la qualification aux Jeux olympiques opposant le Pérou à l'Argentine, un but d'égalisation refusé déclenche des bagarres qui tournent à l'émeute : on relèvera 320 morts et 1 000 blessés. Le 17 septembre 1967 à Kayseri (Turquie), pour un but contesté, les supporters sortent les couteaux : 40 morts et 600 blessés. Au stade du Caire, en 1974, c'est à la mitraillette que la police devra intervenir pour réprimer une émeute pendant un match de Coupe d'Afrique : 48 morts. A Moscou, en 1982, « probablement » 66 morts (toujours selon VSD). N'oublions pas dans d'autres disciplines, l'apport du rallye Paris-Dakar, qui totalise 15 décès à lui tout seul, ni les comptes sinistres de la boxe : près de 500 morts en 78 ans (L'Equipe du 31.12 1977). Des chiffres qui font peur, des morts collectives qui brusquement crèvent l'écran, des morts solitaires qui perturbent momentanément les coulisses du sport.

Difficile, après cette rapide énumération, de ne pas sursauter en relisant les analyses de Bernard Jeu pour qui, dans le sport, la mort est une « mort jouée », « une fausse mort », puisque « à l'issue de la compétition, la vie est restituée au vaincu en vue d'une compétition ultérieure. On ne meurt donc que pour rire (sic!) » (41).

Malheureusement, c'est souvent une résurrection qu'il faudrait attendre. Jouer avec « les arrières pensées du symbolique », avec les « imaginaires » (Ehrenberg) ou encore « se coltiner les mythologies » (Serge Daney) permet par une virtuosité intellectuelle séduisante d'échapper à la triste réalité sportive. Tous ces auteurs traitent le sport comme un objet d'étude (avec des pincettes, pour ne pas se tacher) alors que le sport est un objet de luttes, un lieu d'articulation d'intérêts et de combats politiques, économiques et sociaux. Si les mythes sportifs doivent être étudiés c'est avant tout pour être brisés et pour mettre à nu les mensonges et les fausses croyances qu'ils colportent (42). Toute analyse honnête se doit de dénoncer la matérialité sordide sur laquelle se bâtissent les légendes dorées du sport ; tous ces récits épiques qui occultent les mauvaises pensées du sport au quotidien : les compétitions qui se durcissent, les exploits suicidaires qui se multiplient, les conseils homicides des entraîneurs, les appels au crime des supporters qui poussent leur ferveur jusqu'à la bestialité. Toutes les tribunes, de la Coupe du monde au stade de quartier, résonnent d'invectives assassines. A Bruxelles, le public n'a pas su saisir toutes les finesses de « l'ivresse du symbolique » ! S'il est vrai que les rencontres sportives « ont les traits d 'une grande cérémonie rituelle » (43), il faut préciser que c'est à un culte sacrificiel, que c'est à une mise à mort qu'est convié le public et que certaines « atmosphères de lynchage » en fin de matchs n'ont rien de symbolique !

41 Bernard Jeu, « La contre-société sportive et ses contradictions », op. cit., p.396.

42 Voir sur ce sujet : Jean-Marie Brohm, Le mythe Olympique, op. cit., et Jacques Calvet, Le mythe des géants de la route, Grenoble, Presses Universitaires de Grenoble, 1981.

43 Michel Raspaud, Mundial, n° 64, juillet 1985, pp.12-13.

Les masses avinées, hurlantes et écumantes sont rassemblées pour s'abreuver d'un combat sanguinaire et violent. Elles fusionnent dans une même attente cannibale, se régalent en douce de l'âpreté des assauts, des règlements de compte ; elles se délectent de cette violence complaisamment étalée, « avec la mort comme stimulant sous-jacent » (Lewis Mumford). Le coureur automobile de Formule 1, A. J. Foyt, triple vainqueur des 500 milles d'Indianapolis, déclarait un jour : « Le matin d'une course, beaucoup de gens cherchent à vous faire signer un autographe, afin de pouvoir dire, plus tard, si un accident arrive, qu'ils ont été les derniers à obtenir votre signature » (44). La foule sportive, « masse stagnante » en attente d'un meurtre, à l'acmé de son désir carnassier exige la tête du vaincu : « Un vent de folie a soufflé sur la patinoire d'Eindhoven au cours des Championnats du monde de hockey sur glace du groupe B, et plus spécialement au cours du match Hollande-RDA. (...) Pris d'une véritable hystérie collective et visiblement imbibés de bière, les spectateurs sifflèrent sans discontinuer la formation de l'Allemagne de l'Est. Un joueur de la RDA, le visage ensanglanté, restant plié en deux sur la glace, on vit alors des gens se lever dans les tribunes puis tendre les bras, avant de tourner leur pouce vers le bas comme pour réclamer sa mise à mort ! » (L’Equipe du 27.03. 1986). Aucun sport n'est à l'abri, la foule, quel que soit le type de compétition et son enjeu, appelle l'hémoglobine pour s'assurer de la véracité du combat et de la sincérité des engagements. Le public n'a que faire de philosophie symbolique. En judo, à la finale du championnat de France par équipes de clubs excellence, le 27 janvier 1979, « le public s'est laissé emporter par un chauvinisme détestable, (...) des spectateurs ont réclamé du sang en assistant à certains assauts »
(L’Equipe du 30.01.1979). La même tendance au vampirisme scopique se retrouve en tennis.

44 Cité par P.E. Oh!, op. cit., p.51.

En 1979, à la suite d'incidents survenus à Flusching Meadow, lors du match Nastase-Mac Enroe, un célèbre chroniqueur américain écrivait : « Le public de l'open se moque pas mal de voir du beau tennis. Ce qu'il veut c'est du sang » (L’Equipe du 3.09.1979).

Sur le terrain, comme dans les tribunes, les entraîneurs, les dirigeants, les journalistes sportifs s·entendent pour faire monter la tension, chauffer (au rouge) les esprits, gonfler les cœurs et arcbouter les énergies combattantes. Les élans nationalistes, patriotiques, racistes sont ravivés par les beuglements archaïques, « les rugissements inhumains », d'une meute guerrière vibrant à l'unisson de la Marseillaise, ou d'autres chants aux intonations sauvages qui sont de véritables incitations à la haine. Un peuple, un village, un quartier, une famille se réconcilient dans un même élan de haines partisanes, dans les vestiges d'une foule qui s'acclame et se solidarise autour de ses braves (contre l'envahisseur), dans un désir commun de vengeances tribales. Ameutées et convoquées pour soutenir leur héros dans un combat sans merci, les bandes de supporters, agrégats de haines brutes, entrent dans un état de transe démoniaque et passent à l'acte. Elles actualisent leur désir de participer, de prêter main forte dans un élan assassin. Le stade devient le théâtre d'une guérilla organisée : jets de projectiles (balles de golf hérissées de clous), de crachats (« A Liverpool, où l'on doit s'allonger pour prendre des photos, on se relève le dos de l'imperméable dégoulinant littéralement de crachats »), pilonnage d'invectives ordurières, repérage de l'ennemi, du supporter adverse (la haine a ses couleurs d'épinoche). L'attaque se prépare, elle ne peut être que violente et meurtrière, à l'image des surexcitations bestiales qu'offrent les joueurs sur le terrain.

Sur la piste sportive, le combat qui se déroule est un combat à mort. « (...) pas de triomphe sans victime, note très justement Georges Haldas. Et par conséquent pas de joie pure dans le sport. Dont l'envers est toujours l'anéantissement de l'autre. (...) Bref, pas de victoire sans meurtre » (45). Bien sûr, les vaincus ne sont pas achevés sur place et c'est le plus souvent la mort dans l'âme que les perdants rentrent au vestiaire, ce qui d'ailleurs est bien pire. « Mourir est moins grave que perdre. Car un vaincu finit ses jours dans la honte de la défaite », est-il rappelé à l'entrée du vestiaire des Minnesota Vikings (46). Beaucoup préfèrent encore aller jusqu'au bout de l'anéantissement physique et n'hésitent pas à risquer leur vie pour une victoire aussi courte qu'incertaine. Dans les stigmates de la douleur, de l'agonie, qui déforment les visages des coureurs se dessine déjà le faciès de la mort. Henri de Montherlant, dans Les Olympiques, décrivait ainsi l'arrivée d'une athlète : « Elle se jeta sur le fil d'arrivée avec une mâchoire distendue de cadavre, arrachant, gobant une bouffée d'air comme si elle mourait et mordait dans la vie » (47). Certaines épreuves olympiques deviennent de véritables chemins de croix. Aux J.O. de Los Angeles, personne n'a secouru, ni sommé de s'arrêter Gabriela Andersen-Scheiss, la marathonienne Suisse qui fit un ultime tour de piste en zigzaguant, en titubant et en manquant de s'effondrer à chaque pas, les muscles tétanisés et une partie du corps presque paralysée. Incapables de s'arrêter d'eux-mêmes, mais également encouragés à poursuivre ou obligés à continuer par leur entourage (directeurs de course, officiels...) les athlètes connaissent des défaillances critiques et parfois mortelles. Aux Jeux olympiques de 1904, à Saint Louis, le vainqueur (Tommy Hicks) était totalement exténué au 25° kilomètre, ses accompagnateurs lui administrèrent du sulfate de strychnine à plusieurs reprises. C'est « dans un état pitoyable de total épuisement » qu'il arriva au stade. En 1912, Francesco Sazara mourut en pleine course au marathon des Jeux de Stockholm.

45 Georges Haldas, La légende du football, Lausanne, L'Age d'Homme, ·1981, p.79.

46 Cité par Andràs Kii, « Le rôle préventif des médias en matière de violences sportives », Message Olympique, op. cit., p.72.

47 Henry de Monterlant, Les Olympiques, cité par P.E. Ohl, La guerre Olympique, Paris, Ed. Robert Laffont, 1977, p.35.

A Londres en 1948, le marathonien Gailly mit 5 minutes pour couvrir les derniers 400 mètres. En 1954, aux Jeux du Commenwealth à Vancouver, le britannique Jim Peters, à 200 mètres du fil d'arrivée fut incapable " de se traîner jusqu'à celui-ci. (!) Peters fut hospitalisé et sa carrière s'arrêta à 200 mètres de cette ligne " (48).

C'est souvent dans des états semi-comateux que les combattants sont renvoyés au combat, après un coup « d'éponge miracle » ; c'est à l'état de cadavres en sursis, parfois blessés à mort, qu'ils reprennent la route. Au dernier rallye Paris-Dakar, l'ostéopathe de Gaston Rayer expliquait que son patient souffrait d'une lésion acromo-claviculaire depuis sa première chute, que sa deuxième chute avait provoqué une déchirure interne abdominale qui l'empêchait de serrer les jambes, et une déchirure ligamentaire qui ne lui permettait pas de lever les bras à l'horizontale et nécessitait tous les soirs des soins au laser (Le Monde, 14.01. 1986). Le motard italien Gian-Paolo Marioni, aura moins de chance. Il décèdera d'un éclatement du foie, après son arrivée à Dakar. Une mort discrète, passée inaperçue après les décès de Thierry Sabine et de Daniel Balavoine, mais pourtant une mort très significative. Voici comment le correspondant de Moto-journal témoin (et complice ?) du drame relate les faits : " A vingt bornes de l'arrivée, Gian Paolo Marioni s'offre un soleil (...). Une chute à pleine vitesse qui le laisse KO sur le sable. Quand j'arrive, il est à genou, plié pour ramasser sa machine, mais elle lui semble lourde comme une cathédrale et ne bouge pas d'un pouce. Je m'arrête pour lui prêter main forte. Le regard absent, el le boxeur compté debout, il tient la moto que nous venons de redresser puis la laisse tomber de nouveau. Je la lui redresse et m'en vais. » (Moto journal, 30.01.1986.) Le Tour de France avait, lui aussi, connu cette surenchère morbide : à ses débuts, l'épreuve se durcissait continuellement afin que l'opération publicitaire réussisse (allongement des parcours, diminution des journées de repos, augmentation des difficultés de haute montagne...). Face à des tâches démesurées et déshumanisées, pour être plus sélectives, les champions (tout naturellement) sont amenés à se doper, ou sont chimiquement préparés à leur insu. De telles pratiques, en repoussant le seuil de fatigue entraînent des morts immédiates : celle de Tom Simpson, dans le Tour de France 1967 est gravée dans toutes les mémoires. Le rapport d'autopsie précisa que « la dose d'amphétamines absorbée par Simpson n'a pu, à elle seule, déterminer la mort ; qu'elle a pu par contre l'entraîner à dépasser la limite de ses forces et, par là même, favoriser l'apparition de certains troubles liés à son épuisement » (49). Toujours d'après André Noret, le 5 juillet 1959, un cycliste amateur suisse décéda lors d'un championnat au cours duquel il aurait absorbé 115 mg d'amphétamines ! et, aux 100 km cyclistes des J.O. de Rome en 1960, le Danois Knud-Enmark Bensen succomba d'une overdose d'amphétamines et de vasodilatateurs. Les manipulations biologiques et les expérimentations secrètes dont sont l'objet les athlètes de haut niveau ont des répercussions imprévisibles et débouchent sur des morts différées. A l'occasion des Jeux olympiques de Los Angeles, les méthodes de préparation soviétiques furent accusées d'avoir provoqué la mort de plusieurs médaillés olympiques (50). Si les athlètes moscovites ne profitent que peu de leur retraite, outre atlantique, les joueurs de football américains ne font guère, eux aussi, de vieux os : leur espérance de vie est des plus faibles.

(48) P.E. Ohl, La guerre Olympique, op. cit., pp.38-39.

49 André Noret, op. cit., p.1028.

50 L'Organisation pour la défense des droits de !"homme en Ukraine (Smonloskyp) mettait « l'Union Soviétique au défi d'expliquer la mort de 59 de ses athlètes olympiques (dont 24 médailles d'or) à un âge moyen de 41 à 45 ans " et notamment les morts " non mentionnées " de la championne ukrainienne de canoë Julia Ryabchynska en 1973, un an seulement après qu'elle eut gagné une médaille d'or aux Jeux de Munich et la mort de Youri Lanutin en 1978, moins de deux ans après qu'il eut gagné une médaille d'or avec l'équipe olympique de hand-ball. Cité in Smoloskyp, “Mortality rates among soviet olympians”, 2 août 1984, Los Angeles. Voir également Jean Hatzfeld « De quoi sont morts les 46 médaillés soviétiques », Libération, 4.07. 1984.

Elle ne dépasse pas cinquante-sept ans, quinze de moins que celle de l'Américain moyen. Et un joueur de football sur trois meurt avant son cinquantième anniversaire ! » (L'Equipe du 18.11.1979).

L'agressivité « naturelle » : la fausse excuse

Il reste maintenant à tailler en pièces la thèse du sport défoulement, du sport conçu comme une soupape de sécurité indispensable, permettant de déverser les trop-pleins d'agressivité " naturelle », et son pendant, la thèse du sport comme substitut à la guerre. Ces hypothèses stupides permettent de légitimer la promotion et l'existence du sport (en lui conférant une valeur thérapeutique et prophylactique), elles permettent de justifier jusqu'à ses abus (en les présentant comme un moindre mal) :

« Les abus, les excès de zèle, la détermination de gagner à tout prix qui caractérisent fréquemment le sport international sont peut-être un moyen prix à payer au regard du potentiel de destruction, de la brutalité, de la folie et du caractère inhumain de la guerre utilisée pour régler les différents internationaux, les querelles de prestige, etc. La paix future de l'humanité dépend peut-être de notre capacité d'organiser le sport international de façon cohérente et significative » (51). En fait, il faut inverser les propositions en soulignant que le sport enseigne l'agressivité (même si elle ne s'exprime que dans des situations précises, avec des stimuli déterminés), qu'il valorise et ancre (ou renforce) des rapports de domination basés sur la force physique. Il est urgent d'affirmer qu'en temps de paix, les rencontres sportives maintiennent les cohésions bellicistes, ravivent les rivalités (et leur souvenir) entre nations. Le discours sportif est un discours guerrier. Il est important de le rappeler. Les métaphores, les effets de style journalistiques ne sont jamais anodins. Inspirés par la réalité, ils influent sur la perception du spectacle sportif et induisent en retour des attentes et des comportements à son égard. De ce point de vue, la plupart des journalistes sportifs se comportent comme des correspondants de guerre. Ils n'ont pas tort. En quels autres termes pourraient-ils rendre compte de rencontres qui renvoient au schéma militaire de la bataille ? Les supporters l'ont compris depuis longtemps. Il ne faut pas s'étonner que les troupes s'organisent dans les tribunes et que les clans s'arment pour s'affronter. Les spécialistes ne s'y trompent pas :

« J'étais aux Falklands. Ce que j'ai vu à Bruxelles, c'était pareil, c'était la guerre » (déclara un caméraman de la NBC). Les « hooligans » (des stades soviétiques ou de Liverpool) ont leur tenue de combat, leurs chefs, leurs stratégies d'attaque, leurs territoires à défendre et à conquérir. Ils ont un comportement que l'on peut qualifier d'allomimétique (comportement où deux ou plusieurs individus font la même chose au même moment en se stimulant réciproquement à un certain degré).

51 Revue Internationale dei· Sciences Sociales, UNESCO, Vol. 34, n° 2 (" Le sport, ses aspects politique, social et éducationnel »), 1982, p.184.

Ce qui se trame dans les gradins n'est qu'un duplicata, un reflet, de ce qui se joue sur la pelouse ou sur le court central : une guerre («en miniature »), limitée dans le temps, circonscrite dans l'espace (même si elle se prolonge ensuite dans la périphérie des stades), c'est une guerre rejouable à volonté, hebdomadaire. Elle est poursuivie avec des outils rudimentaires (comparé à l'hypersophistication de l'arsenal militaire). Le corps est le médiateur privilégié, le sang colle au maillot. Les combattants s'affrontent à mains nues, au corps à corps, au coude à coude. Si elle est « primitive » cette guerre, en s'intensifiant préfigure l'apocalypse du « struggle for life » : « Le football américain est comme la guerre nucléaire ; il n'y a pas de vainqueurs : seulement des survivants » (52). S'il est à l'image de la guerre, le sport n'évite ni ne dissuade de déclencher des conflits armés, il peut même leur servir de paravent et préparer à la mobilisation générale (il suffit de se référer aux Jeux olympiques de Berlin en 1936) (53). L'approche des Jeux olympiques de Los Angeles n'a, elle, pas empêché la détérioration des relations Moscou-Washington, et « la non participation » soviétique tenait du règlement de comptes différé après le boycott des Etats-Unis en 1980. En aucune manière le sport ne favorise le rapprochement des peuples. La visite des pongistes américains en Chine, en 1969, n'était pas une rencontre sportive ordinaire. Elle n'était qu'un prétexte au jeu diplomatique. Par contre, toutes les grandes compétitions internationales sont autant d'occasions de cristalliser les nationalismes, et de maintenir les tensions en temps de paix. De ce point de vue, le sport est bien le « dernier refuge du patriotisme », « la seule force capable de mobiliser toute la nation dans la même direction, au point d'annihiler toutes les autres activités. Mieux qu'une grève générale (...) » (54). Il réactive les haines séculaires, les patriotismes revanchards et déclenche des comportements racistes et xénophobes. En mai 1985 (quelques jours seulement après le Heysel), Pékin a, par exemple, connu de véritables scènes d'émeute, proches du « pogrom » anti-étrangers, après que l'équipe nationale chinoise se soit inclinée devant celle de Hong-Kong, dans un match comptant pour les éliminatoires de la coupe du Monde de football (Libération, 21.05.1985).

L'hypothèse du sport remède à la guerre repose sur le postulat implicite que la cause première de la guerre résiderait dans l'agressivité humaine innée, dans « le potentiel de destructivité » de l'homme (phylogénétiquement engrammé). Erich Fromm a déjà répondu à ces explications « absurdes ». En s'appuyant sur l'histoire et l'anthropologie, il concluait : « Cette idée que la guerre est causée par l'agressivité humaine est non seulement irréaliste, mais dangereuse. Elle détourne l'attention des causes véritables (intérêts économiques, ambitions des dirigeants politiques, militaires, industriels...) et, par là même, affaiblit l'opposition qu'on peut élever contre elles » (55). Il en va de même du sport.

52 Phrase d'un journaliste, citée par Andràs Kô, « Le rôle préventif des médias... », op. cit., p.73.

53 Cf. Jean-Marie Brohm, Jeux olympiques à Berlin 1936, Bruxelles, Complexe, 1983.

54 Philippe Pons, op. cit.

55 Erich Fromm, La passion de détruire, Paris, Robert Laffont, Collection « Réponses », 1975, p.226.

Ainsi, les sports permettraient d'éviter tous les effets tragiques et néfastes de " l'instinct d'agression ». A la suite des « spéculations » de Konrad Lorenz sur " l'instinct de combat » (56), à la suite de lectures hâtives de Freud sur " l'instinct de mort » (57), avec aujourd'hui les allégations de Henri Laborit (58) et le regain d'intérêt de la « nouvelle droite » pour la sociobiologie (59), le sport est toujours présenté par ses défenseurs comme une nécessité pour limiter l'agressivité humaine, tout particulièrement au moment de l'adolescence. Le stade est un lieu de défoulement, de décharge des « énergies juvéniles » (abréaction), un espace réglementé (et étroitement surveillé) où il est possible d'assouvir et de « maîtriser » un « instinct combatif » (fonction cathartique du sport) qui faute d'être sublimé s'accumulerait et s'épancherait en troublant l'ordre social (vandalisme, délinquance, violences gratuites, contestations étudiantes...). Henri Laborit n'hésite pas à écrire que « l'agressivité conditionnée génétiquement et qui a contribué à la survie de l'espèce dans un environnement hostile se tourne, du fait même de la moindre agressivité du milieu inanimé et non humain, vers l'autre, vers l'Homme, vers le contemporain » (60). Ces analyses sont erronées et mensongères (par simplifications abusives). Elles s'échafaudent sur une conception mutilante où l'agressivité est essentiellement perçue comme « un flot constant enraciné dans la constitution de l'organisme » (E. Fromm), son accumulation produirait spontanément de la violence, et la rendrait « si redoutable » (Lorenz). « Ce concept hydraulique de l'agressivité » (E. Fromm), que les théories de Freud et de Lorenz ont en commun, débouche sur une conception volcanique de l'agressivité, incontrôlable et aveugle. Konrad Lorenz va même jusqu'à supposer l'existence d'une « stimulation spontanée interne ». Le physiologiste J.P. Scott, l'un des plus éminents spécialistes de l'agressivité animale, réduisit à néant toutes les assertions sur les tendances autopropulsées à l'agression : « Il n'y a aucune preuve physiologique d'une stimulation spontanée à se battre dont l'origine serait dans le corps. Ceci signifie qu'il n'y a aucun besoin de se battre, ni agressif, ni défensif, hormis issu de ce qui arrive dans l'environnement extérieur. Nous pouvons conclure que quelqu'un qui a la chance de vivre dans un entourage dépourvu de stimulations au combat ne souffrira ni physiologiquement ni nerveusement de ne jamais se battre. (...) Nous pouvons aussi conclure qu'il n'y a rien de tel qu'un simple « instinct de combat » au sens d'une force motrice interne à satisfaire. Il y a pourtant un mécanisme physiologique interne qui n'a qu'à être stimulé pour provoquer le combat » (61). De ce point de vue, le sport renferme tous les ingrédients de la violence. La victoire en est leur catalyseur. La compétition sportive est l'amorce de toutes les violences. Si l'on se réfère aux stimulus-clé établis par K. Lorenz, elle contient les conditions permettant l'actualisation de conduites agressives : « l'unité sociale avec laquelle le sujet s'identifie semble menacée par un (...) danger extérieur, ce danger émane d'un « ennemi détestable » qui « menace les valeurs du groupe ». Enfin s'ajoute à ce climat « la figure inspirante d'un chef » (capitaine, entraîneur) et « la présence de beaucoup d'autres individus soulevés par la même émotion » (62). Ajoutons également que l'espace sportif est un espace où les comportements de fuite sont désapprouvés et ressentis comme une trahison. La seule solution valorisée étant la lutte. Les sports n'atténuent nullement les comportements agressifs. Ils fabriquent des « gagneurs », forment « des hommes virils » qui ne se conduisent pas en « femmelettes » et qui, comme les souris de laboratoire, apprennent à associer le combat à certains stimuli.

56 Konrad Lorenz, L’agression, une histoire naturelle du mal, Paris, Flammarion, 1975 (I' édition française 1969). Lorenz écrit notamment que " La fonction la plus importante (du sport) est pourtant de fournir une saine soupape de sécurité à la forme la plus indispensable, et en même temps la plus dangereuse, de l'agression : « l'enthousiasme militant ». Selon lui, « Les Jeux olympiques offrent effectivement la seule occasion où l'hymne national d'un pays peut être joué sans éveiller la moindre hostilité contre un autre pays ». p.296.

57 Sur ce point, voir Erich Fromm, op. cit., chapitre 4 : « Approche psychanalytique pour la compréhension de 1'agressivité ».  

58 Henri Laborit, L'agressivité détournée, Introduction à une biologie du comportement social, Paris, Collection 10 /18, 1970.

59 Voir à ce sujet, Patrick Tort, « Darwin n'est pas à droite » (propos recueillis par L. Tardos), En Jeu, n° 18, déc.-janv. 1985 et, du même auteur, La pensée hiérarchique et l'évolution, Paris, Aubier, 1983. 60 H. Laborit, op. cit., p.179.

61 J.P. Scott, Agression, Chicago, The University of Chicago Press, 1958, pp.61-64, cité par Yves­ Alain Michaud, La Violence, Paris, P.U.F., 1973, p.63.

62 Konrad Lorenz, op. cit., pp.286-287.

Des stimuli qui peuvent se retrouver, en dehors des stades, dans certaines formes de conflits relationnels. Les coups techniquement maîtrisés ressurgissent chez le sportif poussé à bout.

Il faut surtout souligner que l'exemple de la violence sportive imprègne les spectateurs, qu'elle a un effet didactique, car ces agressions sont finalement récompensées et sont au service d'une juste cause (la victoire). Certains psychologues affirment que dans ce cas, « l'observation de l'agressivité augmente la probabilité d'un comportement semblable chez le spectateur » (63). Aussi, il n'est pas exagéré de penser comme le Docteur Jeffrey Goldstein (professeur américain de psychologie) que « la tuerie de Bruxelles est le produit d'un cercle vicieux d'événements agressifs qui se perpétuent eux-mêmes (...) Les gens regardant un sport agressif ne peuvent devenir que plus agressifs. » (France Football, 4.06.1985).

Aussi conclurons-nous avec Erich Fromm que « rien ne prouve que le sport réduise l'agressivité (au contraire !), rien ne prouve non plus que le sport soit motivé pari' agressivité. Ce qui produit souvent l’agressivité, dans le sport, c'est le caractère compétitif de l'événement, cultivé dans un climat social de rivalité et augmenté par la commercialisation envahissante » (64). Les spectateurs, la cohorte des dirigeants, les hommes politiques, les sponsors attendent un spectacle intense et victorieux. Un spectacle d'où personne ne doit se défiler.

Face aux lézardes sanglantes qui ébranlent l'institution sportive, on assiste aujourd'hui à une surenchère dans la surdité et dans l'absurde. Les Jeux continuent, se professionnalisent, les compétitions prolifèrent et s'intensifient. A toujours plus de sport, de super coupes, de derby, de lotos sportifs s'ajoutent toujours plus de policiers en armes et de stades places fortes (un policier pour 75 spectateurs, dans rencontres du championnat britannique.) Pour conserver intacte sa haute valeur morale et sa fonction d'intercepteur de foule, le sport s'arme, renforce ses lois punitives, son arsenal de mesures répressives et sa panoplie anti-hooligans. Impossible de faire en sorte que ce qui déclenche la violence ou la rend nécessaire ne soit pas, il faudrait alors supprimer l'institution sportive. La violence est inscrite au cœur même du sport, dans les prémisses de sa définition, elle est légitimée par sa devise fondatrice « citius, altius, fortius ». On doit aujourd'hui admettre que « la compétition sportive est devenue telle que seuls y survivront les forts ou les chanceux » (Le Monde, 22.09.1982) et que dans les tribunes, qui se chargent de violence éruptive (H. Lefebvre), seuls survivront les invités d'honneur, à l'abri dans leurs loges officielles. Cette prise de conscience ne se fera qu'en remettant inlassablement en cause les fondements de la compétition sportive au travers du boycott de ses grandes foires : Jeux Olympiques, Coupes du Monde, Rallyes et autres Jeux de l'Avenir.

63 Cf. Alan Newcombe, « Apports des sciences du comportement à l'étude de la violence », Revue Internationale des Sciences Sociales, Paris, Unesco, Vol. XXX, n° 4, (« La violence »), 1978, p. 792.et suiv.

64 Erich Fromm, op. cit., p.51.