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Origine : http://critique.ovh.org/0503/esp0503article15.html
Comme le souligne Remi Hess, dans sa préface à cet
ouvrage, "La machinerie sportive" est d'abord un itinéraire,
l'histoire d'une vie, celle d'un intellectuel engagé, celle
de ce grand sociologue du sport qu'est le professeur Jean-Marie
Brohm, grand de ce qu'il n'a jamais abdiqué dans sa farouche
détermination à proposer une théorie critique
du sport. Il le fait sans renier ses propres valeurs ni d'ailleurs
nier celles des acteurs, grand de sa position non conformiste de
principe et de méthode car le conformisme conduit inévitablement
à la médiocrité.
Cet essai est foisonnant, tragique au sens où il nous renvoie
l'image, insupportable pour certains - et qui ont su le lui faire
payer - des dérives contemporaines de l'imaginaire sportif.
Le spectacle sportif est, en effet, voué à une issue,
qu'il sent inéluctable, d'un asservissement des pratiques
sportives professionnelles de compétition à ce que
Reich appelait la "peste émotionnelle"[1], Jean-Marie
Brohm, fidèle à sa méthode, déconstruit
et propose une théorie vraiment critique en ce sens qu'elle
analyse les coupures de la pratique sportive contemporaine dans
ses fondement symboliques institutionnels.
Tel que nous l'avons lu, au-delà du passionnant récit
de ses luttes autour de la revue Quel Corps? qu'il a fondée
et dirigée pendant 25 ans, il nous semble indispensable de
mettre cet ouvrage entre toutes les mains des sociologues jeunes
et anciens, mais aussi des dirigeants sportifs et responsables politiques,
et ce, pour trois raisons:
* La première, c'est qu'il y rappelle les éléments
de sa Théorie critique du sport. Contre l'idée reçue
estimant que le sport, vieux comme le monde, pouvait passer pour
un acquis de l'humanité, le développement de l'institution
sportive fait voler en éclats les thèses idéalistes
qui en font une sphère autonome ou une contre-société
mue par une dynamique interne. Et de rappeler que l'institution
sportive reste déterminée par les rapports sociaux
de production, de consommation, de communication propres au capitalisme.
A partir des années quatre-vingt, les observateurs attentifs
ont bien été obligés de constater que "l'univers
sportif était travaillé par toutes sortes de perversions,
d'excès, de dénaturations: amplification du dopage,
banalisation de la violence meurtrière dans les stades et
autour, criminalisation mafieuse de l'économie sportive souterraine...,
instrumentalisation des événements sportifs par les
dictatures militaro-policières, massification populiste par
l'opium sportif dans les démocraties libérales"
(p. 193). "La paix des stades, écrit l'auteur, succède
souvent à la paix des cimetières".
Il en énonce, avec force exemples, tous pris dans l'actualité,
sur la base d'un matériau considérable:
* les causes: "la pénétration exponentielle
et aujourd'hui irréversible de la logique marchande-capitaliste,
va aujourd'hui de pair avec l'accumulation et la concentration du
capital, l'extension du marché à toutes les sphères
de la vie quotidienne, la marchandisation de toutes les valeurs,
y compris du corps humain, la recherche effrénée de
profits spéculatifs.(p. 41)",
* les effets du spectacle sportif en ses fonctions: fonction totémique,
fonction de mirage mystifiant, fonction grégaire ou consensuelle,
effet de diversion idéologique, effet de compensation gratifiante.
La seconde raison est l'invalidation à laquelle se livre
l'auteur, avec talent et rigueur, des théories bourdieusiennes
appliquées à cet objet.
Alors que "la théorie critique a cherché à
dissoudre l'idéologie sportive, les bourdieusiens, eux, estime
l'auteur, se sont attachés à la conserver" (p.
162 sq) et de déplorer le fait que l'école du sociologue
du Collège de France n'ait pas su trouver le recul critique
nécessaire pour une description de "la misère
sportive" comme Bourdieu a su le faire pour "la misère
du monde".
Ces "entomologistes précautionneux des pratiques sportives",
croyant que celles-ci pouvaient se lire dans des oppositions cardinales,
ont simplement oublié que le champ sportif n'est pas une
construction abstraite qui ne possède pas en elle-même
ses principes d'intelligibilité mais est dépendante
de référents institutionnels invisibles et d'autant
plus redoutables qu'ils appartiennent à l'univers symbolique.
"Alors que (ceux-ci) en étaient encore à cultiver
leurs champs dans le périmètre national, sinon régional,...
la dynamique effective du sport spectacle professionnel avait déjà
revêtu une dimension transnationale sinon mondiale" (p.
162).
Nous faisons pour notre part les mêmes constats sur l'objet
développement local, quand les mêmes ou leurs épigones
instrumentalisent la sociologie en ne s'occupant que des pratiques
et des pratiquants, des organisations et des programmes, les mêmes
causes et les mêmes dénis produisant, ici comme là,
les mêmes effets ou plutôt les mêmes non-sens.
Le troisième motif d'intérêt à la lecture
de cet ouvrage provient de la critique épistémologique
et méthodologique que Jean-Marie Brohm y effectue, (dans
le sens d'institue).
Rappelant avec opportunité que "la vérité
n'a pas d'autre lieu que de résister au mensonge de l'opinion,
et que la pensée se met à l'épreuve en liquidant
l'opinion", l'auteur montre avec opportunité que l'enquête
sociologique se réfère toujours à une généalogie
sociale, à un ensemble de rapports sociaux, d'institutions,
de situations ou d'événements sur lesquels elle peut
appuyer ses recherches et ses discours théoriques (p 190).
Ainsi la disqualification rituelle par les précités
de toutes les formes d'analyse qui ne ressassent pas dogmatiquement
les formules notionnelles consacrées par la sociologie dominante
du moment, celle des experts, des comités d'évaluation
et des institutions conservatrices, oublie simplement que le terrain
ne se décrète pas en coupe réglée, et
que la connaissance sociologique ne marche pas au pas de l'oie.
Comme l'ont montré divers courants des plus féconds
(ethnométhodologie, ethnopsychanalyse, phénoménologie,
Recherche-Action, A.I....), le terrain ne saurait être réduit
à l'enquête empirique (questionnaires, entretiens,
archives, observations), il est encore constitué par l'immense
corpus idéologique véhiculé par les médias,
les institutions, les acteurs, et par "la totalité des
faits qui contredisent l'image idyllique du sport que tentent d'en
donner ses grands prêtres".
Et d'en appeler à une réflexion sur le doute qui
ronge aujourd'hui la sociologie du sport - et toute la sociologie
- en crise profonde du fait de l'effondrement de ses fondements
symboliques.
La dérive de l'imaginaire social que nous observons par
ailleurs est aussi à l'oeuvre dans le sport et l'ouvrage
de Jean-Marie Brohm, lequel fait suite à nombre de travaux
fondamentaux[2] pour la compréhension du sport, produit là
une herméneutique à la fois plurielle et transversale.
Georges Bertin
Notes:
1.- "Somme de toutes les fonctions vitales irrationnelles
de l'animal humain", (cf Reich W. in Psychologie de masse du
fascisme, Paris, Payot, 1972, p 322 sq.), elle est à la source
de la mystification sociale et politique instituée par les
pouvoirs en place au service des rapports de production. L'analyse
brohmieme de la société sportive en est une illustration
des plus éclairantes et actualisées.
2.- Citons simplement: Sociologie politique du sport, P.U. de Nancy,
1992, Les meutes sportives, L'Harmattan, 1993, Les shootés
du stade, Paris-Méditerranée, 1998, Le corps analyseur,
Anthropos, 2001.
Notice:
Bertin, Georges. "La machinerie sportive, essai d'analyse institutionnelle",
Esprit critique, Été 2003, Vol.05, No.03, ISSN 1705-1045,
consulté sur Internet: http://www.espritcritique.org
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